Roumiana L. Stantcheva
Université de Sofia « St. Kliment Ohridski », Bulgarie
r.stantcheva@europe.com
Le roman – un genre incertain.
Les controverses de la critique littéraire bulgare et roumaine de l’entre-deux-guerres
The Novel as an Uncertain Literary Genre.
The Discussions of the Bulgarian and the Romanian Interwar Literary Critics
Abstract: Throughout the 1920s and 1930s, there were doubts as to which texts qualified as novels. This state of affairs reveals the lack of self-confidence in the merits of the national literatures, as well as a lack of satisfaction and frustration with the little accumulated literary value during the time of modern development (from the second half of the 19th century ahead). The insufficient clarity as to what constitutes a novel led to many critics belittling the significance of texts because of their brevity, authors introducing personal/ lyric/ subjective atmosphere, or in the cases when these were fragmented, of cinematographic montage techniques. This paper gives examples of exaggerated requirements in the past, introducing a series of contemporary criteria for the novelistic genre, and reevaluating in the process some of the aforementioned texts.
Keywords: novel; genre; Romanian interwar literary criticism; Bulgarian interwar literary criticism; contemporary criteria for the novel genre.
Les littératures balkaniques ont formé leurs tendances modernes pendant le XVIIIe et le XIXe et surtout au XXe siècle, au contact très serré avec les littératures occidentales. Tout comme les sociétés qui ont cherché à créer des états nationaux modernes, les écrivains ont contribué à créer les littératures nationales modernes. Une des grandes réussites des sociétés du Sud-est européen et de leurs littératures se résume par l’effort de promouvoir les idéaux issus de l’époque des Lumières. Le roman paraissait le genre idéal pour garantir cette tendance sociale.
Le roman dans la littérature bulgare et dans la littérature roumaine a des échantillons depuis la deuxième moitié du XIXe siècle. Son épanouissement visible se situe néanmoins pendant l’entre-deux-guerres. C’est à la même l’époque que se déroulent les discussions les plus acharnées dans le domaine nous faisant penser à une conception flottante du roman. La polémique émerge autour des thèmes actuels du roman, autour de l’idéologie qui en découle, autour de la démarche narrative, et surtout autour du volume nécessaire du texte pour pouvoir parler de roman. Les critiques discutent, par exemple, en Roumanie, au sujet du roman « Ion » de Liviu Rebreanu (1921). Et si d’un côté le thème paysan met pour certains en doute l’actualité de l’œuvre, les controverses de la critique apparaissent d’un autre côté à cause de l’objectivité du narrateur qui se garde d’exprimer des partis pris. En Bulgarie, le livre d’Aleko Konstantinov « Bay Ganio » (1895) crée les premiers débats dans ce domaine et continue à inquiéter la critique littéraire bulgare, entre autre, par son genre – roman ou livre – recueil de récits, groupés autours d’un personnage. D’autres divisions, entre les tendances lyriques, prosaïques (y compris en ce qui concerne la langue brute), subjectives, psychologiques et les tendances objectives, soulèvent dans chacun des deux pays des questions sur l’authenticité du roman et le rôle du narrateur.
On admet d’habitude que « les genres littéraires sont de conventions comme les autres formes du discours. »[1] Cependant les littératures qui se trouvent à la périphérie face à un centre (Europe Occidentale) sentent une pression invisible mais consistante par cette configuration. La conscience critique dans les deux littératures aboutit souvent à l’impasse. La question « pourquoi n’avons-nous pas un roman ? » est assez fréquente et assez paradoxale dans un contexte littéraire qui abonde en romans de tous les sous-genres – roman social, roman psychologique, roman historique, roman expérimental, roman lyrique. Seulement les idées préconçues des théoriciens et critiques littéraires sud-est européens, formés prioritairement dans les universités françaises et allemandes, se heurtent à la nécessité de s’adapter à la réalité locale. Des exemples majeurs comme Balzac, Flaubert, Proust, connus et commentés dans les contextes respectifs, créent des tentions et des exigences excessives.
