Cristina Esianu Farcas
Université de Montréal, Canada
crifarcas@gmail.com
Logiques de la jetabilité:
Dépossession et voix off dans le documentaire d’animation : Le voyage de M. Crulic
The Logic of Disposal
Dispossession and Voix off in the Comics Movie Le Voyage de M. Crulic
Abstract: My article examines the animated documentary, a hybrid genre that has its origins in the early twentieth century (The Sinking of the Lusitania, 1918, Winsor McCay) but has enjoyed tremendous growth in recent years. It has three main objectives. At first I intend to show that the aesthetics of animated documentary inter-media, which is located at the crossroads of visual arts, documentary, and animation film, is inherently performative and political. The second objective of this project is to recognize and theorize figures and expressions of dispossession and insecurity, as well as the articulation and function of the voiceover in the feature film The Travel of M. Crulic (2012), the work of Romanian director Anca Damian. The third objective is the political performativity of this film. Specifically, I propose to show that The Travel of M. Crulic is both an incriminating document and a performance of resistance and protest against the “logic disposable body” (assignment of disposability, Butler & Athanasiou, 2013) of neoliberal capitalism and against the arbitrary violence of contemporary wars.
Keywords: animated documentary, dispossession, precariousness, voix off, civil rights
Cet essai se penche sur le documentaire d’animation, un genre hybride dont l’origine remonte au début du XXe siècle (The Sinking of the Lusitania, 1918, de Winsor McCay) et qui a connu un essor extraordinaire ces dernières années. Il a trois objectifs principaux :
Dans un premier temps je propose de montrer que l’esthétique intermédiale du documentaire animé, qui se situe à la croisée des arts visuels, du documentaire et du cinéma d’animation, est intrinsèquement performative, politique et machinique. Je soutiens que cette éthico-esthétique documentaire a une grammaire propre, et qu’elle doit être théorisée dans des termes qui lui sont propres, plutôt que selon les postulats théoriques du film documentaire. La première observation à faire est que le statut de l’affect dans le film que nous analyserons détient une fonction capitale et coagule l’esthétique et implicitement le sens de cette œuvre cinématographique.
Le deuxième objectif de ce travail vise à cerner et à théoriser, sur la base de l’appareil théorique développé dans la première partie, les figures et expressions de la dépossession et de la précarité, ainsi que l’articulation et la fonction de la voix off dans le documentaire animé Le voyage de Monsieur Crulic (2012), de la réalisatrice roumaine Anca Damian.
La troisième partie se penche sur la performativité politique du documentaire. Plus concrètement, je proposerai de montrer que Le voyage de Monsieur Crulic constitue à la fois un document incriminant et une performance de résistance et de protestation contre la « logique des corps jetables » (assignation of disposability, Butler & Athanasiou, 2013) du capitalisme néolibéral, et contre la violence arbitraire des guerres contemporaines. Les réflexions de Judith Butler et Athena Athanasiou dans Dispossession: The Performative in the Political (2013) seront d’une grande pertinence dans la troisième partie.
Butler et Athanasiou soutiennent que la notion de dépossession doit être comprise comme une double articulation, à la fois transitive et intransitive, et comme une condition matérielle de précarité ou de précarisation. La dépossession ontologique se réfère à la soumission ou assujettissement de soi à la vulnérabilité de l’autre, donc une dépossession comme condition de subjectivation. La dépossession matérielle désigne la biopolitique (ou « nécro-politique », Mbembe 2003) du contrôle, de la précarisation, de l’endettement forcé (« debtocracy »), de l’appauvrissement, de la discrimination, du racisme, de la perte de droits civils et du travail de communautés ou populations dans le contexte de guerres civiles, de la lutte « anti-terroriste » et de la gouvernance néolibérale mondialisée.
Le documentaire animé d’Anca Damian articule les deux aspects de la dépossession. Dans ce film, le processus d’individuation et subjectivation en tant que sujet autonome et corps médiatisé du protagoniste est rendu complexe par sa condition « hantologique » (Derrida, Spectres de Marx) : Crulic s’exprime post-mortem, ou en tant que fantôme après sa mort à travers la voix off d’un acteur.
La troisième partie de mon travail élaborera aussi la question de la performativité éthico-politique de ce documentaire animé. Quelles sont les stratégies esthétiques, discursives et médiatiques / intermédiales utilisées par Anca Damian pour articuler une résistance à l’intérieur et contre la matrice d’intelligibilité, de visibilité/invisibilité, et de (non)reconnaissance du capitalisme néolibéral contemporain et/ou des régimes autoritaires en Europe de l’Est ? Comment ce film s’insurge-t-il contre la notion du sujet autonome souverain de la modernité occidentale en prônant une production collective de la subjectivité et des formes d’action et imaginaires oppositionnels ?
- I. Émotion versus affect ; le manque de violence et la question de l’empathie
L’émotion (du latin motio « action de mouvoir, mouvement ») est une expérience psychophysiologique complexe de l’état d’esprit d’un individu lorsqu’il réagit aux influences biochimiques (internes) et environnementales (externes). L’émotion est associée à l’humeur, au tempérament, à la personnalité, à la disposition et à la motivation. Le mot «émotion» provient du mot français «émouvoir». Il est basé sur le latin emovere, dont e- (variante de ex-) signifie «hors de» et movere signifie «mouvement». Une taxonomie non-définitive des émotions existe. Certaines catégorisations incluent : émotions «cognitives» par opposition aux émotions «non cognitives».
Dans Encyclopaedia Universalis, l’émotion est définie « comme un trouble de l’adaptation des conduites. En délimitant une catégorie précise de faits psychologiques, cette définition exclut des acceptions trop vagues du mot « émotion », comme dans l’expression une « émotion esthétique », et plus généralement l’emploi du mot « émotion » comme synonyme de sentiment. Les sources de l’ambiguïté du concept d’émotion apparaîtront nettement par la suite ; mais on peut admettre dès l’abord cette définition si on veut bien reconnaître que subsumer sous un même mot la colère ou la peur et des sentiments de plaisir ou de déplaisir, c’est s’enfermer dans de faux problèmes et se condamner à la confusion intellectuelle. »[1]
Alors, l’émotion est une notion floue et elle est difficilement définissable. Pourtant, on peut préciser qu’elle présente la particularité d’être idiosyncrasique, c’est-à-dire particulière et propre à chaque individu (Picard, 2003). Au regard de ces définitions, le concept d’émotion apparaît comme polysémique. Il est, en effet, difficile de donner une définition claire et univoque de l’émotion. Mais ce qui nous intéresse particulièrement est de voir comment l’émotion se manifeste dans le milieu médiatique / intermédial qui individualise le cinéma moderne. À cet égard, il faut noter que le statut de l’émotion est peu exploré dans les études du cinéma, fait observé par Carl Platinga qui note :
In the emotional landscape of the modern world, the movie theater occupies a central place, as one of the predominant spaces where societies gather to express and experience feelings. The cinema offers complex and varied experiences; for most people, however, it is a place to feel something. The dependability of movies to provide emotional experiences for diverse audiences lies at the center of the medium’s appeal and power, yet the nature of these filmic emotions is one of the least-explored topics in film studies. Emotions are carefully packaged and sold, but they are rarely analyzed with much specificity.[2]
Donc, il y a un important travail à faire, si on veut se consacrer à cette notion qui se place au centre de la rhétorique cinématographique depuis sa constitution à la fin du XIXe siècle. Si on essaye par contre de cerner le terme d’affect, on est renvoyé au même dilemme parce que, au moins en apparence, on interroge un terme qui est difficile à théoriser précisément parce qu’il représente l’aspect le plus banal de nos vies : « Affect is perhaps the most difficult plane of our lives to define (…), because it is, in some sense, the most mundane aspect of everyday life. (…) Affect is closely tied to what we often describe as the feeling of life. You can understand another person’s life: you can share the meaning and pleasures, but you cannot know how it feels ».[3]
Traditionnellement, le terme affect correspond à tout état affectif, pénible ou agréable, vague ou qualifié, qu’il se présente sous la forme d’une décharge massive ou d’un état général. L’affect désigne donc un ensemble de mécanismes psychologiques qui influencent le comportement. On l’oppose souvent à l’intellect. À la fin du XXe siècle, au sein des sciences cognitives, on a vu émerger un nouveau champ scientifique baptisé «les sciences affectives», dont l’objectif affiché est de comprendre à la fois les mécanismes sous-jacents à l’affect, mais aussi comment l’affect et les émotions contribuent au comportement et à la pensée.
