Corina Boldeanu
Babes-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania
cory2friends@yahoo.com
Transgresser la censure communiste à travers l’ironie poétique /
Transgressing Communist Censorship through Poetic Irony
Abstract: This paper focuses on Romanian poetry written under communism in order to see how several poets manage to overcome through irony the obstacles of censorship. As a boundary discursive strategy, irony allows them to attack the communist realities in the name of ethics but also to withdraw from a possible counter-offensive of the authorities in the name of aesthetics. Geo Dumitrescu, Marin Sorescu and Mircea Dinescu, poets belonging to different generations, resort to this tactic in order to obliquely criticize daily reality and the abuses of a regime otherwise impossible to denounce. By analyzing their work, we tried to see not only how irony becomes a way of undermining historical context and a form of surpassing its trauma, but also how much the ironical engagement in reality affected the aesthetic value of their poetic creation.
Keywords: Romania; Communism; Censorship; Irony; Demystification; Clown; Geo Dumitrescu; Marin Sorescu; Mircea Dinescu.
Quittant souvent le terrain littéraire en faveur des interprétations philosophiques, linguistiques ou sociologiques, l’ironie se laisse difficilement appréhender par une définition unanime. Socratique aux origines, elle représente un procédé dialectique de feindre l’ignorance afin d’obtenir la vérité. Grâce aux textes de Platon, cette première acception est perpétuée pendant le Moyen Âge et la Renaissance, pour qu’on lui signale, dans la période classique, la valeur dramatique et le caractère situationnel. Une étape rhétorique majeure suit dans l’histoire du concept, qui prend l’ironie pour trope et lui impose la notion de contraire comme trait dominant. En effet, l’ironie verbale suppose un renversement et suggère l’opposé de ce qu’elle dit vraiment. Loin de se confondre avec le mensonge, qu’elle rejoint en méthode en non pas en intention, l’ironie implique non seulement un côté logique (de renversement), mais aussi un côté axiologique (d’évaluation). À partir du romantisme, l’ironie est réappropriée philosophiquement, devenant l’expression d’une liberté fondamentale. Elle est théorisée par Schlegel, contrecarrée par Hegel et reprise ensuite par Kierkegaard, qui y voit l’essence de la liberté subjective et la possibilité d’un nouveau commencement. Indépendante et fondatrice, l’ironie romantique – qui, en littérature, brise l’illusion et garde la distance critique – reste élitiste. De ce point de vue, l’expérience de la Première Guerre Mondiale apporte, paraît-il, une démocratisation, car l’ironie devient accessible à tout le monde partageant le même vécu. En d’autres termes, ce qui se produit dans ces circonstances, c’est le passage de l’ironie esthétique, réflexive et idéaliste, à l’ironie moderne, étique, non-élitiste et disjonctive. Pourtant, la popularisation ironique, comme effet du trauma historique généralement ressenti, n’est pas due, au moins en ce qui concerne la littérature roumaine, strictement à l’impact des deux Guerres Mondiales, mais aussi à l’instauration du régime communiste.
La fonctionnalité performante des mécanismes censoriaux condamne les œuvres à la stérilité, en conduisant les écrivains dans le piège des créations partisanes, souvent dithyrambiques, qu’ils réussiront à éviter grâce au refuge dans l’esthétisme, aux décisions de tronquer les textes ou à ce qu’on appelle la littérature de tiroir. Du point de vue des solutions trouvées, la poésie, beaucoup plus que la prose, offre des variantes multiples de détournement du sens, montrant une grande capacité de falsifier les enjeux. Parmi ceux-ci, l’ironie se présente comme stratégie discursive frontalière, réservant au destinataire la tâche de trancher dans l’incertitude. Elle dépasse donc les restrictions imposées et devient, entre 1945 et 1989, une pratique poétique préférentielle. Attachée au contexte, ou, selon les mots de Linda Hutcheon1, à la communauté discursive qui l’a vue naître, l’ironie dit et cache simultanément. Elle attaque au nom de l’éthique pour se replier aussitôt à l’ombre de l’esthétique. Ingénieux, ce dispositif de subversion la projette, sous l’angle social, comme apanage des classes dominées. Dans son livre, L’ironie littéraire2, Philippe Hamon insiste sur cet aspect et constate la double valence de l’ironie, qui est à la fois marque de supériorité et forme de la révolte des minorités, sans être, entièrement, ni l’une, ni l’autre. Plutôt zone d’interférence entre les deux, l’ironie suppose de l’intimité avec les discours dominants qu’elle conteste et s’offre elle-même comme ouverture permettant au lecteur de s’impliquer dans le texte. Elle este démystifiante par rapport au contexte visé, en restant toutefois un exemple de mystification, une manière de communication truquée qui mélange le charme à la fierté.