Un des critiques littéraires important dans les lettres bulgares contemporaines, Nicola Gheorghiev, a proposé une logique supplémentaire face à la difficulté de diviser les textes en romans et nouvelles. Il réfléchit sur « deux types principaux de narration», dont l’un, celui lié surtout au roman, suppose « une vue du monde comme combinaison entre accalmie et changement », tandis que l’autre type, celui lié à la nouvelle ou au récit, nous montre « le monde comme formé par des événements uniques, non répétables, étranges ».[2] Pourtant l’auteur se rend compte du fait que cette division ne fonctionne pas d’une manière obligatoire. Nous lisons dans le même texte critique ses réflexions sur la nécessité de vérifier chaque cas particulier et même une certaine amertume liée à la constatation que « la division du genre épique en sous genres est imbibé par la condition quantitative ».[3]
Du point de vue de notre contemporanéité et dans le registre de la « pratique des modèles et des représentations des genres »[4], nous avons l’avantage de connaître la suite de l’intrigue : de savoir lesquels des romans ont « survécus » ? Dans ce jugement postérieur nous ne pouvons omettre les déformations effectuées par la critique littéraire au temps communiste, lorsque le choix reposait sur des critères fortement idéologisés, et respectivement le canon littéraire en devenait faussement modifié. Il n’est pas étonnant alors que l’histoire du roman dans le Sud-est continue à être relue et réécrite de nos jours.[5]
Chacune des littératures du Sud-est européen possède ses propres spécificités, mais ces littératures se ressemblent par le fait d’avoir un horizon d’attente très élevé pour la production nationale.[6] D’autre côté le roman dans les deux littératures a eu des échantillons remarquables mais ce genre n’a pas présenté une évolution aussi nette comme par exemple celui de la littérature française. Le roman réaliste, le roman naturaliste, le roman psychologique ne sont pas consécutifs mais en croissance et concurrence presque simultanée aux années 1920 et 1930. Respectivement la critique littéraire dans ces pays obéit à la forte pression de l’idée de progrès, de développement, liée au roman du temps moderne et cette critique admet difficilement le spécifique local. Cela nuit à la compréhension comparatiste que les littératures doivent leur développement aussi bien à leur propre tradition qu’au contexte international connu. La forme du roman bref pouvait être due à la petite expérience locale pour les formes prosaïques plus développées, mais aussi ce résultat pouvait provenir d’une contamination aux procès de décomposition que connaît le roman français vers la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ou encore d’une nouvelle disposition psychique de l’écrivain et de son lecteur à l’époque de l’entre-deux-guerres.
1. Les controverses de la critique littéraire.
Pour commencer, citons l’article du critique littéraire roumain Mihaï Ralea, qui, en 1927, met à un de ses essais un titre bien gênant pour ses contemporains: « Pourquoi n’avons-nous pas de roman ? ».[7] Et cela à l’époque même où le roman roumain est en développement assez rapide et massif. Les exigences de l’auteur se basent sur des autorités en contexte français, qui ont commenté ce genre à partir de leur expérience : Brunetière, A. Thibaudet, H. Massis, et il cite de même l’allemand R. Müller-Freienfels. Même si des romanciers roumains, dont il est question dans l’article, se sont déjà affirmé dans la littérature roumaine (et le critique les cite : M. Sadoveanu, L. Rebreanu, Ionel Teodoreanu, Cezar Petrescu, Hortensia Papadat-Bengescu) il n’éprouve pas la satisfaction et ne voit pas la richesse de ce genre dans son pays en comparaison avec ce qu’il connaît de la littérature française. Le titre comporte des intentions polémiques et rhétoriques. Les exigences de Mihaï Ralea reposent sur des motivations de psychologie du peuple, notamment il souligne la nécessité d’un caractère combatif qui aurait assurer « le destin tragique » des héros de Balzac, Dostoïevski ou Tolstoï. Le critique trouve les insuffisances du roman roumain dans « l’esprit transactionnel de compromis », dans l’adaptation facile.[8] Mihaï Ralea reste en attente de l’apparition de l’individu fort qui aurait conditionné la présence du roman. Effectivement la littérature française a la chance de posséder un riche en exemples développement du roman moderne, bourgeois, tout au long du XIXe siècle, ainsi que la critique et théorie qui le desservent. La littérature roumaine et la littérature bulgare ont un développement moderne au commencement relativement tardif. Cela fait que la critique se range quant aux représentations du développement des genres et les éléments théoriques aux côtés des confrères occidentaux. En même temps la pratique locale de la prose ne satisfait pas ces mêmes exigences théoriques ; le roman bourgeois est à peine créé lorsque plusieurs jeunes écrivains s’engagent dans le roman individuel, intériorisé, raconté à la première personne.
Pour donner un autre exemple plus concret nous allons nous arrêter sur un roman bulgare des années 1930 – Le soleil éteint – qui a bouleversé les cercles critiques, ainsi que politiques, tandis que plus tard, au temps communiste, ce roman a été interdit. Simultanément son auteur, Vladimir Polianov, a dû supporter les hostilités du régime.