À partir de 1995, la question de l’affect est repensée grâce à deux essais qui sont publiés en Amérique de Nord. Il s’agit de l’étude Shame in the Cybernetic Fold d’Eve Sedgwick et Adam Frank et The Autonomy of Affect de Brian Massumi qui se nourrissent de la pensée darwiniste de Silvan Tomkin qui publie Psychobiology of differential affects en 1962. Selon Brian Massumi, qui est influencé par Deleuze, l’affect se différencie de l’émotion, il est une force de contact, voire la capacité d’un corps humain d’affecter et d’être affecté :
Affect is most often used loosely as a synonym for emotion. But one of the clearest lessons of this first story is that emotion and affect – if affect is intensity – follow different logics and pertain to different orders. An emotion is a subjective content, the sociolinguistic fixing of the quality of an experience which is from the point onward defined as personal. Emotion is qualified intensity, the conventional, consensual point of insertion of intensity into semantically and semiotically formed progressions, into narrativizable action-reaction circuits, into function and meaning. It is intensity owned and recognized. It is crucial to theorize the difference between affect and emotion. If some have the impression that affect has waned, it is because affect is unqualified. As such, it is not ownable or recognizable and is thus resistant to critique.[4]
On a apporté toutes ces définitions afin d’introduire une distinction qu’on juge importante entre l’émotion et l’affect. L’aspect qui nous intéresse à l’égard de ces termes c’est que l’affect est un terme qui synthétise mieux les dénotations d’un film documentaire qui se nourrit de la politique, comme c’est le cas dans cette dissertation.
D’ailleurs, Massumi estime que l’affect n’implique pas la violence. L’observation est importante parce que l’héritage de la psychanalyse nous dit le contraire. Or, l’observation est décisive par rapport au documentaire qu’on veut analyser parce qu’il s’agit d’un personnage – Crulic – qui n’a pas la moindre réaction violente, même s’il se trouve dans des conditions qui auraient dû le pousser à réagir d’une manière brutale face à la barbarie qui vient de se passer. Ce manque d’agressivité – invariable dans le documentaire animé Le voyage de Monsieur Crulic – a comme réponse un degré supérieur de l’empathie chez le spectateur.
- II. Les expressions de la dépossession, l’articulation et la fonction de la voix off, sujet du fil et ses enjeux
Le voyage de Monsieur Crulic est le deuxième long métrage de la cinéaste Anca Damian. Elle avait réalisé son premier film, Rencontres croisées, en 2008. Le Voyage de Monsieur Crulic est inspiré de la vie de Claudiu Crulic, citoyen roumain mort en prison en Pologne après une grève de la faim qu’il avait faite pour clamer son innocence. Cette histoire a connu un retentissement médiatique important en Roumanie et en Pologne. L’affaire Crulic a conduit à la démission du ministre des affaires étrangères roumain, Adrian Cioroianu, et trois médecins polonais ont été accusés de la mort de Claudiu Crulic, car l’homme avait subi des soins douteux suite à sa grève de la faim, qui ont conduit à son décès. La cinéaste roumaine a eu accès aux dossiers de police et du parquet de Pologne sur l’affaire Crulic pour la documentation de son long métrage. Il ne fait aujourd’hui plus aucun doute que Crulic était innocent des faits qui lui avaient été reprochés le jour de son arrestation, le 10 septembre 2007.
Anca Damian n’a pas choisi de raconter par hasard l’histoire de Claudiu Crulic au moyen d’un documentaire d’animation. La cinéaste explique d’ailleurs ce choix : « L’animation te donne la liberté et j’en ai profité pleinement. L’utilisation de l’animation se justifiait d’elle-même : comment quelqu’un de l’au-delà pourrait-il raconter autrement ? »[5]
Au moment de commencer la production du Voyage de Monsieur Crulic, le film Hunger de Steve McQueen sortait en salles. Racontant également une histoire de grève de la faim en prison, ce film choc se rapprochait trop du projet de la cinéaste Anca Damian, et celle-ci a bien failli l’abandonner. Finalement, la Roumaine n’a pas lâché prise :
L’histoire de ce garçon m’a fascinée dès le début. La façon dont il est mort : il s’est vu quitter ce monde, il a vu son corps s’en aller alors que son âme était encore là. Il est arrivé que lorsque je présentais dans les festivals mon film « Rencontres croisées » le film « Hunger » fasse lui aussi un grand circuit festivalier. C’était également l’histoire d’une mort par grève de la faim sauf que ça se passait dans une prison irlandaise. À ce moment-là, j’ai voulu abandonner le projet. « Hunger » était un film magnifique, en faire un autre sur le même thème semblait manquer un peu de sens. Pourtant, je n’ai pas pu m’en empêcher, j’ai mis en train la documentation qui elle aussi semblait un défi impossible : hostilités, réticences ici comme là-bas, informations difficiles d’accès dans un pays dont je ne connaissais pas la langue. Et puis j’avais comme une impression de traîner un poids… Une histoire pénible. Et pourtant, pendant tout ce temps-là j’ai eu le sentiment que ce film, je devais le faire. J’en avais le devoir. Envers qui je n’en sais rien. Mais je me serais sentie coupable si je ne l’avais pas fait. Et j’aurais été coupable si, pour mon seul confort, j’avais laissé tomber le projet. Les Moldaves ont cette adorable auto-ironie.[6]
D’ailleurs, la réalisatrice roumaine explique aussi le fait qu’elle est partie de l’idée d’un documentaire dans lequel un journaliste rencontrerait des personnes réelles, des témoins :
Claudiu Crulic fournissait le prétexte à une analyse des dérapages qui se produisent au XXIe siècle dans une société soi-disant civilisée, peuplée d’individus qui ont accepté d’être les témoins passifs d’une mort lente, qui ont pu rester les bras croisés au lieu d’aider leur proche qui se mourait là, devant eux. Il y a eu quantité de ces témoins, venus des milieux les plus divers. Mais l’enfer qu’avait traversé Claudiu Crulic restait complètement inconnu, une espèce de vide autour duquel tournaient les autres, attentifs à ne pas se laisser entraîner dans le précipice… C’est alors que j’ai eu l’idée de l’animation : elle me permettait de recréer ce vide. L’animation te donne la liberté et j’en ai profité pleinement. L’utilisation de l’animation se justifiait d’elle-même : comment quelqu’un de l’au-delà pourrait-il raconter autrement ? L’histoire du journaliste est devenue un scénario de film de fiction que je suis en train d’écrire avec Bogdan Mustata.[7]
Donc, lors de la réalisation de son documentaire, Anca Damian se rend compte que le registre qui favorise mieux le circuit de l’affect dans son œuvre n’est pas celui du drame. De plus, la cinéaste confie qu’elle ne croit pas à la colère, que le but de son film n’est pas « de casser les vitres des consulats roumains ».[8] Ce qu’elle envisage plutôt c’est « que les hommes s’en réjouissent, qu’ils pleurent et qu’ils rient et ensuite… qu’ils soient meilleurs. Qu’ils en aient envie, du moins ».[9]
Alors, Damian tente de réaliser une transfiguration de la mort (ou du crime social et politique) qui dépasse le fait divers ou la simple enquête journalistique. Le voyage de Monsieur Crulic se place sur l’incidence de la première condition sine qua non de l’art (dans le sens envisagé par Aristote dans la Poétique), ce qui se dégage comme message extradiégétique c’est l’épuration des passions par le moyen de la représentation (catharsis). De plus, le dessin animé sert cette esthétique. La polarisation de l’émotion se retrouve aussi dans Valse avec Bachir d’Ari Folman ou dans Persepolis de Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi, pour citer seulement deux des plus célèbres films d’animation.
Le voyage de Monsieur Crulic est par excellence un film rhétorique puisqu’il met en œuvre un sujet qui renvoie directement à un événement qui a provoqué un vif débat dans la société civile. La manière dont Damian fait usage de la pragmatique rhétorique est le point nodal de son discours cinématographique. Grâce à une approche – minimaliste de l’usage de l’image et à un registre contrôlé de connotations formelles, le film Le voyage de Monsieur Crulic fait place en premier lieu à l’identification avec le personnage. Pourtant, le drame de Crulic n’est pas transmis par le biais d’un imaginaire chimérique, il se base plutôt sur des éléments qui sortent de la réalité factuelle. Le dessin animé se soumet à une rhétorique ancrée dans la réalité immédiate puisque les métamorphoses de l’image renvoient directement à l’objet.
Il faut noter aussi que ce choix esthétique n’est pas étonnant parce que le film de Damian s’inscrit dans la nouvelle vague du cinéma roumain. Or, il est très connu que les réalisateurs roumains pratiquent un cinéma virulent, dans lequel la caméra montre souvent des images atroces, qui ont à voir avec le crime, le viol, la prostitution, l’avortement ou la mort dans la rue. Ce registre sombre dans lequel l’image cinématographique se concrétise définit essentiellement ce cinéma, lourd et moqueur à la fois, en lien avec le néoréalisme italien (en ce qui a trait à l’esthétique du film) et avec le cinéma iranien (en ce qui a trait à la politique de la révolution). Cette tendance, sombre et austère, constitue une réponse à un type de cinéma ésopique, prétentieux, pratiqué pendant la période noire du communisme, qui avait presque entièrement étouffé le cinéma roumain.
