L’espace figé de l’arpenteur.
Un personnage en prise avec l’espace géographique
Abstract: The article presents a comparative analysis of the topographist in Kafka’s novel “The Castle” and Pynchon’s “Mason & Dixon”.
Keywords: Franz Kafka, “The Castle”, Thomas Pynchon, “Mason & Dixon”, Comparative Literature
L’arpenteur, bien souvent, mesure la terre ; parfois, il donne sa mesure au texte. Des personnages d’arpenteurs semblent pouvoir le prouver, dans deux romans bien connus : Le Chateau de Franz Kafka et Mason & Dixon, de Thomas Pynchon. Le premier de ces deux romans, inachevé et posthume, raconte les aventures d’un vagabond qui tente de s’établir dans un village que surplombe un chateau en s’y faisant passer pour l’arpenteur. Dans le second sont présentées les aventures de deux personnages historiques, deux arpenteurs qui ont fait l’histoire des États Unis d’Amérique en traçant la frontiere entre la Pennsylvanie et le Maryland, de 1763 a 1768, ligne qui séparera ensuite les états esclavagistes des abolitionnistes qui s’opposeront lors de la guerre de Sécession. Dans ces deux romans, que séparent pourtant la plupart des révolutions scientifiques et littéraires du XXe siecle, l’espace représenté est mis en parallele avec l’espace de la création littéraire, et leurs diverses significations sont envisagées.
L’arpenteur, ” professionnel des techniques de mesure et de calcul des surfaces, des relevements de terrain “[1] se définit par son savoir-faire. Mais dans les deux romans de Kafka et Pynchon ou apparait ce type de personnage, la fixation de l’espace a laquelle il procede n’est-elle pas ce qui le caractérise le plus clairement ?
Pour commencer, comme le personnage de l’arpenteur semble se fonder avant tout par son activité, une présentation de son travail s’impose. Les lignes d’arpentage en sont les moyens et les productions les plus remarquables, tant dans la réalité référentielle que dans la littérature. Car, dans un deuxieme temps, ce sont elles qui enserrent l’espace et le figent sous les visées de l’arpenteur. Ces visées sont de différentes natures, et témoignent de la prise en compte en littérature, dans ce corpus, de questions scientifiques et politiques. Ces analyses conduisent a poser, pour finir, la question de la représentation de l’espace dans le texte par le biais de l’arpenteur.
1 L’arpenteur et les lignes
L’arpenteur est un personnage caractérisé, dans Le Chateau comme dans Mason & Dixon, par son statut de scientifique. Mais il peut etre placé sur le meme plan que d’autres professionnels de l’emploi de lignes. Cependant, les lignes d’arpentage, par leur statut et leur relation a l’espace présentent une indéniable singularité.
En effet, l’arpentage est une technique fondée sur plusieurs sciences. Le titre du personnage étudié : ” surveyor ” (en anglais) ou ” Landvermesser ” (en allemand), tout comme en français, est caractérisé par son suffixe de nom d’agent, mais les activités que recouvre cette technique apparaissent diversement dans ces trois langues : il s’agit de faire des relevés (to survey), mesurer le terrain (das Land vermessen), voire en arpents (cette unité de mesure qu’utilisaient les gromatici[2], les arpenteurs latins du Ier siecle de notre ere). Cependant, le français est caractérisé par l’apposition d’un autre substantif a ” arpenteur “, et la création d’un composé : ” géometre-arpenteur “, qui a rigoureusement le meme sens, et que l’on abrege souvent en ” géometre ” mais qui, en s’hellénisant, désigne la science maitresse mise en ouvre par les arpenteurs. Si, comme l’établit Philippe Hamon dans son article[3], un personnage littéraire est aussi caractérisé par sa ” compétence culturelle “, plus que son ” savoir-dire ” ou son ” savoir-vivre “, c’est son ” savoir-faire “[4] qui distingue l’arpenteur. Mais les sciences qui constituent le fondement de l’arpentage sont diversement représentées chez Kafka et Pynchon. Quand K. rencontre ses assistants, il s’entretient ainsi avec eux :
“Wo habt ihr die Apparate?” fragte K. “Wir haben keine”, sagten sie. “Die Apparate, die ich euch anvertraut habe”, sagte K. “Wir haben keine”, wiederholten sie. “Ach, seid ihr Leute!” sagte K., “versteht ihr etwas von Landvermessung?” – “Nein”, sagten sie. “Wenn ihr aber meine alten Gehilfen seid, müßt ihr doch das verstehen”, sagte K. und schob sie vor sich ins Haus.[5]
Cette ignorance de l’arpentage est expliquée bien plus tard. Elle semble néanmoins contredite par les singeries auxquelles Jérémie et Arthur, les deux assistants, se livrent devant K. :
Trotzdem aber wußte man leider aus den Erfahrungen bei Tageslicht, daß es sehr aufmerksame Beobachter waren, immer zu K. herüberstarrten, sei es auch, daß sie in scheinbar kindlichem Spiel etwa ihre Hände als Fernrohre verwendeten und ähnlichen Unsinn trieben oder auch nur herüberblinzelten und hauptsächlich mit der Pflege ihrer Bärte beschäftigt schienen, an denen ihnen sehr viel gelegen war und die sie unzähligemal der Länge und Fülle nach miteinander verglichen und von Frieda beurteilen ließen.[6]
Car en jouant au télescope ou en mesurant leurs barbes, ils s’appliquent, de maniere bien dérisoire, aux techniques de visée et de mesure qui sont fondamentales en arpentage (c’est pourquoi l’adjectif ” scheinbar “, employé ironiquement, désigne une vérité sous-jacente : les assistants jouent aux assistants sans l’etre et seule leur qualité d’assistants est apparente ; le jeu, lui, est bien réel). Thomas Pynchon, quant a lui, se montre bien plus prolixe, en ce qui concerne les techniques d’arpentage. Dans Mason & Dixon, il oppose bien souvent ses deux héros en fonction de la formation scientifique qu’ils ont reçue. Et ce, des leur premiere rencontre, quand Mason demande a Dixon s’il n’est pas lui-meme assez étrange a son gout :
Mason a-squint, “I’m not odd enough for you?”
“Well it is a peculiar station in Life, isn’t it? How many Royal Astronomers are there? How many Royal Astronomers’ Assistants are there likely to be? Takes an odd bird to stay up peering at Stars all night in the first place, doesn’t it.? On the other hand, Surveyors are runnin’ about numerous as Bed-bugs, and twice as cheap, with work enough for all certainly in Durham at present, Enclosures all over the County, and North Yorkshire,- eeh! Fences, Hedges, Ditches ordinary and Ha-Ha Style, all to be laid out. I could have stay’d home and made m’self a fine Living.?”
