Monica Spiridon
Université de Bucarest, Roumanie
mspiridon@ines.ro
À travers les empires en décombres : L’identité post-ottomane en quête de soi-même
Crossing the wrecked empires. Post-ottoman identity searching for itself
Abstract: My contribution focuses on the ways in which the new born national communities represent individual and collective identities across the former Ottoman Empire, an area of cultural overlapping, hybridity, and confusion. Its starting point is the parallel reading of two contemporary novels – Birds without Wings (by the British novelist Louis de Bernières) and Middlesex (by the American Jeffrey Eugenides) – that follow the build up of Turkish and Greek identities in a process of mutual mirroring, calling into question the very logic of identification.
Keywords: The Balkans; The Ottoman Empire; Cultural Identity; Nationalism; National Alterity; Cultural Hybridity; Identity branding.
Plusieurs approches pertinentes de l’espace culturel balkanique, appartenant à Vesna Goldsworthy1, à Larry Wolff2 ou à Maria Todorova3, pour n’en citer que quelques exemples, se sont intéressées aux projections identitaires émergentes sur la vaste scène impériale (post)ottomane. Les auteurs mentionnés trahissent un intérêt marqué pour la logique et pour les moyens de construction de ce qu’on pourrait appeler « une identité balkanique générique », figée dans des modèles culturels monolithiques. Mes propos seront concernés par une dimension différente des constructions identitaires déclenchées par la chute de l’empire ottoman : la perception interne des victimes de ce processus et surtout leurs efforts individuels et collectifs de s’en tirer par l’entremise de la narration orale ou écrite.
Dans les pages suivantes je vais m’occuper de la logique et des mécanismes de l’identification individuelle et collective, dans un espace culturel où l’héritage impérial post-ottoman et post-byzantin se confondent et s’affrontent, en générant de l’hybridité et de la confusion. J’ai choisi comme point de départ deux romans contemporains, Des oiseaux sans ailes (Birds without Wings (2004)4 par l’écrivain britannique Louis de Bernières et Middlesex (2003)5 par l’américain Jeffrey Eugenides (qui a décroché le prix Pulitzer pour la fiction en 2003). À la fin de la première guerre mondiale, les nombreuses communautés ethniquement hétérogènes de l’espace post-ottoman ont dû faire face au même défi, formulé d’une façon suggestive par un personnage de Bernières : « Il nous faut absolument savoir qui nous sommes »6. Les deux écrivains mettent en question l’invention identitaire turque et respectivement grecque post impériales, dans un procès de réflexion spéculaire réciproque, où les chimères des empires défunts nourrissent l’invention nationale de soi-même et mettent en branle l’engin des récits nationaux.
La citation suivante met sur le tapis une des hypothèses dignes d’attention débattues par les deux auteurs. Tant qu’elles restent ingénues les identités peuvent sembler gratifiantes, agréables et même paradisiaques. Une fois problématisées par les individus ou par les collectivités, ce paradis se transforme dans un enfer du doute, de l’insécurité et du combat acharné entre le Soi national et l’Autre national sinon entre Soi-même et Soi-même.
On dit qu’à ce temps-là [au début du vingtième siècle] dans les rues d’Istanbul on aurait pu entendre parler soixante dix langues à la fois. Si faible et rétréci qu’il était devenu, le vaste empire ottoman avait quand même toléré que les Grecs vivent en Egypte, que les Perses s’établissent en Arabie ou bien que les Albanais cohabitent avec les Slaves. Des chrétiens et des musulmans de toutes les sectes vivaient harmonieusement côte à côte dans les places et les combinaisons les plus improbables. Il y avait des Grecs musulmans, des Arméniens catholiques, des chrétiens arabes et des juifs serbes. Istanbul était le moyeu de cette roue, un tohu-bohu ou un Babel fantastique qui – même si à l’époque on ne s’en rendait pas compte – était le modèle et le précurseur des grandes métropoles modernes qui allaient jaillir cent ans plus tard, quand, paradoxalement, Istanbul aura entièrement perdu son éclat cosmopolite7.
