Jean-Jacques Wunenburger
Rationalité philosophique et figures symboliques
La pensée philosophique relève principalement de l’abstraction et de la mise en relation de concepts au moyen de raisonnements logiques. Cette idéalité philosophique proclamée et souvent assimilée à celle des mathématiques, est-elle cependant aussi effective et ajustée à sa réalité qu’on ne le croit ? L’image et même l’imaginaire sont-ils vraiment extérieurs ou étrangers à la philosophie ? La philosophie n’engendre-t-elle pas parfois un discours auto-représentatif qui assimile ses propres représentations à des images ? Et ces images ne jouent-elles pas dans certaines conditions une fonction heuristique ou herméneutique ? Bref les catégories et matériaux de l’imaginaire, inséparables d’une dynamique de la métaphore et d’une expérience du sensible et surtout du sensible visuel, ne se retrouvent-ils pas au coeur de la culture philosophique, même refoulés ou minorés ? La rationalité abstraite n’a-t-elle pas une dette originaire envers l’iconique et le symbolique ?
Le retour dans la philosophie contemporaine, depuis F. Nietzsche, du sensible a conduit à “réincorporer” les activités de connaissance, mais en valorisant surtout les percepts et les affects, dans la phénoménologie par exemple. Ne conviendrait-il pas de reprendre l’analyse en prenant en compte aussi la dimension strictement “figurative” de toute représentation, l’intuition propre à l’image (“Anschaungsbild“) étant différente du percept et du concept ? L’image-figure serait alors à entendre moins comme duplication d’un modèle (eikon, eidolon) que comme une forme qui a un bord (peras) et donc un format (skèma)[1]. L’image-figure ne désigne donc plus seulement une représentation appauvrie, hétéronome, qui n’existe que par rapport à un référent externe (chose ou idée), mais se laisse appréhender à nouveau comme forme de donation première d’un contenu de pensée, tant sur le plan sensible (l’image comme structure informative du contenu perceptif) que sur le plan idéel[2].
Cette proximité, voire cette connaturalité entre concept et image a été souvent reconnue, mais non toujours validée en tant que telle, par H.Bergson (l’image permet de passer du concept à l’intuition) ou par G.Bachelard (l’image sert de forme psychique ou mentale première à épurer pour produire le concept abstrait ou à déployer sur le plan poétique). Peut-on s’en tenir là ? Ne peut-on nouer plus intimement concept et image, abstraction et figuration, au prix peut-être d’une démystification du concept qui pourrait apparaître comme une simple forme-limite, asymptotiquement claire et distincte seulement, dévoilant même ainsi le caractère fictionnel d’une philosophie de la connaissance, hantée par l’idéal de représentation claire et distincte ?
On se propose donc de développer une double incidence du poétique dans le philosophique : en rappelant d’abord combien jusqu’à la Renaissance la pensée à mis en place une phénoménologie de ses idéalités en termes d’images et même d’images vivantes, qui réapparaît aujourd’hui dans le discours post-moderne, enclin à remettre en cause la primauté des abstractions monolithiques (Gilles Deleuze[3]) ; ensuite en renouant avec une logo-analyse qui conduit à attribuer la créativité intellectuelle à des types et des schèmes imagés qui forment une sorte d’icono-logique archaïque. Deux perspectives qui ne manquent pas de remettre en question l’idéologie cathartique de la philosophie et de rapprocher la pensée vivante des philosophes d’un substratum complexe qui entrecroise sensible et intelligible, image et concept.
1. L’imagerie des idéations philosophiques
On attribue généralement à Platon la naissance d’une tradition qui oppose l’image mimétique, seconde et trompeuse, à un référentiel idéel (eidos), siège d’une vision et connaissance vraies. Pourtant on n’a pas assez remarqué que Platon lui-même a déjà rapproché l’abstraction de l’expérience sensible de l’image. Cette proximité entre Idée et figure a par la suite été théorisée dans le corpus des traditions noétiques néo-platoniciennes[4]. De fait, la pensée grecque a jeté les fondements d’une pensée spéculative/spéculaire, pour qui les yeux sont l’analogue de l’esprit, le voir le modèle de la connaissance intuitive, ce qui ne pouvait que conduire à l’assimilation des Idées à une forme visuelle. Si l’abstraction est certes exigée pour se départir des apparences sensibles (Phédon), elle ne saurait définir le régime de la pensée en général. Les spéculations inspirées par le réalisme des Idées ont ainsi permis d’élaborer une “physionomie” de l’intelligible (le terme grec d'”eidos” signifie aussi l’aspect d’une réalité), qui conduit à relier la racine informative des Idées, immatérielle, invisible, méta-spatiale et une phénoménologie de leur manifestation mentale qui s’avère inséparable d’une forme figurée.
