Călina Bora
Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
calinabora@gmail.com
L’artificialisation du corps dans la littérature science-fiction /
The artificialisation of the body in science-fiction literature
Abstract: This study sets out to establish what the body means in science-fiction literature and to identify some of the reasons why the body moves from a morphological and biological structure to an artificial structure (the robot and the program) or a partially artificial one (the cyborg). The study will try to define the ex-somatic thing, the process of transformation undergone by the biological body, with emphasis on the break between body and mind.
Keywords: Science-fiction; Cyborg; Artificial body; Program; Robot.
David Le Breton propose, dans L’Anthropologie du corps et modernité, une définition du corps en tant qu’« origine identitaire de l’homme »[1]. David Le Breton, sociologue et anthropologue en même temps, met en évidence deux idées essentielles, qui seront également au cœur de la présente étude. Premièrement, il affirme que dans les sociétés modernes, entre l’homme et son corps intervient une séparation, et deuxièmement, que cette séparation entraîne le phénomène d’objectivation du corps. L’homme ne se confond plus avec son corps, soutient Le Breton, mais ce dernier devient un symbole pour lui[2].
À l’origine de cette grande séparation se trouverait la tendance obsédante de l’homme à (se) dépasser et à répudier le biologique (l’humain) à tout prix. Cette tendance suppose, en fait, le désir de vaincre la mort. Que devient le corps dans ces conditions ? Une machine parfaite, dont les pièces usées peuvent être remplacées sans problème, libérée de la mort et, en même temps, le chemin vers le rêve des « extropians » de pouvoir vivre indépendamment du corps biologique.
Ce qui représente un réel intérêt pour cette recherche est la manière dont Le Breton explique le phénomène d’objectivation du corps. Celui-ci note, dans l’étude déjà mentionnée, que la grande séparation homme-corps est due à trois grandes ruptures intérieures éprouvées par l’homme des sociétés modernes : la séparation de l’univers, des autres et de soi-même.
La séparation de l’univers est la conséquence de l’individualisme. L’homme ne peut plus se connaître, en se repliant sur soi-même, puisqu’à l’intérieur il ne peut plus trouver « l’univers et les dieux », comme l’enjoignait une variante de l’adage delphique. On ne peut plus les trouver, puisque, d’après Nietzsche, les dieux et Dieu sont morts. De ce fait, l’homme ne peut et ne veut plus s’identifier avec la nature, avec les autres ou avec la divinité.
Bien plus, même la connaissance du corps, observe l’homme moderne, ne dépend pas d’une cosmologie[3]. En échange, plus l’homme se penche sur soi-même, plus son corps (sa propriété immédiate) devient de plus en plus important. De là découle ce que Le Breton appelle l’objectivation complète : « le corps devient une doublure, une clone parfaite, un alter ego »[4]. L’aliénation complète du corps suppose donc la possibilité de le modeler fidèlement sur l’image de soi. À partir de ce point, nous assistons à ce que Jean-François Lyotard nomme l’avènement de l’homme postmoderne[5].
La littérature science-fiction est un manifeste du combat de l’homme avec sa propre condition biologique, qu’il s’agisse de la confrontation entre l’intelligence humaine et les intelligences d’autres planètes (la résistance du corps biologique loin de son milieu naturel), ou de la multitude de transformations que le corps doit subir pour améliorer son rendement. Les auteurs de ce genre de littérature mettent en scène des cyborgs, des robots, des enfants conçus de façon transgénique, des ordinateurs et logiciels qui agissent par eux-mêmes etc. L’homme semble être, dans les romans de certains auteurs comme William Gibson, Orson Scott Card ou Ursula Le Guin, une créature physiquement imparfaite, qui doit dépasser ses imperfections pour les impératifs de performance, de vitesse de communication et d’efficacité demandés par l’avenir.
Gunther Anders, dans L’obsolescence de l’homme, explique la tendance d’objectivation du corps identifiée par Le Breton en comparant l’homme avec les produits fabriqués par lui-même. Anders remarque le fait que la révolte de l’homme contre son propre corps commence avec sa capacité à fabriquer des objets. Autrement dit, l’homme, qui n’est pas fabriqué, serait inférieur à ses produits[6]. Or, être inférieur à ses produits, dit Anders, implique le risque de perdre le contrôle des produits respectifs, parce qu’ils sont supérieurs à leur créateur.