Si l’on fait crédit aux estimations formulées à plus d’une occasion dans les deux fictions, l’empire ottoman fleurissant aurait été le berceau d’une identité générique, que l’un des protagonistes grecs de Bernières, appelle « ottomane » tout court : « Maintenant nous sommes tous des ottomans. Les temps ont changé »8.
Pour un narrateur différent du même roman, ce type de scénario identitaire pourrait être conçu comme une sorte de proto multiculturalisme impérial latent :« Quand le monde aura compris que l’empire ottoman avait été cosmopolite et tolérant, le mot ottoman sera déjà tombé en désuétude et en disgrâce »9.
Dans le roman de Louis de Bernières, le paradigme fictif de cette tolérance paradisiaque est Eskibahce, un village « multiculturel » situé au sud de Smyrne. Les discours narratifs polyphoniques de cette narration ne se lassent jamais de souligner que là-bas Philothei, une jeune fille chrétienne, avait été dès son enfance financée au garçon musulman Ibrahim, que le Grec Mehmetich et le Turque Karatavouk avaient toujours été vus par leur communauté comme des vrais jumeaux ; que le père Kristoforos et l’imam Abdulahmid Hodja personnifiaient une sorte de Ianus bifrons de l’autorité morale locale etc. À Eskibahce, les mères musulmanes auraient demandé à leurs voisines chrétiennes d’obtenir pour elles la bénédiction de la Sainte Vierge (Panagia), représentée par une icône ancienne de l’église locale de Saint Nicolas. Et réciproquement, dans la même église, après avoir allumé leurs chandelles, les chrétiennes auraient dit leurs prières, agenouillées à la façon musulmane.
Dans Middlesex, la cité prodigue de Smyrne, telle qu’elle est vue ou remémorée par les personnages de Jeffrey Eugenides, représente un vrai Paradis antérieur au pêché national originaire :
Si je tiens à vous raconter ces événements c’est puisqu’ils se sont passés dans une ville qui n’était pas du tout un lieu proprement dit : elle n’appartenait à nul pays mais était en elle-même tous les pays à la fois. Si l’on y va de nos jours, on ne voit plus que de hauts bâtiments modernes, des boulevards amnésiques, des magasins comblés, un siège de l’OTAN et un indicateur qui vous renseigne que vous vous trouvez à Izmir10.
À un certain endroit dans le livre, on dresse un parallèle métaphorique entre le pêle-mêle des quartiers ethniques de la ville (Grec, Arménien, Juif, Musulman, Français, Britannique, etc.) d’un coté, et l’harmonie des cordes occidentales et orientales les plus variées dans les orchestres indigènes ou bien le mariage du miel et de la senteur des roses dans les friandises locales, de l’autre :
Smyrne, la communauté la plus cosmopolite du Sud-est, compte parmi ses fondateurs les Amazones et Tantale lui-même. ÀA Smyrne, à l’est tout comme à l’ouest de la ville, l’opéra et la mascarade populaire, le violon et la Zourna locale, le piano et le daouli parvenaient à se mêler naturellement, de la même façon que les pétales de rose et le miel dans les pâtisseries locales11.
Bien plus évidents en Middlesex, les germes de la différence nationale sont néanmoins présents dans les deux univers fictionnels. À Eskibahce ils sont incarnés par Dascalos Leonidas, le maître d’école grecque qui ne se lasse jamais de rêver de la Grande Grèce et de prêcher publiquement pour la Megale Idea. Dans Middlesex, tous les membres d’une collectivité minuscule – le village de Bythnios, placé sur les pantes du mont Olympe – se conduisent en vrais clones de Dascalos Leonidas.
Il est évident que la Megale Idea, fréquemment mentionnée par tous et méthodiquement évaluée dans ses conséquences par Eugenides, est en dernière analyse un projet utopique impérial, post-ottoman et néo byzantin :
Il s’agissait de reconstruire la Byzance, de reconvertir la Sainte Sophie dans une cathédrale, de faire bâtir la Grande Grèce, d’avoir le roi Constantin de nouveau sur son trône et tout ce bazar était appelé La Grande Idée12.