De Platon à Plotin les contenus éidétiques sont en effet traités comme une image spatiale plastique (typos, agalma). Deux séries de propositions récurrentes sont significatives : d’abord considérées du point de vue de la pensée “animée” qui caractérise le mode commun du penser (où les Idées sont réfléchies dans l’âme, par opposition à la pensée pure), les Idées se présentent sous une forme incarnée et individuée. Autrement dit, le monde intelligible, dès lors qu’il pénètre dans l’Ame, s’incarne en image spatialisée, de même que, parallèlement, il peut se trouver temporalisé en récit (muthos)[5]. Ainsi chez Platon les Idées échappent à la dualité présumée des statuts extrêmes (Idée en soi ou archétype / image mimétique ou “ectype”) dans la mesure où elles s’actualisent sous forme intermédiaire de “tupoi“, donc de typifications qui agissent comme des sensibilisations (Versinnlichung) des Formes, comme elles servent d’ailleurs, dans le dialogue du Théétète d’empreintes des impressions sensibles adventices. Le type apparaît en effet, particulièrement dans l’usage artistique[6], sous des aspects multiples quoique convergents : esquisse, ébauche, plan, empreinte, trace d’un contenu idéel, série de termes qui traduit cependant toujours l’idée d’une forme émergente et plastique, qui a pour fonction de modeler un contenu idéel[7]. L’eidos a donc bien une morphè qui se laisse voir dans son typos.
Ensuite considérées du point de vue de l’Intellect pur (désanimé, comme dans le Phédon), les Idées, loin d’être des abstractions sans corps, sans chair même, sont présentées comme des images vivantes (au sens d’agalma), dont la vision est antérieure à toute verbalisation et donc conceptualisation. Chez Plotin, dans le monde intelligible les Idées ne sont plus portées par des propositions discursives mais se présentent comme des images vivantes auto-animées : “Chaque pensée qui y est exprimée est une telle image, comparable à celle que l’on pourrait se figurer dans l’esprit d’un homme sage : images non pas peintes, mais réelles.”[8] D’ailleurs l’Idée-image vivante et fascinante (agalma) désigne généralement une image vivante auto-poïétique, qui n’implique pas de “ressemblance, d’imitation ou de représentation figurée au sens strict”[9]. Le terme, appliqué aux statues d’un Ancêtre ou d’un Dieu invisible, retient à la fois l’idée d’une présence intense et d’un regard fasciné, c’est un événement visuel qui est relatif non à une mimesis mais à une filiation au dieu. Associé aux Idées, il implique donc que la figure de l’intelligible n’est pas une allégorie (qui montre en autre chose) mais une “hypotypose” qui anime une identité par son inscription frappante (typos). Par là Plotin se rattache à une métaphysique visionnaire, qui atteint son apogée dans les traditions néo-platoniciennes du chiisme et du soufisme, pour qui les Formes intelligibles deviennent des objets noétiques dans un monde “imaginal” (mundus imaginalis et non mundus imaginarius) fait de corporéité immatérielle[10].
