Corin Braga
L’imaginaire religieux
Avant le désenchantement moderne du monde et l’imposition de la perspective positiviste et athée, les sociétés humaines ont perçu pendant des millénaires l’univers dans les termes d’une explication religieuse. Beaucoup continuent de le faire encore aujourd’hui et on a argumenté que les athéismes et les scientismes actuels ne sont que des formes déguisées et détournées de comportements religieux. A partir des croyances du néolithique et du chamanisme des chasseurs et des pasteurs jusqu’aux religions polythéistes de l’antiquité et aux monothéismes du Livre, l’histoire mondiale offre un panorama éblouissant de visions religieuses, avec des dynamiques imprévisibles et révélatrices, d’une complexité inextricable. Le relativisme postmoderne nous a appris que nous ne pouvons plus nous permettre de juger ces visions comme illusoires et pernicieuses, comme des formes inférieures et méprisables de cognition. Par contre, en tant que systèmes explicatifs du monde, elles s’avèrent être des complexes cognitifs complets et autosuffisants. Elles sont des modèles alternatifs qui constituent un réservoir inégalable de solutions au moment où d’autres modèles, dominants à un moment ou autre, entrent en impasse. Si l’on veut conserver non seulement la richesse des diverses cultures, mais aussi notre disponibilité de changer de point de vue, si nécessaire dans le contexte actuel de la globalisation, il faut savoir utiliser l’histoire des religions, l’anthropologie et l’ethnologie comme des instruments de pensée.
Dans l’immense champ des domaines confédérés des recherches sur l’imaginaire, l’imaginaire religieux détient une position privilégiée. Mise au point par des savants comme Henry Corbin, Mircea Eliade ou Gilbert Durand, l’analyse des constellations de mythes et de symboles du « homo religiosus » dispose d’un riche jeu de méthodes et herméneutiques, dont la mythanalyse, la mythocritique et la mythodologie. Les recherches sur la fantaisie religieuse offrent une nouvelle perspective à la science de la religion (la « Religionswissenschaft »), offrant au chercheur une position « télescopée » et une saisie nouvelle de son domaine. Elles permettent une analyse phénoménologique des rituels et croyances religieuses, en tant que phénomènes de l’imaginaire humain, sans impliquer le difficile problème de trancher sur la réalité métaphysique et ontologique des figures surnaturelles qui apparaissent dans ces croyances.
En Roumanie, après 1989, les études religieuses ont pris un extraordinaire essor. Il s’est formé maintenant une nouvelle génération de jeunes chercheurs, avec des études dans les plus prestigieuses universités occidentales, qui ont appris les langues grecque et hébraïque, copte et arabe, hindou et tibétaine, etc., et qui sont intégrés dans des groupes internationaux de recherches sur les manuscrits antiques et les religions du monde. Bien que cette réintégration de l’intelligentsia roumaine dans le circuit international se manifeste dans tous les domaines, la phalange la plus compacte, cohérente et visible paraît être celle des historiens des religions.
Le prestige de la Religionswissenschaft parmi les jeunes érudits roumains a plusieurs explications. Comme facteur de fond on peut penser à un « retour général du refoulé », après quarante-cinq ans de dictature communiste et d’athéisme forcé. Une autre explication serait l’héritage folklorique beaucoup plus massif dans cette zone « latérale » de l’Europe que dans les autres parties du continent et donc une sensibilité plus fraîche envers les phénomènes religieux. Enfin, et non en dernier lieu, les fantasmes professionnels des jeunes chercheurs sont souvent dominés par l’ascendant et l’auréole de savants comme Mircea Eliade et Ioan Petru Couliano. Ces figures tutélaires se sont constituées, pendant la dictature, en modèles de réussite académique et intellectuelle. On pourrait dire que Mircea Eliade a créé un empire – l’histoire des religions –, et que le trône, laissé vacant par la mort tragique de Ioan Petru Couliano, invite à une émulation de succession. Ce volume des Cahiers de l’Echinox se propose d’offrir sinon un panorama, au moins une image rapide des préoccupations de la nouvelle génération de chercheurs roumains dans l’histoire des religions.
Corin Braga