Dans le documentaire animé qu’on analyse, l’image cinématographique est double, car le premier regard est machinique et le deuxième est artistique. Cette observation est importante, car on peut parler de deux films qui – comme dans le principe de vases communicants – s’illuminent l’un l’autre.
Le premier film est celui de la voix off et de l’appareillage. Ce premier film interroge la dichotomie entre le vivant et le non-vivant à travers la spectralité hantologique et l’humour noir de la voix off. À cet égard, c’est peut-être le moment de faire encore une observation sur la justesse de la forme cinématographique employée par la réalisatrice roumaine. Or, sous ce rapport, il est certain qu’on peut parler d’une adéquation du dispositif lui-même au projet politique du film. Par rapport à la justesse cinématographique, c’est important aussi de noter que ce qui nous intéresse principalement c’est moins les implications morales sous-entendues par le terme, mais plutôt la justesse du jugement du spectateur. Or, arrivé ici, il faut mentionner que la narration linéaire du récit fait en sorte que l’identification avec l’histoire et le personnage soit implicite, ce qui facilite le décodage de l’image cinématographique par l’entremise de la fonction référentielle du langage (Jakobson). L’utilisation d’une méthode non ostentatoire du discours diégétique donne comme résultat une certaine transitivité du message qui simplifie la rencontre avec le réel, chose toujours problématique dans le cas du documentaire en général.
Par ailleurs, le timbre de la voix off est indispensable pour définir le message du film. En interrogeant ce registre, dénotatif par excellence, mais placé aussi dans un contexte extradiégétique, on arrive à comprendre comment la situation limite du Crulic s’inscrit dans le fonctionnement de l’état antidémocratique. Mais le décodage de ce film d’animation ne se résume pas à cela. Damian arrive à façonner aussi un « sujet pshychagogique », pour employer l’expression de Michel Foucault.[10]
Il est très connu que pour le philosophe français faire œuvre de vie revient à travailler sur son corps, sur ses actions et à former son esprit. Donc, c’est moins l’intériorité psychologique que l’extériorité de l’action qui importe. C’est le cas de Crulic. Il n’interroge aucunement son âme. Il raconte sa vie. Et l’action de le faire le rend libre, dans sa défaite même.
D’une certaine façon le Weltanschauung de Crulic, exprimé par l’entremise de la voix off, renvoie au principe de la vita activa, notion théorisée par Hannah Arendt dans le livre The Human Condition. Dans cet ouvrage, la philosophe allemande opère une distinction entre la vita activa et la vita contemplativa partant de l’idée que dans la tradition philosophique la vita activa a toujours été considérée comme secondaire par rapport à la vita contemplativa. La conséquence a été l’obnubilation des différentes activités spécifiques à la vita activa : le travail, l’œuvre et l’action. Avec ce livre, elle désire ramener un équilibre à l’intérieur de cet appareil conceptuel et plus précisément redonner à l’action l’attention qu’elle mérite. Cette affirmation du rôle primordial de l’action vise à réaffirmer la dimension humaine de la pluralité. Autrement dit, Hannah Arendt met l’accent sur l’action politique en s’appuyant sur une pensée conceptuelle précise de la condition humaine. Or, dans le film qu’on analyse, la question se pose de la même manière. C’est exactement ce que fait Crulic, une fois pris dans des circonstances difficiles. Même si la justice semble aveugle, il s’y oppose, agit et ne semble pas avoir peur de la mort. La menace de l’inertie, de la disparition progressive de toute action, donne de la valeur à ses actions. Ainsi, il veut se sauver de l’oubli et oblige la société civile de se redéfinir, car « l’action est l’activité politique par excellence ».[11]
En fait, Crulic est dépossédé d’une vie vraie (au sens des droits de l’homme), mais pas du pouvoir de l’action. La question fait l’objet de l’étude pour Judith Butler, qui dans Le récit de soi précise que l’existence du sujet (du soi, de l’ego, du moi, ou toute autre perspective à la première personne) découle de la narration de soi. C’est donc dire que, avant même que toute opération réflexive soit envisageable, il doit y avoir un dialogue. « C’est pourquoi, écrit-elle, on pourrait dire d’un air songeur et en toute humilité́ que, au départ, je suis la relation que j’entretiens avec toi, ambigument interpellé et interpellant, offert à un “tu” sans lequel je ne suis pas et dont ma survie dépend ».[12]
Autrement dit, un dialogue doit s’établir pour que le sujet survienne. Cette exigence du sujet qui doit rendre compte de lui-même amène Butler à sonder à la fois la formation du sujet et son rapport à la responsabilité́. Bien qu’en apparence éloignées, ces deux questions sont intrinsèquement liées. En effet, si la capacité réflexive du sujet découle de la relation dialogique qu’il entretient avec Autrui, jusqu’à quel point peut-on le tenir responsable de ce qu’il est ou de ce qu’il fait ? Le film de Damian essaie de répondre à ce genre de questions.
Crulic – en tant qu’émetteur – tente de rejoindre un récepteur qui est bien évidemment l’autrui, parce que il veut signifier quelque chose qui fait sens dans sa propre existence. Le dialogue appelle donc à ce que les acteurs de la communication soient transformés dans la mesure où l’écoute devient active. L’observation à faire concerne l’utilisation obsessive de l’expression directe du début et jusqu’à la fin. Ainsi l’émotion transgresse l’écran et dépasse une réalité géopolitique quelconque. Avec Le voyage de Monsieur Crulic, on plonge directement au cœur de la performativité politique du documentaire. Il faut ajouter que l’origine étymologique grecque du mot dialogue se réfère à un concept traduisible par « suivre une pensée » (dialogos : de dia à travers et logos la parole). Ce qui se passe dans la réception de toute œuvre qui traite d’un sujet politique c’est que la narration de soi oblige à une responsabilité sociale.
Le propos de Damian favorise aussi un possible débat autour de la restauration du réel dans le documentaire. On sait très bien que la question de l’appareil est en soi un sujet politique. Le spectateur demeure souvent dans le hors champ et il devient témoin, juge, avocat, etc. Mais ce statut ambigu a un avantage important. Pour le spectateur, le texte cinématographique ne désigne plus, comme c’est le cas dans le texte de la fiction classique, mais il signifie. Le signifié se dissimule derrière le réel, ce qui implique le fait que le spectateur « accepte » volontairement le réalisme documentaire comme source d’un questionnement qui dépasse le simple « accident » politique. La stratégie du film documentaire est celle « de trouver (et de faire cadrer) le figuratif dans le réel ; de présenter le figuratif comme réel »[13] donc de diriger le lecteur vers « un sens choisi à l’avance ».[14] Cela dénote le fait que le documentaire a bien évidemment une fonction répressive, mais aussi que les signifiés de l’image rendent l’interprétation de l’œuvre plus complexe.
La voix post-mortem de Crulic est neutre, informative, voire blanche. Elle ne double pas ce que dit l’image. Elle raconte tout simplement une vie. Parfois ce qu’elle raconte place le message sous l’incidence d’un registre ironique Le niveau référentiel s’inscrit dans la diégèse. La première lecture du texte est narrative, dans le sens que le spectateur essaye de suivre le schéma logique du récit. Ce premier niveau informatif contextualise un événement hors commun (un homme qui va mourir suite à la grève de la faim). L’autre lecture est a-diégétique. William Guynn note que cette lecture existe dans la mesure où elle dissipe l’illusion référentielle : « elle met en pièces le signifié narratif temporel-spatial pour en disposer les pièces selon une autre configuration. C’est une lecture supplémentaire en ce qu’elle détruit un ordre (diégétique) perçu comme complet, suffisant, et dont les chemins sont imprimés dans la conscience du lecteur par nombreuses lectures ».[15]
Ce niveau, appelé aussi lecture discursive par le même auteur, implique la reconnaissance de certaines opérations textuelles, des signes emphatiques qui informent le lecteur d’une présence discursive. Anca Damian avoue que ce qui l’intéressait lors de la réalisation de son documentaire, c’était de superposer à son discours narratif une certaine représentation de la mort. Ce choix artistique se concrétise par l’utilisation de la métaphore du vide. La cinéaste la construit en se servant de l’animation qui ajoute au sens purement dénotatif du récit cinématographique une poétique de l’image qui croise le deuxième niveau, nommé par Guynn a-diégétique.
L’affect de l’image animée, qui emprunte des couleurs sombres et un mélange de photos et de dessins, met en évidence le corps décharné de Crulic et provoque une réflexion critique sur sa tragédie et sur l’indifférence des autorités concernées. La deuxième lecture du texte imprime les connotations sociopolitiques du sujet.