“They did mention a Background in Land-Surveying,” Mason in some Surprize, “but but that’s it? Hedges? Ha-Has?” [.]
[Dixon] Why, did You think I was another Lens-fellow? O Lord no,- I mean I’ve been taught the lot, Celestial Mechanics, all the weighty lads, Laplace and Kepler, Aristarchus, the other fellow what’s his name, – but that’s all Trigonometry, isn’t it.?
“Yet you,- ” how shall we put this tactfully? “you have look’d. ehm. through a. ehm.”
Dixon smiles at him encouragingly. “Why aye,- my old Teacher, Mr. Emerson, has a fine Telescope Ah believe the word is, encas’d in Barrel-Staves tho’ it be, and many’s the Evening I’ve admir’d the Phases of Venus, [.][7]
Dans ce dialogue entre Mason, assistant de Bradley, Premier Astronome du Roi, et Dixon, simple arpenteur, peut se lire la supériorité sociale et meme scientifique qui est conférée par la fonction d’astronome, opposée au statut vulgaire et médiocrement connoté, sur le plan scientifique, de l’arpenteur de campagne. La complaisance de Dixon a feindre de mal connaitre l’astronomie (et le soupçon qu’elle provoque chez Mason) est la preuve que cette différence entre les deux métiers est acceptée par leurs deux représentants dans le roman. Mais Pynchon n’oppose l’arpenteur-géometre a l’astronome que pour les réconcilier sans cesse par la suite. Car les deux pratiques sont complémentaires dans la mission que relate la plus grande partie de son roman : le tracé de la frontiere entre le Maryland et la Pennsylvanie. Nonobstant leurs formations différentes, il sont employés comme géometres. C’est que les techniques qu’ils ont apprises sont complémentaires l’une de l’autre : pour tracer une ligne le long d’un méridien terrestre (projection de l’axe de rotation de la terre sur elle-meme a la surface du sol), ils doivent successivement recourir a des observations astronomiques et a des relevés géométriques au sol, car le marquage au sol est complémentaire du repérage dans le ciel étoilé. Il permet ensuite de tracer des lignes d’arpentage bien orientées.
La premiere preuve de la complémentarité entre géométrie et astronomie réside en ce que les memes instruments sont employés par les deux spécialistes pour observer les mouvements des astres et viser les directions qui servent de but aux lignes qu’ils tracent au sol[8]. Des que les coordonnées du point de référence des travaux d’arpentage sont connues, le graphometre permet de calculer les angles nécessaires au tracé des lignes. Cet instrument, comme le télescope, est fixé sur un trépied qui accompagne sans cesse les géometres. Dans Mason & Dixon, cet aspect habituel de leur travail est souvent relevé. Ainsi : ” Now they begin the Day sighting into the Sun, and watching their own Shadows at Evening, Surveyor and Tripod and Instrument stretching back “[9]. Dos au soleil, les ombres gomment les différences de condition, et l’arpenteur, l’astronome et leur instrument, graphometre ou télescope, sont équivalents car soumis au meme phénomene optique. Les instruments des arpenteurs, qu’ils soient empruntés a la géométrie ou a l’astronomie, sont donc identifiés a leurs utilisateurs eux-memes. Le second témoignage de la complémentarité des deux sciences apparait dans la pratique de l’arpentage : les procédures de l’une s’enchainent a celles de l’autre, sans hiérarchie précise. C’est pourquoi Mason et Dixon se présentent de la meme façon, malgré les différences de caractere que Pynchon leur attribue. Ainsi, devant la méfiance des habitants de Lancaster (Pennsylvanie), qui pourraient se montrer hostiles a des ingénieurs payés par le roi d’Angleterre, Dixon joue du boniment tout en décrivant leur profession dans sa dualité :
“Why aye, Right as a Right Angle, we’re out here to ruffle up some business with any who may be in need of Surveying, London-Style,- Astronomickally precise, optickally up-to-the-Minute, surprisingly cheap. The Behavior of the Stars is the most perfect Motion there is, and we know how to read it all, just as you’d read a Clock-Face. We have Lenses that never lie, and Micrometer fine enough to subtend the Width of a Hair upon a Martian’s Eye- ball.[10]
Il parle ainsi d’arpentage en termes principalement astronomiques. Et Mason réagit de meme lorsqu’en excursion a Brooklyn, il se voit interrogé sur sa profession par des coquins. Il leur fait la réponse suivante : ” “I observe the Heavens,” Mason seeking thro’ the force of his upward gaze some self-Elevation, “I am a Cadastral Surveyor, upon a Contractual Assignment,” in a tone inviting a respectful hush “[11].
Pynchon n’est pas avare de précisions sur les sciences mises en ouvre par ses héros, il est souvent meme beaucoup plus précis, accumulant les termes techniques au risque de brouiller le lecteur avec son dictionnaire. Distinguant tantôt astronome et arpenteur, identifiant l’un a l’autre le plus souvent, il rend possible la définition de l’arpentage comme une technique fondée sur deux sciences, la géométrie et l’astronomie.
La constitution du personnage de l’arpenteur repose donc sur la mention, parfois tres détaillée, comme chez Pynchon, de son savoir-faire. Par la, la réalité de son travail sur le terrain peut rester secondaire, tant que les apparences sont respectées. Or elles sont figurées par la présence au côté des arpenteurs de leurs instruments de mesure et de visée. Sur ce point, les différences entre le traitement de l’arpenteur par Pynchon et par Kafka sont grandes. Mais elles s’expliquent par le statut éminemment problématique de K. comme arpenteur, puisqu’il n’exerce jamais cette profession dans Le Chateau[12]. C’est donc dans Mason & Dixon que se trouvent les descriptions des actions habituelles des arpenteurs et de l’utilisation de leurs instruments. Parmi tant d’autres, cet exemple peut etre cité :
When they reach the end of each twelve-mile-or-so segment, they stop, and set up the Sector, to find the distances, in Degrees, of several Stars, at their highest points in the Night, from the Zenith. Bradley’s Star Catalogue gives the Declination, or Celestial Latitude, for each Star. This value, plus the Zenith Distance, equals the Earthly Latitude of the Observing Point.[13]
L’accent doit etre mis sur la régularité de ces mesures, au fil de la progression des arpenteurs. Elles contribuent a donner a leur métier un caractere répétitif. Mais l’instrument le plus représentatif de l’arpentage est la chaine, grace a laquelle les dimensions des terres sont relevées, les bornes posées et les calculs géométriques appliqués sur le terrain. Pour mesurer la distance parcourue le long des frontieres de la Pennsylvanie, les deux arpenteurs de Thomas Pynchon font étendre la chaine au sol et compter le nombre de fois qu’il faut le faire chaque jour, le total donnant la distance parcourue. L’utilisation de la chaine, sans cesse reportée et toujours selon un alignement précis, confere au travail des arpenteurs une telle régularité et une telle proximité physique avec le sol, que cet instrument résume et représente l’essentiel de leur activité : la mesure des terres. Par la, les instruments des arpenteurs, et surtout la chaine, constituent une panoplie d’accessoires symboliques, au meme titre que les accessoires de certains personnages de théatre. L’arpentage est donc ce qui constitue l’identité du personnage de l’arpenteur, et ses accessoires l’assimilent a un personnage théatral.