Le roman se base sur un évènement actuel alors, à savoir : le coup d’Etat du 9 juin 1923 qui a renversé le gouvernement gauchiste du Parti de l’Union agrarienne d’Alexandre Stambolijski ; l’insurrection communiste du 23 septembre 1923, écrasée par le nouveau gouvernement en place divise dangereusement le champ politique en Bulgarie. Les personnages du roman sont présentés comme ceux qui ont effectué le coup d’Etat du 9 juin, mais ce sont en fait des personnes sans volonté de gouverner qui laissent monter au pouvoir des gens corrompues (le personnage Zdravev). Le héros principal Assia Strumski souffre moralement, après le coup d’état auquel il a participé. Mais il souffre aussi bien physiquement d’une sorte d’autisme qui le mène de même à l’impuissance sexuelle. De ce fait se tire le conflit personnel. Sa femme (Nadia), quoique amoureuse de son mari, succombe à la tentation sexuelle de trouver le plaisir auprès d’un autre homme. Une troisième ligne du contenu se réfère aux intellectuels qui réagissent différemment aux événements – par l’évasion dans le rêve artistique, les uns, ou par l’émigration effective, les autres. Les communistes, par ailleurs, sont représentés comme complotant contre le nouvel ordre rétabli. Cette image vaste est développée d’une manière succincte. En ce qui concerne l’auteur, à cette époque il est déjà connu par ses récits, portants l’empreinte de la ligne fantastique du diabolisme. Vl. Polianov est assez jeune à cette époque et plusieurs critiques considèrent qu’il mérite de se voir recevoir de bons conseils.
Effectivement, les critiques littéraires bulgares ont a présenter et à analyser un cas intéressant : de situer l’œuvre dans le moment littéraire bulgare ; de le situer dans le contexte plus large, européen ; de discuter les procédés narratifs employés dans le texte ; de se prononcer sur le message politique du roman ; et surtout de décider s’il s’agit d’un roman.
D. B. Mitov, critique et universitaire renommé, discute plusieurs des problèmes, mentionnés plus haut, dans son article sur le roman de Vl. Polianov.[9] Partant de l’idée que les bons romans sont très peu nombreux dans la littérature bulgare au moment respectif et que c’est seulement en ce dernier temps que les écrivains ont commencé à scruter l’environnement et l’histoire, Mitov considère que le roman est « le genre le plus commode pour refléter la vie ». L’auteur exprime l’espérance que la continuation de ce début va pouvoir assurer l’orgueil du roman bulgare. Sans hésiter sur le genre (une hésitation qui va être exprimée par d’autres critiques à l’époque), Mitov souligne la modernité du procédé de Vl. Polianov en le comparant à des exemple français : « C’est un roman – écrit le critique – parfaitement moderne, roman du XXe siècle – succinct, dynamique, écrit pour être lu d’un seul trait. (…) Comparé aux tomes épais du passé, le roman de Polianov va paraître trop bref, et il ne serait pas étonnant, comme nous sommes chez nous empesé, si quelqu’un va le nommer nouvelle, large récit et ainsi de suite. Seulement 169 pages ! Mais c’est justement autant de pages que comptent aujourd’hui les romans d’un Carco, d’un Giraudoux, Paul Morand et autres noms de la littérature mondiale. Le volume du livre est tel (…) car l’auteur ne fait que suggérer et laisse le lecteur compléter le reste grâce à son imagination. »[10] Le critique souligne de même, comme contribution du romancier, l’actualité du thème politique, la pertinence des personnages, mais surtout le fait que l’auteur a touché aux « problèmes du roman nouveau – la vie de l’homme et de la femme maintenant, lorsque en grande mesure les vieux lois moraux se sont effondré (…) de nouveaux problèmes qui, aux propos du grand romancier français Fr. Mauriac, sont la seule excuse pour l’existence du roman d’aujourd’hui. » Ce dernier commentaire de Mitov est parfaitement adéquats. Un autre accent important qu’introduit dans son article Mitov s’oppose à la démarche de certains autres prosateurs trop attachés au folklore, à la culture traditionnelle, (on dirait de nature symboliste et néo-romantique). Et enfin son article supporte l’engagement des écrivains à la vie contemporaine « indistinctement si pour le village ou pour la ville ».
Mitov est un critique littéraire qui soutient la tendance novatrice dans la littérature bulgare à cette époque, à savoir une littérature proche aux questions actuelles de la vie – sociales, politiques et psychologiques. Il admet le statut ouvert du genre romanesque pour différents contenus, volumes, modalités du récit.