Le cadrage pictural semble être l’obsession de Damian. Il faut noter que dans la deuxième partie du film le cadrage pictural se concentre sur la représentation du cadavre, qui est une figure principale dans la narration. Elle se concrétise grâce à un dessin schématique de Crulic, à une perte de matérialité qui renvoie à l’idée centrale de Damian, qui cherche à représenter le vide, mais aussi l’immatérialité de l’esprit qui transgresse la corporéité humaine. Crulic demeure jusqu’à la fin une créature éthérée, transparente, image qui annonce sa mort. Cette représentation du cadavre est conçue à partir d’un symbole assez commun qui est le linceul, mais elle est renforcée par les hallucinations du personnage qui transgresse la réalité carcérale pour aboutir enfin dans l’au-delà. Les deux mondes s’entrecroisent et le dessin retient l’émotion. L’éveil spirituel de Crulic devient la principale instance narratrice. Son esprit se matérialise grâce à la représentation d’un drap en forme d’oiseau qui flotte au-dessus de la prison. La fin d’un homme innocent, captif de son coma hypocalorique, bouleverse le spectateur. Crulic perd sa vie en se libérant de sa condition misère. À ce moment, la tension est brusquement coupée par l’émergence d’un deuxième niveau, métadiégètique. Les narrateurs sont maintenant les journalistes qui annoncent le décès de Crulic dans la prison polonaise, ainsi que la démission du ministre d’affaires étrangères roumain, Adrian Cioroianu. La nouvelle diffusée par les médias est aussi la conclusion visuelle du film. Damian tire ainsi profit de la persuasion et de la crédibilité offertes par le discours direct.
III. La performativité politique dans Le voyage de Monsieur Crulic
Nos films commencent à traiter des sujets que nos autorités préfèrent occulter. Une œuvre d’art peut-elle s’ériger en « procès » à la suite duquel les responsables soient obligés de payer, ne serait-ce que pour l’incompétence ou l’indifférence dont ils se sont rendus coupables ? (…) Nous payons tous pour nos faits et pour nos pensées. Mais d’habitude il est bien plus facile de montrer l’autre du doigt. Je pense que l’art doit régler les dérapages humains, qu’il doit nous restituer la normalité perdue, l’humanité perdue, ressusciter la compassion.
Anca Damian[16]
Judith Butler prend position au sujet des affects générés par la condition de la dépossession. Cette condition est l’un des facteurs principaux assurant la circulation affective dans le film d’Anca Damian. Telle que déjà annoncée, la dépossession ontologique se réfère à la soumission ou à l’assujettissement de soi. Le débat – dans le livre Dispossession: The Performative in the Political – tourne autour de gens qui ont perdu leur pays, leur nationalité, tous ceux qui ont été expropriés par une société capitaliste dominée par la logique de la possession. Butler et Athanasiou se demandent si cette conscience de l’expropriation pouvait amener à une nouvelle forme de résistance et apporter une réponse politique à une réflexion sur la puissance du performatif dans les sociétés contemporaines.
En tenant compte de la nature de ces considérations qui déplacent la notion de dépossession vers un terrain nouveau, il faut se demander aussi quelle est la façon d’interroger un monde structuré par l’inégalité, l’abus, l’ostracisme, par le cinéma en général et le documentaire en particulier. Même si le sujet est complexe, il est important d’avancer l’idée que le cinéma fait service à la société (comme tribune politique et sociale) plus que d’autres formes de représentation traditionnelle. Cela est l’idée de Damian, qui croit que l’art doit régler les dérapages humains et renforcer la compassion.
Le personnage central du film Le voyage de Monsieur Crulic est tout simplement dépossédé de sa vraie vie. Sa dépossession est double, ontologique et matérielle. Elle est intimement liée à ce que Bataille nomme expérience limite (ce qui représente pour le philosophe français l’ultime éclatement du moi, comme réponse au non-sens des autres).
Bataille formule ce postulat en relation avec la question de l’excès et de la dépense et conclut que l’expérience limite implique un dépassement de la limite d’endurance, ce qui fait que la condition humaine change à tout jamais suite à des événements tragiques. L’expérience limite est ce qui devient intolérable, elle représente souvent l’entrée dans le territoire de la mort. À partir de là, on voit bien que l’accent n’est plus porté sur l’être, comme équivalent ontologique général (Guattari), mais plutôt sur la manière d’être, nouveau paradigme qui requiert une refondation sur la notion d’intégrité. Ceci est bien évidemment le résultat des interpellations brutales de l’histoire qui obligent le sujet à miser sur la résistance collective ou individuelle, parce qu’il refuse de subsister en tant que « déchet ».
L’histoire de Crulic est bien l’histoire d’un corps jetable, puisque personne ne s’intéresse vraiment au jeune homme. Il est tout simplement un prisonnier coupable, un être insignifiant pour les autorités concernées, qui ne respectent pas ses droits civils et constitutionnels.
L’idée d’Adorno selon laquelle la vie est bonne ou fausse est reprise par Judith Butler qui explique que « la quête de la vraie vie est quête de la vraie politique, si tant est qu’elle relève aujourd’hui du domaine de l’atteignable ».[17] À cet égard, il est évident que pour Butler, contrairement à Hannah Arendt, la morale est liée depuis sa création à la biopolitique. En nous basant sur ces idées, on comprend bien pourquoi il est impossible pour un humain pris dans les décombres de l’Histoire de s’en sortir sain et sauf une fois confronté à de dures épreuves biopolitiques. Arrivé ici, on comprend aussi pourquoi Crulic n’a pas abandonné la grève de la faim, même s’il avait compris que son geste était suicidaire. Il ne voulait plus d’une vie fausse. Son évolution éthique se construit à la suite de la dépossession de la vraie vie.
Conclusion
Le film Le voyage de Monsieur Crulic se place dans un monde défiguré par les crimes et les mutations sociaux survenus tout au long du XXe siècle. L’œuvre de Damian met en évidence une grave crise de l’humain, visible dans son rapport direct avec le corps et avec l’histoire.
Dans cet essai nous avons proposé une analyse qui s’est penchée surtout sur les représentations de la dépossession, notion débattue par Judith Butler et Athena Athanasiou. C’est à partir de ce concept que l’œuvre cinématographique d’Anca Damian peut être questionnée en partant d’une heuristique unitaire et convaincante. Comme on l’a précisé dans ce travail, l’imaginaire d’Anca Damian est tout à fait particulier et il jette une lumière nouvelle sur une problématique récurrente dans la littérature, le cinéma et la philosophie modernes : il s’agit du rapport entre le sujet, son corps et l’aspect sociopolitique de son existence.
Filmographie
Anca Damian, réalisatrice. Le voyage de Monsieur Crulic (2012)
Bibliographie
Bibliographie générale
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Bibliographie citée dans l’essai
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Butler Judith. Le Récit de soi, Paris, Presses Universitaires de France, 2007
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Massumi, Brian. Parables for the Virtual: Movement, Affect, Sensation, Duke University Press, Durham and London, 2003
Platinga, Carl et Smith, M.Greg, « Introduction», Passionate Views : Film, cognition and emotion, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1999.
Notes
[1] http://www.universalis.fr/encyclopedie/emotion/
[2] Platinga, Carl et Smith, M. Greg, « Introduction», Passionate Views: Film, Cognition and Emotion, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1999, p. 1.
[3] Grossberg, Lawrence, « In there a Fan in the House? : The Affective Sensibility of Fandom », Lisa A. Lewis (dir.), The Adoring Audience, Fan, Culture and Popular Media, London, Routledge, 1992, p. 56.
[4] Massumi, Brian. Parables for the Virtual: Movement, Affect, Sensation, Durham and London, Duke University Press, 2003, p. 27-28.
[5] Site officiel du film, www.monsieurcrulic.com, consulté la 12 mai 2014
[6] Ibidem, consulté le 12 mai 2014
[7] Ibidem, consulté le 13 mai 2014
[8] Ibidem, consulté le 13 mai 2014
[9] Ibidem, consulté le 13 mai 2014
[10] Foucault, Michel. « Le souci de soi », in Histoire de la sexualité, tome 3, Gallimard, Paris, 2008, p. 23.
[11] Arendt, Hannah. Condition de l’homme moderne, Agora/Pocket, Paris, 2002, p. 86.
[12] Butler, Judith. Le Récit de soi, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p. 82.
[13] Guynn, William. Un cinéma de non-fiction, Le documentaire classique à l’épreuve de la théorie, Université de Provence, 2001, p. 89.
[14] Barthes, Roland. « Rhétorique de l’image » dans Essais critiques III, l’Obvie et l’Obtus, Paris, Seuil, 1982, p. 32.
[15] Guynn, William, op. cit., p. 91.