Kafka est bien plus discret dans sa caractérisation du personnage de l’arpenteur, mais Pynchon le rejoint sur un point : la mention des commanditaires des travaux d’arpentage. Dans Mason & Dixon, il s’agit des ” Line Commissioners, from both Provinces, being political allies of the Proprietors “[14], partisans des familles Penn et Calvert, qui ont reçu la Pennsylvanie et le Maryland du roi James II d’Angleterre. Dans Le Chateau, quand le fils d’un vice-portier, Schwarzer, réveille K. qui s’est endormi dans l’auberge aussitôt apres son arrivée au village, ce dernier tente de faire cesser les questions sur son compte en prétendant : ” Sonst aber lassen Sie es sich gesagt sein, daß ich der Landvermesser bin, den der Graf hat kommen lassen “[15]. Mais il semble bien que cette explication ne lui soit inspirée que par les renseignements que lui fournit incidemment Schwarzer. Ces deux indices suffisent a établir que les arpenteurs sont employés par les propriétaires des terres a arpenter.
Mais pour que le travail commandé soit achevé, les arpenteurs doivent maitriser une troisieme technique : la cartographie. Dixon, dans sa jeunesse, dans le roman de Thomas Pynchon, a passé une partie de son apprentissage de géometre
perfecting his Draftsmanship, bending all day over the work-table, grinding and mixing his own Inks,- siftings and splashes ev’rywhere of King’s Yellow, Azure, red Orpiment, Indian lake, Verdigris, Indigo, and Umber. Levigating, elutriating, mixing the gum-water, pouncing and rosining the Paper to prevent soak-through.[16]
C’est que la cartographie joue un rôle important dans le travail des arpenteurs, qui, dans la plupart des cas, les place devant des cartes géographiques : il trouve son point de départ dans leur étude, et son point d’arrivée dans leur tracé. En effet, les questions de limites de propriétés foncieres se fondent sur les plans cadastraux, et les contestations reviennent a faire dresser de nouveaux plans, jugés plus justes. C’est pourquoi on définit le géometre comme un ” technicien qui s’occupe du levé de plans, du nivellement “[17]. En outre, les mesures au sol et les relevés astronomiques sont la base d’une description et d’une situation relative des lieux auxquelles la cartographie permet de durer : les bornes, memes ensevelies, restent marquées sur les cartes. La mission des deux arpenteurs de Pynchon est donc achevée lorsque Dixon a terminé de tracer la carte de leur ligne :
Mason is able to inspect the long Map, fragrant, elegantly cartouch’d with Indians and Instruments, at last. Ev’ry place they ran it, ev’ry House pass’d by, Road cross’d, the Ridge-lines and Creeks, Forests and Glades, Water ev’rywhere, and the Dragon nearly visible.[18]
Ces détails permettent de se figurer la précision requise dans l’exécution de ces cartes, et de placer la cartographie sur le meme plan que la géométrie et l’astronomie, dans l’arpentage. Kafka représente lui aussi cette face du métier d’arpenteur ; lorsque K. comprend qu’au moins une partie de l’administration comtale sait qu’il n’a jamais été question de faire venir un arpenteur, il donne au Chef de Commune avec qui il s’entretient une vision tres modeste de sa fonction, et l’oppose au tableau élogieux qu’il lui fait de l’activité bruyante de Sordini, fonctionnaire du Chateau : ” mein Ehrgeiz geht nicht dahin, große, mich betreffende Aktensäule entstehen und zusammenkrachen zu lassen, sondern als kleiner Landvermesser bei einem kleinen Zeichentisch ruhig zu arbeiten “[19]. Le fait que l’un des instruments du cartographe soit nommé confirme l’hypothese selon laquelle la cartographie fait partie du bagage technique de l’arpenteur.
Les trois sciences et techniques retenues pour une définition du métier de l’arpenteur, astronomie, géométrie et cartographie, ont en commun une certaine conception des lignes, que l’on peut déterminer par rapport a d’autres métiers, qui sont parfois représentés en littérature. D’autres sciences et techniques ont pour fondement scientifique l’astronomie et la géométrie : la géodésie, la géographie, la planimétrie, la topographie, voire la géomancie a laquelle ressortit le dragon mentionné plus haut par Pynchon. Mais les lignes d’arpentage sont bien moins longues que celles qui transcrivent la forme de la terre dans la géodésie ou représentent des données physiques et humaines en géographie. Elles se distinguent de celles de la planimétrie qui figurent le relief d’une terre, parce qu’elles l’ignorent, comme celles de la topographie, qui décrivent, rapportés a un plan, les contours d’un terrain. D’autres romans que ceux de Pynchon et Kafka présentent des professionnels des lignes. Ils permettent justement de cerner ce qui fait la singularité des arpenteurs. On trouve dans les récits autobiographiques de Segalen et Arseniev[20] des personnages d’archéologue, topographe et hydrographe en ces explorateurs de la Chine et de l’Oussouri qu’ils étaient. Mais les lignes qu’ils tracent sont celles de schémas, des levés de plans ou des relevés hydrographiques. Elles n’ont pas les deux caractéristiques fondamentales de la ligne d’arpentage : sa fonction de limite et son application a plat sur le relief, quel qu’il soit. Quant a la géomancie, son usage des lignes est trop symbolique pour se rapprocher de l’arpentage, dont la méthode repose sur la logique géométrique.
Tracer des lignes est donc le métier des arpenteurs. Dans ce corpus, ce point est surtout présent chez Pynchon. Les lignes de l’arpentage sont définies par l’astronomie et a la géométrie, et servent a mesurer ou a délimiter une terre. L’arpenteur est alors un personnage littéraire fortement déterminé par les sciences qu’il étudie, qu’il utilise et que ses instruments représentent a son côté, et par l’objet de son travail : les lignes qu’il trace. Mais la signification de ces lignes doit permettre de mieux se figurer le personnage de l’arpenteur.