D’autres critiques bulgares de l’époque montrent de pareilles positions. Ainsi Dimitar Simidov soutient le roman Le Soleil éteint pour son esprit contemporain, pour sa brièveté, pour la démarche psychologique. « Polianov ne s’adonne pas à les descriptions inutiles et longues qui sont caractéristiques pour les romans du siècle passé (…) aussi bien par sa forme que par son contenu le roman est parfaitement moderne. »[11]
Dans la presse libre, la plupart des comptes-rendus sur ce roman sont positifs. La presse de la gauche politique, par contre, n’admet pas le roman. En citant rien que quelques titres, cette attitude devient visible : «Le 9 juin dans l’art bourgeois» (9 iuni v bourgeoaznoto izkustvo), « L’idéologie fasciste » (Fachistkata ideologuia), « Quel écrivain est fasciste ? » (Koi pisatel e fachist ?), « L’auto-publicité d’un écrivassier fasciste sans talent » (Samoreclama na bezdaren fachistki draskatch ).[12] Il faudrait expliquer que l’adjectif « fasciste » est adopté de la part des communistes bulgares pour désigner tout le reste du spectre politique : ils inventent par exemple pour les membres du Parti agraire la dénomination « fascistes-agrariens » et pour les Sociaux-démocrates – celle de « sociaux-fascistes ». Une pareille tendance d’attaquer politiquement un roman nous fait sortir du thème du genre du roman. Pourtant ce sont des écrits qui se servent souvent d’arguments purement critiques. À un moment où le roman en Bulgarie cherche à s’affirmer, les attaques de ce genre brouillent l’image, mettent sous le soupçon la démarche elle-même, découragent les efforts dans ce sens, nuisent aux recherches des écrivains qui apportent le courage d’expérimenter dans les formes plus vastes. Il mérite alors de revenir sur quelques autres éléments techniques, montré par d’autres critiques littéraires comme positifs ou négatifs pour ce genre littéraire.
Il s’agit toujours de la brièveté du roman dont il est question et du volume réduit d’une grande partie de la production romanesque, ce qui pose des points d’interrogation à la critique. Si aujourd’hui une des belles acquisitions du roman est représentée par l’usage de séquences de type cinématographiques, liées à la recherche de dynamisme et de brièveté de l’expression, dans les années 1920 l’introduction d’éléments qui rappellent un autre art (concurrent) semble parfois intolérable. Dans son compte-rendu Anna Kamenova souligne la provenance de Vl. Polianov du domaine du récit et souligne le volume restreint de son œuvre nouvelle, Le Soleil éteint, qui serait un « petit roman ». Pourtant l’auteure tend à accepter le spécifique de ce roman comme le résultat du style propre à l’écrivain qui s’en dégage. « Souvent – écrit-elle – le comportement de ses personnages n’est pas motivé, il reste plusieurs choses inexpliquées, on sent l’influence du cinématographe, de la pièce de Begovic L’Aventurier devant la porte (Nadia Strumska). Mais il existe un dynamisme dans ce roman qui emporte l’imagination du lecteur et l’emmène rapidement vers la fin du livre. Polianov sait raconter, soulever l’intérêt et interrompre le récit pour retenir éveillée constamment la curiosité du lecteur. »[13] Anna Kaménova, romancière elle-même, semble être surprise par la démarche narratologique de Polianov, mais réussit à nommer la nouveauté, la proximité du texte au cinéma et au théâtre et l’attribuer au style propre de l’auteur. En bref, même en se posant des questions, Kaménova accepte plutôt positivement la démarche de Vl. Polianov.
L’aspect cinématographique dans ce roman devient un lieu de rencontre pour plusieurs commentateurs. Drago Popov commente ce roman, « politique », d’après lui, en disant que l’auteur « découvre des caractères et les montre successivement dans sa pellicule de film bien arrangée. Ils sont montrés sur l’écran dans leur ascension, dans leur trébuchement, dans leur effondrement. »[14] Les opinions de Kaménova et de Popov se trouvent appuyés par Gheorghi Konstantinov qui trouve une « tension cinématographique » encore dans les récits antérieurs de Vl. Polianov, tandis que pour le roman il souligne : « Du point de vue technique aussi bien, il sait partager correctement les chapitres et les unir comme une pellicule cinématographique – et cela toujours par les méthodes du roman sensationnel. »[15] Et ci dans les textes critiques cités jusqu’ici la démarche dite « cinématographique » ne comporte pas nécessairement la négation, d’autres critiques qui n’acceptent pas le message politique de l’auteur, notamment des critiques de la gauche, mettent clairement cette démarche parmi les défauts du roman : « Le jeune Vl. Polianov était venu (…) avec des observations spécifiques sur la vie de la ville (…) mais, hélas, de même, avec un faible pour des scènes d’effet extérieur, cinématographique et une négligence pour la motivation psychologique. »[16]
Grâce à l’œuvre de Vl. Polianov, à côté d’autres romans bulgares de l’époque (ceux d’Anton Strachimirov, de Konstantin Konstantinov etc.) une écriture dynamique entre dans l’intérêt de la critique et le roman bulgare gagne un procédé nouveau. Les discussions sur le cinématographique de la prose moderne enrichie le débat sur le roman. En ce qui concerne le texte de Vl. Polianov, les séquences sont courtes mais ne se servent pas de la technique du montage qu’utilise John Dos Passos par exemple dans son Manhattan Transfer. Je ne dispose pas d’information sur la connaissance possible de l’œuvre de Dos Passos en Bulgarie à cette époque. Ce qui importe pourtant surtout, c’est de souligner l’esprit vif dans les lettres bulgares à l’époque ; la recherche d’un roman actuel, qui aurait possédé des démarches narratologiques propres. La thématique de la grande ville et de la situation de la femme commence également à ce trouver au centre de l’intérêt des écrivains et du public.