Enfin on pourrait trouver une troisième forme de figuration des contenus noétiques dans le processus de personnification, qui commence précisément dans la dramaturgie dialoguée des oeuvres de Platon. La forme dialoguée se prête en effet bien à cette incarnation d’une Forme intellectuelle dans un personnage, censé exprimer de manière contextuelle et narrative les déterminations propres à une vérité[11]. La technique de personnification n’est d’ailleurs pas sans ressemblance avec le schématisme ou pour prendre le langage kantien, avec une idéalisation. Pour Kant[12], en effet, la raison produit à la fois des concepts déterminants des objets sensibles, et des Idées au sens de représentations réflexives de ces objets mais indépendamment des données empiriques, afin de construire une unité-totalité de caractères d’un référent. De toute Idée, la raison peut dès lors produire un Idéal transcendantal, ou présentation “in individuo” (et non “in concreto“) du contenu idéel. C’est pourquoi, pour Kant, la formation, par exemple, de l’image du sage peut être considérée comme une méthode d’idéalisation c’est-à-dire d’individuation de l’Idée de la sagesse abstraite en général. Dans ce cas, l’image figurative du philosophe se distingue bien des déterminations biographiques d’un être historique particulier et devient à vrai dire un processus de sensibilisation (Versinnlichung), de visualisation, bref d’hypotypose de l’Idée même de “la” philosophie. C’est bien pourquoi, dans ce contexte, l’imagerie du philosophe se déplace insensiblement vers une allégorisation de la philosophie, l’individu devenant seulement une personnification anonyme ou pseudonyme d’une Idée, celle de la philosophie, comme ailleurs on peut peindre la justice, la paix, la liberté sous les traits d’une personne idéale. L’image se désindividualise, au profit d’un personnage universel.
Ces valorisations par la philosophie des représentations imagées en lieu et place d’une essence informative abstraite doivent peut-être une part de leur force culturelle à l'”ars memoriae“, qui dès la plus haute antiquité, a permis de cultiver la technique de montage d’images analogiques pour soutenir la mémoire[13]. Grâce à cette mnémotechnie, des idées sont mémorisées de manière logique grâce à leur association avec des configurations visuelles, l’agencement -généralement architectural- de l’image servant à fixer et à classer les contenus de pensée. L’imagerie se trouve aussi abondamment utilisée dans la culture philosophique, plus opérative que spéculative, qui s’exprime dans la tradition de l’alchimie : la signification métaphysique et morale, en tout cas spirituelle, des opérations alchimistes, au lieu de se voir énoncée verbalement est à sa manière dissimulée dans les arcanes d’un dessin emblématique, dont les symboles restent à déchiffrer par l’adepte[14]. Ainsi donc la philosophie n’a pas manqué d’assimiler les Idées et leurs expressions à des figures, voire à des figurants, qui actualisent ainsi les capacités de sensibilisation de l’image pour relayer ou compléter les opérations discursives abstraites.
2. Le schématisme imaginal de la pensée
Mais l’image ne sert pas seulement de modèle pour décrire les moyens de pensée, elle est peut-être en elle-même une source de pensées. Il s’agit alors d’adopter une perspective de type génétique ou poïétique, pour déterminer les configurations dynamiques ou dynamogènes élémentaires de l’esprit. Il s’agit à présent de déterminer les commencements d’une pensée, c’est-à-dire de cerner cette nébuleuse de représentations qui est antérieure à l’effort de conduire intentionnellement sa pensée vers une maîtrise de soi (pour raisonner, pour analyser, pour résoudre un problème, etc.). Or l’image ne ferait-elle pas partie de cette constellation, sans doute hétérogène, qui donne prise à une archéologie des pensées, qui participe aux préfigurations des significations, aux orientations préréflexives, aux scénarios d’intellection qui donnent déjà à une pensée une identité, une structure, un tempo, un rythme, un style (tous termes qui n’ont rien à voir avec des déterminations psychologiques du sujet pensant), avant même qu’elle ne se déploie en exercices contraints (de conceptualisation ou de raisonnement, scientifique ou philosophique) ?
