Karen Ferreira-Meyers
Université du Swaziland, Afrique du Sud
ferreira@realnet.co.sz
Les revenants dans la littérature africaine francophone et anglophone :
Solo d’un revenant de Kossi Efoui et Till we can keep an animal de Megan Voysey-Braig /
Revenants in Francophone and Anglophone African literature:
Kossi Efoui’s Solo d’un revenant and Megan Voysey-Braig’s Till we can keep an animal
Abstract: Strongly rooted in the African oral traditions, ghost stories have always helped to bind communities in that they entertain the community, re-tell its history and counterbalance the daily presence of death and tragedy. Togolese Francophone writer Kossi Efoui uses the character of the revenant in a metaphorical way in his 2009 novel Solo d’un revenant (Prix Kourouma, Prix Tropiques and Prix des cinq continents de la Francophonie[1]). South African Megan Voysey-Braig, winner of the 2007/2008 European Union Literary Award for Best First Novel, proposes another type of revenant in her 2008 Till we can keep an animal. In an effort to understand her death and to comfort her family, dead Susan, the novel’s main protagonist, hovers around the world of the living, in her house, her town, until she is finally ready to leave after she has told the story of her murder. The abovementioned examples, chosen from Anglophone and Francophone African literature allow me to compare and contrast writing styles and the use of the theme of the revenant for differing purposes.
Keywords: Contemporary African literature; Ghost stories, Revenants; Kossi Efoui; Megan Voysey-Braig.
Introduction
Les histoires de fantômes ont toujours figuré au sein des traditions orales africaines; elles ont le but de lier les communautés. Alors que ces histoires sont souvent racontées pour amuser, elles incorporent aussi l’histoire de la communauté et la menace omni-présente de la mort et de la tragédie. En tant qu’exemple contemporain de la littérature africaine francophone, l’auteur togolais Kossi Efoui utilise le personnage du revenant de façon métaphorique dans son roman de 2009 Solo d’un revenant (qui a obtenu le Prix Kourouma, le Prix Tropiques et le Prix des cinq continents de la Francophonie). Son “revenant” représente le fantôme qui se cache sous la rhétorique officielle, ni victime, ni bourreau, mais témoin de la guerre totale et une réflexion importante à propos de l’amnésie collective. Megan Voysey-Braig, gagnante du Prix Littéraire de l’Union Européenne pour le meilleur premier roman 2007/2008, propose un autre type de revenant dans son roman de 2008 intitulé Till we can keep an animal. Susan, la protagoniste du roman, est morte mais raconte néanmoins l’histoire de son meurtre. Pour comprendre sa mort et pour réconforter sa famille, elle plane sur le monde des vivants, au-dessus de sa maison, de sa ville, jusqu’au moment où elle est prête à partir dans l’au-delà. Semblable au roman d’Alice Sebold The Lovely Bones (2002) de part sa trame, ce roman anglophone se passe néanmoins en Afrique du Sud.
Les exemples cités ci-dessus, choisis de la littérature anglophone et francophone africaine, nous permettront de comparer les styles d’écriture et l’utilisation du thème du revenant.
Kossi Efoui’s Solo d’un revenant
Un revenant est quelqu’un qui revient, mais aussi un fantôme; c’est une figure qui lie le monde du présent au monde du passé, qui rend l’invisible visible. Le narrateur du troisième roman de Kossi Efoui, Solo d’un revenant (2009)[2] qui retourne à son pays natal est, tel un fantôme, pris dans une toile de souvenirs et de pertes de mémoire dans lesquels le présent et le passé sont indirectement et inexorablement liés. Dans ce roman, Efoui, romancier et dramaturge, vivant aujourd’hui en France, travaille sur la mémoire et l’oubli, sur le présent qui essaie de geler le passé à travers des discours officiels et des commémorations afin d’étouffer les voix des morts qui continuent de crier de l’au-delà. Ce roman offre une réflexion du pouvoir et de la magie de la parole, du sens et de la valeur des expressions, des lignes de démarcation divisant le monde et les individus qui l’habitent. Semblable à la phrase-totem qui hante le livre « On n’entend pas toutes les voix de la même histoire en même temps », Solo d’un revenant invite le lecteur à lire à nouveau, à écouter les autres voix et à observer la réalité avec d’autres yeux.