Mais jusqu’où peut aller la séparation entre homme et son corps ?
Le Breton et Anders semblent être sûrs que l’homme pourra se séparer totalement de son corps, et cela, non par l’invention des extropians, mais grâce à l’intelligence humaine, capable de s’élever au-dessus de sa carcasse biologique, capable d’en remplacer les composants. La différence entre les idées de ces deux chercheurs est dans la position subjective qu’ils adoptent à ce sujet. Le Breton semble être inquiet du cours accéléré des transformations subies par les sociétés modernes, et attire l’attention que le cyborg n’est plus le grand mythe proposé par Gibson avec le roman Neuromancer et développé par d’autres auteurs de littérature science-fiction, mais que le cyborg existe déjà en médicine (par les prothèses qui remplacent des membres amputés, par exemple) et, d’une certaine manière, par la connexion de chaque individu à un réseau de communication virtuelle (ou à une plateforme virtuelle). Au contraire, Anders semble convaincu que l’homme progressera en dépassant totalement son humanité. Ce progrès implique la digitalisation et la robotisation de l’homme, qui ne supposent pas seulement de détruire le corps, mais aussi de détruire l’identité.
Concernant une hypothétique destruction de l’identité, les opinions de chercheurs sont divergentes. Par exemple, Donna Haraway, dans Simians, Cyborgs and Women. The Reinventation of Nature, soutient que les seules identités détruites, suite à la transformation du corps, sont les identités de sexe, de genre, de classe, d’ethnie et d’âge. À ses yeux, ce n’est pas l’identité de l’homme qui est abolie, mais seulement le phantasme de cette identité, « pour faire de l’identité une décision de soi »[7]. Le Breton, au contraire, souligne le rapport étroit entre identité et corps biologique, et considère que détruire le corps en le transformant en cyborg signifie, en même temps, détruire l’identité humaine. Être cyborg, habiter dans les plateformes paradisiaques de l’Internet, suppose obligatoirement le renoncement au corps, l’absence d’une identité physique. Victoria Pitts[8], d’autre part, considère que l’identité de l’homme n’est pas détruite et que l’homme branché à Internet (l’homme cyborg) n’abolit pas son identité, mais il apprend comment jouer avec elle et connaître ses masques.
De mon point de vue, par la transformation en cyborg, l’homme ne perd pas l’identité construite à partir de son corps, mais il l’amplifie par la construction d’un corps virtuel, à l’aide duquel il peut agir dans l’espace cybernétique. Nous considérons exemplaires dans ce sens les situations imaginées par Cage dans Neuromancer, par Turner[9] dans Le Comte Zéro ou par Ender[10] dans Ender’s Game.
Pour Cage, comme pour les autres personnages connectés au cyberespace, le corps physique n’est qu’un « fourreau »[11]. Mais c’est un fourreau par l’intermédiaire duquel Cage perçoit le monde physique (temps et espace) et, en même temps, il est le moyen par lequel Cage peut se connecter à l’espace cybernétique. Si son corps était aboli en totalité, Cage serait condamné à vivre définitivement dans l’espace cybernétique, mais cela non plus n’abolirait l’identité acquise par le corps physique. Au contraire, qu’il soit cloître seulement un visiteur de l’espace cybernétique, Cage ne peut pas agir dans un espace étranger pour lui, seulement par la fabrication d’un autre corps, différent de celui physique, corps qui contient totalement l’identité de Cage.
En quoi consiste la différence entre les deux corps ?
La première différence concerne le milieu, l’espace où les corps peuvent agir. Dans le monde physique, Cage est une entité prisonnière dans un corps qui ne le représente peut-être pas, alors que dans l’espace cybernétique, l’entité Cage est l’équivalent du corps virtuel par le biais duquel il agit. Le corps humain est limité à sa nature, au sensoriel, tandis que le corps virtuel a une capacité fantastique de s’entraîner et de se développer, pouvant s’étendre à l’infini. Il serait utile ici de définir ce qu’est l’espace cybernétique.