Le père de Dascalos Leonidas, un riche marchand grec qui a une vision plus pragmatique sur l’empire ottoman en déclin et sur ses bénéfices, réfute les options de son fils. Il a de saines raisons à craindre que les chimères impériales de son propre fils puissent transformer cet Éden dans un enfer pour tous :
Ici à Smyrne on vit dans la ville la plus agréable du monde. Nous sommes tous prospères. On est dans un vrai Paradis et vous tacherez de tout gâcher avec votre stupide Grande Idée, pour le nom de Dieu !13
Georgio Theodorou, un des narrateurs grecs du même roman, y ajoute ses propres réflexions amères, tandis qu’il se noie lentement dans la mère Egéenne, durant le Grand incendie :
Nous autres, Grecs, nous avons été piégés entre les idéalistes enflammés, d’un côté, et les nationalistes qui voulaient mettre le monde à l’envers pour la belle chimère de la Byzance défunte, de l’autre14.
Si à Eskibahce Dascalos Léonidas est taxé d’extravagant et de ridicule, à Bythinios, le village grec agonisant d’Eugenides, la Grande Idée n’a jamais cessé d’être tenue pour la norme. C’est pourquoi les Stephanides, les protagonistes du livre, comme tous les autres membres de leur communauté en train de se rétrécir progressivement, deviennent une tribu consanguine, prête à résister vaillamment à toute immixtion de l’Altérité. Poussée vers l’extrême, une telle option ethnique radicale a un effet imprévu et aliénant, l’inceste, dont le produit est un bébé hermaphrodite : Cal(yope). « Le Monstre » – une étiquette flanquée à Cal par un compagnon d’école – rend compte métaphoriquement du syndrome culturel qui a progressivement contaminé les Stephanides : l’introversion, en tant qu’expression de la clôture ethnique absolue. Les plus éloignés ancêtres du clan grecque avaient baptisé hybris ce type particulier d’orgueil, sévèrement puni par leurs Dieux.
Même après que les Stephanides traversent l’Atlantique en quête d’une nouvelle identité, les revenants des empires défunts y sont présents à chaque pas. La tribu nourrit des rêves néo-byzantins. Dès qu’il est possible, ils soutiennent financièrement la construction d’une cathédrale nommée Hagia Sofia, qui serait capable de ressusciter, à Detroit, tout prés de l’autoroute Ford, la splendeur byzantine révolue.
Lors de la Grande guère et tout de suite après la chute de l’empire ottoman, cette véritable pathologie culturelle entraîne avec elle des morts tragiques, des plaies physiques ou spirituelles irréversibles, des traumas collectifs ou des atrocités commises avec sang froid ; elle rend les gens fous ou les pervertit ou intérieure, au plus bas fond de la scène où se déroulent ces tragédies individuelles, de grandes masses des gens déracinées battent la campagne en quête d’une nouvelle patrie et d’une nouvelle identité. Ceci veut dire avant tout en quête d’un nom nouveau :
Nous avons toujours su que nos chrétiens étaient parfois appelés des Grecs, même si on les traitait de temps en temps d’infidèles ou bien de chiens, d’une manière plutôt moqueuse, accompagnée d’un sourire, et ils avaient eux aussi des mots dérogatoires pour nous-mêmes. Mais un beau jour on a découvert qu’il y avait vraiment quelque part dans le monde un pays appelé la Grèce15.
De nos temps, des étiquettes ethniques comme Turque et Grecque sont devenues des marques nationales tout à fait « normales », mais en début du vingtième siècle, elles n’avaient pas du tout l’air naturel et le sens commun post-ottoman n’était pas encore prêt à les accepter. On devrait donc les justifier d’une manière convenable :
Ce qui est vraiment étonnant est que le mot “Turque” qui, à l’extérieur de l’empire ottoman avait été usuel le long des siècles, soit mentionné si tard dans un document officiel à Istanbul. Au moment ou le mot “Turque” est employé par les Turcs eux-mêmes, ça veut dire que le rêve panislamique des musulmans idéalistes ainsi que la chimère impériale de la Grande Grèce, avaient déjà pris fin16.