Définie par Kierkegaard comme négativité infinie absolue, l’ironie nie en vertu de quelque chose de supérieur qui n’existe pas, mais qui pourrait exister. Ce qu’on lui reproche n’est donc pas le fait de nier, mais celui de nier au nom d’une pure hypothèse. En ce sens, on a observé que l’action pour laquelle l’ironiste est blâmé n’est pas sa disponibilité de critiquer, mais son inhabileté de conférer du pouvoir. Par le refus de l’existent réel, il propose un existent possible et remplace, note Richard Rorty3, les contingences héritées avec les contingences autocréées, en assumant le risque de voir sa liberté subjugué de nouveau – cette fois-ci à son propre système. Or, de ce point de vue, la force de l’ironiste réside justement dans son incapacité (programmatique) de conférer du pouvoir, c’est-à-dire de matérialiser l’univers alternatif projeté. Réticent à toute forme de pétrification, il ne se laisse pas fasciné par les visions utopiques et, sceptique ab initio, il garde toujours un mouvement de recul face à l’idéal séduisant. Sans être nihiliste, son ironie reste contestataire, car la liberté n’est possible que dans le désordre de la protestation elle-même. D’un côté, la réalité rigide fait sa patrouille, de l’autre, la trompeuse ordre idéale attend. Entre ces deux directions, l’ironie préfère le seuil confortable et protecteur de la coïncidence des contraires.
Par conséquent, ayant l’intuition de cette faille où dicible et intelligible coexistent, les poètes ironistes ameutent leur discours contre le régime communiste, sacrifiant parfois une proportion considérable de la valeur esthétique de leur œuvre en faveur de l’engagement étique exprimé. Leur option avoue, à part le besoin d’autoprotection, démythification et idéalisme, une faiblesse pour ce qui est humain avant d’être littéraire. Si cette partie de leur œuvre intégrable ici peut être lue encore d’abord comme littérature et ensuite comme confession, ça signifie que l’éthique et l’esthétique ont été, finalement, heureusement harmonisées dans la balance fragile de l’ironie.
Geo Dumitrescu
Comme le comique, l’ironie exprime une inadaptation particulière de l’individu à la société, ayant, elle aussi, une composante narcissique qui traduit le refus du moi de se montrer blessé par la réalité où il vit. Geo Dumitrescu, poète sous trois dictatures, dans les mots de la critique roumaine, utilise l’ironie autoprotectrice, démocratise le langage poétique et anticipe – par des éléments biographiques, réalistes et parodiques – même les postmodernes. Appartenant à la génération de la guerre, Geo Dumitrescu tourne son regard vers le journalier et prend les aspects les plus terrifiants du présent pour matériel poétique, puisqu’il croit, comme la plupart de ses camarades à l’époque, que « dans les périodes de tension dramatique, d’impact brutal avec les séismes de l’histoire, le travail poétique pourrait paraître […] même ridicule s’il se permet d’oublier totalement les inquiétants impératifs du moment»4. Avant-gardiste en attitude, fidèle à l’espace quotidien et au temps présent, le poète contemple – dans tous ses volumes dès Libertatea de a trage cu puşca [La liberté de tirer au fusil] (1946) – une histoire accablante qu’il a surpassée :
Assurément, nous avons vu trop de cadavres et, pas une seule fois, venant aux cours dans ces amphithéâtres […] nous avons traversé les flaques de sang de la ville pour entrer par des portes endeuillées, dans des salles presque vides, où, à la place du professeur assassiné (dont nous gardons encore en mémoire le corps criblé et mutilé – le début d’une longue et monstrueuse chaîne de crimes physiques et morales envers la spiritualité roumaine), des pistolets, des bandoulières et des drapeaux étrangers nous étaient offerts5.