Certains chercheurs considèrent l’espace cybernétique un non-espace ou une non-réalité (v. Scott Bukatman[12]), tandis que d’autres le définissent comme un espace parallèle au monde physique, un espace qui libère la conscience de la matérialité et, implicitement, de la mort. L’espace cybernétique n’est pas délimité, c’est une matrice, de consistance rhizomatique (dans le sens de Guattari et Vattimo), en continuelle expansion. Pratiquement, à mon avis, l’espace cybernétique est le moyen pour le corps de se libérer de la contrainte spatiale imposée par le monde physique.
Qu’est-ce qui se passe, dans ces conditions, avec les personnages de Cage et de Turner ? La dichotomie sujet-objet est abolie. Autrement dit, la disjonction corps (objet) – conscience (sujet) disparaît, et l’artificialisation devient certaine.
Les deux personnages, pour se connecter à l’espace cybernétique, ont besoin d’un corps physique et d’une prothèse. Dans les deux situations, il s’agit d’une prothèse mise à l’intérieur du corps, autrement dit d’une prothèse intérieure, nommée par Gibson deck : « des jouets qui te portaient dans les étendues infinies de l’espace qui n’était pas un espace, l’hallucination cosensitive complexe de l’humanité, la matrice, le cyberespace, le lieu où les noyaux chauds des grandes corporations brûlaient comme des navires de néon, informations si denses qu’on éprouverait des surcharges sensorielles si on essayait de comprendre plus que les contours les plus approximatifs »[13].
À preuve du fait qu’entre Turner/Cage et leurs corps physiques il n’y a pas de séparation définitive, les personnages, après leur découplage de l’espace cybernétique[14], évoquent des symptômes qu’ils avaient ressentis dans cet espace[15].
Finalement, Cage et Turner fonctionnent dans les deux espaces, dans l’espace réel, en sentant avec le corps physique ce que le corps virtuel vit dans l’espace cybernétique. Si Cage pouvait se distancer définitivement du corps physique (par un processus ex-somatique total), il cesserait de fonctionner comme cyborg, et deviendrait un logiciel (v. Jane, Ender’s Game).
Avec son casque implanté derrière l’oreille, Ender est lui aussi un cyborg, même si sa nature est différente de la nature des personnages de Gibson. Pourquoi ? Premièrement parce que le type de prothèse est différent. Turner et Cage ont des prothèses extérieures. Ils ne peuvent pénétrer dans l’espace cybernétique qu’au moyen du deck. Ainsi, les deux ne vivent pas en permanence dans le cyberespace. Ender, en échange, a une prothèse intérieure, l’implant posé pendant son enfance, et le logiciel qui surveille Ender en permanence est Jane, une entité complètement artificielle.
« Même si elle n’est pas autre chose qu’un système de logiciels qui se réécrivent et s’optimisent seuls. (…) Elle ne fait qu’interpréter l’algorithme qui lui avait été imposé dès le début. Elle n’a pas de libre arbitre. Elle est une marionnette, pas une personnalité »[16].
Le casque à l’aide duquel Ender se connecte à Jane est essentiel pour lui, puisqu’il optimise ses capacités et ses habiletés. Grâce à ce casque, Ender devient un grand conquérant du cosmos, aidant l’humanité à s’élargir. Autrement dit, si Turner et Cage, par la connexion au deck, s’infiltrent à l’intérieur de la matrice (de l’espace cybernétique), Ender, connecté par l’intermédiaire du casque à l’entité qu’il nomme Jane, ne fonctionne pas dans un autre espace, mais dans le monde physique. La disjonction corps-esprit (objet-sujet) se produit dans son cas à un autre niveau. En apprenant qu’il est une construction des autorités terrestres, Ender commence à se poser des questions concernant sa propre humanité.
À un moment donné, Ender arrive à se confondre avec Jane (le logiciel) : « Jane est réelle et vivante en permanence, son esprit n’est pas dans l’espace cosmique, mais en moi. Elle est connectée à moi »[17].