Dans les deux univers imaginaires dont il y est question, il n’est pas facile d’être Turque ou Grecque tout plain. En tant que commandant militaire en chef, Mustafa Kemal est le premier agent identitaire, habilité à instruire son armée à cet égard. Ses anciens soldats doivent disséminer ses leçons, dans les communautés locales perplexes où ils retournent après la grande guerre. Durant les grands échanges de populations survenues après la guerre à travers l’empire, l’emblème vivant de la nouvelle autorité turque et le mandataire de Kemal est un certain sergent Osman, chargé de rassembler les chrétiens locaux et de les conduire vers Telmessos, pour être transfères en bateaux vers la Grèce continentale ou insulaire. Il a de la peine à leur fournir des révélations identitaires et de les légitimer : « Maintenant vous n’êtes plus des Ottomans, vous êtes des Grecs. Et nous, on n’est pas des Ottomans non plus, on est des Turcs ». Ou bien à répondre à des questions bizarres comme : « Ou est la Grèce ? » « Est-ce que les Grecs sont aussi des Ottomans comme nous ? »17.
Se forger une notion de Soi-même implique non seulement un système d’aspirations morales et de repères internes cruciales mais aussi une référence inévitable aux Autres, vus comme un groupe capable de vous identifier d’un angle extérieur de vue. L’identité est une catégorie essentiellement relationnelle18.
Les évaluations externes portant sur une communauté particulière commencent par souligner sa routine quotidienne, sa conduite dans l’espace publique, ses coutumes culinaires ou vestimentaires et finissent par se figer dans des clichées linguistiques préfabriqués, appelés stéréotypes : des produits idéologiques, habilement emballés dans des représentations culturelles. Dans les collectivités imaginaires dont il y est question, sur le marché culturel émergent des stéréotypes identitaires surprenants.
Si on tente d’en dresser une liste, il nous faut retenir l’étiquette de Crétan, collée aux collectivités turques déracinées de la Crète pour être transplantées dans l’Asie Mineure. À travers l’empire défunt se fond entendre des rumeurs contradictoires à leur égard. Tel Turc natif raconte dans une lettre adressée à son ami grec déporté que ceux-ci continuent de cuisiner, de s’amuser et de danser comme les chrétiens, qu’ils ont appris à parler le Turc – surtout les enfants qui fréquentent l’école – mais que néanmoins ils continuent à employer le grec comme instrument du dialogue courant.
En Grèce continentale, en Rhodes ou en Céphalonie, des endroits ou les Grecs ottomans déportés sont en quête d’eux-mêmes et de leurs racines culturelles, Sale Turc, parfois Turc immonde est un autre cliché identitaire fréquent. « L’ironie du destin – remarque un narrateur fictif – est que même les Drapanikos, nos proches parents grecs, pensait que nous n’étions que de sales Turcs »19.
Enfin, pour continuer la liste, Byzantin est aussi une marque identitaire aisément reconnue. Dans Middlesex, cette étiquette dérogatoire est collée par la congrégation britannique de Smyrne à toutes les deux parties belligérantes – les Grecs et les Turcs – engagées dans une guerre où les Britanniques ne se laissent pas entraîner. Longtemps après la chute des deux empires et les confrontations ethniques suivantes, Byzantin est un nom employé par les premiers Grecs exiles au Nouveau monde, afin de saluer les derniers venus. Lefty Stepahnides est constamment identifié de Byzantin même par ses propres successeurs, chaque fois qu’ils essaient de taxer ses manières ou bien son allure. Les dernières lignes du roman insistent aussi sur le profile byzantin du hermaphrodite Cal(iope), le petit enfant de Lefty.
Quelques stéréotypes émergeants sont tout simplement des oxymorons, qui par rapport à leurs circonstances historiques particulières n’ont qu’une fausse apparence paradoxale. Il y a par exemple des gens qu’on traite de Turques Grecs ou de Grecs Turques, comme dans la citation suivante, une sage remarque des habitants de la région : « Eskibahce était un village en train de s’éteindre, tout simplement parce qu’il n’y avaient pas assez de Turcs Grecs pour habiter les maisons vides des anciens Grecs Turcs »20.