Les romanciers des deux pays sud-est européens sont multiples à cette époque et leurs démarches narratives varient selon leur propre talent et vision sur les valeurs. En tout cas la critique opérative parle du roman dans les termes de la lecture, de la réception, parfois mêlé à des positions théoriques.[17] Ce qui attire l’attention, c’est surtout la position exigeante de la critique, mais de même plusieurs contradictions et hésitations sur le spécifique du genre romanesque, mouvementé et divergent, à la recherche de formes modernistes.
2. Les généralisations critiques sur le roman
Les réussites individuelles dans le genre du roman en Bulgarie et en Roumanie (peu nombreux pour former des lignés bien dessinées) laissaient certains contemporains encore assez sceptiques. Pourtant plusieurs critiques ont essayé d’aller vers des aperçus plus généraux. Par exemple, Yordan Badev en Bulgarie base ses observations souvent réticentes sur le succès plutôt commercial du roman. Pourtant en donnant des exemples du roman français ou du roman bulgare, il s’en tient chaque fois aux éléments sûrs du genre romanesque : le personnage, le récit, la psychologie, le substrat réaliste. Dans son livre « La vie et l’art » de 1938 le critique bulgare présente initialement les vues d’autorités étrangères dans le domaine : E. M. Forster, Albert Thibaudet, François Mauriac, André Maurois, André Gide etc. Le manque de définition spécifique du genre du roman fait partie de cette image internationale floue – « Chaque création artistique en prose de plus de 50 000 mots », d’après l’opinion de E. M. Forster – et fait le critique bulgare penser le roman dans un registre plus ou moins sociologique. La multitude de la production romanesque est la première à provoquer des doutes en ce qui concerne la qualité. La langue brute qui est souvent introduite dans les textes romanesques mène le critique à l’idée de manque de labour artistique. Mais la présence des éléments stables, seule, assure d’après lui « la persuasion artistique ».[18] En ce qui concerne les romans bulgares, Badev se borne ici à donner comme exemples seulement quelques noms de romanciers avec les commentaires concis : « Les romans les plus réussis dans notre littérature – depuis les récits de Karavelov et Drumev à la trilogie de K. Petkanov – ont un caractère primordialement sociopolitique ou de roman de mœurs. »[19] Yordan Badev prévient sur le risque que courent les romanciers de laisser voir leurs intentions à travers le texte et plaide pour une meilleure objectivité. Pour les qualités du roman historique Badev montre encore plus de prudence. Pourtant dans une autre partie de son livre, le chapitre intitulé « Ecrivains et poètes après la guerre », ayant en vue toujours les années 1920 et 1930, il s’arrête sur plusieurs auteurs de prose, implicitement de romans, en gardant toujours ses préférences pour le roman lié au jour contemporain, en citant Anton Strachimirov et Dimiter Chichmanov et en soulignant leurs réussites dans le roman socio psychologique. Le critique se montre assez distancé des recherches dans le domaine du fantastique diabolique de Gueorgui Raïtchev. Il est de même assez mordant pour les expérimentations expressionnistes d’un Tchavdar Moutafov. Le lyrisme et le psychologisme de Yordan Yovkov et de K. Konstantinov, les recherches souvent mystiques de Nikolay Raïnov sont les réalisations qui lui donnent des satisfactions esthétiques.