2 Figer l’espace
Il reste un autre personnage traceur de lignes par rapport auquel se distingue l’arpenteur, l’architecte, dont la représentation littéraire est particulierement forte, ne serait-ce que par les réécritures du mythe de Dédale et le labyrinthe[21]. Mais l’architecte tire les lignes de ses constructions sur un sol qui a été préalablement mesuré, délimité et, comme on va le voir, figé par le travail de l’arpenteur.
Non que l’espace qui n’a pas été arpenté soit fluide, voire liquide et ne se tienne pas, mais l’arpenteur donne a l’espace une certaine forme d’immobilité et d’épaisseur qui rapproche son travail d’une coagulation. Pour figer l’espace sous son regard, l’arpenteur commence par le faire entrer dans l’abstraction. Le mot est cité par le narrateur de Mason & Dixon, le révérend Cherrycoke[22], lorsqu’il donne son avis sur les frontieres des premieres colonies britanniques en Amérique : ” there exists no “Maryland” beyond an Abstraction, a Frame of right lines drawn to enclose and square off the great Bay in its unimagin’d Fecundity, its shoreline tending to Infinite Length, ultimately unmappable “[23]. Le tracé géométrique des lignes d’arpentage, selon Cherrycoke, contraint la nature, création divine, et la soumet au cadre abstrait du rationalisme. L’espace arpenté et mesuré se trouve des lors profondément différent de ce qu’il était avant le passage des arpenteurs[24]. Abstrait, réduit a une série de calculs, cet espace n’est plus guere significatif que dans ses limites.
En effet, la question des frontieres, dont participe la mission des arpenteurs de Thomas Pynchon, donne a leur démarche intellectuelle d’abstraction et de rationalisation du monde une connotation politique. Celle-ci est également visible dans la réaction des paysans du Chateau a l’arrivée de K. dans l’auberge : ” Er sah die Bauern scheu zusammenrücken und sich besprechen, die Ankunft eines Landvermessers war nichts Geringes “[25]. Leur crainte est sans doute de voir cet arpenteur remettre en cause les limites de leurs terres. Et en effet, lorsque K. rencontre le Chef de Commune, celui-ci lui explique comment, a une certaine époque, engager un arpenteur a pu etre envisagé, meme si cette idée a ensuite été abandonnée. Il résume la situation de K. de la maniere suivante :
Sie sind als Landvermesser aufgenommen, wie Sie sagen; aber leider, wir brauchen keinen Landvermesser. Es wäre nicht die geringste Arbeit für ihn da. Die Grenzen unserer kleinen Wirtschaften sind abgesteckt, alles ist ordentlich eingetragen. Besitzwechsel kommt kaum vor, und kleine Grenzestreitigkeiten regeln wir selbst. Was soll also ein Landvermesser?[26]
La nature politique de la question est particulierement visible ici, dans la mesure ou le cadastre, les bornes, les clôtures, ou les partages auxquels K. aurait affaire sont issus de décisions concernant toute la communauté du village. L’arpenteur est donc manifestement employé par une communauté établie sur un espace quand sa répartition pose probleme. Mais des qu’un arpentage a réglé ces problemes, il n’est plus besoin de recourir a un arpenteur, car le précédent arpentage a figé l’espace conformément aux souhaits de ses commanditaires. Or cette politisation de l’espace est précisément la seconde étape du figement de l’espace, car les limites politiques donnent a l’espace arpenté une épaisseur : celle des décisions lourdes de sens et entérinées par la tradition.
En fin de compte, l’arpenteur fige l’espace parce que ce dernier est soumis par l’arpentage a la domination humaine, laquelle s’exerce a travers une abstraction rationalisante et une politisation de cet espace. Mais cette domination ne s’entend pas forcément en un sens uniquement politique. Dans le roman de Pynchon, lorsque Dixon parle de son enfance a Mason, un autre cas de domination se présente :
The open countryside seem’d made only to pull coal out of and run a few sheep on, and to harbor all the terrors imaginable to a boy. “I was only comfortable in the towns,” Dixon one day would admit, “or in Raby, protected by the Castle,- yet never car’d for the territory between.”
Mason looks on in some perplexity. “Rum affliction for a Surveyor, isn’t it?”
“Say that it provided me an incentive, to enclose that which had hitherto been without Form, and hence haunted by anything and ev’rything, if you grasp my meaning,- anything and ev’rything, Sir.”[27]
Il s’agit pour le jeune Jeremiah Dixon de dominer sa peur devant l’espace. La tache de l’arpenteur est parfois tres proche de la familiarisation avec un espace jugé d’abord hostile, ce que souligne la remarque de Mason. Le verbe utilisé par Dixon pour désigner la solution qu’il trouve a sa frayeur, ” to enclose “, est précisément celui qu’on utilise pour parler des travaux de clôturage dont les géometres-arpenteurs sont les spécialistes. Ainsi, arpenter, c’est aussi dominer une peur des espaces vides, car la mesure, par le balisage régulier qu’elle entraine, ne laisse plus de place a l’inconnu. C’est pourquoi l’arpenteur, pour figer l’espace, le strie.
Le concept de striage, emprunté a Gilles Deleuze et Félix Guattari[28] semble particulierement adapté a l’arpentage, – bien qu’il soit d’abord utilisé en musique par Pierre Boulez[29], parce qu’il comprend les memes idées de rythme et de régularité qui caractérisent le travail de l’arpenteur. De plus, il décrit clairement la modification la plus nette qui affecte l’espace au passage de l’arpenteur : ” Dans l’espace strié on ferme une surface, et on la “répartit” suivant des intervalles déterminés, d’apres des coupures assignées “[30]. Mais la clôture de l’espace prend un sens tout particulier a la lecture de Mason & Dixon, puisque les arpenteurs y sont employés par des colons qui fixent les frontieres de leur territoire sur un espace qui était auparavant parcouru par des nomades. Le narrateur en rend compte, tout en critiquant la conduite des colons avec les Indiens : ” there exists no “Maryland” [.] no more, to be fair, than there exists any “Pennsylvania” but a chronicle of Frauds commited serially against the Indians dwelling there, check’d only by the Ambitions of other Colonies to north and east “[31]. Par la, le territoire n’existe que dans l’histoire de son extorsion, et par rapport aux territoires qui le bornent. C’est pourquoi le striage de l’espace par les arpenteurs est une tache politique et sociale, puisque dans le cas des frontieres en particulier, elle est aussi un combat contre le nomadisme. Deleuze et Guattari sont plus précis a cet égard : fixer les frontieres est ” une des taches fondamentales de l’État “[32], et ils ajoutent : ” Non seulement vaincre le nomadisme, mais contrôler les migrations, et plus généralement faire valoir une zone de droits sur tout un “extérieur”, sur l’ensemble des flux qui traversent l’ocumene, c’est une affaire vitale pour chaque État “[33]. Les arpenteurs ne sont pas chargés de conférer a l’espace ce caractere juridique, mais en figeant l’espace dans les frontieres d’un territoire, ils rendent cela possible. C’est précisément la territorialisation telle que la définissent Deleuze et Guattari. Elle est certes inséparable de son opposé, la déterritorialisation, mais les arpenteurs y jouent un rôle qui n’est pas si différent qu’on pourrait le croire.