Un des trois jeunes hommes qui était à l’origine d’une troupe de théâtre ambulante dans un pays inventé appelé South Gloria avant la guerre, le narrateur Solo, est parti travailler à North Gloria[3] juste avant le début des hostilités entre les groupes rivaux, hostilités qui ont duré pendant 10 ans et qui ont dévasté le pays, en tuant des milliers de gens. Il revient dans son pays et apprend qu’une de ses partenaires théâtraux, Mozaya, qui avait auparavant établi une école pour protéger les enfants abandonnés, s’est suicidé après avoir tué les enfants et sa femme afin d’éviter le massacre aux mains des forces rebelles. Son autre ami de jeunesse, Asafa Johnson, a rejoint la radio des rebelles et a aidé à divulguer la propagande qui avait inspiré les massacres. Quand il trouve cet homme qu’il a l’intention de tuer, le narrateur ne peut pas commettre l’acte du meurtre. Il reste immobile, comme un fantôme, incapable de trouver les mots pour décrire ses sentiments. L’histoire est partiellement basée sur le génocide au Rwanda mais Efoui en fait une histoire universelle.
Dans cette histoire universellement reconnaissable, la notion de frontière est centrale. La frontière entre le nord et le sud, entre les morts et les vivants, entre le présent et le passé… L’auteur admet, lors d’une entrevue récente, que le concept de frontière est omniprésente dans tous ses romans et pièces de théâtre, en somme la démarcation entre les hommes et les femmes, les chrétiens et les musulmans, les divisions ethniques, entre nous et les autres peut être trouvé dans toute son œuvre littéraire.
Le lien entre le passé et le présent est important aussi dans ce roman particulier: “Il existe un passé sous construction, qui est figé par les commémorations et les cérémonies de repentir qui permet aux gens d’utiliser les célèbres paroles « plus jamais » (paroles émises plusieurs fois après la Seconde Guerre Mondiale et d’autres guerres). Cela nous permet aussi de construire le premier mensonge qui est la narration officielle de l’histoire, comme si l’histoire est réellement derrière nous, dans le passé, alors que, lorsque nous analysons les choses, nous savons que le passé qui est derrière nous est constitué aussi de tout ce que nous avons oublié, ou même que nous choisissons d’oublier. La phrase dite par le père de Mozaya, « On n’entend pas toutes les voix de la même histoire, en même temps », est répétée à travers le roman. Le revenant, pour Efoui, est celui qui apporte tout ce qui hantera le présent. Il est le passeur des lignes de démarcation. Il amplifie tout ce qui nous hante, tout ce que nous réprimons en construisant des monuments afin d’agir comme si tout ce qui est mauvais faisait partie du passé. Mais, quand le revenant arrive, nous comprenons que les monuments sont vides et qu’il y a des petites voix tout autour. Cela arrive quand les mots deviennent les seuls véhicules à faire face à ce qui ne « passe » pas, ce qui ne fait pas partie du « passé », ce qui peut encore nous blesser au présent. » (Efoui dans une entrevue avec Tervonen).
Le roman est organisé comme une double enquête, d’abord policière, pour retrouver la personne qui a trahi l’amitié du personnage principal, ensuite, il y a la quête existentielle du narrateur qui semble impossible. Au début de la narration, le héros se trouve à un poste de contrôle entre le Gloria du nord et le Gloria du Sud, où les confrontations interethniques et intercommunautaires se passent. Le prologue préfigure l’histoire du roman qui est construit autour de ces lignes de démarcation déjà identifiées.