En fait, ce qui se passe dans cette situation prouve que par le processus ex-somatique on ne perd pas l’identité de soi, mais que, par contre, comme le suggère Donna Haraway dans « Le Manifeste cyborg », à l’aide de ces prothèses (intérieures, extérieures) l’identité s’étend. Jusqu’où ? Jusqu’au-delà de l’humanité[18].
Merleau-Ponty, dans sa Phénoménologie de la perception, explique la dépendance de l’homme de son corps physique par le fait que le corps est essentiel pour l’homme pour la perception de l’espace. S’habituer avec un chapeau, suggère Merleau-Ponty, avec une voiture ou avec un bâton signifie s’installer dans ces objets, ou, à l’inverse, les faire participer au volume du corps propre.
Avoir une puce implantée à l’intérieur du corps signifie pour Ender non seulement la cohabitation (la familiarisation) avec le logiciel de cette puce (Jane), mais aussi l’extension de son identité au moyen de ce logiciel, par la fusion de son identité dans la structure du logiciel. Être attachés au deck signifie pour Turner et Cage sortir du corps physique et transférer leur identité dans un autre corps (le corps virtuel), mais sans se séparer du point de vue sensoriel du corps physique.
Finalement, l’homme ajoute de nouveaux instruments pour son corps et, s’habituant à ces nouveaux instruments, il sort de son propre corps (le processus ex-somatique). Cette sortie du corps suppose l’extension de l’identité par le dépassement de la disjonction corps-esprit. Que reste-t-il du corps physique ? Il demeure la dernière frontière que l’homme doit conquérir et, en même temps, la matrice de base que le cyborg se rappellera toujours.
Que suppose le processus de transformation en cyborg ? La transformation du corps en image. L’homme n’a pas besoin d’informations seulement pour s’informer, mais il veut implanter l’information dans son propre corps pour aller au-delà de sa propre humanité.
Bibliographie
Le Breton, David – Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, coll. « Quadrige Essais Débats », 2008 (version roumaine par Liana Rusu, Bucarest, Cartier, 2009).
Haraway, Donna – Simians, Cyborgs and Women. The Reinventation of Nature,New York, Routledge, 1991.
Anders, Gunther – L’obsolescence de l’homme, Paris, Ivrea, 2001 (titre original : Die Antiquiertheit des Menschen: Über die Seele in Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, C. H. Beck, München 1956, et Die Antiquiertheit des Menschen II: Über die Zerstörung des Lebens im Zeitalter der dritten industriellen Revolution, C.H. Beck, München 1980).
Lyotard, Jean-François – La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979 (version roumaine Bucarest, Babel, 1993).
Mattéi, Jean-François – La Barbarie intérieure, Paris, PUF, coll. « Quadrige Essais Débats », 2004 (version roumaine par Valentina Bumbaş-Vorovbiev, Piteşti, Paralela 45, 2005).
Card, Orson Scott – La stratégie Ender (Ender’s Game), version française par D. Lemaine, Paris, Opta, 1985 (version roumaine Mihai Dan Pavelescu, Bucarest, Nemira, 2005).
Card, Orson Scott – Xénocide, version française par B. Sigaud, Paris, Laffont 1993 (version roumaine par Constantin Dumitru Pălcuş, Bucarest, Nemira, 2005).
Bukatman, Scott – Terminal Identity. The Virtual Subject in Postmodern Science Fiction, Duke University Press,Durham andLondon, 1993.
Borbély, Ştefan – Civilizaţii de sticlă. Utopie, distopie, urbanism,Cluj-Napoca, Limes, 2013.
Pitts, Victoria – In the Flesh. The Cultural Politics of Body Modifications,New York, Palgrawe Macmillian, 2003.
Gibson, William – Count Zero, version française par J. Bonnefoy, Paris, La Découverte 1986 (version roumaine Bucarest, Fahrenheit, 1999).
Gibson, William – Neuromancien (Neuromancer), version française par J. Bonnefoy, Paris, La Découverte 1985 (version roumaine par Mihai Dan Pavelescu, Bucarest, Univers, 2008).