L’espace des arpenteurs est donc figé parce qu’il est traversé de lignes significatives. Mason, dans le roman de Pynchon, situe l’Observatoire de Greenwich ou il travaille ” steps from the Zero Meridian of the World “[34]. Comme astronome, Mason connait précisément la signification de cette ligne, sa définition a la fois contractuelle et par le mouvement de rotation de la terre sur elle-meme, et donc il peut se situer par rapport a elle dans l’univers. Les lignes des arpenteurs sont donc des limites qui strient l’espace et lui donnent un sens politique toujours fortement marqué. Elles le figent en le divisant en positions stratégiques : des territoires qui sont des instruments de pouvoir sur le monde et ses habitants.
Cependant, ces lignes ne sont pas seulement des instruments de mesure et de division de l’espace que les arpenteurs manient en professionnels. Les romans de Kafka et Pynchon sont également constitués de lignes, qu’elles soient narratives ou figurées, aussi doivent-ils etre envisagés selon l’influence possible du personnage de l’arpenteur sur leur éventuelle linéarité.
3 L’arpenteur et le texte
Dans les textes narratifs de ce corpus, le personnage de l’arpenteur soumettrait le lecteur a une double attente[35] : il serait question d’arpentage dans l’histoire racontée, et l’espace arpenté serait décrit, tout comme il est mesuré par l’arpenteur. La relation métaphorique du texte a l’espace que ce type de personnage laisse attendre peut s’expliquer par le fait que, selon Pierre Glaudes et Yves Reuter, ” l’etre et le faire se melent constamment dans l’unité-personnage “[36], car l’existence littéraire du personnage de l’arpenteur lui est, au moins en grande partie, conférée par son activité.
Force est pourtant de constater que le traitement littéraire de l’arpentage ne satisfait pas vraiment ces attentes. Les descriptions de paysages sont peu fréquentes, et limitées le plus souvent a quelques traits saillants, si bien qu’il s’agit, surtout chez Pynchon, de scenes pittoresques dans lesquelles l’espace n’est qu’un élément parmi d’autres, un décor[37]. De loin en loin, au fur et a mesure de l’avancée de Mason et Dixon dans leur tracé de la frontiere entre le Maryland et la Pennsylvanie, Pynchon introduit des passages descriptifs qui ont pour fonction de faire le point géographiquement ou idéologiquement. Ainsi, lorsque le couloir défriché a travers la foret s’approche de l’extrémité occidentale de la frontiere, le narrateur affirme :
Were the Visto to ‘ve cross’d the Warrior Path and simply proceeded West, then upon that Cross cut and beaten into the Wilderness, would have sprung into being not only the metaphysickal Encounter of Ancient Savagery with Modern Science,[38]
Cette rencontre entre le Sentier de Guerre et le Couloir est donc partiellement considérée comme un symbole de confrontation entre deux cultures totalement différentes, ou la rationalité occidentale serait incarnée par l’arpentage. Cette image semble d’autant plus évidente que la foret sauvage, ou circulent silencieusement des Indiens en guerre, s’oppose a la rectitude de la bande de terre défrichée au fur et a mesure que la ligne progresse, de relevé en relevé. Ainsi, le travail des arpenteurs suscite le plus souvent soit des descriptions techniques, soit des images tres tranchées, chez Pynchon. L’agrément figuratif de son texte est permis par ce qui est plutôt un trait du récit de voyage. Dans Le Chateau, Kafka attache beaucoup moins d’importance a représenter la réalité de l’arpentage, puisque son personnage semble voué a ne jamais exercer la fonction que le titre que tous lui donnent[39] devrait lui conférer. Cependant, l’arpentage est quelquefois évoqué. En particulier dans le dernier chapitre conservé, ou la patronne de l’Auberge des Messieurs, suspicieuse devant l’attention que K. porte a ses robes, l’interroge sur son métier : ” -“Was bist du denn eigentlich?” – “Landvermesser.” – “Was ist denn das?” K. erklärte es, die Erklärung machte sie gähnen “[40]. Que l’explication soit si ennuyeuse permet peut-etre de comprendre pourquoi Kafka n’évoque jamais l’arpentage dans son texte. C’est aussi pourquoi l’espace du Chateau, les paysages quelquefois décrits, sont caractérisés par leur inanité floue et blanche. Dans son article sur les premieres pages du roman, le philosophe Giampiero Comolli revient sur ces paysages neigeux si peu décrits :
Ma proprio questo silenzio sul paesaggio, che sembra sostenersi dunque per pura tautologia, lo riempie invece di fascino e di mistero. E un tacere li dove ci sarebbe molto da dire, il che implica che su quella neve, sulle stradine gelide e deserte, nelle casupole di legno, si senta la presenza di un non detto, di un enigma lasciato non interpretato, di un mistero.[41]
L’arpenteur de Kafka, parce qu’il n’arpente pas, ne semble pas modifier le regard porté sur le paysage, sans offrir non plus de perspective particuliere. Le caractere énigmatique du paysage de ce roman, si singulier, serait donc un effet de la grande discrétion de Kafka sur l’arpentage. Cela permet de soulever la question de la description, dans un roman ou le personnage principal est un spécialiste de l’espace, un personnage qui le parcourt, le mesure, le décrit en termes savants et le reproduit sur des cartes.