La protection de la zone de démarcation entre le North Gloria et le South Gloria est assurée par une force internationale neutre de Sud-Africains, de Malaisiens, de Pakistanais et de Belges, responsable des soldats indigènes qui avaient auparavant coupé le bois mais aussi la gorge de leurs compatriotes. Alors que certains détails scénographiques peuvent suggérer qu’il s’agit de l’Afrique, et même du Rwanda, Gloria pourrait se situer n’importe où dans le monde, c’est un pays quelconque où les femmes passent à travers la rue en criant les noms des défunts, où chacun est soupçonné de n’avoir pas le bon « totem », où les officiers et les fonctionnaires, inventant des mensonges pour expliquer ce qui s’est passé, font la promotion de la paix et de la réconciliation en construisant des monuments. Tout le monde a été contaminé par la mort. Les habitants de South Gloria racontent sans cesse au narrateur de ne pas oublier que « nous sommes un pays en guerre ». Un rebelle de dix-sept ans décrit, devant une caméra de télévision, ce qu’il a ressenti la “première fois”, non pas sa première interaction sexuelle, mais son premier meurtre: il ne reconnaît même plus sa propre voix.
Le narrateur commente, de façon satirique, les équipes de construction chinoises, l’aide humanitaire américaine, les publicités à la télévision. Une telle satire se combine avec des images de désolation. Des jeunes filles qui ont accouché après avoir été violées par des soldats rebelles restent immobiles et boudent, telles des enfants issues de la famille royale, « que l’opportunité a amenées du pot du bébé au trône ».
Liée à la figure du « revenant » est Small Auntie avec ses mots de sagesse à propos de l’écriture et de la magie des mots. Elle dit : “Parle comme le maître fou qui parle à travers l’eau, s’il y a de l’eau, à travers le bois, s’il y a du bois, à travers la fourmilière, si fourmilière il y a. Et s’il n’y a rien de la sorte, fais un trou dans la terre. Si tu es seul sur terre, sur une brique, pense au maître fou et fais un trou dans le vent avec tes murmures ». Le personnage de Small Auntie représente les chefs traditionnels et leurs initiations, c’est une façon de nommer les esprits qui surveillent nos discours. Cela pourrait faire référence à ma mère, dit Efoui, ou à mes mentors, tels que Giordano Bruno, les sorcières, Antonin Artaud, quelques mathématiciens fous, quelques poètes. Ses mots sont conjugués avec ceux d’Henri Michaux ou de Marguerite Yourcenar. La magie que Small Auntie demande au mot est la même que celle que demandent les auteurs.
Dans ce roman, alors que le narrateur rend visite aux endroits liés à sa jeunesse, remplis de fantômes (le lecteur n’est jamais sûr si le narrateur est lui-même un fantôme ou pas), le lecteur reçoit des petits bouts d’événements qui ont eu lieu dans ce pays non nommé. Ils font écho à l’histoire africaine récente, mais aussi à l’histoire mondiale puisqu’ils montrent les effets des guerres fratricides, des massacres, des enfants-soldats, des mouvements autour des frontières. Le roman demande au lecteur d’interroger son rapport à l’histoire : que faire après une expérience traumatique ? Que faire d’un passé qui ne « passe » pas ? Entre la vengeance et le pardon, entre la destruction et la rédemption de l’histoire, le revenant explore l’absurdité d’un renouveau éternel des conflits. En narrant son histoire, l’auteur a utilisé un langage fixe. Le pays décrit ressemble à un théâtre d’illusions, une usine de cérémonies (ceci fait référence au deuxième roman d’Efoui intitulé Fabrique de Cérémonies) où tout n’est que discours. Efoui joue avec les mots et les concepts qui font leur apparence dans notre vie quotidienne et il propose de faire du « développement personnel durable », par exemple. L’auteur nous invite à surveiller nos mots de telle façon que ceux-ci gardent le pouvoir de décrire la réalité en tant que rêve.