La reconnaissance du noyau imagé des contenus de pensée doit évidemment s’élargir aux deux formes d’images, visuelles et langagières. Si la philo-poïétique est souvent limitée à la seule préséance et générativité de l’image langagière[15], au travail de la métaphore ou de la narration mythique dans les productions intellectuelles, elle dispose aussi d’une face intuitive, optique, scopique, qui incarne une forme dans un espace mental ou physique. La question, plus difficile, consiste donc à se demander comment le visuel participe (à l’égal du verbal) à la vie de la pensée, non au sens d’apports d’éléments informatifs adventices, ni au sens de possibilités de traduction[16] mais au sens où l’espace, avant même toute verbalisation, pourrait être la “forme” même du pensé, c’est-à-dire servirait de “lieu” au concept, de “territoire” aux relations idéelles (les raisonnements), de vecteur aux chemins permettant de passer d’un contenu de pensée à un autre. Autrement dit, l’espace en tant que forme (on conviendra, pour la seule commodité, de négliger la dimension temporelle) ne serait-il pas une forme a priori non plus de la seule sensibilité mais aussi de la raison ? Bref peut-on aller jusqu’à parler de “mens extensa” pour la “res cogitans“, faisant ainsi entrer l’extériorité dans l’intériorité ? Dans ce cas, la pensée ne se laisserait plus seulement approcher par une logique, formelle, mais aussi par une topo-logie, ou analyse des figures de son émergence et de son déploiement.
Comme l’a montré R.Klein[17], néoplatonisme et aristotélisme attribuent aussi à l’image une vertu génératrice. La philosophie du concettisme de la Renaissance en Italie développe une défense et illustration de l’art de l’ impresa, dessin doublé d’une sentence. Avec l’idée de concetto, s’affirme, de Vasari à Zucharo, le principe d’une Idée-image, où la conception intérieure (intus concipere) est au dessin expressif ce que l’âme est au corps. Toute Idée s’inscrit dans une forme, qui est l’expression de son projet, de son dessein (disegno), qui se traduit simultanément en dessin. Dessin visuel ou métaphore langagière ne dupliquent pas l’Idée, mais l’informent, la réalisent. “Le concept est réellement une sorte de petit dessin et l’image mentale est déjà un concept.. le particulier devient “corps” de l’universel””[18]. Elle prend ainsi la suite de la species intelligibilis, de la tradition médiévale, qui servait d’interface entre l’image mentale et l’universel du concept[19].
De manière significative, le concettisme renaissant, comme le plotinisme, justifie d’ailleurs son art, comme Plotin, par comparaison avec les écritures pictographiques, dont les hiéroglyphes égyptiens sont l’illustration la plus mystérieuse et fascinante depuis l’Antiquité. Il n’est pas étonnant qu’anthropologues et historiens aient depuis continué à relier pensée visuelle et systèmes d’écriture non alphabétiques (Egypte et surtout Chine). L’écriture chinoise conjugue en effet une linéarité phonétique et une sorte de pictographie en une synthèse originale qui rend non séparables un sens multidimensionnel et une figuration analogique[20]L’image, comme forme spatiale, n’est donc plus conçue comme adjointe, conjointe, au signifié idéel, par une procédure de correspondance, de corrélation, mais est générée par involution, véritablement déployée à partir d’une détermination pensée, comme si l’abstraction recelait virtuellement une actualité spatiale et donc visualisable.
Comment à présent traduire cette spéculation métaphysique en termes épistémologiques ? Comment rendre compte de cette texture figurative des représentations (qui n’est pas réductible aux figures de la logique et de la rhétorique) dans une philosophie de la connaissance ? Il conviendrait assurément de décrire un moteur verbo-iconique qui pré-figure les développements de toute pensée. Sans doute risque-t-il de comprendre des strates et des opérateurs divers : des images rectrices, archétypales (point, sphère, cercle, triangle, spirale, arbre, miroir, labyrinthe, vide, cycle, ligne de coupures, etc.) qui concentrent d’importantes virtualités symboliques, donc des significations très surdéterminées ; des réseaux d’images cohérentes ensuite qui déterminent déjà des manières ou styles de pensée, à travers des affinités, des redondances d’images, constituant ainsi des régimes de rationalité[21] ; enfin des paysages d’images qui dessinent de véritables chemins de pensée, des territoires qui détermineraient des rapports ou des exclusions entre Idées, à la manière dont l’architecture a pu inspirer des activités mnésiques[22] .