Notes
[1] David Le Breton, L’anthropologie du corps et la modernité, Bucarest, Cartier, 2009, p. 21.
[2] Ibidem.
[3] Jean-François Mattéi, La Barbarie intérieure, Piteşti, Paralela 45, 2005.
[4] David Le Breton, op. cit., p.293.
[5] Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Bucarest, Babel, 1993, p. 44.
[6] Gunther Anders, L’obsolescence de l’homme, Paris, Ivrea, 2001, p. 40.
[7] Donna Haraway, Simians, Cyborgs and Women. The Reinventation of Nature, New York, Routledge, 1991, p. 150.
[8] « The internet is a formidable institution of the mask, the one using the internet is no longer subjected to the constraints of an identity, which is settled in the person’s bearing » Victoria Pitts, In the Flesh. The Cultural Politics of Body Modifications, New York, Palgrawe Macmillian, 2003, p.157.
[9] William Gibson, Le Comte Zéro, Bucarest, Fahrenheit, 1999.
[10] Orson Scott Card, La stratégie Ender, Bucarest, Nemira, 2005.
[11] William Gibson, Neuromancien, Bucarest, Univers, 2008.
[12] Scott Bukatman, Terminal Identity. The Virtual Subject in Postmodern Science Fiction, Duke University Press,Durham andLondon, 1993.
[13] William Gibson, Comte Zéro, p. 55.
[14] Ibidem, p. 219.
[15] Ibidem, p. 36.
[16] Orson Scott Card, Xénocide, Bucarest, Nemira, 2005, p. 439.
[17] Ibidem, p. 154.
[18] « L’homme peut être sauvé ou il peut atteindre sa libération, en revanche le cyborg reste en dehors de ce scénario » Ştefan Borbély, Civilizaţii de sticlă. Utopie, distopie, urbanism, Cluj-Napoca, Limes, 2013, p. 86.
Călina Bora
Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
calinabora@gmail.com
L’artificialisation du corps dans la littérature science-fiction /
The artificialisation of the body in science-fiction literature
Abstract: This study sets out to establish what the body means in science-fiction literature and to identify some of the reasons why the body moves from a morphological and biological structure to an artificial structure (the robot and the program) or a partially artificial one (the cyborg). The study will try to define the ex-somatic thing, the process of transformation undergone by the biological body, with emphasis on the break between body and mind.
Keywords: Science-fiction; Cyborg; Artificial body; Program; Robot.
David Le Breton propose, dans L’Anthropologie du corps et modernité, une définition du corps en tant qu’« origine identitaire de l’homme »[1]. David Le Breton, sociologue et anthropologue en même temps, met en évidence deux idées essentielles, qui seront également au cœur de la présente étude. Premièrement, il affirme que dans les sociétés modernes, entre l’homme et son corps intervient une séparation, et deuxièmement, que cette séparation entraîne le phénomène d’objectivation du corps. L’homme ne se confond plus avec son corps, soutient Le Breton, mais ce dernier devient un symbole pour lui[2].
À l’origine de cette grande séparation se trouverait la tendance obsédante de l’homme à (se) dépasser et à répudier le biologique (l’humain) à tout prix. Cette tendance suppose, en fait, le désir de vaincre la mort. Que devient le corps dans ces conditions ? Une machine parfaite, dont les pièces usées peuvent être remplacées sans problème, libérée de la mort et, en même temps, le chemin vers le rêve des « extropians » de pouvoir vivre indépendamment du corps biologique.
Ce qui représente un réel intérêt pour cette recherche est la manière dont Le Breton explique le phénomène d’objectivation du corps. Celui-ci note, dans l’étude déjà mentionnée, que la grande séparation homme-corps est due à trois grandes ruptures intérieures éprouvées par l’homme des sociétés modernes : la séparation de l’univers, des autres et de soi-même.
La séparation de l’univers est la conséquence de l’individualisme. L’homme ne peut plus se connaître, en se repliant sur soi-même, puisqu’à l’intérieur il ne peut plus trouver « l’univers et les dieux », comme l’enjoignait une variante de l’adage delphique. On ne peut plus les trouver, puisque, d’après Nietzsche, les dieux et Dieu sont morts. De ce fait, l’homme ne peut et ne veut plus s’identifier avec la nature, avec les autres ou avec la divinité.