La distinction entre le réel et l’irréel se trouve quelque part dans cet espace troublant de ce qui reste indicible. Le revenant n’est pas vraiment revenu, il est suspendu dans un mouvement qui ne s’arrête jamais, un mouvement qui aimerait être exorcisé. En vain, il semble, puisque le roman même fait écho à la répétition éternelle d’une représentation dramatique, une comédie.
Le roman d’Efoui, qui a déjà reçu trois prix littéraires (le Prix Tropiques, le Prix Ahmadou Kourouma et le Prix des cinq continents de la Francophonie), peut être comparé à une descente en enfer, semblable au mythe d’Orphée écrit non pour « répondre mais pour poser plusieurs questions, en particulier pour essayer de savoir ce que nous pouvons faire de ce qui est le nuisible à l’intérieur de nous-mêmes ». Le personnage principal du roman est sauvé dans sa quête puisqu’il ne fait plus partie des survivants. Néanmoins, il doit faire face aux questions du pardon, de la vengeance et de la justice qui, en soi, n’offrent aucune réponse à la souffrance.
Le titre du roman est révélateur. “Revenant” a un double sens: c’est quelqu’un qui revient, un homme qui revient à South Gloria, sa ville natale après un exil de dix ans dans la zone de maintien de la paix à North Gloria. Sa ville natale, au mauvais côté du poste de contrôle, a été témoin de la guerre civile et des multiples massacres. Mais un “revenant” est aussi un fantôme, revenant de la mort. A la page 114 le lecteur rencontre Xhosa-Anna qu’on appelle aussi La Perla, une jeune femme qui, pour quelques francs, unit les vivants aux morts, elle peut aussi prédire l’avenir. Solo lui parle, voici leur conversation :
“Tu es un revenant.
Je ne suis pas mort.
Menteur.
Je ne suis pas mort.
Un revenant ne se souvient pas de la narration de sa propre mort.
Menteur.
Un revenant pense qu’il est mort. Mais quand il ouvre le livre des morts, sa page est vierge.”
En vérité, le lecteur ne peut pas savoir si le narrateur est en vie, mais comme le fantôme qu’il pourrait être, il est revenu afin de comprendre comment son ami Mozaya est mort et afin de se venger d’un autre ami, Asafo Johnson, qui était probablement complice du génocide (mais de ceci non plus le lecteur ne peut être certain). Il revient seul, et les gens autour de lui sont louches et tragiques: Maïs, l’enfant-soldat qui peut répondre à n’importe quelle demande et même vous enseigner comment il faut utiliser une arme, Xhosa-Anna, une femme portant une robe de mariée, Marlene, qui fait du travail humanitaire et que la ONG a laissée au pays au moment de le quitter. Le gouvernement célèbre constamment la paix et la réconciliation, mais les gens restent traumatisés par la guerre et ne peuvent ni oublier ni pardonner. Certains engagent des détectives privés pour trouver les membres de famille “égarés”; ces mêmes détectives devenant des assassins quand les clients préfèrent se venger. Même les procès juridiques n’aident en rien comme les témoins se rétractent ou disparaissent, et les juges peuvent facilement être corrompus.
À travers le roman, le “revenant” se sent comme s’il était sur une barque partant de la rive et en même temps sur la rive regardant la barque partir (cette image apparaît pour la première fois dans le roman à la page 32 et ensuite aussi aux pages 122 et 136). Les sentiments du lecteur envers le revenant sont orchestrés par l’auteur qui joue avec les diverses personnes grammaticales, les registres et les citations. Efoui se moque de son lecteur et de son revenant et, simultanément, rend le revenant humble par un processus littéraire particulier qui facilement dupe le lecteur: le revenant raconte son retour à son pays natal et sa rencontre avec la réalité de son présent à la première personne du singulier, mais cette première personne disparaît de temps en temps quand l’auteur ajoute à certaines paroles : “dit le revenant”. Cet ajout des mots “dit le revenant” le rend moins visible et le rapproche d’une entité collective. En plus, le narrateur veut comprendre pourquoi un de ses amis est mort, un autre a soutenu le massacre et a survécu, mais aucune réponse n’est donnée dans le texte.