A titre d’exemple Georges Poulet, suivant en cela des travaux de Lovejoy ou de Nicolson,[23] a déployé une méthode d’herméneutique à propos de l’image du cercle, qui lui a permis de décrire les métamorphoses figuratives de la subjectivité occidentale à travers les variations radiales du centre et de la circonférence. Ainsi semble se dessiner une archéologie générale de l’imaginaire de la pensée dont J.Starobinski, dans son introduction, met bien en évidence l’objectif : repérer dans la conscience “comme un germe en qui l’arbre futur se replie, toute une histoire préfigurée”[24], viser “une métaforme ou une instance préformatrice, un pouvoir structurant qui tient l’oeuvre-objet sous sa dépendance sans se confondre avec celle-ci”[25]. L’image du cercle recèle ainsi dans sa symbolique visuelle tous les éléments du problème philosophique de l’un et du multiple en prédéterminant un mode de conceptualisation et de résolution typiquement moniste, selon lequel les phénomènes les plus divers ne sont que des expressions particulières d’une réalité substantielle unique, dans laquelle tout se tient concentré de manière indistincte. Dans la pensée “circulaire”, qu’il s’agisse de Dieu et de sa création, d’un être vivant et de ses caractéristiques épigénétiques, de l’esprit et de ses idées, on posera que l’être de référence comporte toujours virtuellement en lui-même la multiplicité de ses manifestations, qui n’en sont que des modalités particulières inhérentes à sa nature. Cette axiomatique qui préside aux systèmes de Plotin, Leibniz, Spinoza ou Bergson s’est déployée à l’époque des premiers philosophes pré-socratiques à travers l’image du Sphairos d’Empédocle[26], dont les états successifs sont marqués tantôt par la dilatation, tantôt par la compression. Ramenée de trois dimensions, la sphère, à deux dimensions, le cercle, cette figure, elle-même proche d’une forme symbolisant la fécondité, l’oeuf, permet donc de penser la continuité et l’immanence de l’Un au multiple et la réversibilité du multiple vers l’Un[27].
En effet, le cercle n’est à vrai dire que l’image d’un point qui se dilate par suite de l’allongement d’un rayon qui introduit une distance, de sorte que la circonférence peut toujours par diminution de la longueur du rayon revenir vers le point central qui contient virtuellement l’infinité des points d’une circonférence dont le rayon serait infini. De même chaque point de la circonférence déployée peut être considéré comme une sorte d’émanation du point central, et forme un point de vue perspectif sur lui : il est de même nature que le point central puisqu’il en provient, mais n’en est qu’une partie, une fraction, puisqu’il en est séparé. Si l’esprit humain ou l’âme est comme un point sur une circonférence, il peut se comprendre comme une partie expressive du tout qui trouve sa concentration maximale dans le point central non déployé. Il suffit alors de diminuer à l’infini la distance entre la circonférence et le centre pour que la partie soit à nouveau consubstantielle au principe du tout, c’est-à-dire à l’Esprit absolu ou à Dieu, par exemple. Réciproquement dès que le point central divin se dilate et se fractionne en multiples rayons, chaque point de la circonférence, c’est-à-dire l’esprit ou l’âme individuelle, participe à son rayonnement et peut être considéré comme un point de vue, une parcelle de Dieu.
Ainsi toutes ces philosophies du point radial et de la sphéricité se rejoignent dans un certain nombre de thèmes spéculatifs : connaturalité du fini et de l’infini, circularité d’une catabase et d’une anabase, déploiement du multiple et retour à l’Un, etc. En ce sens les philosophies monistes ne posent jamais de réalité particulière finie comme indépendante, dont la différence renverrait à un principe, à une substance autres. Le multiple est toujours subordonné ontologiquement à l’unité et la différence ne se réifie jamais en une altérité, une hétérogénéité radicales. De point de vue de leurs options catégoriales, ces philosophies adoptent donc, pour les différents problèmes abordés, des solutions intimistes, qui introduisent des différences de degré plus que de nature, des principes de conciliation et de réintégration au lieu de principes de conflit et d’exclusion. Comprendre la position d’une telle philosophie sur un point particulier de l’expérience exige donc qu’on réfère les propositions conceptuelles à la figure dynamique du cercle et de la sphère qui donne la clé visuelle et symbolique pour penser les relations, attributions, qualifications des phénomènes considérés.