Bien plus, même la connaissance du corps, observe l’homme moderne, ne dépend pas d’une cosmologie[3]. En échange, plus l’homme se penche sur soi-même, plus son corps (sa propriété immédiate) devient de plus en plus important. De là découle ce que Le Breton appelle l’objectivation complète : « le corps devient une doublure, une clone parfaite, un alter ego »[4]. L’aliénation complète du corps suppose donc la possibilité de le modeler fidèlement sur l’image de soi. À partir de ce point, nous assistons à ce que Jean-François Lyotard nomme l’avènement de l’homme postmoderne[5].
La littérature science-fiction est un manifeste du combat de l’homme avec sa propre condition biologique, qu’il s’agisse de la confrontation entre l’intelligence humaine et les intelligences d’autres planètes (la résistance du corps biologique loin de son milieu naturel), ou de la multitude de transformations que le corps doit subir pour améliorer son rendement. Les auteurs de ce genre de littérature mettent en scène des cyborgs, des robots, des enfants conçus de façon transgénique, des ordinateurs et logiciels qui agissent par eux-mêmes etc. L’homme semble être, dans les romans de certains auteurs comme William Gibson, Orson Scott Card ou Ursula Le Guin, une créature physiquement imparfaite, qui doit dépasser ses imperfections pour les impératifs de performance, de vitesse de communication et d’efficacité demandés par l’avenir.
Gunther Anders, dans L’obsolescence de l’homme, explique la tendance d’objectivation du corps identifiée par Le Breton en comparant l’homme avec les produits fabriqués par lui-même. Anders remarque le fait que la révolte de l’homme contre son propre corps commence avec sa capacité à fabriquer des objets. Autrement dit, l’homme, qui n’est pas fabriqué, serait inférieur à ses produits[6]. Or, être inférieur à ses produits, dit Anders, implique le risque de perdre le contrôle des produits respectifs, parce qu’ils sont supérieurs à leur créateur.
Mais jusqu’où peut aller la séparation entre homme et son corps ?
Le Breton et Anders semblent être sûrs que l’homme pourra se séparer totalement de son corps, et cela, non par l’invention des extropians, mais grâce à l’intelligence humaine, capable de s’élever au-dessus de sa carcasse biologique, capable d’en remplacer les composants. La différence entre les idées de ces deux chercheurs est dans la position subjective qu’ils adoptent à ce sujet. Le Breton semble être inquiet du cours accéléré des transformations subies par les sociétés modernes, et attire l’attention que le cyborg n’est plus le grand mythe proposé par Gibson avec le roman Neuromancer et développé par d’autres auteurs de littérature science-fiction, mais que le cyborg existe déjà en médicine (par les prothèses qui remplacent des membres amputés, par exemple) et, d’une certaine manière, par la connexion de chaque individu à un réseau de communication virtuelle (ou à une plateforme virtuelle). Au contraire, Anders semble convaincu que l’homme progressera en dépassant totalement son humanité. Ce progrès implique la digitalisation et la robotisation de l’homme, qui ne supposent pas seulement de détruire le corps, mais aussi de détruire l’identité.
Concernant une hypothétique destruction de l’identité, les opinions de chercheurs sont divergentes. Par exemple, Donna Haraway, dans Simians, Cyborgs and Women. The Reinventation of Nature, soutient que les seules identités détruites, suite à la transformation du corps, sont les identités de sexe, de genre, de classe, d’ethnie et d’âge. À ses yeux, ce n’est pas l’identité de l’homme qui est abolie, mais seulement le phantasme de cette identité, « pour faire de l’identité une décision de soi »[7]. Le Breton, au contraire, souligne le rapport étroit entre identité et corps biologique, et considère que détruire le corps en le transformant en cyborg signifie, en même temps, détruire l’identité humaine. Être cyborg, habiter dans les plateformes paradisiaques de l’Internet, suppose obligatoirement le renoncement au corps, l’absence d’une identité physique. Victoria Pitts[8], d’autre part, considère que l’identité de l’homme n’est pas détruite et que l’homme branché à Internet (l’homme cyborg) n’abolit pas son identité, mais il apprend comment jouer avec elle et connaître ses masques.