Les discussions, les doutes et le scepticisme critique ont contribué à la formation d’une atmosphère artistique, propice aux recherches des romanciers bulgares de l’entre-deux-guerres. C’est pendant la période communiste, qui nous sépare de cette époque, que les pratiques critiques deviennent fortement idéologiques et jettent pardessus le bord presque toutes les œuvres écrites dans un registre nommé « bourgeois » et/ou moderniste. Plusieurs romanciers bien établis dans l’esprit public avant la deuxième guerre deviennent suspectés, aussi bien pour leur œuvre que pour leurs vues. Même pendant de périodes d’un relatif dégel artistique, l’histoire du roman bulgare continue à être présenté sous un aspect déformé. Plusieurs auteurs sont interdits et oubliés ou présentés surtout par la partie de leur œuvre qui ne contredit les postulats officiels. Ainsi un écrivain comme Anton Strachimirov est sauvegardé dans le canon officiel rien que par son roman exceptionnellement fort – La Ronde (Choro) – sur les événements de l’insurrection communiste de 1923 où les victimes ont reçu sa sympathie. Par contre le roman de Vl. Polianov dont il était question plus haut et qui traite d’autres aspects de la même époque, liées aux couches bourgeoises surtout, est parfaitement oublié/interdit.
Dans la critique littéraire de la période communiste de nouvelles idées sur le développement du roman bulgare se mettent en place, cherchant surtout des sources intérieures et négligeant les relations inter-littéraires. Cet immanentisme n’épargne pas même un comparatiste comme Boyan Nitchev qui cherche les sources du roman bulgare contemporain surtout dans le folklore.[20] Certaines observations étant très pertinentes dans ses ouvrages, Nitchev installe pour longtemps un modèle qui privilégie « le roman épique massif » (Krupni epichni formi ) et le conflit social majeur. Ses exemples sont pris parmi les vraies réussites contemporaines comme les romans de Dimitar Talev et de Dimitar Dimov. D’autre côté le critique nie le succès de certains romans de l’entre-deux-guerres en considérant que la plupart de ces romans (…) « n’ont pas laissé des traces importantes dans notre littérature ». Il s’agit du roman de moindre dimension de la période de l’entre-deux-guerres, du roman moderniste, critiqué de même par Badev, mais aussi du roman inspiré par le psychologisme, les tendances lyriques, les thèmes de la grande ville ou du sort de la femme. Citons ici l’oubli des romans d’Anton Strachimirov (excepté La Ronde), de Boris Chivatchev, d’Assen Zlatarov, de Vl. Polianov etc. De nos jours la critique bulgare commence à récupérer les pertes surtout par des rééditions des romans oubliés et interdits.
En Roumanie, le modernisme en prose et dans le roman n’est pas non plus l’enfant gâté de la critique roumaine de l’entre-deux-guerres. Eugen Lovinescu, un chef de file pour la modernité littéraire roumaine, part de deux principes majeurs qu’il élève au rang de lois. Se trouvant lui aussi dans une phase où il a à lutter pour les qualités esthétiques de la littérature, contre les tendances moralisatrices, il déclare dès le début du volume dédié à la prose qu’il voudrait l’avoir appelé « poésie épique » pour dissocier son objet des autres proses comme la critique littéraire, les mémoires etc. Commentant le premier quart du XXe siècle, Lovinescu insiste sur deux éléments important de « l’évolution » de la littérature : 1) un déplacement de l’intérêt thématique du village vers la ville, et 2) « une évolution, normale d’ailleurs et commune pour toutes les littératures dans le processus de maturation, allant du sujet à l’objet ou du lyrisme à la vraie littérature épique. »[21] Cette position du critique roumain, d’une grande autorité méritée à l’époque, montre non seulement ses propres prédilections, mais aussi bien le fait que la littérature roumaine est en train de réaliser ces deux transformations. Inévitablement, tout comme les critiques bulgares, Lovinescu supporte l’effort littéraire esthétisant, les formes plus massives, l’objectivité. (Rappelons-nous le rejet du roman autobiographique de la part de Badev). Menant sa lutte intellectuelle contre le courant Sămănătorism (des Semeurs) qui supportaient l’idée de la spécificité roumaine, exprimée à travers le village et la paysannerie, vus dans un registre idyllique, Lovinescu observe que le public ne se sent pas concerné d’une pareille littérature : « les hommes cultes se sont éloigné naturellement d’une littérature partiellement anachronique, provinciale et sans horizons intellectuels. Dans la lutte contre la bourgeoisie, le Sămănătorism a implanté dans la conscience publique le préjugé de l’impossibilité d’existence d’une littérature bourgeoise. » [22] La constatation de Lovinescu porte surtout sur l’évolution de la prose littéraire roumaine vers l’objectivité.