On pourrait de même mettre en évidence la fonction génératrice de positions philosophiques d’une image paradigmatique comme celle du miroir, à son tour générateur d’images multiples. Ce dispositif de reflets, matérialisé ou simplement imaginé, dispose d’une fécondité cognitive exceptionnelle parce qu’il permet de penser l’ambivalence même de la différence[28]. En un sens, l’image, en tant que reflet d’une forme, constitue la duplication la plus ressemblante à son original, au point que le reflet n’est qu’un double, c’est-à-dire une répétition du même, ce qui ne réifie pas encore un deuxième être. Le miroir, à la différence des rapports entre centre et circonférence du cercle, annule donc le multiple en le réduisant à une simple apparence. Dans l’expérience spéculaire, comme le confirme le narcissisme, par exemple, l’identité ne rencontre encore aucune altérité.
Pourtant le même dispositif rend possible une duplication telle que le double peut être pris pour un autre, pour une réalité autonome, produisant ses propres effets, qui peuvent aller jusqu’à aliéner l’identité de l’original qui s’y reflète. L’altérité du reflet, comme l’illustrent les superstitions, le folklore, le fantastique romantique et la psychopathologie, se transforme alors en un double menaçant qui se revêt de valeurs négatives qui peuvent être élargies au support même qui rend possible cette production d’un double sans vie (la matière dans l’idéalisme est souvent assimilée, depuis Plotin, au support de reflets aliénants de l’esprit)[29]. S’il est vrai que le miroir est souvent rapatrié dans des modes de pensée monistes, servant à réverbérer la première manifestation de l’Un dans le multiple (dans les systèmes de la théosophie, chez J.Boehme, par exemple, pour qui Dieu crée en se contemplant dans un miroir[30]), il peut aussi servir de figure d’altération radicale dans des approches dualistes qui schématisent avec son aide les formes les plus inquiétantes d’étrangeté et d’aliénation[31]. Ainsi le miroir apparaît comme profondément ambigu, ambivalent, au coeur d’un imaginaire qui comporte deux traitements spéculatifs opposés.
Au terme de ce rapide parcours nous pensons pouvoir mettre en avant trois conclusions sur l’imaginaire des philosophes. D’abord que toute activité de pensée, intuitive ou discursive, renvoie à une mytho-logie, c’est-à-dire à un arsenal d’images et de symboles, qui sans exclure les couches affectives et corporelles (psychologie et même physiologie de la connaissance, au sens de Nietzsche), relève bien de l’ordre des représentations qui donnent en tant que telles à penser. Ensuite que cette archéologie des représentations doit permettre de saisir des formes naissantes, émergentes, spermatiques qui viennent préparer des modalités du penser, des manières de penser, des solutions de penser (sans qu’on puisse préjuger de leur force contraignante). Enfin, ces logoi spermatikoi sont tissés dans un continuum abstrait-concret de représentations verbo-iconiques, qui impliquent outre une verbalisation dynamique (métaphore vive), une spatialité, une figuration étendue des informations cognitives. Bref l’image, en tant que détermination qui a une forme, des bords, est consubstantiellement immanente aux commencements de la pensée et elle détermine par là toute la pensée. Autrement dit, toute représentation est comparable à une pièce de monnaie dont l’une des faces correspondrait au nom, l’autre à l’image visuelle, chaque face donnant lieu à une dynamogénie multidimensionnelle (forme générique pour l’image, métaphore à connotations multivoques pour le nom), le tout étant cependant doté d’une valeur abstraite (dix francs, par exemple) qui équivaut au contenu stabilisé, rationnel, de l’Idée.