Les stéréotypes sont couramment définis comme des instruments explicatifs sélectifs, largement acceptés, dont la fonction essentielle est de faciliter l’action d’un certain groupe. L’aspect le plus choquant des stéréotypes en circulation dans les deux univers imaginaires post-ottomans est qu’ils ne font que générer de la confusion et bloquer toute tentative d’agir. On pourrait en conclure que l’Histoire post-ottomane, telle qu’elle est représentée dans les deux textes, reconvertit ces stéréotypes dans des instruments catégoriels « handicapés » : une sorte de contre-stéréotypes.
D’après Stuart Hall, on ne parvient à construire une identité que grâce à un discours qui la produit, qui lui fournit un nom et qui en même temps maîtrise ce qu’il a lui-même produit21. Il y aurait, admet-on, un noyau narratif de toute identité. Celui-ci inclut « les récits sur nous-mêmes racontés à nous-mêmes, les récits sur les autres, racontés par nous-mêmes ou par les autres, ainsi que les récits sur nous-mêmes, racontés aux autres : bref, tous les récits dont nous sommes des protagonistes, des narrateurs ou bien des récepteurs »22. C’est justement pourquoi, le point de vue et la voix narrative puissent fournir des instruments conceptuels autrement efficaces à l’approche des discours identitaires dans les deux univers imaginaires.
Sur ce palier analytique, la distance entre les deux romans en question est aussi large que le décalage entre ce qu’on pourrait appeler l’homophonie et la polyphonie narrative. Plus précisément Middlesex est un univers homophonique: un récit attribué à une seule voix est censé nous informer à propos de tout et d’en assumer ouvertement sa responsabilité de la première jusqu’à la dernière ligne du texte. Chez Bernières tout au contraire, la narration compte sur une multiplicité de points de vue et sur une polyphonie de voix incongrues.
Dans Birds without Wings, le point de vue narratif le plus compréhensif sur l’empire en décombres est distribué à Mustafa Kemal, ingénieur de l’identité turque post-ottoman et stratège en chef de cette aire géopolitique. Et pourtant, dans le roman de Bernières, ce point de vue autoritaire n’est jamais muni d’une voix narrative explicite. Sa logique, ses raisons, ses tactiques, les valeurs qui lui sont propres ne nous parviennent que grâce à un discours impersonnel à la troisième personne, comme si l’Histoire elle-même se serait érigée en porte parole de Mustafa Kemal.
Entre ce vrai sommet identitaire et les niveaux inférieurs multiples, attribués à Ibrahim le potier d’Eskibahce, à la Juliette grecque nommée Philotei et à son amie Drousoula, au marchand grec Giorgio Theodorou et très fréquemment au garçon turc Karatavouk, le fils du potier, il y a pourtant un va et vient intensif. D’une part, Mustafa Kemal dispose d’une perspective narrative « de haut en bas » et ses révélations sont passées avec plus ou moins de succès à des agents inférieurs. Tout au contraire, l’art narratif de Karatavouk’ illustre une dynamique « de bas en haut ». Son point de vue, en ascension vertigineuse, s’approche progressivement de la perspective de Mustafa Kemal. Plus ses stratégies narratives deviennent subtiles, plus sa perspective sur l’Histoire post-ottomane devient substantielle et pertinente. À la fin du roman, Karatavouk est pratiquement le seul personnage apte à affronter la complexité identitaire de l’ex-empire et à trouver des réponses convenables à ces questions épineuses.
Formellement, dans le monde imaginaire post ottoman de Jeffrey Eugenides l’aptitude de « dire l’Histoire » appartient à Cal(yope), le rejeton hermaphrodite des Stephanides. Néanmoins on se rend vite compte que cette instance narrative officielle n’est qu’une homonymie générique qui dissimule non seulement un tas d’identités distinctes, mais aussi une polyphonie de points de vue, d’interprétations et d’outils narratifs.