De mon point de vue, par la transformation en cyborg, l’homme ne perd pas l’identité construite à partir de son corps, mais il l’amplifie par la construction d’un corps virtuel, à l’aide duquel il peut agir dans l’espace cybernétique. Nous considérons exemplaires dans ce sens les situations imaginées par Cage dans Neuromancer, par Turner[9] dans Le Comte Zéro ou par Ender[10] dans Ender’s Game.
Pour Cage, comme pour les autres personnages connectés au cyberespace, le corps physique n’est qu’un « fourreau »[11]. Mais c’est un fourreau par l’intermédiaire duquel Cage perçoit le monde physique (temps et espace) et, en même temps, il est le moyen par lequel Cage peut se connecter à l’espace cybernétique. Si son corps était aboli en totalité, Cage serait condamné à vivre définitivement dans l’espace cybernétique, mais cela non plus n’abolirait l’identité acquise par le corps physique. Au contraire, qu’il soit cloître seulement un visiteur de l’espace cybernétique, Cage ne peut pas agir dans un espace étranger pour lui, seulement par la fabrication d’un autre corps, différent de celui physique, corps qui contient totalement l’identité de Cage.
En quoi consiste la différence entre les deux corps ?
La première différence concerne le milieu, l’espace où les corps peuvent agir. Dans le monde physique, Cage est une entité prisonnière dans un corps qui ne le représente peut-être pas, alors que dans l’espace cybernétique, l’entité Cage est l’équivalent du corps virtuel par le biais duquel il agit. Le corps humain est limité à sa nature, au sensoriel, tandis que le corps virtuel a une capacité fantastique de s’entraîner et de se développer, pouvant s’étendre à l’infini. Il serait utile ici de définir ce qu’est l’espace cybernétique.
Certains chercheurs considèrent l’espace cybernétique un non-espace ou une non-réalité (v. Scott Bukatman[12]), tandis que d’autres le définissent comme un espace parallèle au monde physique, un espace qui libère la conscience de la matérialité et, implicitement, de la mort. L’espace cybernétique n’est pas délimité, c’est une matrice, de consistance rhizomatique (dans le sens de Guattari et Vattimo), en continuelle expansion. Pratiquement, à mon avis, l’espace cybernétique est le moyen pour le corps de se libérer de la contrainte spatiale imposée par le monde physique.
Qu’est-ce qui se passe, dans ces conditions, avec les personnages de Cage et de Turner ? La dichotomie sujet-objet est abolie. Autrement dit, la disjonction corps (objet) – conscience (sujet) disparaît, et l’artificialisation devient certaine.
Les deux personnages, pour se connecter à l’espace cybernétique, ont besoin d’un corps physique et d’une prothèse. Dans les deux situations, il s’agit d’une prothèse mise à l’intérieur du corps, autrement dit d’une prothèse intérieure, nommée par Gibson deck : « des jouets qui te portaient dans les étendues infinies de l’espace qui n’était pas un espace, l’hallucination cosensitive complexe de l’humanité, la matrice, le cyberespace, le lieu où les noyaux chauds des grandes corporations brûlaient comme des navires de néon, informations si denses qu’on éprouverait des surcharges sensorielles si on essayait de comprendre plus que les contours les plus approximatifs »[13].
À preuve du fait qu’entre Turner/Cage et leurs corps physiques il n’y a pas de séparation définitive, les personnages, après leur découplage de l’espace cybernétique[14], évoquent des symptômes qu’ils avaient ressentis dans cet espace[15].
Finalement, Cage et Turner fonctionnent dans les deux espaces, dans l’espace réel, en sentant avec le corps physique ce que le corps virtuel vit dans l’espace cybernétique. Si Cage pouvait se distancer définitivement du corps physique (par un processus ex-somatique total), il cesserait de fonctionner comme cyborg, et deviendrait un logiciel (v. Jane, Ender’s Game).