La transcription poétique de cette histoire se fera de manière ironique («Nous allons nous aussi à raconter une belle guerre, grande, légendaire, inouïe», romantisme6), tantôt grave, tantôt triste : «Oh, siècle mélancolique et cabotin,/ tu mèneras dans ta tombe mille cerveaux gigantesques,/ mille livres sages, mille mains mystérieuses et fanées,/ mille malédictions, décalogues, drapeaux et autres formes vaniteuses …» (à la mort d’un fabricant d’illusions7). Pourtant, pour Geo Dumitrescu, les images solennelles ne sont pas prioritaires ; elles se construisent selon les règles du contrepoint, dans une logique analogue aux captures photographiques qui glacent rythmiquement le paysage pulsateur s’échappant à la lentille. En fait, ce n’est pas l’ancrage dans le sérieux qui est éloquent ici, mais justement la perspective généralement dérisoire plaquée à la réalité. Dans un exercice d’anti-sentimentalisme aseptique, le poète démythifie, au fur et à mesure, l’amour, la littérature et la vie. L’histoire est questionnée incessamment et ses monstres sont minimisés sous l’angle d’un présent inquiétant : «La première guerre n’a pas été suffisamment mondiale./ La deuxième guerre n’a pas été suffisamment mondiale./ Il y a plus de chances encore» (les voix du monde8).
Ensuite, l’industrialisation massive et l’urbanisation forcée de la société donnent au poète la vision d’une métamorphose spirituelle de son peuple, pour lequel la hauteur des aspirations se plie sur la dimension de la couche de béton : «Les grues arrivent! disent-ils […]/ et entrent dans leurs maisons en se penchant,/ car les pensées qu’ils ont maintenant/ sont faites pour des portes plus grandes/ et pour des bâtiments plus hauts …» (des grues en marge de la ville9). Salué à l’unisson par la communauté, l’événement de l’arrivée des grues n’explicite pas sa signification ; l’épisode peut être lu comme ironique, quoique le poème date de la période d’exclusion de Geo Dumitrescu du Parti Communiste et, en conséquence, il pourrait cacher en même temps un éloge opportuniste du communisme progressiste, au but d’une future réhabilitation de l’auteur, qui n’allait en fait jamais nier son carnet rouge. Quoique la contextualisation biographique pourrait être trompeuse, elle est quand même nécessaire dans le cas des poèmes engagés qui transmettent à la fois un état poétique et un message social. Par exemple, la poésie Sciure10 contient une scène autoironique concernant l’adhésion à l’idéal unique : «–„Dumitrescu, va-t’en!“–/ disait le prof de musique – tu ne vois pas que tu n’as d’oreille,/ pourquoi montres-tu ton nez ? …/ „S’il vous plaît, monsieur le prof,/ moi je veux chanter en choeur!“…». Si la strophe n’était sousintitulée Politique, l’interprétation resterait suspendue entre autres options de lecture, sans les vaincre en argumentation, ce qui serait à désirer. Non pas parce que cela permettrait des attitudes variées face au texte, mais surtout parce que cela ne trahirait point le caractère liminal de l’ironie, résistant à l’explicitation.
Laissant toujours un reste, l’ironie est une figure avantageuse pour le lecteur ; mais elle est aussi une confortable position d’écriture, puisque, comme Vladimir Jankélévitch le dit11, elle ne veut pas être crue, mais comprise. Sa force se trouve dans l’indécidabilité du sens, qui est une source et d’affirmation, et de rétraction, pour le créateur ludique de communication sincère aux moyens travestis :
A la différence de l’hypocrite, qui se cache derrière son masque, l’ironiste se fait un masque, exagéré, naturellement, mais qui exprime quelque chose de sa manière profonde, authentique d’être […] L’ironiste trompe lui aussi, mais en ayant la conscience que son imposture est devinée 12.
De ce point de vue, Geo Dumitrescu ouvre la galerie des poètes ironistes roumains, devenant ainsi le chaînon qui unira les représentants des générations ’60, ’70 et ’80, ceux derniers changeant l’ironie engagée, qui fait l’objet de notre étude, pour une ironie dégagée.