Le critique roumain ne se pose pas explicitement le problème du roman. Mais le manque de dogmatisme dans cette position théorique de Lovinescu est visible à travers la continuité qu’il observe dans l’œuvre d’un romancier comme Felix Aderca : « hors de cela, Sburătorul [la revue et le cercle littéraire de Lovinescu] a enregistré à chaque nouveau pas l’évolution inverse de M. F. Aderca, dictée par la loi de son propre talent, de l’objectif (Domnişoara din strada Neptun) vers le subjectif, l’autoanalyse et le proustianisme psychologisant dans la série des romans (…) ; Sburătorul a présenté intégralement la littérature psychologique, avec une technique de suggestion tellement personnelle de Mlle Ticu Archip. »[23]
Pourtant, le critique se réjouit de voir les preuves artistiques de ses efforts théoriques notamment dans les romans de Hortensia Papadat-Bengescu. « … il n’y a pas de doute que pas sa nouveauté Le Concert de Bach signifie une nouvelle ouverture, et par la vie intense, la force de l’analyse, l’intellectualisme et même l’agencement de la composition, la littérature roumaine ne peut pas lui trouvé rien de supérieur. » [24]
De pareils problèmes, liés au genre du roman ont accompagné et accompagnent toujours les littératures du Sud-est européen. L’entre-deux-guerres est une période décisive pour l’élaboration des idées sur le roman moderne. Mis entre une image déjà très diversifiée du roman occidental et celle de son propre pays, le critique sud-est européen a des devoirs spécifiques à accomplir.
Ce décalage sur le continent se trouve à la base de plusieurs conséquences : 1) les critiques littéraires sud-est européens prennent souvent en exemple le modèle français, et respectivement deviennent très exigeants envers les romans locaux ; 2) en déterminant les aspects du roman comme genre, ils adoptent une perspective téléologique ou évolutive, faisant ressembler le roman aux organismes vivants ; 3) l’idée de resplendissement du roman est souvent liée à l’œuvre de Balzac et respectivement au volume massif de chacun de ses romans ainsi que de la totalité de la Comédie humaine ; 4) les aspects sociologiques se trouvent privilégiés, ce qui lie le roman à la société sur le plan du contenu, respectivement à l’observation du réel, au personnages typiques et au réalisme. Les grands succès se dégagent autour de la dissociation du genre du roman du registre lyrique et donc – la réalisation de romans objectifs, sociaux, liés aux nouveaux thèmes (grande ville, femme moderne). C’est le temps où l’importance de la recherche psychologique se fait place, mais ne trouve que rarement des jugements critiques adéquats et positifs. La place du narrateur et de l’authenticité (le pacte avec le lecteur) est déjà discutée mais plutôt par les écrivains eux-mêmes (par exemple Camil Petrescu en Roumanie, Boris Chivatchev en Bulgarie). Les critiques, chefs de file, se gardent de supporter sans réserves les resplendissements du roman moderniste.[25] Ils ont encore, à l’époque, de travail à imposer le roman réaliste, social, d’envergure.
De nos jours ce problème persiste, même si l’expérience critique a su déjà libérer le genre de contraintes dogmatiques. Le genre du roman reste assez incertain. Il y a des romanciers qui n’acceptent pas pour leur texte la notion de roman (par exemple le livre de Ana Blandiana Le tiroir aux applaudissements, conçu comme une fugue musicale). Avant, comme nous avons montré, chaque déviation vers l’individuel/lyrique/subjectif a provoqué des doutes sur le genre. Dans le temps, les éléments cinématographiques, par exemple, paraissaient comme des infidélités au genre, tandis qu’aujourd’hui nous possédons assez d’expérience et la conscience des possibilités variées. Sont-ils des romans, les romans de l’entre deux guerres, représente une question à laquelle il n’y a pas encore de réponse. Il semble que le début de la réponse consiste dans l’avancement de l’affirmation que la période des années 1920-1930 a été une époque du roman, aussi bien pour le contexte bulgare que pour le contexte littéraire roumain.
Notes
[1] Antoine Compagnon, « Avant-propos », In : Frontières des genres. Migrations, transferts, transgressions, Textes réunis et présentés par Merete Stistrup Jensen et Marie-Odile Thisouin, Presses universitaires de Lyon, 2005, p. 20-21.
[2] Nicola Gheorghiev, Prochit i prochiti. Literaturoznnaie na neogranichenite vazmojnosti (Lecture et lectures. Études littéraires aux possibilités sans bornes), Veliko Tarnovo, Ed. Slovo, 2003, p. 360-362.