Ce revenant mis en scène par Efoui nous rappelle de plusieurs façons l’ange comme le décrit Walter Benjamin (1999: 249) dans son commentaire sur l’Angelus Novus de Klee: le temps de l’ange – ici le revenant dans son statut de l’entre-deux, son statut hybride – est le temps d’un seuil ou d’un instant éphémère qui, en faisant exploser le passé, en même temps, l’ouvre à une autre lisibilité du futur, lui permettant de survivre en tant que fantôme dans la mémoire collective. Cette oscillation entre le passé, le présent et le futur, l’individu et la collectivité, le corporel et l’incorporel se retrouve aussi dans le second roman de notre étude.
Voysey-Braig’s Till we can keep an animal
Megan Voysey-Braig, gagnante du Prix Littéraire de l’Union Européenne pour le Meilleur Premier Roman 2007/2008, propose un autre type de revenant dans son roman de 2008 Till we can keep an animal qui est évocateur de Disgrâce de l’auteur sud-africain Coetzee.
En donnant la voix aux innombrables victimes féminines des crimes et des homicides en Afrique du Sud, cette histoire, franche mais aussi sensible, est la narration d’une femme d’un certain âge, Susan, qui se trouve attaquée, violée et assassinée dans sa maison à Cape Town par des intrus armés.
Susan raconte l’histoire de sa propre mort en tant que narrateur omniscient, utilisant le même processus littéraire qu’Alice Sebbold dans son roman The Lovely Bones. Quand Susan est assassinée elle ne va pas où vont normalement les personnes mortes. En revanche, elle erre entre notre monde et l’au-delà, écoutant de façon indiscrète les conversations des vivants, évoquant sa vie sur terre. En tant que lecteurs, nous partageons ces souvenirs. De façon très habile, la narration défie le cliché que les personnes mortes ne peuvent pas raconter leur histoire. Susan reste présente, dans les limbes en quelque sorte. Elle est incapable de communiquer avec ceux qui vivent – sa mère, son mari et sa fille notamment – mais elle est aussi incapable de les quitter, même si elle peut faire des choix à propos de l’endroit où elle veut aller. Elle est, à juste titre, furieuse de sa mort: “Je suis morte mais je ne le devrais pas être.” (ma traduction)
Tel le revenant du roman d’Efoui qui représente une entité collective – il n’est pas le seul à avoir les mêmes sentiments, nous tous nous vivons avec un passé qui nous hante jusque dans le présent -, Voysey-Braig ne raconte pas uniquement l’histoire de Susan ; le roman inclut plusieurs autres femmes. Elles ont toutes, chacune à sa façon, fait l’expérience du monde masculin. Violées, réprimées, blessées, ces femmes essaient de trouver leur monde dans le monde. Elles veulent guérir et traiter leurs cœurs blessés par des hommes cruels, elles questionnent les hommes de ce monde misogyne. Susan décrit la perte de sa virginité comme la “perte de la peau d’un trou, où l’enfer peut à présent entrer”. C’est une forte image parce qu’avant d’être tuée par la balle, un des voleurs pousse un revolver dans son vagin.
Certains lecteurs ont questionné la crédibilité du roman pour une raison spécifique. Susan, la narratrice éthérée veut absolument utiliser des moyens de transports humains, le taxi et le bus. Mais, les fantômes ne peuvent-ils pas voler?