[16] Site officiel du film, www.monsieurcrulic.com, consulté la 21 mai 2014
[17] Lors de l’attribution du prix Adorno, à Francfort-sur-le-Main, Allemagne, 11 septembre 2012.
Cristina Esianu Farcas
Université de Montréal, Canada
crifarcas@gmail.com
Logiques de la jetabilité:
Dépossession et voix off dans le documentaire d’animation : Le voyage de M. Crulic
The Logic of Disposal
Dispossession and Voix off in the Comics Movie Le Voyage de M. Crulic
Abstract: My article examines the animated documentary, a hybrid genre that has its origins in the early twentieth century (The Sinking of the Lusitania, 1918, Winsor McCay) but has enjoyed tremendous growth in recent years. It has three main objectives. At first I intend to show that the aesthetics of animated documentary inter-media, which is located at the crossroads of visual arts, documentary, and animation film, is inherently performative and political. The second objective of this project is to recognize and theorize figures and expressions of dispossession and insecurity, as well as the articulation and function of the voiceover in the feature film The Travel of M. Crulic (2012), the work of Romanian director Anca Damian. The third objective is the political performativity of this film. Specifically, I propose to show that The Travel of M. Crulic is both an incriminating document and a performance of resistance and protest against the “logic disposable body” (assignment of disposability, Butler & Athanasiou, 2013) of neoliberal capitalism and against the arbitrary violence of contemporary wars.
Keywords: animated documentary, dispossession, precariousness, voix off, civil rights
Cet essai se penche sur le documentaire d’animation, un genre hybride dont l’origine remonte au début du XXe siècle (The Sinking of the Lusitania, 1918, de Winsor McCay) et qui a connu un essor extraordinaire ces dernières années. Il a trois objectifs principaux :
Dans un premier temps je propose de montrer que l’esthétique intermédiale du documentaire animé, qui se situe à la croisée des arts visuels, du documentaire et du cinéma d’animation, est intrinsèquement performative, politique et machinique. Je soutiens que cette éthico-esthétique documentaire a une grammaire propre, et qu’elle doit être théorisée dans des termes qui lui sont propres, plutôt que selon les postulats théoriques du film documentaire. La première observation à faire est que le statut de l’affect dans le film que nous analyserons détient une fonction capitale et coagule l’esthétique et implicitement le sens de cette œuvre cinématographique.
Le deuxième objectif de ce travail vise à cerner et à théoriser, sur la base de l’appareil théorique développé dans la première partie, les figures et expressions de la dépossession et de la précarité, ainsi que l’articulation et la fonction de la voix off dans le documentaire animé Le voyage de Monsieur Crulic (2012), de la réalisatrice roumaine Anca Damian.
La troisième partie se penche sur la performativité politique du documentaire. Plus concrètement, je proposerai de montrer que Le voyage de Monsieur Crulic constitue à la fois un document incriminant et une performance de résistance et de protestation contre la « logique des corps jetables » (assignation of disposability, Butler & Athanasiou, 2013) du capitalisme néolibéral, et contre la violence arbitraire des guerres contemporaines. Les réflexions de Judith Butler et Athena Athanasiou dans Dispossession: The Performative in the Political (2013) seront d’une grande pertinence dans la troisième partie.
Butler et Athanasiou soutiennent que la notion de dépossession doit être comprise comme une double articulation, à la fois transitive et intransitive, et comme une condition matérielle de précarité ou de précarisation. La dépossession ontologique se réfère à la soumission ou assujettissement de soi à la vulnérabilité de l’autre, donc une dépossession comme condition de subjectivation. La dépossession matérielle désigne la biopolitique (ou « nécro-politique », Mbembe 2003) du contrôle, de la précarisation, de l’endettement forcé (« debtocracy »), de l’appauvrissement, de la discrimination, du racisme, de la perte de droits civils et du travail de communautés ou populations dans le contexte de guerres civiles, de la lutte « anti-terroriste » et de la gouvernance néolibérale mondialisée.
Le documentaire animé d’Anca Damian articule les deux aspects de la dépossession. Dans ce film, le processus d’individuation et subjectivation en tant que sujet autonome et corps médiatisé du protagoniste est rendu complexe par sa condition « hantologique » (Derrida, Spectres de Marx) : Crulic s’exprime post-mortem, ou en tant que fantôme après sa mort à travers la voix off d’un acteur.
La troisième partie de mon travail élaborera aussi la question de la performativité éthico-politique de ce documentaire animé. Quelles sont les stratégies esthétiques, discursives et médiatiques / intermédiales utilisées par Anca Damian pour articuler une résistance à l’intérieur et contre la matrice d’intelligibilité, de visibilité/invisibilité, et de (non)reconnaissance du capitalisme néolibéral contemporain et/ou des régimes autoritaires en Europe de l’Est ? Comment ce film s’insurge-t-il contre la notion du sujet autonome souverain de la modernité occidentale en prônant une production collective de la subjectivité et des formes d’action et imaginaires oppositionnels ?
- I. Émotion versus affect ; le manque de violence et la question de l’empathie
L’émotion (du latin motio « action de mouvoir, mouvement ») est une expérience psychophysiologique complexe de l’état d’esprit d’un individu lorsqu’il réagit aux influences biochimiques (internes) et environnementales (externes). L’émotion est associée à l’humeur, au tempérament, à la personnalité, à la disposition et à la motivation. Le mot «émotion» provient du mot français «émouvoir». Il est basé sur le latin emovere, dont e- (variante de ex-) signifie «hors de» et movere signifie «mouvement». Une taxonomie non-définitive des émotions existe. Certaines catégorisations incluent : émotions «cognitives» par opposition aux émotions «non cognitives».
Dans Encyclopaedia Universalis, l’émotion est définie « comme un trouble de l’adaptation des conduites. En délimitant une catégorie précise de faits psychologiques, cette définition exclut des acceptions trop vagues du mot « émotion », comme dans l’expression une « émotion esthétique », et plus généralement l’emploi du mot « émotion » comme synonyme de sentiment. Les sources de l’ambiguïté du concept d’émotion apparaîtront nettement par la suite ; mais on peut admettre dès l’abord cette définition si on veut bien reconnaître que subsumer sous un même mot la colère ou la peur et des sentiments de plaisir ou de déplaisir, c’est s’enfermer dans de faux problèmes et se condamner à la confusion intellectuelle. »[1]
Alors, l’émotion est une notion floue et elle est difficilement définissable. Pourtant, on peut préciser qu’elle présente la particularité d’être idiosyncrasique, c’est-à-dire particulière et propre à chaque individu (Picard, 2003). Au regard de ces définitions, le concept d’émotion apparaît comme polysémique. Il est, en effet, difficile de donner une définition claire et univoque de l’émotion. Mais ce qui nous intéresse particulièrement est de voir comment l’émotion se manifeste dans le milieu médiatique / intermédial qui individualise le cinéma moderne. À cet égard, il faut noter que le statut de l’émotion est peu exploré dans les études du cinéma, fait observé par Carl Platinga qui note :
In the emotional landscape of the modern world, the movie theater occupies a central place, as one of the predominant spaces where societies gather to express and experience feelings. The cinema offers complex and varied experiences; for most people, however, it is a place to feel something. The dependability of movies to provide emotional experiences for diverse audiences lies at the center of the medium’s appeal and power, yet the nature of these filmic emotions is one of the least-explored topics in film studies. Emotions are carefully packaged and sold, but they are rarely analyzed with much specificity.[2]
Donc, il y a un important travail à faire, si on veut se consacrer à cette notion qui se place au centre de la rhétorique cinématographique depuis sa constitution à la fin du XIXe siècle. Si on essaye par contre de cerner le terme d’affect, on est renvoyé au même dilemme parce que, au moins en apparence, on interroge un terme qui est difficile à théoriser précisément parce qu’il représente l’aspect le plus banal de nos vies : « Affect is perhaps the most difficult plane of our lives to define (…), because it is, in some sense, the most mundane aspect of everyday life. (…) Affect is closely tied to what we often describe as the feeling of life. You can understand another person’s life: you can share the meaning and pleasures, but you cannot know how it feels ».[3]
Traditionnellement, le terme affect correspond à tout état affectif, pénible ou agréable, vague ou qualifié, qu’il se présente sous la forme d’une décharge massive ou d’un état général. L’affect désigne donc un ensemble de mécanismes psychologiques qui influencent le comportement. On l’oppose souvent à l’intellect. À la fin du XXe siècle, au sein des sciences cognitives, on a vu émerger un nouveau champ scientifique baptisé «les sciences affectives», dont l’objectif affiché est de comprendre à la fois les mécanismes sous-jacents à l’affect, mais aussi comment l’affect et les émotions contribuent au comportement et à la pensée.