Le roman retrace le long chemin biographique et culturel parcouru par Cal entre l’adolescent timide et indécis, captif de son clan ethniquement étanche, et respectivement l’individu indépendant et loquace qui s’est forgé progressivement une perspective « d’Homère autoréflexif », pour reprendre ses propres paroles. Les références à Homère abondent dans le roman, ainsi que les citations de son épique héroïque qui sont évidemment tenues pour des repères identitaires prestigieux par les Grecs déracinés du Nouveau Monde.
Dans son sens purement théâtral, la performance narrative de Cal pourrait être conçue comme le prix réclamé par l’Histoire pour le hybris identitaire de sa famille. Il y a quand même un gain collatéral de cette épreuve pénible : en fin de compte, le personnage d’Eugenides acquiert le statut d’un Homère ingénieusement doublé par un Narcisse. En convoquant sur la scène historique du vingtième siècle de pareils emblèmes culturels illustres, Cal parvient à maîtriser son identité surchargée et à accéder à la catharsis promise à ses ancêtres par la tragédie grecque. En même temps, le personnage d’Eugenides nous instruit métaphoriquement sur l’instrument apte à rendre compte d’une identité culturelle tellement complexe comme la sienne : le récit autoréflexif, placé sous un double signe : la narration (Homère) et l’introversion culturelle (Narcisse).
Ingénieusement autoréflexive, la fiction d’Eugenides met en vedette une construction identitaire complexe, rendue possible par des moyens subtils de raconter l’Histoire. L’instance narrative officielle du texte change constamment d’âge, de métier, de lieu, de statut social et parallèlement il change aussi d’outils. Au début, il dispose d’un simple crayon, pour rédiger une confession médicale ; plus tard il acquiert une machine à écrire Smith Corona, pour concocter une longue série d’autobiographies qui frisent l’invention de soi-même ; en fin de compte il se munit d’un programme d’édition dernier cri pour fabriquer le manuscrit appelé Middlesex.
En guise de conclusion
En dépit de leurs différences, Bernières et Eugenides ont l’air de bien illustrer la remarque de Charles Taylor « qu’afin de comprendre qui nous sommes, il nous faut accéder à une perception lucide de notre passé, de notre avenir et surtout de la route qu’on a parcourue entre les deux »23. Il faut y ajouter qu’une telle prise de conscience identitaire n’est pas possible que par un récit qui joigne ces deux bouts essentiels dans un discours narratif. La meilleure archi-morale des deux textes nous prévient que les identités mises en débat sur la vaste scène post ottomane ne sont jamais simplement emballées par le discours narratif, mais confectionnées par celui-ci.
Même si pour le bon sens commun les identités culturelles restent toujours des réalités non problématiques, munies d’attributs essentiels comme les objets du monde naturel, les études culturelles contemporaines insistent sur leur statut de catégories stratégiques et positionnelles. Dans les propos précédents l’approche contextuelle de la construction identitaire dans l’aire géopolitique post-ottomane, a mis en vedette sa contingence historique et les processus symboliques qui s’y entremêlent. On ne parvient jamais à se forger une identité culturelle qu’à l’aide des discours multiples et divergents, sinon belligérants. Ce processus entraîne des efforts complexes de représentation et mobilise des stratégies raffinées, aptes à convertir ces représentations dans des discours identitaires et à transformer l’Histoire dans des récits.
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Notes
1 Goldsworthy, Vesna, Inventing Ruritania: The Imperialism of the Imagination, New Haven and London, Yale Univ. Press, 1998.
2 Wolff, Larry, Inventing Eastern Europe: The Map of Civilization on the Mind of Enlightenment, Stanford, Stanford Univ. Press, 1994.
6 Bernières, Louis de, op. cit., p. 542. Toutes les traductions françaises des citations de l’œuvre m’appartiennent.
18 Meinhoff, Ulrike, Living (with) Borders. Identity Discourses on East-West Borders in Europe, Burlington, Ashgate, 2002, p. 18.