Mircea Dinescu
Poète de la promotion ’70, qui passe toutefois pour inclassable, Mircea Dinescu publie son premier recueil en 1971 – la même année où Ceauşescu lance une «révolution culturelle» imposant, entre autres, la ré-idéologisation de la littérature après une période favorable, de «dégel» idéologique, que le pays avait connu depuis 1965. Il suit le chemin de la démocratisation du langage poétique, ouvert par Geo Dumitrescu aux années cinquante, et entre rapidement en conflit avec l’absurdité des impératifs sociaux, pratiquant enflammé la fronde poétique. Irritée jusqu’à l’exaspération par les caprices de l’histoire, de Proprietarul de poduri [Le propriétaire des ponts] (1976) à Rimbaud negustorul [Rimbaud le marchand] (1985), l’ironie qu’il adresse aux réalités de l’époque communiste trouve dans la figure du clown les ressources du succès. Messager d’un monde originaire, ordonné de façon ludique et défini par le féerique et le miraculeux, le clown est un personnage particulier qui subvertit l’ordre réel pour instaurer celui du carnaval. Il a une fonction démythifiante et la capacité de sanctionner, comme intrus, l’infirmité de l’univers et d’offrir ses propres solutions de réorganisation, comme Jean Starobinski l’avait remarqué :
Dans un monde utilitaire, parcouru par le réseau serré des signalisations, dans un univers pratique où tout s’est vu assigner une fonction, une valeur d’usage ou d’échange, l’entrée du clown fait craquer quelques mailles du réseau, et, dans la plénitude étouffante des significations acceptées, il ouvre une brèche par où pourra courir un vent d’inquiétude et de vie 13.
Si le pouvoir politique range strictement l’existence des individus, faisant impossible leur évasion du rôle attribué, le poète trouve dans l’allégorie la possibilité d’assumer une révolte et choisit, en conséquence, le masque du bouffon ironique par excellence : « Je n’ai pas un sang clair mais une casette/ aux vieux et rouges vêtements pour faire la fête/ que les nains soûls en ricanant sans peine/ avec l’aiguille extraient de mes veines/ le soir au cirque, le jour dans la grande ville/ pour que la sociottise oublie la famine » (Je n’ai pas un sang clair14). Tel se construira – sur les coordonnées de la dérision génétiquement inscrite – le discours contre le dictateur, contre la société et contre soi-même.
Homologue du tyran dans la hiérarchie du monde renversé, le poète faisant le fou critique son double et réussit, grâce à sa précaution de ne pas trop dévoiler, d’entretenir l’ambiguïté concernant l’identité de son ennemi, même si le lecteur peut la deviner : « Toi qui te mets le pistolet à la tempe comme un lis/ quand là-haut dans les nuages, rose et chauve, le hasard rit/ toi qui meurs chaque nuit et en chacun de nous/ portes le ver dans ta paume comme un précieux bijou/ septembre saute à tes yeux comme un chat/ et en toi fleurissent les rêves d’un petit rat/ rien ne te suffit plus et tout te cajole/ roi dans le néant et patron des paroles » (L’Acteur15). L’équivoque est valorisant ici, puisqu’il invite à formuler des hypothèses interprétatives, en nourrissant une incertitude que les textes autoironiques ou ceux adressés à la société ne maintiendront plus. Cependant, indispensable ici, le besoin de protéger le sens s’inscrit dans l’horizon plus large du jeu au péril, que l’ironie envisage exemplairement :
L’ironie joue avec le péril […]. Elle va le regarder, elle l’imite, le pousse vers le ridicule, elle cause avec lui pour s’amuser ; elle risque beaucoup en regardant parmi les barreaux, mais elle le fait pour que le divertissement soit le plus dangereux possible et pour obtenir à la fin l’illusion complète de la vérité16.