À partir de 1995, la question de l’affect est repensée grâce à deux essais qui sont publiés en Amérique de Nord. Il s’agit de l’étude Shame in the Cybernetic Fold d’Eve Sedgwick et Adam Frank et The Autonomy of Affect de Brian Massumi qui se nourrissent de la pensée darwiniste de Silvan Tomkin qui publie Psychobiology of differential affects en 1962. Selon Brian Massumi, qui est influencé par Deleuze, l’affect se différencie de l’émotion, il est une force de contact, voire la capacité d’un corps humain d’affecter et d’être affecté :
Affect is most often used loosely as a synonym for emotion. But one of the clearest lessons of this first story is that emotion and affect – if affect is intensity – follow different logics and pertain to different orders. An emotion is a subjective content, the sociolinguistic fixing of the quality of an experience which is from the point onward defined as personal. Emotion is qualified intensity, the conventional, consensual point of insertion of intensity into semantically and semiotically formed progressions, into narrativizable action-reaction circuits, into function and meaning. It is intensity owned and recognized. It is crucial to theorize the difference between affect and emotion. If some have the impression that affect has waned, it is because affect is unqualified. As such, it is not ownable or recognizable and is thus resistant to critique.[4]
On a apporté toutes ces définitions afin d’introduire une distinction qu’on juge importante entre l’émotion et l’affect. L’aspect qui nous intéresse à l’égard de ces termes c’est que l’affect est un terme qui synthétise mieux les dénotations d’un film documentaire qui se nourrit de la politique, comme c’est le cas dans cette dissertation.
D’ailleurs, Massumi estime que l’affect n’implique pas la violence. L’observation est importante parce que l’héritage de la psychanalyse nous dit le contraire. Or, l’observation est décisive par rapport au documentaire qu’on veut analyser parce qu’il s’agit d’un personnage – Crulic – qui n’a pas la moindre réaction violente, même s’il se trouve dans des conditions qui auraient dû le pousser à réagir d’une manière brutale face à la barbarie qui vient de se passer. Ce manque d’agressivité – invariable dans le documentaire animé Le voyage de Monsieur Crulic – a comme réponse un degré supérieur de l’empathie chez le spectateur.
- II. Les expressions de la dépossession, l’articulation et la fonction de la voix off, sujet du fil et ses enjeux
Le voyage de Monsieur Crulic est le deuxième long métrage de la cinéaste Anca Damian. Elle avait réalisé son premier film, Rencontres croisées, en 2008. Le Voyage de Monsieur Crulic est inspiré de la vie de Claudiu Crulic, citoyen roumain mort en prison en Pologne après une grève de la faim qu’il avait faite pour clamer son innocence. Cette histoire a connu un retentissement médiatique important en Roumanie et en Pologne. L’affaire Crulic a conduit à la démission du ministre des affaires étrangères roumain, Adrian Cioroianu, et trois médecins polonais ont été accusés de la mort de Claudiu Crulic, car l’homme avait subi des soins douteux suite à sa grève de la faim, qui ont conduit à son décès. La cinéaste roumaine a eu accès aux dossiers de police et du parquet de Pologne sur l’affaire Crulic pour la documentation de son long métrage. Il ne fait aujourd’hui plus aucun doute que Crulic était innocent des faits qui lui avaient été reprochés le jour de son arrestation, le 10 septembre 2007.
Anca Damian n’a pas choisi de raconter par hasard l’histoire de Claudiu Crulic au moyen d’un documentaire d’animation. La cinéaste explique d’ailleurs ce choix : « L’animation te donne la liberté et j’en ai profité pleinement. L’utilisation de l’animation se justifiait d’elle-même : comment quelqu’un de l’au-delà pourrait-il raconter autrement ? »[5]
Au moment de commencer la production du Voyage de Monsieur Crulic, le film Hunger de Steve McQueen sortait en salles. Racontant également une histoire de grève de la faim en prison, ce film choc se rapprochait trop du projet de la cinéaste Anca Damian, et celle-ci a bien failli l’abandonner. Finalement, la Roumaine n’a pas lâché prise :
L’histoire de ce garçon m’a fascinée dès le début. La façon dont il est mort : il s’est vu quitter ce monde, il a vu son corps s’en aller alors que son âme était encore là. Il est arrivé que lorsque je présentais dans les festivals mon film « Rencontres croisées » le film « Hunger » fasse lui aussi un grand circuit festivalier. C’était également l’histoire d’une mort par grève de la faim sauf que ça se passait dans une prison irlandaise. À ce moment-là, j’ai voulu abandonner le projet. « Hunger » était un film magnifique, en faire un autre sur le même thème semblait manquer un peu de sens. Pourtant, je n’ai pas pu m’en empêcher, j’ai mis en train la documentation qui elle aussi semblait un défi impossible : hostilités, réticences ici comme là-bas, informations difficiles d’accès dans un pays dont je ne connaissais pas la langue. Et puis j’avais comme une impression de traîner un poids… Une histoire pénible. Et pourtant, pendant tout ce temps-là j’ai eu le sentiment que ce film, je devais le faire. J’en avais le devoir. Envers qui je n’en sais rien. Mais je me serais sentie coupable si je ne l’avais pas fait. Et j’aurais été coupable si, pour mon seul confort, j’avais laissé tomber le projet. Les Moldaves ont cette adorable auto-ironie.[6]
D’ailleurs, la réalisatrice roumaine explique aussi le fait qu’elle est partie de l’idée d’un documentaire dans lequel un journaliste rencontrerait des personnes réelles, des témoins :
Claudiu Crulic fournissait le prétexte à une analyse des dérapages qui se produisent au XXIe siècle dans une société soi-disant civilisée, peuplée d’individus qui ont accepté d’être les témoins passifs d’une mort lente, qui ont pu rester les bras croisés au lieu d’aider leur proche qui se mourait là, devant eux. Il y a eu quantité de ces témoins, venus des milieux les plus divers. Mais l’enfer qu’avait traversé Claudiu Crulic restait complètement inconnu, une espèce de vide autour duquel tournaient les autres, attentifs à ne pas se laisser entraîner dans le précipice… C’est alors que j’ai eu l’idée de l’animation : elle me permettait de recréer ce vide. L’animation te donne la liberté et j’en ai profité pleinement. L’utilisation de l’animation se justifiait d’elle-même : comment quelqu’un de l’au-delà pourrait-il raconter autrement ? L’histoire du journaliste est devenue un scénario de film de fiction que je suis en train d’écrire avec Bogdan Mustata.[7]
Donc, lors de la réalisation de son documentaire, Anca Damian se rend compte que le registre qui favorise mieux le circuit de l’affect dans son œuvre n’est pas celui du drame. De plus, la cinéaste confie qu’elle ne croit pas à la colère, que le but de son film n’est pas « de casser les vitres des consulats roumains ».[8] Ce qu’elle envisage plutôt c’est « que les hommes s’en réjouissent, qu’ils pleurent et qu’ils rient et ensuite… qu’ils soient meilleurs. Qu’ils en aient envie, du moins ».[9]
Alors, Damian tente de réaliser une transfiguration de la mort (ou du crime social et politique) qui dépasse le fait divers ou la simple enquête journalistique. Le voyage de Monsieur Crulic se place sur l’incidence de la première condition sine qua non de l’art (dans le sens envisagé par Aristote dans la Poétique), ce qui se dégage comme message extradiégétique c’est l’épuration des passions par le moyen de la représentation (catharsis). De plus, le dessin animé sert cette esthétique. La polarisation de l’émotion se retrouve aussi dans Valse avec Bachir d’Ari Folman ou dans Persepolis de Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi, pour citer seulement deux des plus célèbres films d’animation.
Le voyage de Monsieur Crulic est par excellence un film rhétorique puisqu’il met en œuvre un sujet qui renvoie directement à un événement qui a provoqué un vif débat dans la société civile. La manière dont Damian fait usage de la pragmatique rhétorique est le point nodal de son discours cinématographique. Grâce à une approche – minimaliste de l’usage de l’image et à un registre contrôlé de connotations formelles, le film Le voyage de Monsieur Crulic fait place en premier lieu à l’identification avec le personnage. Pourtant, le drame de Crulic n’est pas transmis par le biais d’un imaginaire chimérique, il se base plutôt sur des éléments qui sortent de la réalité factuelle. Le dessin animé se soumet à une rhétorique ancrée dans la réalité immédiate puisque les métamorphoses de l’image renvoient directement à l’objet.