Mais cette question trouve une réponse dans l’usage que font des cartes Kafka et Pynchon. Kafka en parle tres peu, puisque le seul passage ou K. parle de cartographie ne mentionne guere que la petite table a dessin derriere laquelle il souhaite passer tout son temps[42]. Mais mentionner des cartes de géographie permet au texte de conserver un rapport métaphorique avec l’espace, dans son étendue et toute sa diversité, quoique celui qu’a parcouru l’arpenteur ait été figé sous ses mesures. Mason & Dixon est assez riche en évocations de cartes, mais un de ces passages présente l’intéret de traiter d’un probleme contemporain de ses deux héros (qui sont aussi des personnes inclues dans l’histoire) : celui de la méthode d’établissement de la longitude d’un vaisseau en mer[43]. La Royal Society, a Londres, offre une récompense a qui le résoudra, et Mason est chargé par son supérieur d’étudier les nombreux courriers qui affluent. ” Occasionally Insanity roll’d a sly Eye-ball into the picture. Treatises on “Para-geography” arriv’d, with alternative Maps of the World superimpos’d upon the more familiar ones “[44]. Ces lignes ont l’intéret de montrer combien le traitement de l’espace par la carte offre de liberté a l’auteur : l’espace peut etre aussi bien réel qu’imaginaire, et grace a la superposition que permet le dispositif de la carte géographique, simple document sur papier, il peut se présenter dans ces deux dimensions concurrentes. La mention de cartes géographiques permet donc d’éviter un recours trop fréquent au regard trop technique de l’arpenteur sur l’espace et de l’inclure dans le texte sans risquer d’ennuyer le lecteur. Qui plus est, la carte peut meme n’etre qu’imaginaire : elle ouvre alors le texte sur un espace qui n’est pas l’horizon immédiat des personnages. Ainsi pendant leur voyage vers le Cap ou, avant d’embarquer pour le Maryland, les deux héros de Mason & Dixon vont observer le passage de Vénus devant le soleil alors qu’ils auraient du voir cette éclipse depuis Sumatra, ils y font des voyages imaginaires :
The Astronomers have a game call’d “Sumatra” that the Revd often sees them at together,- as children, sometimes, are seen to console themselves when something is denied them,- their Board a sort of spoken Map of the Island they have been kept from and will never see. “Taking a run to Bencoolen, anything we need?” “Thought I’d nip up the coast to Mokko-Mokko or Padang, see what’s a-stir.” “Nutmeg Harvest is upon us, I can smell it!” Ev’ry woman in “Sumatra” is comely and willing,[45]
La citation des noms de villes suffit a ouvrir un espace imaginaire inclus dans l’espace du récit. Cette carte écrite, et non dessinée, n’est pas au cour du travail des arpenteurs, mais elle signifie que s’ils ferment l’espace en l’enserrant dans leurs lignes et leurs calculs, ils peuvent aussi, grace a leur sensibilité géographique, faire du texte une métonymie de l’espace dans sa diversité infinie.
Scientifique dans un texte littéraire, le personnage de l’arpenteur semble donc a premiere vue avoir sur l’espace une action contraignante. Qu’il le mesure, le décrive par le truchement du narrateur ou le parcoure, il le fige : il le strie, le divise et le répartit. Les deux ouvres du corpus présentent deux visions bien différentes de ce type de personnage. Néanmoins l’épure que propose Kafka permet de l’identifier par quelques éléments de base, qui se trouvent bien plus développés chez Pynchon (le travail sur commande, les accessoires, la mesure de la terre). Mais il semble aussi que la présence active de l’arpenteur dans l’espace en fasse un biais pour offrir au lecteur une représentation alternative de celui-ci, car elle ne lui parvient pas seulement par le récit ni par la description, mais par des chemins détournés qui sont ceux de la fantaisie géographique, ce qui peut remettre en question la conception d’un espace figé de l’arpenteur.
Néanmoins, cette premiere étude peut contribuer a montrer la riche signification de l’espace, dans la représentation romanesque. C’est d’autant plus flagrant qu’il n’est, a premiere vue, pour un arpenteur, que son terrain de travail. Mais le terrain est un terreau fertile pour l’auteur, qui grace a son personnage, fait de l’espace un domaine ou apparaissent des enjeux de savoir et de pouvoir, mais qui est aussi le symbole des possibles. L’espace est en effet envisagé a la fois dans et hors ses limites géographiques ou politiques, et l’arpenteur permet donc au texte littéraire de s’ouvrir sur une pratique et une poétique de l’espace géographique.
Notes
[1] Paul Robert, Le grand Robert de la langue française, 2e édition revue et corrigée par Alain Rey, Paris, Dictionnaire Le Robert, 1986, s. v. ARPENTEUR. Le relevement est la détermination de la position d’un objet sur la surface terrestre.
[2] V. Chouquer (G.) et Favory (F.), L’arpentage romain, Paris, Éditions Errance, 2001, passim.
[3] Philippe Hamon, ” Pour un statut sémiologique du personnage “, in Roland Barthes et al., Poétique du récit, Paris, Seuil, coll. ” Points “, 1977, p. 115-180.
[4] Philippe Hamon, loc. cit., p. 159.
[5] Franz Kafka, Das Schloß, (1926) Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1989, p. 22 ; tr. fr. Le Chateau, par Bernard Lortholary, Paris, GF-Flammarion, 1984, p. 39 : ” – Ou avez-vous mis les appareils ? demanda K. / – Nous n’en avons pas. / – Les appareils que je vous ai confiés, dit K. / – Nous n’en avons pas, répéterent-ils. / – Ah, vous etes de drôles de gens, dit K. Vous connaissez le travail de géometre ? / – Non. / – Mais si vous etes mes anciens assistants, vous devriez. / Ils ne répondirent rien. / – Eh bien, venez donc, dit K. en les poussant dans l’auberge “.
[6] Franz Kafka, op. cit., p. 46 ; tr. fr., op. cit., p. 71 : ” Mais hélas on savait d’expérience qu’au grand jour c’étaient des observateurs tres attentifs, qui avaient toujours les yeux braqués sur K., soit qu’ils jouassent, d’une maniere apparemment puérile, a mettre leurs mains en longue-vue et autres sottises du meme genre, soit qu’ils se contentassent de lorgner d’un oil mi-clos en feignant de s’occuper principalement de l’entretien de leurs barbes, qui leur importaient beaucoup et dont ils comparaient cent fois les longueurs et les épaisseurs en prenant Frieda a témoin “.
[7] Thomas Pynchon, Mason & Dixon, New York, Henry Holt and Company, 1997, p. 16-17 ; tr. fr. Mason & Dixon, par Christophe Claro et Brice Matthieussent, Paris, Seuil, coll. ” Fictions & Cie “, 2001, p. 19-20 : ” Rapide coup d’oil de Mason. / “Vous ne me trouvez point assez singulier a votre gout ? / – Ma foi, c’est la un état plutôt remarquable, non ? Combien d’Astronomes du Roi y a-t-il ici ? Combien d’Assistants aupres des Astronomes du Roi croyez-vous qu’on puisse trouver ici ? Il faut etre un drôle d’oiseau pour observer les Étoiles toute la nuit, non ? D’un autre côté, les Géometres sont aussi nombreux que les punaises, et d’une valeur deux fois moindre, avec assurément de l’ouvrage a foison a Durham : enclosures de par tout le Comté, dans le North Yorkshire, – bah ! clôtures, haies, fossés, maçonnés ou comblés de haies vives, tous nécessitant conception. J’aurais pu rester chez moi et vivre sur un bon pied. ? / – On m’a, il est vrai, signalé vos travaux d’Arpenteur, fait Mason, quelque peu étonné. Mais. mais ce n’est que cela ? Des haies ? Des haies vives ? / [.] Diantre, m’auriez-vous pris pour un de ces comperes lorgneurs ? Ô, Seigneur, non, – entendez-moi bien, on m’a instruit en tout : la mécanique céleste, tous les quidams de conséquence, Laplace et Kepler, Aristarque, et cet autre dont le nom m’échappe. Mais tout cela n’est que Trigonométrie, n’est-ce pas ? / – Cependant vous. (Comment exprimer la chose avec délicatesse ?) vous avez observé. hum. au moyen d’un. hum.” / Dixon l’encourage d’un sourire. / “Ma foi, oui, – mon vieux Professeur, M. Emerson, possede un excellent Télescope, je crois que c’est le mot, enchassé dans des douves pour tonneaux si l’on veut savoir, et j’ai plus d’un soir admiré les phases de Vénus [.] “.