Rapporté à la société, le ton du poète-clown se modifie, parce qu’il renonce à l’hyiperprotection du sens, comme si la rébellion du moi serait devenue subitement inoffensive. Effectivement, la fronde prend une tournure amère et passe au registre de la litote : « Protège-moi, mon Dieu, contre ceux qui désirent mon bien/ contre les mecs sympathiques/ disposés toujours à un joyeux mouchardage/ contre le prêtre au magnétophone sous le sticharion/ contre la couverture en dessous de laquelle tu dois constamment dire bon soir […] » (Indulgence d’hiver17). Le clown est ensuite rejeté par la société «convertie», qui soit le poursuit à coups de pierres («quand ils me frappent par des pierres et m’appellent bête et sot», La danse sur la braise18), soit le censure brutalement (« chaque jour me frappe la bouche/ la main de gypse du sommeil des lâches », Sur la place où pleurent les machines19), à cause d’une rupture profonde que Norman Manea, prosateur roumain confronté au même drame totalitariste, décrit de sa propre expérience :
Dans le grand cirque du monde, le Poète apparaît comme un Chevalier de la Triste-Figure, un Auguste le clown inadapté au quotidien où ses semblables offrent et reçoivent – en fonction de leur effort, leurs possibilités et leur ruse – des portions du concrète comestible. Le bizarre trouble-fête rêve à d’autres règles, à d’autres évaluations et récompenses, cherchant des consolations solitaires pour le rôle qu’il joue bon gré mal gré20.
Rebelle solitaire, le poète assume entièrement son statut de renégat, mais il le fait avec une pointe d’autoironie : « Je suis né/ du dégoût de n’y être pas obligé/ sur ma langue on peut gratter des allumettes/ de manière que certains me regardent comme un bûcher-parleur// du reste je prends le thé tiède comme tous les autres/ je monte trois fois par jour et je dis bon soir » (Bon soir21). Conventionnel, donc, en forme et non pas en expression, le moi est un rêveur lucide, captif du même mouvement vibrant entre l’exaltation courageuse et la chute résignée : « Comment suis-je né mon Dieu/ plein de colère/ balbutiant dans une langue inconnue par les autres/ comblé des éclairs et des airs comme un grand acteur/ et comment disparaîtrai-je/ me balançant et portant le plateau/ comme un amateur sur une planche de province/ le souffleur asphyxié dans la cage de ma poitrine » (Théâtre ambulant22). Son drame est d’accepter que l’alternative proposée ne fait pas une règle et de supporter, par conséquent, la position exclusive dans la galerie des personnages. Complice, son jeu détend, mais ne fonde pas, car, même si le monde de la liberté est atemporel, l’inversion opérée est purement temporaire. Au « théâtre de la sainte blague » la représentation ironique du clown est salutaire, mais périssable, puisque son impact reste raccordé de façon embryonnaire à la conscience de l’échec.
Marin Sorescu
Si les vers ironiques de Geo Dumitrescu et de Mircea Dinescu peuvent être lus comme un succès dans la bataille contre la censure, car ils ont pu les publier sous le nez du Pouvoir, ceux de Marin Sorescu n’ont pas eu le même destin. Caractérisés apparemment par le style d’une ironie légère – visant un réel banalisé, sans accents politiques – ses poèmes deviennent, une fois attaqué le thème du quotidien accablant, les confessions d’un ironiste extrêmement incommode. Dans ces Poezii alese de cenzură23 [Poèmes choisis par la censure], écrits durant la période communiste, mais publiés à peine en 1991, l’ironie a les mêmes implications éthiques que chez les deux autres poètes analysés, car « quoique l’attention du lecteur soit retenue par le jeu fantaisiste-ironique de la poésie, une dimension existentielle plus profonde ne manque pas au niveau général de l’œuvre »24. Plutôt lucides qu’instigateurs, injectés du calme d’un rêveur résigné, les vers en question adoptent thématiquement les réalités du régime claustral, sans avancer aucune solution. La phrase est rarement impérative, transmettant dans ce cas plutôt le désir d’écartement que celui de la révolte : « Je connais où nos allons rapidement,/ Je sais où nous sommes arrivés,/ Je suis conscient des sacrifices,/ Une seule pensée, un seul but, une seule volonté/ Je trouve ça trop peu pour une seule vie! […] Les idéaux sont trop grands,/ Je suis petit, oublié, ignoré,/ Que suis-je pour vous ?/ Je ne suis que le peuple roumain –/ Ne comptez pas sur moi ! » (Moi, le nonaffligé25).