Il faut noter aussi que ce choix esthétique n’est pas étonnant parce que le film de Damian s’inscrit dans la nouvelle vague du cinéma roumain. Or, il est très connu que les réalisateurs roumains pratiquent un cinéma virulent, dans lequel la caméra montre souvent des images atroces, qui ont à voir avec le crime, le viol, la prostitution, l’avortement ou la mort dans la rue. Ce registre sombre dans lequel l’image cinématographique se concrétise définit essentiellement ce cinéma, lourd et moqueur à la fois, en lien avec le néoréalisme italien (en ce qui a trait à l’esthétique du film) et avec le cinéma iranien (en ce qui a trait à la politique de la révolution). Cette tendance, sombre et austère, constitue une réponse à un type de cinéma ésopique, prétentieux, pratiqué pendant la période noire du communisme, qui avait presque entièrement étouffé le cinéma roumain.
Dans le documentaire animé qu’on analyse, l’image cinématographique est double, car le premier regard est machinique et le deuxième est artistique. Cette observation est importante, car on peut parler de deux films qui – comme dans le principe de vases communicants – s’illuminent l’un l’autre.
Le premier film est celui de la voix off et de l’appareillage. Ce premier film interroge la dichotomie entre le vivant et le non-vivant à travers la spectralité hantologique et l’humour noir de la voix off. À cet égard, c’est peut-être le moment de faire encore une observation sur la justesse de la forme cinématographique employée par la réalisatrice roumaine. Or, sous ce rapport, il est certain qu’on peut parler d’une adéquation du dispositif lui-même au projet politique du film. Par rapport à la justesse cinématographique, c’est important aussi de noter que ce qui nous intéresse principalement c’est moins les implications morales sous-entendues par le terme, mais plutôt la justesse du jugement du spectateur. Or, arrivé ici, il faut mentionner que la narration linéaire du récit fait en sorte que l’identification avec l’histoire et le personnage soit implicite, ce qui facilite le décodage de l’image cinématographique par l’entremise de la fonction référentielle du langage (Jakobson). L’utilisation d’une méthode non ostentatoire du discours diégétique donne comme résultat une certaine transitivité du message qui simplifie la rencontre avec le réel, chose toujours problématique dans le cas du documentaire en général.
Par ailleurs, le timbre de la voix off est indispensable pour définir le message du film. En interrogeant ce registre, dénotatif par excellence, mais placé aussi dans un contexte extradiégétique, on arrive à comprendre comment la situation limite du Crulic s’inscrit dans le fonctionnement de l’état antidémocratique. Mais le décodage de ce film d’animation ne se résume pas à cela. Damian arrive à façonner aussi un « sujet pshychagogique », pour employer l’expression de Michel Foucault.[10]
Il est très connu que pour le philosophe français faire œuvre de vie revient à travailler sur son corps, sur ses actions et à former son esprit. Donc, c’est moins l’intériorité psychologique que l’extériorité de l’action qui importe. C’est le cas de Crulic. Il n’interroge aucunement son âme. Il raconte sa vie. Et l’action de le faire le rend libre, dans sa défaite même.
D’une certaine façon le Weltanschauung de Crulic, exprimé par l’entremise de la voix off, renvoie au principe de la vita activa, notion théorisée par Hannah Arendt dans le livre The Human Condition. Dans cet ouvrage, la philosophe allemande opère une distinction entre la vita activa et la vita contemplativa partant de l’idée que dans la tradition philosophique la vita activa a toujours été considérée comme secondaire par rapport à la vita contemplativa. La conséquence a été l’obnubilation des différentes activités spécifiques à la vita activa : le travail, l’œuvre et l’action. Avec ce livre, elle désire ramener un équilibre à l’intérieur de cet appareil conceptuel et plus précisément redonner à l’action l’attention qu’elle mérite. Cette affirmation du rôle primordial de l’action vise à réaffirmer la dimension humaine de la pluralité. Autrement dit, Hannah Arendt met l’accent sur l’action politique en s’appuyant sur une pensée conceptuelle précise de la condition humaine. Or, dans le film qu’on analyse, la question se pose de la même manière. C’est exactement ce que fait Crulic, une fois pris dans des circonstances difficiles. Même si la justice semble aveugle, il s’y oppose, agit et ne semble pas avoir peur de la mort. La menace de l’inertie, de la disparition progressive de toute action, donne de la valeur à ses actions. Ainsi, il veut se sauver de l’oubli et oblige la société civile de se redéfinir, car « l’action est l’activité politique par excellence ».[11]
En fait, Crulic est dépossédé d’une vie vraie (au sens des droits de l’homme), mais pas du pouvoir de l’action. La question fait l’objet de l’étude pour Judith Butler, qui dans Le récit de soi précise que l’existence du sujet (du soi, de l’ego, du moi, ou toute autre perspective à la première personne) découle de la narration de soi. C’est donc dire que, avant même que toute opération réflexive soit envisageable, il doit y avoir un dialogue. « C’est pourquoi, écrit-elle, on pourrait dire d’un air songeur et en toute humilité́ que, au départ, je suis la relation que j’entretiens avec toi, ambigument interpellé et interpellant, offert à un “tu” sans lequel je ne suis pas et dont ma survie dépend ».[12]
Autrement dit, un dialogue doit s’établir pour que le sujet survienne. Cette exigence du sujet qui doit rendre compte de lui-même amène Butler à sonder à la fois la formation du sujet et son rapport à la responsabilité́. Bien qu’en apparence éloignées, ces deux questions sont intrinsèquement liées. En effet, si la capacité réflexive du sujet découle de la relation dialogique qu’il entretient avec Autrui, jusqu’à quel point peut-on le tenir responsable de ce qu’il est ou de ce qu’il fait ? Le film de Damian essaie de répondre à ce genre de questions.
Crulic – en tant qu’émetteur – tente de rejoindre un récepteur qui est bien évidemment l’autrui, parce que il veut signifier quelque chose qui fait sens dans sa propre existence. Le dialogue appelle donc à ce que les acteurs de la communication soient transformés dans la mesure où l’écoute devient active. L’observation à faire concerne l’utilisation obsessive de l’expression directe du début et jusqu’à la fin. Ainsi l’émotion transgresse l’écran et dépasse une réalité géopolitique quelconque. Avec Le voyage de Monsieur Crulic, on plonge directement au cœur de la performativité politique du documentaire. Il faut ajouter que l’origine étymologique grecque du mot dialogue se réfère à un concept traduisible par « suivre une pensée » (dialogos : de dia à travers et logos la parole). Ce qui se passe dans la réception de toute œuvre qui traite d’un sujet politique c’est que la narration de soi oblige à une responsabilité sociale.
Le propos de Damian favorise aussi un possible débat autour de la restauration du réel dans le documentaire. On sait très bien que la question de l’appareil est en soi un sujet politique. Le spectateur demeure souvent dans le hors champ et il devient témoin, juge, avocat, etc. Mais ce statut ambigu a un avantage important. Pour le spectateur, le texte cinématographique ne désigne plus, comme c’est le cas dans le texte de la fiction classique, mais il signifie. Le signifié se dissimule derrière le réel, ce qui implique le fait que le spectateur « accepte » volontairement le réalisme documentaire comme source d’un questionnement qui dépasse le simple « accident » politique. La stratégie du film documentaire est celle « de trouver (et de faire cadrer) le figuratif dans le réel ; de présenter le figuratif comme réel »[13] donc de diriger le lecteur vers « un sens choisi à l’avance ».[14] Cela dénote le fait que le documentaire a bien évidemment une fonction répressive, mais aussi que les signifiés de l’image rendent l’interprétation de l’œuvre plus complexe.
La voix post-mortem de Crulic est neutre, informative, voire blanche. Elle ne double pas ce que dit l’image. Elle raconte tout simplement une vie. Parfois ce qu’elle raconte place le message sous l’incidence d’un registre ironique Le niveau référentiel s’inscrit dans la diégèse. La première lecture du texte est narrative, dans le sens que le spectateur essaye de suivre le schéma logique du récit. Ce premier niveau informatif contextualise un événement hors commun (un homme qui va mourir suite à la grève de la faim). L’autre lecture est a-diégétique. William Guynn note que cette lecture existe dans la mesure où elle dissipe l’illusion référentielle : « elle met en pièces le signifié narratif temporel-spatial pour en disposer les pièces selon une autre configuration. C’est une lecture supplémentaire en ce qu’elle détruit un ordre (diégétique) perçu comme complet, suffisant, et dont les chemins sont imprimés dans la conscience du lecteur par nombreuses lectures ».[15]
Ce niveau, appelé aussi lecture discursive par le même auteur, implique la reconnaissance de certaines opérations textuelles, des signes emphatiques qui informent le lecteur d’une présence discursive. Anca Damian avoue que ce qui l’intéressait lors de la réalisation de son documentaire, c’était de superposer à son discours narratif une certaine représentation de la mort. Ce choix artistique se concrétise par l’utilisation de la métaphore du vide. La cinéaste la construit en se servant de l’animation qui ajoute au sens purement dénotatif du récit cinématographique une poétique de l’image qui croise le deuxième niveau, nommé par Guynn a-diégétique.