Avec son casque implanté derrière l’oreille, Ender est lui aussi un cyborg, même si sa nature est différente de la nature des personnages de Gibson. Pourquoi ? Premièrement parce que le type de prothèse est différent. Turner et Cage ont des prothèses extérieures. Ils ne peuvent pénétrer dans l’espace cybernétique qu’au moyen du deck. Ainsi, les deux ne vivent pas en permanence dans le cyberespace. Ender, en échange, a une prothèse intérieure, l’implant posé pendant son enfance, et le logiciel qui surveille Ender en permanence est Jane, une entité complètement artificielle.
« Même si elle n’est pas autre chose qu’un système de logiciels qui se réécrivent et s’optimisent seuls. (…) Elle ne fait qu’interpréter l’algorithme qui lui avait été imposé dès le début. Elle n’a pas de libre arbitre. Elle est une marionnette, pas une personnalité »[16].
Le casque à l’aide duquel Ender se connecte à Jane est essentiel pour lui, puisqu’il optimise ses capacités et ses habiletés. Grâce à ce casque, Ender devient un grand conquérant du cosmos, aidant l’humanité à s’élargir. Autrement dit, si Turner et Cage, par la connexion au deck, s’infiltrent à l’intérieur de la matrice (de l’espace cybernétique), Ender, connecté par l’intermédiaire du casque à l’entité qu’il nomme Jane, ne fonctionne pas dans un autre espace, mais dans le monde physique. La disjonction corps-esprit (objet-sujet) se produit dans son cas à un autre niveau. En apprenant qu’il est une construction des autorités terrestres, Ender commence à se poser des questions concernant sa propre humanité.
À un moment donné, Ender arrive à se confondre avec Jane (le logiciel) : « Jane est réelle et vivante en permanence, son esprit n’est pas dans l’espace cosmique, mais en moi. Elle est connectée à moi »[17].
En fait, ce qui se passe dans cette situation prouve que par le processus ex-somatique on ne perd pas l’identité de soi, mais que, par contre, comme le suggère Donna Haraway dans « Le Manifeste cyborg », à l’aide de ces prothèses (intérieures, extérieures) l’identité s’étend. Jusqu’où ? Jusqu’au-delà de l’humanité[18].
Merleau-Ponty, dans sa Phénoménologie de la perception, explique la dépendance de l’homme de son corps physique par le fait que le corps est essentiel pour l’homme pour la perception de l’espace. S’habituer avec un chapeau, suggère Merleau-Ponty, avec une voiture ou avec un bâton signifie s’installer dans ces objets, ou, à l’inverse, les faire participer au volume du corps propre.
Avoir une puce implantée à l’intérieur du corps signifie pour Ender non seulement la cohabitation (la familiarisation) avec le logiciel de cette puce (Jane), mais aussi l’extension de son identité au moyen de ce logiciel, par la fusion de son identité dans la structure du logiciel. Être attachés au deck signifie pour Turner et Cage sortir du corps physique et transférer leur identité dans un autre corps (le corps virtuel), mais sans se séparer du point de vue sensoriel du corps physique.
Finalement, l’homme ajoute de nouveaux instruments pour son corps et, s’habituant à ces nouveaux instruments, il sort de son propre corps (le processus ex-somatique). Cette sortie du corps suppose l’extension de l’identité par le dépassement de la disjonction corps-esprit. Que reste-t-il du corps physique ? Il demeure la dernière frontière que l’homme doit conquérir et, en même temps, la matrice de base que le cyborg se rappellera toujours.
Que suppose le processus de transformation en cyborg ? La transformation du corps en image. L’homme n’a pas besoin d’informations seulement pour s’informer, mais il veut implanter l’information dans son propre corps pour aller au-delà de sa propre humanité.
Bibliographie
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Notes
[7] Donna Haraway, Simians, Cyborgs and Women. The Reinventation of Nature, New York, Routledge, 1991, p. 150.
[8] « The internet is a formidable institution of the mask, the one using the internet is no longer subjected to the constraints of an identity, which is settled in the person’s bearing » Victoria Pitts, In the Flesh. The Cultural Politics of Body Modifications, New York, Palgrawe Macmillian, 2003, p.157.