[8] Pour des photographies commentées de certains instruments utilisés par les arpenteurs (odometre, graphometre, théodolite, sextant, chronometre), v. George Kish, La carte, image des civilisations, Paris, Éditions du Seuil, 1980, planches 86-91, légendes p. 266-268.
[9] Thomas Pynchon, op. cit., p. 466 ; tr. fr., op. cit., p. 464 : ” Ils commencent maintenant leurs journées par une visée du Soleil, et le soir ils observent leurs propres ombres, Géometre, Trépied et Instruments s’allongeant devant eux “.
[10] Thomas Pynchon, op. cit., p. 342 ; tr. fr., op. cit., p. 343 : ” Eh bien oui, c’est simple comme bonjour, nous sommes ici pour conclure des affaires avec tous ceux qui peuvent avoir besoin de Levés, dans le Style Londonien, – de grande précision Astronomique, optiquement réglés a la seconde pres, et d’un cout étonnamment bon marché. Le comportement des Étoiles est le Mouvement le plus parfait qui soit, et nous savons comment le lire dans son Entier, tout comme on lit l’Heure sur le cadran d’une Horloge. Nous avons des Lentilles qui ne mentent jamais, des Micrometres assez précis pour mesurer la largeur d’un Cheveu sur la Prunelle d’un Martien “.
[11] Thomas Pynchon, op. cit., p. 401 ; tr. fr., op. cit., p. 399 : ” “J’observe les Cieux (Mason cherchant par son regard ascendant a susciter quelque auto-Élévation), je suis Géometre cadastral, missionné par Contrat”, sur un ton qui invite au silence respectueux “.
[12] V. Erwin R. Steinberg, ” K. of The Castle: Ostensible Land-Surveyor “, College English, vol. 27, ns 3, déc. 1965, p. 185-189.
[13] Thomas Pynchon, op. cit., p. 461 ; tr. fr., op. cit., p. 459 : ” Lorsqu’ils atteignent l’extrémité de chaque Segment d’environ douze miles, ils font une pause et installent le Compas, pour déterminer les distances, en Degrés, de plusieurs Étoiles, a leur point le plus élevé de la Nuit, a partir du zénith. Le Catalogue stellaire de Bradley fournit la Déclinaison, ou Latitude céleste, de chaque Étoile. Cette valeur, ajoutée a la Distance zénithale, donne la Latitude terrestre du Point d’Observation “.
[14] Thomas Pynchon, op. cit., p. 291-292 ; tr. fr., op. cit., p. 293 : ” Commanditaires de la Ligne, originaires des deux Provinces, alliés politiques des Propriétaires “.
[15] Franz Kafka, op. cit., p. 8 ; tr. fr., op. cit., p. 23. : ” Pour le reste, vous voudrez bien noter que je suis le géometre que le Comte a fait venir “.
[16] Thomas Pynchon, op. cit., p. 242 ; tr. fr., op. cit., p. 245 : a ” perfectionner son Art du Dessin, penché tout le jour au-dessus de la table de travail, écrasant et mélangeant ses propres encres, – partout des tamisages et des éclaboussures de jaune du Roi, d’azur, de rouge sulfure, de laque de Chine, de vert-de-gris, d’indigo et d’ombre. Délayant, décantant, melant l’eau gommée, martelant et colophanant le papier pour éviter tout facheuse imprégnation “.
[17] Paul Robert, op. cit., s. v. GÉOMETRE. Le nivellement est la détermination des altitudes relatives des points d’un terrain. Il permet les travaux d’irrigation, de drainage.
[18] Thomas Pynchon, op. cit., p. 689 ; tr. fr., op. cit., p. 684 : ” Mason peut, enfin, examiner la longue Carte, odorante, élégamment cartouchée d’Indiens et d’Instruments. Tous les endroits qu’ils ont traversés, toutes les maisons par lesquelles ils sont passés, les routes empruntées, les sommets montagneux et les cours d’eau, les forets et les clairieres, partout de l’eau, et le Dragon quasi visible “.
[19] Franz Kafka, op. cit., p. 66 ; tr. fr., op. cit., p. 95 : ” mon ambition n’est pas de faire s’ériger et s’effondrer de grandes colonnes de dossiers me concernant, c’est d’etre un petit géometre qui travaille tranquillement a sa petite table a dessin “.
[20] V. Victor Segalen, Feuilles de route (inédit), Équipée (1929), in Ouvres completes, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1995 (deux tomes), et Vladimir Arseniev, Dersou Ouzala : la taiga de l’Oussouri (1923), traduit du russe par Pierre P. Wolkonsky, Paris, Pocket, coll. ” Presses Pocket “, 1996, et Aux confins de l’Amour (1937), traduit du russe par Antoine Garcia et Yves Gauthier, Arles, Actes Sud, coll. ” Terres d’aventure “, 1994.
[21] En faire le parcours demanderait un long travail de recherche, mais on peut mentionner les labyrinthes raciniens, borgesiens ou le jeu de Joyce sur le nom de son héros : Dedalus.
[22] Ce narrateur fictif est présenté comme un contemporain de Mason et Dixon et un témoin de leurs aventures. C’est a lui que l’on doit un usage immodéré des majuscules, selon la mode de son époque.
[23] Thomas Pynchon, op. cit., p. 354 ; tr. fr., op. cit., p. 354 : ” il n’existe aucun “Maryland” autrement qu’Abstrait, un cadre de Lignes perpendiculaires tracées pour enclore et isoler la grande Baie dans sa Fécondité inconcevable, la Ligne du rivage tendant vers une Longueur Infinie, presque impossible a cartographier “.
[24] Segalen parle d'” emprise intellectuelle ” pour expliquer le changement qui affecte l’espace parcouru et mesuré (Victor Segalen, Équipée (1929), in op. cit., t. 2, p. 302).