L’affect de l’image animée, qui emprunte des couleurs sombres et un mélange de photos et de dessins, met en évidence le corps décharné de Crulic et provoque une réflexion critique sur sa tragédie et sur l’indifférence des autorités concernées. La deuxième lecture du texte imprime les connotations sociopolitiques du sujet.
Le cadrage pictural semble être l’obsession de Damian. Il faut noter que dans la deuxième partie du film le cadrage pictural se concentre sur la représentation du cadavre, qui est une figure principale dans la narration. Elle se concrétise grâce à un dessin schématique de Crulic, à une perte de matérialité qui renvoie à l’idée centrale de Damian, qui cherche à représenter le vide, mais aussi l’immatérialité de l’esprit qui transgresse la corporéité humaine. Crulic demeure jusqu’à la fin une créature éthérée, transparente, image qui annonce sa mort. Cette représentation du cadavre est conçue à partir d’un symbole assez commun qui est le linceul, mais elle est renforcée par les hallucinations du personnage qui transgresse la réalité carcérale pour aboutir enfin dans l’au-delà. Les deux mondes s’entrecroisent et le dessin retient l’émotion. L’éveil spirituel de Crulic devient la principale instance narratrice. Son esprit se matérialise grâce à la représentation d’un drap en forme d’oiseau qui flotte au-dessus de la prison. La fin d’un homme innocent, captif de son coma hypocalorique, bouleverse le spectateur. Crulic perd sa vie en se libérant de sa condition misère. À ce moment, la tension est brusquement coupée par l’émergence d’un deuxième niveau, métadiégètique. Les narrateurs sont maintenant les journalistes qui annoncent le décès de Crulic dans la prison polonaise, ainsi que la démission du ministre d’affaires étrangères roumain, Adrian Cioroianu. La nouvelle diffusée par les médias est aussi la conclusion visuelle du film. Damian tire ainsi profit de la persuasion et de la crédibilité offertes par le discours direct.
III. La performativité politique dans Le voyage de Monsieur Crulic
Nos films commencent à traiter des sujets que nos autorités préfèrent occulter. Une œuvre d’art peut-elle s’ériger en « procès » à la suite duquel les responsables soient obligés de payer, ne serait-ce que pour l’incompétence ou l’indifférence dont ils se sont rendus coupables ? (…) Nous payons tous pour nos faits et pour nos pensées. Mais d’habitude il est bien plus facile de montrer l’autre du doigt. Je pense que l’art doit régler les dérapages humains, qu’il doit nous restituer la normalité perdue, l’humanité perdue, ressusciter la compassion.
Anca Damian[16]
Judith Butler prend position au sujet des affects générés par la condition de la dépossession. Cette condition est l’un des facteurs principaux assurant la circulation affective dans le film d’Anca Damian. Telle que déjà annoncée, la dépossession ontologique se réfère à la soumission ou à l’assujettissement de soi. Le débat – dans le livre Dispossession: The Performative in the Political – tourne autour de gens qui ont perdu leur pays, leur nationalité, tous ceux qui ont été expropriés par une société capitaliste dominée par la logique de la possession. Butler et Athanasiou se demandent si cette conscience de l’expropriation pouvait amener à une nouvelle forme de résistance et apporter une réponse politique à une réflexion sur la puissance du performatif dans les sociétés contemporaines.
En tenant compte de la nature de ces considérations qui déplacent la notion de dépossession vers un terrain nouveau, il faut se demander aussi quelle est la façon d’interroger un monde structuré par l’inégalité, l’abus, l’ostracisme, par le cinéma en général et le documentaire en particulier. Même si le sujet est complexe, il est important d’avancer l’idée que le cinéma fait service à la société (comme tribune politique et sociale) plus que d’autres formes de représentation traditionnelle. Cela est l’idée de Damian, qui croit que l’art doit régler les dérapages humains et renforcer la compassion.
Le personnage central du film Le voyage de Monsieur Crulic est tout simplement dépossédé de sa vraie vie. Sa dépossession est double, ontologique et matérielle. Elle est intimement liée à ce que Bataille nomme expérience limite (ce qui représente pour le philosophe français l’ultime éclatement du moi, comme réponse au non-sens des autres).
Bataille formule ce postulat en relation avec la question de l’excès et de la dépense et conclut que l’expérience limite implique un dépassement de la limite d’endurance, ce qui fait que la condition humaine change à tout jamais suite à des événements tragiques. L’expérience limite est ce qui devient intolérable, elle représente souvent l’entrée dans le territoire de la mort. À partir de là, on voit bien que l’accent n’est plus porté sur l’être, comme équivalent ontologique général (Guattari), mais plutôt sur la manière d’être, nouveau paradigme qui requiert une refondation sur la notion d’intégrité. Ceci est bien évidemment le résultat des interpellations brutales de l’histoire qui obligent le sujet à miser sur la résistance collective ou individuelle, parce qu’il refuse de subsister en tant que « déchet ».
L’histoire de Crulic est bien l’histoire d’un corps jetable, puisque personne ne s’intéresse vraiment au jeune homme. Il est tout simplement un prisonnier coupable, un être insignifiant pour les autorités concernées, qui ne respectent pas ses droits civils et constitutionnels.
L’idée d’Adorno selon laquelle la vie est bonne ou fausse est reprise par Judith Butler qui explique que « la quête de la vraie vie est quête de la vraie politique, si tant est qu’elle relève aujourd’hui du domaine de l’atteignable ».[17] À cet égard, il est évident que pour Butler, contrairement à Hannah Arendt, la morale est liée depuis sa création à la biopolitique. En nous basant sur ces idées, on comprend bien pourquoi il est impossible pour un humain pris dans les décombres de l’Histoire de s’en sortir sain et sauf une fois confronté à de dures épreuves biopolitiques. Arrivé ici, on comprend aussi pourquoi Crulic n’a pas abandonné la grève de la faim, même s’il avait compris que son geste était suicidaire. Il ne voulait plus d’une vie fausse. Son évolution éthique se construit à la suite de la dépossession de la vraie vie.
Conclusion
Le film Le voyage de Monsieur Crulic se place dans un monde défiguré par les crimes et les mutations sociaux survenus tout au long du XXe siècle. L’œuvre de Damian met en évidence une grave crise de l’humain, visible dans son rapport direct avec le corps et avec l’histoire.
Dans cet essai nous avons proposé une analyse qui s’est penchée surtout sur les représentations de la dépossession, notion débattue par Judith Butler et Athena Athanasiou. C’est à partir de ce concept que l’œuvre cinématographique d’Anca Damian peut être questionnée en partant d’une heuristique unitaire et convaincante. Comme on l’a précisé dans ce travail, l’imaginaire d’Anca Damian est tout à fait particulier et il jette une lumière nouvelle sur une problématique récurrente dans la littérature, le cinéma et la philosophie modernes : il s’agit du rapport entre le sujet, son corps et l’aspect sociopolitique de son existence.
Filmographie
Anca Damian, réalisatrice. Le voyage de Monsieur Crulic (2012)
Bibliographie
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Notes
[1] http://www.universalis.fr/encyclopedie/emotion/
[2] Platinga, Carl et Smith, M. Greg, « Introduction», Passionate Views: Film, Cognition and Emotion, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1999, p. 1.
[3] Grossberg, Lawrence, « In there a Fan in the House? : The Affective Sensibility of Fandom », Lisa A. Lewis (dir.), The Adoring Audience, Fan, Culture and Popular Media, London, Routledge, 1992, p. 56.
[4] Massumi, Brian. Parables for the Virtual: Movement, Affect, Sensation, Durham and London, Duke University Press, 2003, p. 27-28.
[5] Site officiel du film, www.monsieurcrulic.com, consulté la 12 mai 2014
[6] Ibidem, consulté le 12 mai 2014
[7] Ibidem, consulté le 13 mai 2014
[8] Ibidem, consulté le 13 mai 2014
[9] Ibidem, consulté le 13 mai 2014
[10] Foucault, Michel. « Le souci de soi », in Histoire de la sexualité, tome 3, Gallimard, Paris, 2008, p. 23.
[11] Arendt, Hannah. Condition de l’homme moderne, Agora/Pocket, Paris, 2002, p. 86.
[12] Butler, Judith. Le Récit de soi, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p. 82.
[13] Guynn, William. Un cinéma de non-fiction, Le documentaire classique à l’épreuve de la théorie, Université de Provence, 2001, p. 89.
[14] Barthes, Roland. « Rhétorique de l’image » dans Essais critiques III, l’Obvie et l’Obtus, Paris, Seuil, 1982, p. 32.
[15] Guynn, William, op. cit., p. 91.
[16] Site officiel du film, www.monsieurcrulic.com, consulté la 21 mai 2014
[17] Lors de l’attribution du prix Adorno, à Francfort-sur-le-Main, Allemagne, 11 septembre 2012.