Telles bravades contestatrices sont accidentelles, la dominante du volume étant assurée par les synthèses du quotidien pittoresque : « Mettons qu’on n’a rien à mettre/ A la cuillère, sur la tête, sur la table!/ Le savon du cheval est du savon,/ Ou de la plante oléagineuse ?// Les confusions sont proches on dit/ Je le dis en vain, y a-t-il quelqu’un à m’écouter? –/ La commission prendra mon tic :/ Car elle est prête à arriver/ Du moins tout va bien s’il gèle/ Dehors … y a quelque chose qu’existe,/ Un monde de microbes qui meurent/ Glacés d’une tristesse optimiste » (Un monde26). Suggestive, la structure de cette poésie trace les coordonnées bien connues de l’époque communiste : la faim, la peur et le froid. On ressent l’ironie au niveau des constructions d’exception («y a quelque chose qu’existe») – fausses sorties de secours du registre de la pénurie, qui trahissent les attentes du lecteur pour les remettre dans le tableau dont elles les avaient sorties pour un instant. Le mécanisme est ainsi repris tout au long du volume, dans la même logique oxymoronique de l’enthousiasme détruit (« Les choses sont mélangées/ Tout est bon mais y a pas de liberté », Pénitence27). La tension naît de ce décalage adversatif qui oppose au niveau élevé de l’attente la pure vérité : « Si quelqu’un meurt, quel bonheur!/ Une bouche de moins à nourrir./ Une retraite de moins à payer./ Plus de temps par tête de citoyen./ On ôte de nouveau le drapeau » (Poussée démographique28). L’alternance ludique-sobre unifie les poèmes, leur donnant un air tragi-comique. Les clichés de la période deviennent des éléments comiques par la sérosité avec laquelle ils sont abordés, pendant que les sub- et supra-dimensionnements des objets transposent l’univers poétique sur un écran carnavalesque.
Plutôt cynique que sarcastique, l’ironiste articule ses mouvements en deux temps, afin de ne pas supprimer les avantages de la réversibilité. Il sourit amèrement dans les moments rétrospectifs (« Tu attends l’effet/ Après une dose de vie/ Mortelle … », Tu attends l’effet29) et obtient un effet comique en créant des rimes faciles aux implications subtiles : « Un malvoyant lisait le futur/ Et au futur il voyait un aveugle,/ Et l’aveugle dans son futur/ Voyait un sourd-muet soûl,// Qui lui aussi prophétisait:/ Votre maître est balbutié,/ Et comme un bègue toute sa vie/ Balbutiera à l’infini » (Prophéties30). Par cela, Sorescu n’est pas seulement un ironiste, mais un humoriste et, donc, un sensitif. Selon la définition freudienne, dans certaines circonstances agressives, le moi confère au surmoi un rôle de protection donnant naissance au rire qui se ressemble à l’ironie sans s’identifier à elle. La réaction préférentielle de l’ironie n’est pas le rire, mais le sourire, qui se place à mi-distance entre le comique et le tragique, comme le saut de l’acrobate, suspendu toujours entre élan et échec : « L’ironiste est comme un acrobate qui se dédie aux rétablissements vertigineux en profitant de la crédulité et ne se confie, étant un bon danseur de corde, qu’à la précision de ses réflexes et au mouvement »31. Paradoxalement, cette oscillation, entre la tendance spirituelle ascendante et l’inévitable chute, traduite une fois par Baudelaire comme symbole de la condition de l’artiste moderne, devient dans ce cas un gage de sûreté.
La tension explicite-implicite permet à l’ironiste de ne pas donner d’explications et lui offre, plus exactement, la chance de manipuler à la fois l’argument et le contre-argument. Sauf que, chez Marin Sorescu, cet équilibre se perd ; l’ironie défie la règle d’impliciter le sens, dévoilant plus que nécessaire. Le surplus d’information contribue à l’effet comique des vers (« Chevauche ta panique brave homme,/ Va-t’en si tu peux, va-t’en! », Paysage32) mais conditionne aussi leur publication. L’œil du censeur, même novice, ne peut pas ignorer ce qui, à force d’allusion, devient conclusion : « Une petite guerre locale se déroule./ Les gens sont à la queue, pas en tranchées:/ A-t-on un kilo de n’importe quoi à leur donner ?/ Attend-t-on la famine pour les tuer ?/ Et l’état garde le petit pois sous clef/ Et la lentille, le grain, le pain de siègle » (Guerre locale33). Pour cette raison, l’ironie de Sorescu, plutôt directe qu’oblique, voire fraîche et savoureuse, trahit partiellement son enjeu, éliminant la possibilité d’avoir un récepteur. Elle ne quitte pas le champ générique présenté, mais elle dépasse le niveau de la suggestion et manque sa diffusion, de sorte que le poète reste pour la postérité un parodiste serein et détaché, enroulé – sans aucune chance de devenir immune – dans la texture fine de son langage : « J’ai froid dans cette chemise/ De lettres/ Pénétrée par toutes les intempéries » (Seul34).