Pareil à Kossi Efoui, la romancière de Till we can keep an animal examine le passé et les effets qu’il a sur le présent: elle essaie de localiser le crime en Afrique du Sud à partir d’un prisme social et d’expliquer comment le monde criminel se forge à partir de l’histoire de l’Afrique du Sud. “C’est dans l’histoire, je présume. Nous ne sortons pas de la douce démocratie” (ma traduction), dit un personnage du roman. Un autre continue: “Les esclaves se tournent vers eux-mêmes, deviennent accoutumés aux atrocités qu’ils doivent subir, et reflètent le comportement inhumain de leurs maîtres.” (ma traduction). Après avoir écouté une discussion à propos de la relation entre le passé abominable de l’Afrique du Sud – de l’esclavage à l’apartheid – et le présent brutal, Susan affirme: « Nous devrons surmonter notre histoire, nous devrons trouver une issue à la fosse septique de notre histoire. » (ma traduction)
Avec beaucoup moins de poésie qu’Efoui, Voysey-Braig fait dire à Susan, lorsqu’elle parle de sa mort : « Nous partons tous quand nous partons et voilà » (ma traduction). Elle dit que « mourir était écoeurant, comme si on est sur des montagnes russes … Comme si on voyageait tellement vite à l’extérieur de soi sans savoir où l’on va . » ( ma traduction); plus tôt Susan avait médité qu’elle « croyait qu’elle arrêterait de penser une fois morte; que toute cette douleurs, tous ces souvenirs, chaque désir, chaque injustice et bonheur arrêteraient en même temps que les fonctions biologiques du corps. »
Le réalisme poignant de la narration de Susan se manifeste à travers le roman, en voici quelques exemples: elle parle très tôt dans le roman de la violence sexuelle qu’elle a subie de la part de son oncle Bruce – raciste, avec des doigts pleins de graisse de biltong; ensuite elle parle de l’industrie de la mort – par exemple, l’approche méthodique de l’équipe qui vient remettre de l’ordre dans une maison où Susan est morte afin d’effacer les traces de sang de Susan (Susan: « Le désordre que j’avais fait »).
La narration au présent s’entrelace avec les souvenirs de Susan à propos de sa vie. Elle admet les contraintes de son mariage – l’espace restreint où elle s’occupait de ses passe-temps – et explore sa relation avec sa fille, Imogen, universitaire, dont les généralisations de la psychose des bandes criminelles de Cape Flat gangs et de la violence sexuelle, faites après la mort de sa mère, semblent être loin de la vérité. Au cours de la narration, Susan a aussi l’opportunité de revoir son amante, Emily, avec qui elle a eu une liaison et envers qui son mari William s’est toujours montré compatissant. L’épisode central du roman qui est essentielle dans cette histoire de violence sans fin souligne le fait que le personnel est irrémédiablement enchâssé dans le socio-historique. Dans cet épisode, la mère de Susan raconte à Imogen l’histoire de l’arrière-arrière-grand-mère d’Imogen, violée dans un camp de concentration britannique. Ce sont ces types d’épisodes où le savoir se forme, où le revenant permet à deux sphères de communication normalement séparées d’être combinées à un croisement entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’individu et ce qui se partage culturellement. De “sa” victime Susan Voysey-Briag dit qu’elle « la garde en vie pour que son histoire puisse continuer. J’invite les membres de sa famille, ceux qui sont vivants et ceux qui sont morts, de raconter leurs histoires à travers elle. Elle est le personnage principal et la narratrice ». La narratrice, Susan, décédée, se trouve piégée entre le monde des vivants et celui des morts, forcée à regarder ceux et celles qu’elle aime quand ils essaient de continuer de vivre après la mort de leur femme et mère chérie. Son mari et sa fille ont chacun leur façon de continuer la vie, mais ils le font tous les deux avec tendresse.