[25] Franz Kafka, op. cit., p. 9 ; tr. fr., op. cit., p. 23 : ” Il vit les paysans se serrer peureusement les uns contre les autres et se concerter, l’arrivée d’un géometre n’était pas une mince affaire “.
[26] Franz Kafka, op. cit., p. 60 ; tr. fr., op. cit., p. 87 : ” Vous etes accepté comme géometre, comme vous dites, mais malheureusement nous n’avons pas besoin de géometre. Il n’y aurait pas pour lui le moindre travail. Les limites de nos petites exploitations sont fixées, tout est enregistré en bonne et due forme, il n’y a guere de mutations et les petits conflits de bornages se reglent entre nous. Qu’aurions-nous donc a faire d’un géometre ? “.
[27] Thomas Pynchon, op. cit., p. 504 ; tr. fr., op. cit., p. 501 : ” La campagne alentour semblait faite uniquement pour qu’on en extraie du charbon et qu’on y promene quelques moutons, et pour y loger toutes les frayeurs imaginables chez un enfant. / “Je ne me sentais a l’aise que dans les villes, finit par admettre un jour Dixon, ou a Raby, sous la protection du Chateau, – mais ne me suis jamais soucié du territoire entre les deux.” / Mason leve les yeux, quelque peu perplexe. / “Étrange affliction chez un Géometre, non ? / – Disons qu’elle m’a fourni une motivation, pour cerner ce qui jusqu’alors était privé de Forme, et de fait hanté par tout et n’importe quoi, si vous voyez ce que je veux dire, – tout et n’importe quoi, Monsieur “.
[28] Deleuze (G.) et Guattari (F.), Mille plateaux : Capitalisme et schizophrénie, 2e partie, Paris, Minuit, 1980.
[29] Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui (1964), Paris, Gallimard, Tel, 1987, notamment p. 103-107.
[30] Deleuze (G.) et Guattari (F.), op. cit., p. 600.
[31] Thomas Pynchon, op. cit., p. 354 ; tr. fr., op. cit., p. 354 : ” il n’existe aucun “Maryland” [.] – mais pas davantage, pour etre juste, qu’il n’existe une “Pennsylvanie” en dehors d’une Chronique des escroqueries maintes fois commises aux dépens des Indiens qui y habitent, et seulement avérées par les ambitions des autres Colonies situées au Nord et a l’Est “.
[32] Deleuze (G.) et Guattari (F.), op. cit., p. 477.
[33] Ibid.
[34] Thomas Pynchon, op. cit., p. 211 ; tr. fr., op. cit., p. 214 : ” a quelques pas du Méridien zéro du Monde “.
[35] Cet ” horizon d’attente ” est considéré dans la perspective de Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception (1977), traduit de l’allemand par Claude Maillard, [Paris], Gallimard, 1990.
[36] Glaudes (P.) et Reuter (Y.), Le personnage, Paris, Presses Universitaires de France, Que sais-je ?, 1998, p. 73.
[37] Entre autres exemples, dans Mason & Dixon : a Philadelphie (chapitre 26), le marché de Cumberland (chapitre 66), la taverne du Rabbin de Prague (chapitre 50), ou les jeunes gens de Williamsburg (Maryland, chapitre 39).
[38] Thomas Pynchon, op. cit., p. 650 ; tr. fr., op. cit., p. 645 : ” Si le Couloir avait croisé le Sentier de Guerre et simplement continué vers l’Ouest, alors a ce croisement infligé et apposé sur l’Étendue sauvage, aurait surgi non seulement la Rencontre métaphysique de l’ancienne Barbarie et de la Science moderne “. . ce qui aurait aussi surgi, c’est une taverne.
[39] Un recensement exhaustif des façons de nommer K. dans Le Chateau n’a pas sa place ici, mais on lui donne presque toujours du ” Herr Landvermesser “, et aucun personnage ne prononce son patronyme curieusement abrégé. Sur l’onomastique mise en ouvre dans Le Chateau, v. Marthe Robert, L’ancien et le nouveau (1963), Paris, Grasset, Les Cahiers Rouges, 1988, p. 222-226.
[40] Franz Kafka, op. cit., p. 296 ; tr. fr., op. cit., p. 372 : ” – Qu’est-ce que tu es, en fait ? / – Géometre. / – Qu’est-ce que c’est que ça ? / K. lui expliqua, l’explication la fit bailler “.
[41] Giampiero Comolli, ” Quando sul paese innevato silenziosamente appare il Castello. (La propensione narrativa di fronte al paesaggio inenarrabile) “, in Vattimo (G.) et Rovatti (P. A.), Il pensiero debole (1983), Milan, Feltrinelli, 1997, p. 188, tr. pers. : ” Mais en fait, ce silence sur le paysage, qui semble donc se maintenir par pure tautologie, le remplit au contraire d’enchantement et de mystere. C’est se taire, alors qu’il y aurait beaucoup a dire, ce qui implique que sur cette neige, sur les petites routes glacées et désertes, dans les maisonnettes de bois, on sent la présence d’un non-dit, d’une énigme laissée sans interprétation, d’un mystere “.
[42] V. plus haut, p. 6.
[43] Sans entrer dans les détails, la difficulté consiste en ce qu’il suffit de connaitre l’heure sur ce bateau et son décalage avec une heure de référence (celle de Greenwich par exemple) pour calculer la longitude (une heure correspondant a quinze degré sur la sphere terrestre dont la rotation autour du soleil se fait en 24 heures). Mais les horloges du XVIIIe siecle résistent mal au roulis et se faussent. Il faut attendre la montre de Harrisson pour parvenir a des mesures a peu pres justes.
[44] Thomas Pynchon, op. cit., p. 141 ; tr. fr., op. cit., p. 145 : ” Parfois la Déraison coulait un oil espiegle dans le tableau. Des Traités sur la “Para-géographie” arrivaient, avec des cartes alternatives du Monde surimposées sur des cartes plus ordinaires “.
[45] Thomas Pynchon, op. cit., p. 57 ; tr. fr., op. cit., p. 61 : ” Les Astronomes ont un jeu appelé “Sumatra”, auquel le Révd les surprend souvent a jouer ensemble, – de meme voit-on parfois des enfants se consoler lorsqu’on leur a refusé quelque chose, – leur table de jeu une sorte de Carte écrite de cette ile dont on les tient éloignés et qu’ils ne verront jamais. / “Je vais faire un tour a Bencoulen, de quoi avons-nous besoin ? / – J’ai envie de longer la côte jusqu’a Mokko-Mokko ou Padang, histoire de voir ce qui s’y passe. / – Nous arrivons en pleine récolte de la noix de muscade, je la sens d’ici !” / Toutes les femmes de Sumatra sont accortes et consentantes “.