La faille comme choix infaillible
Calibrée différemment sur l’axe implicite-explicite, l’ironie des trois poètes présente des traits particuliers, en fonction de la dominante du référent qui est, sans exception, la réalité extérieure. Fidèle à l’expérience de la guerre de sa génération, l’ironie de Geo Dumitrescu déconstruit une existence qui modifie l’individu sans se laisser modifiée par lui. Ludique ou sarcastique, l’ironie a ici le rôle de protéger le moi qui se détache du concrète indigeste à travers les exagérations positives ou négatives. Sous le même signe de la distorsion parodique du quotidien, Marin Sorescu exerce son ironie, glissant parfois au cynisme, mais obtenant aussi un considérable effet humoristique. Chez lui, l’ironie éthique perd son ambiguïté vitale et décrit de manière explicite les problèmes de la dictature, de sorte que la publication de ses poèmes devient impossible. Par contre, l’appel que Mircea Dinescu fait à la figure du clown montre, à part le goût de déguisement, une option chanceuse de surmonter la censure.
Finalement, les trois paradigmes se présentent comme membres de la même confrérie ironique, nourrie par le contexte historique oppressif, où toutes les formes de la liberté sont annulées au nom d’une humiliante uniformisation. Au plan de l’expression, l’écrivain à vif esprit se soumet à l’emploi des formules obliques, capables de communiquer le sens, mais de cacher la vérité. À part l’allégorie, l’ironie y est convoquée pour sa dimension essentiellement critique, mais liminale et rétractile, car, «conscience de la limite qui cherche la liberté, l’ironie assume la première et éprouve toujours la deuxième»35. Pourtant, la liberté que l’ironie exige n’est pas nécessairement celle de la parole, mais celle d’une nouvelle fondation, puisque l’adhésion démythifiante au réel – lue souvent, en ce qui concerne les poètes choisis, comme attitude antimétaphysique – est en fait une ouverture idéaliste : « Tout ironiste est un idéaliste, en ce qu’il croit à la perfectibilité de l’homme: au moment même où il marque un rejet, l’ironiste exprime simultanément son adhésion à un monde parfait auquel il aspire ou dont il a la nostalgie »36. La grande réussite de l’ironiste consiste donc à alimenter un monde idéal et à le faire survivre au monde réel, afin de démontrer ainsi les avantages d’une liberté plutôt fondatrice que nihiliste.
Bibliographie:
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Notes
1 Linda Hutcheon, Irony’s Edge: The Theory and Politics of Irony, Routledge, London and New York, 1995.
2 Philippe Hamon, L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Hachette, Paris, 1996.
3 Richard Rorty, Contingenţă, ironie, solidaritate, traduit en roumain par Corina Sorana Ştefanov, All Educational, Bucureşti, 1998.
5 Geo Dumitrescu, Libertatea de a trage cu puşca, Viitorul Românesc, Bucureşti, 1994, pp. 256-257, confession en annexe datant de 1966.
7 „O, veac melancolic şi cabotin,/ vei duce în groapa ta o mie de minţi enorme,/ o mie de cărţi înţelepte, o mie de mâini misterioase şi veştede,/ o mie de blesteme, decaloguri, drapele şi alte vanitoase forme…”(la moartea unui fabricant de iluzii).
8 „Primul război n-a fost destul de mondial./ Al doilea război n-a fost destul de mondial./ Acum sunt multe şanse”(glasurile lumii).
9 „Vin macaralele! spun, […]/ şi intră în casele lor aplecându-se,/ căci gândurile pe care le poartă cu ei acum/ sunt făcute pentru uşi mai mari/ şi pentru case mult mai înalte …”(macarale la marginea oraşului).