[5] Par exemple le critique littéraire bulgare Svetolozar Igov souligne de sa part l’oubli de plusieurs œuvres romanesques de dimension réduite, dans son livre Balgarskata literatura XX vek – ot Aleko Konstantinov do Athanasse Daltchev (La littérature bulgare au XXe siècle – d’Aleko Konstantinov à Athanasse Daltchev), Sofia, Saus na philolosite & IK Bendida, 2000.
[6] Le terme est introduit dans les lettres bulgares par Boyan Nitchev dans son livre Osnovi na sravnitelnoto literaturoznanie (Les bases de la littérature comparées), Sofia, Izdatelstvo Naouka i izkoustvo, 1986.
[7] Mihaï Ralea, « De ce nu avem roman? », In: Mihaï Ralea, Fenomenul românesc. Studiu introductiv, note, ingrijire de ediţie de Constantin Schifirneţ, Bucureşti, Ed. Albatros, 1997, p. 92-106.
[9] D. B. Mitov. « Slantzeto ugasnalo. (Le soleil éteint) » – Literaturen glas, 1, No 14, 1928. Cité d’après l’édition critique du roman : Vladimir Polianov. Slantzeto ugasnalo. (Le soleil éteint). Roman. Préface et édition réalisées par Nikolay Aretov. Sofia, Ed. Kralitza Mab, 1995, p. 132-134, 184 p.
[11] Dimitar Simidov, « Vladimir Polianov i negoviat roman Slatntzeto ugasnalo » (Vladimir Polianov et son roman Soleil éteint). – Democratitchen sgovor, No 1555, 1928. Cité d’après l’édition critique du roman : Vladimir Polianov. Slantzeto ugasnalo. (Soleil éteint). Roman. Op. cit., p. 135-136.
[13] Anna Kaménova. « Slantzeto ugasnalo. » (Soleil éteint). – Svobodna retch, No 1452, 1928. Cité d’après l’édition critique du roman : Vladimir Polianov. Slantzeto ugasnalo. (Soleil éteint). Op. cit., p. 139-140.
[14] Drago Popov. « Slantzeto ugasnalo. Roman ot Vl. Polianov » – Svobodna retch, No 1452, 1928. Cité d’après l’édition critique du roman : Vladimir Polianov. Slantzeto ugasnalo. (Soleil éteint). Op. cit., p. 140-142.
[15] Georgi Konstantinov. « Slantzeto ugasnalo. Roman de Vl. Polianov. » Cité d’après l’édition critique du roman : Vladimir Polianov. Slantzeto ugasnalo. (Soleil éteint). Op. cit., p. 142-145.
[16] Georgi Tsanev. «Romani i romanisti. » (Romans et romanciers). In : Georgi Tsanev. Ecrivains et œuvre. 1932. Cité d’après l’édition critique du roman : Vladimir Polianov. Slantzeto ugasnalo. (Soleil éteint). Op. cit., p. 150-154.
[17] D’après les réflexions ultérieures d’Antoine Compagnon « l’esthétique de la réception a déplacé l’accent de la théorie depuis le texte vers la lecture, et (…) c’est comme catégorie de la lecture que le genre est certainement le moins contestable, sinon incontestable, V. : « Avant-propos », In : Frontières des genres. Migrations, transferts, transgressions, Op. cit., p. 18.
[18] Yordan Badev. « Za romana vaobchte i za balgarskia roman » (Sur le roman en général et sur le roman bulgare). – In : Yordan Badev. La vie et l’art. 1938. Cité d’après l’édition : Yordan Badev. Positzia (Position), Textes réunis, préface et note de Bojidar Kuntchev, Sofia, Edition de l’Académie Bulgare des Sciences, 1993, p. 28-40.
[20] Boyan Nitchev, Savremenniat balgarski roman. Kam istoria i teoria na epichnoto v savremennata balgarska hudojestvena proza (Le roman bulgare contemporain. Vers l’histoire et la théorie de l’épique dans la prose artistique contemporaine), Sofia, Ed. Balgarski pissatel, 1981, 491 p., p. 13- 68.
[21] Eugen Lovinescu, Istoria literaturii române contemporane, Bucureşti, Editura “Ancora” S. Benvenisti & Co., (1928), (vol. IV – Evoluţia “Prozei literare”), p. 5.
[25] Au sujet du roman moderniste sud-est européen cf. R. L. Stantcheva, « Stratégies modernistes du roman roumain et du roman bulgare des années 1920 et 1930 », Neohelicon. Acta comparationis literarum universarum. XXXI, 2, 2004, Akademiai Kiado, Budapest, Kluwer Academic Publishers. Dordrecht, Boston, p. 63-75.