Conclusion
Longtemps avant l’orthodoxie slave ou grecque, les Anciens Grecs reconnaissaient que, lors d’une malchance extraordinaire, une personne pouvait être piégée indéterminément dans un état liminal, seuil. Son esprit ne pouvait pas se libérer de son corps, le corps ne pouvait pas se dissoudre et se libérer de la terre, et la personne était à jamais damnée, piégée, entre la vie et la mort. Lawson conclut la discussion terminologique de tels morts agitées:
Donc le problème alors de l’ancienne nomenclature des revenants est résolu, et les résultats sont: tous les revenants étaient d’abord appelés alastores “ceux qui errent, les vagabonds”; mais ensuite ce nom a été utilisé de façon restreinte pour n’inclure qu’une classe vindicative de revenants, à laquelle on donnait les noms de miastores et prostropaioi; et pour les revenants plus anodins et purement pitoyables il ne restait aucun nom mais on disait une seule chose simple de ces êtres : « Il erre ». (Lawson, 484)
Les revenants des romans brièvement analysés ci-dessus, Solo d’un revenant et Till we can keep an animal, errent dans le présent pour assurer que le lien avec le passé ne se perde pas, ne s’oublie pas. Les crimes, les massacres, les événements horribles du passé doivent être commémorés complètement et ce n’est qu’à ce moment-là que nos revenants seront en paix. Ces romans, semblables et en même temps distincts, soulignent l’essence et les tâches des intermédiaires : agir en tant que gardiens et protecteurs des individus, endroits ou peuples. Les anges ont parfois été explicitement identifiés aux fantômes ou aux revenants qui, en tant que messagers et traces spectrales d’une absence, errent sur le seuil entre le passé, le présent et le futur, contribuant à fixer l’ambiance moderne de la psyché en terme d’intériorisation du surnaturel. Les revenants hantent le monde, comme dans Solo d’un revenant où ils “vivent à travers, passent par” l’esprit comme des “passages translucides et ambigus d’un passé qui revient, ou vice versa, d’un avenir qui s’annonce. Dans les deux romans, le revenant désigne les médias verbaux, visuels, audibles et mnémoniques qui contribuent à la formation, la circulation et l’échange culturel et historique de l’imaginaire.
Notes
[2] Avant de roman Efoui a publié La Fabrique de cérémonies (2001) et La Polka (1998). Le troisième roman de Kossi fait largement écho aux deux précédents, La Polka et La Fabrique de cérémonies. Le premier de ces romans s’ouvre en effet sur le spectacle d’une ville en ruines, Saint-Dallas, qui n’est plus qu’un immense camp de réfugiés flanqué à tous les carrefours de haut-parleurs diffusant en boucle des messages à l’adresse de parents ou d’amis « disparus ». Le narrateur le parcourt inlassablement, à la recherche de deux de ses amis disparus, Nahéma do Nacimento, dite La Polka, une danseuse dont il est tombé amoureux, et Iléo Paras, un métis qui offrait la particularité de ne jamais apparaître sur les photos de classe ! Quant à La Fabrique de cérémonies, retraçant le périple d’Edgar Fall dans une ville explosée qui n’a plus grand chose à voir avec la ville de son enfance, d’où son nom d’ex-Fort Atlantis, d’ex-Ville haute, d’ex-Lomé, on peut dire également du héros qu’il souffre d’un déficit d’identité. On observe en effet que dans chacun des romans de Kossi Efoui les véritables héros sont des personnages « in abstentia ». La Polka et Iléo Paras ne doivent leur existence qu’aux souvenirs que conserve d’eux le narrateur, anecdotes, photos, tandis que dans La Fabrique de cérémonies, Johnny Quinqueliba, le photographe pressenti par Périple Magazine ne répond jamais au téléphone pour l’excellente raison qu’il s’est suicidé… à moins qu’on ne l’ait « suicidé » !
[3] On peut donc dire que le monde que nous donne à voir, ou à imaginer, Kossi Efoui se place sous le signe de la déréliction et de la dépossession. Ici comme ailleurs, la ville de Gloria ainsi nommée par antiphrase, offre le spectacle surréaliste d’une Afrique fantôme : livrée à la rhétorique et à la logorrhée de l’ONU, elle est traversée à intervalles réguliers par la moto-ambulance bricolée transportant les blessés et que signale l’avertissement en forme de leitmotiv « Attention la douleur passe ! Attention la douleur passe. Attention ».