Notre conception cathartique et identitaire de la pensée abstraite est sans doute historiquement inséparable de l’usage de systèmes d’écriture alphabétique qui ont permis de dissocier les signifiants linguistiques des signifiés ; l’abstraction propre à la graphie scripturaire (alphabétique) a conduit à isoler la représentation de la chose et à faire croire à une autarcie et à une abstraction des contenus de pensée. Nous sommes donc encore loin de pouvoir donner un statut clair à cette auto-compréhension topologique et imagologique de la pensée, trop normalisée par la logique conceptuelle et langagière. Comment assurer dès lors la compréhension de la pensée si l’on ne s’ouvre pas à des systèmes d’écriture non alphabétiques, où les signes visibles ont un rapport sensible au monde ? Mais ne sommes-nous pas de plus en plus entraînés dans une telle sphère, et par là confrontés à la tentation d’une désoccidentalisation de la pensée, d’une herméneutique “orientale” qui révélerait un autre possible de l’esprit ? Nous aurions alors intérêt à retrouver les principes d’autres modes de pensée, ceux de la pensée préhistorique ou de la pensée sauvage, qui seuls pourraient nous permettre de retrouver les possibilités réelles d’une pensée spatiale, depuis trop longtemps dissimulée par notre européocentrisme. Car c’est peut-être une telle pensée qui va être requise et déployée dans la culture mondiale du cyberespace, en train de s’installer, où le visuel, l’analogique, semblent prendre leur revanche sur quelques siècles de culture digitale. Le développement des nouvelles techniques d’information et de communication recourt massivement à l’image visuelle et à l’analogie, mettant ainsi en question la toute puissance de l’abstraction conceptuelle et des écritures digitales. Affronter ces changements, devancer les possibles mutations de l’esprit qui risquent de résulter de cette cyberculture idéographique (J.Lévy) oblige philosophiquement à se réaproprier le topos de la pensée visuelle.
Notes
[1] Voir notre “Philosophie des images”, PU.F., 2e ed. 2001. On sait que figura traduit skèma, d‘où le thème de la figurabilité ou Darstellbarkeit, liée à la Darstellung c’est-à-dire la présentation de ce qui est infiguré dans une forme.
[4] Il conviendrait aussi de mentionner la filiation aristotélicienne issue du traité “De l’âme”. Voir G.Romeyer-Dherbey (S.dir.), Corps et âme, sur le De anima d’Aristote, Vrin, Paris, 1996.
[5] Voir la définition du mythe de Plotin : “Il faut que les mythes..fractionnent dans le temps ce qu’ils portent au discours et divisent les uns des autres beaucoup d’êtres qui sont ensemble mais se distinguent par leur rang et leur pouvoir, là où les récits expriment par des naissances des êtres inengendrés et séparent les êtres qui sont ensemble “(Ennéades III, 5, 9, Les Belles-Lettres).
[10] Voir H.Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabi, Flammarion, Paris, 1958. On pourrait aussi rapprocher ces idées des thèmes théosophiques du Verbe divin chrétien qui procède par images de soi et qui produit des images archétypales de tout ce qui sera à manifester. Voir J.L. Vieillard-Baron, Hegel et l’idéalisme allemand, Vrin, Paris, 1999.
[11] Voir notre article “Personnification et typologies de la pensée, ” in L’image du philosophe (J.Poirier et B.Curatolo ed.), L’Harmattan, 2000.
[12] E.Kant, Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, De l’Idéal de la raison, Garnier-Flammarion
[14] Sur le sens de la symbolique alchimique, voir F.Bonardel, Philosophie de l’alchimie, PUF, Paris, 1993.
[15] Sur la générativité philosophique de la métaphore, voir F. Nietzsche, J.B.Vico, J.Derrida, P.Ricoeur et notre étude “Métaphore, poïétique et pensée scientifique” in “Métaphores et analogies”, Revue européenne des sciences sociales, Librairie Droz Genève, Tome XXXVIII-2000, N° 117., etc.
[16] La question de l’ekphrasis, du passage du dire au voir et réciproquement est (re)devenue un lieu commun de la rhétorique.
[19] R.Javelet, Image et ressemblance au XIIe siècle de saint Anselme à Alain de Lille, Letouzey et Ané, 1967.
[20] Voir A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, II La mémoire et les rythmes, Albin Michel, 1965, p 284-285. et les travaux de F. Cheng ou de F. Julien..
[21] Une application magistrale se trouve chez G.Durand qui distingue les régimes euphémisant, diaïrétique, cyclo-rythmique. Voir Les structures anthropologiques de l’imaginaire, 12e ed. Dunod, Paris.
[23] G.Poulet, Les métamorphoses du cercle, Champs, Flammarion, 1979. Voir aussi notre étude “L’imaginal philosophique, du cercle, de l’épée et du miroir” “in L’imaginaire des philosophes, B. Curatolo et J.Poirier (ed.), L’Harmattan. 1998.
[31] Une illustration significative est fournie par l’idéologie. Voir Joseph Gabel, Idéologies, Anthropos, 1974