10 „– «Dumitrescule, du-te-acasă!» – / zicea Domnu’ de Muzică – nu vezi că n-ai ureche,/ cu ce nas vii aici?…/ «Vă rog, domnu’ profesor,/ vreau şi eu să cânt în cor!»… ” (Sciure).
11 Vladimir Jankélévitch, Ironia, traduit en roumain par Florica Drăgan et V. Fanache, Dacia, Cluj-Napoca, 1994.
14 „Eu n-am un sânge clar ci-un soi de ladă/ cu haine vechi şi roşii de paradă/ pe care mi le scot rânjind alene/ piticii beţi cu acele din vene/ seara la circ şi ziua-n piaţa mare/ să uite neamprostia de mâncare” (Eu n-am un sânge clar).
15 „Tu care-ţi pui pistolul la tâmplă ca pe-o floare/ când sus în nori rânjeşte hazardul roz şi chel/ tu care mori de noapte şi mori de fiecare/ porţi viermele în palmă ca pe un scump inel,/ septembrie îţi sare ca o pisică-n faţă/ şi înfloresc în tine vise de şoarec mic /nimic nu-ţi mai ajunge şi totul te răsfaţă/ proprietar de vorbe şi rege pe nimic.” (Actorul).
17 „Fereşte-mă Doamne de cei ce-mi vor binele/ de băieţii simpatici/ dispuşi oricând la o turnătorie voioasă/ de preotul cu magnetofonul sub sutană/ de plapuma sub care nu poţi intra fără să dai bună seara […]” (Indulgenţă de iarnă).
19„mă izbeşte zilnic peste gură / mâna de ghips din somnul celor laşi“ ( În piaţa unde plâng maşinării).
20 Norman Manea, Despre clovni: dictatorul şi artistul, Biblioteca Apostrof, Cluj-Napoca, 1997, p.43. [n.t.]
21 „Din sila de-a nu fi forţat/ m-am născut,/ pe limba mea se pot aprinde chibrituri/ ştiu atât de multe/ încât unii mi se uită în gură ca la un rug vorbitor// în rest beau ceaiul călduţ ca toţi ceilalţi/ urc de trei ori pe zi şi dau bună seara” (Bună seara).
22 „Cum m-am născut eu Doamne/ roşu de furie/ vociferând într-o limbă neştiută de nimeni/ încărcat de fulgere şi ifose ca un mare actor/ şi cum o să dispar/ bâţâindu-mă şi purtând tava,/ plin de trac înaintea morţii/ ca un amator pe-o scândură de provincie/ cu sufleorul în cuşca pieptului asfixiat” (Teatru ambulant).
25 „Ştiu încotro ne îndreptăm cu paşi repezi,/ Îmi dau seama unde am ajuns,/ Cunosc bine sacrificiile,/ Un singur gând, un singur ţel, o singură voinţă/ Mi se pare prea puţin pentru o singură viaţă! […] Ţelurile sunt prea măreţe,/ Eu sunt mic, uitat, nebăgat în seamă,/ Ce însemn eu pentru voi?/ Eu nu sunt decât poporul român – / Nu contaţi pe mine!” (Eu, neabătutul).
26 „Unde mai pui că n-ai ce pune/ În lingură, pe cap, pe masă!/ Săpunul calului săpun e,/ Sau plantă oleaginoasă?// Ne pasc confuziile, zice/ – Degeaba zic, te-ascultă cine? – / Comisia să-mi ia şi ticul:/ Cică e gata şi că vine.// Dar tot e bine că e ger/ Afară … ceva tot există,/ O lume de microbi ce pier/ În ger, c-o jale optimistă” (O lume).
28 „Când moare câte unul, ce fericire!/ O gură de hrănit mai puţin./ O pensie mai puţin./ Mai mult timp pe cap de locuitor./ Se ridică steagul din bernă” (Explozie demografică).
30 „Un orb vedea în viitor/ Şi-n viitor vedea un chior,/ Şi chioru-n viitorul lui/ Vedea un surdo-mut, beat-cui,// Care şi el proorocea:/ Vă paşte-un bâlbâit zicea,/ Şi bâlbâitul, în sfârşit,/ S-o bâlbâi la infinit” (Proorociri)