Simon Harel
Université de Montréal, Canada
harel.simon@gmail.com
La route et la loi du père (jusqu’à La route de Cormac McCarthy)/
The Road and the Law of the Father (until Cormac McCarthy’s The Road)
Abstract: The Road by Cormac McCarthy describes the industrial society in its most obvious aspects: railways, highways, suburbs. In this novel, we can see McCarthy’s critique of the consumer society, which continues the trilogy dedicated to the border between the United States and Mexico, as well as the novel Suttree (1979). Thus McCarthy became the narrator of worlds populated with eccentric characters: misfits and vagabonds, law enforcement officials exposed to the criminal perversion (No Country for Old Men). The Road is America’s ossuary in its absolute cruelty. While The Border Trilogy highlights the disappearance of lifestyle ranchers and owners of agricultural land, The Road is the story of a robbery, as if all life inhabited became the object of a merciless struggle. If the human is useless in this “crap” story in the sense intended by Artaud, of ignoble procreation, what alternative is then available? For McCarthy, the catastrophe allows paradoxically for the rebirth of a twilight topic. The collective killing, in the torments of a genocide or of a nuclear disaster, serves as a convenient argument that brings us back to the staging of the end (of the “hunger”) by McCarthy, with some form of masochism.
Keywords: Trip; Posthumous Identity; Twilight Literature; Filiation; Paternity; Destruction.
Au cours des dernières décennies, il est apparu qu’une nouvelle conscience de soi sans espace propre semble avoir entraîné un renouvellement de la réflexion sur l’itinérance. Autrefois, que savait-on ? Les vagabonds déambulaient à la lisière des forêts, en périphérie des villes. Ils étaient plus ou moins tolérés, plus ou moins visibles dans l’espace public. Quéteux, vagabonds, hobos dans la tradition américaine, tous ces personnages incarnaient une vie clandestine, dont on ne savait pas trop en quoi elle consistait au juste. L’article souligne le fait que de nos jours l’itinérance n’est pas seulement une pathologie. L’itinérance est une pratique urbaine qui ne se résume pas à la vie dans les villes ; il y a aussi une itinérance qui voit le jour dans les campagnes, dans les territoires reculés. L’itinérance n’est pas non plus une forme réfractaire de sociabilité, en d’autres termes on peut affirmer que les sans-abri, S.D.F. et autres sujets dits marginaux représentent, si ce n’est la lie de la société, à tout le moins une excentricité qui dérange. Sur ces questions, le discours romanesque est riche d’enseignements.
Go West young man
Lorsqu’on appartient au domaine des lettres et des sciences humaines, on a parfois l’impression de pouvoir faire parler, à travers soi, d’autres voix. Celles des dépossédés, des discrédités, celles qui appartiennent aux « gens de peu », comme l’a si bien dit Pierre Sansot. Ces voix mineures de notre univers social rejoignent pour ma part une réflexion consacrée à l’itinérant[1]. Non pas celui d’aujourd’hui, dont il y aurait tant à dire, mais un autre. Je souhaiterais faire parler la voix cachée derrière celle qui est en prise avec l’actualité, c’est-à-dire le hobo d’hier. Ou, plus exactement, le fantasme du hobo, tel qu’il a été repris par les romanciers et les poètes.
Au cours des dernières décennies, il est apparu qu’une nouvelle conscience de soi sans espace propre semble avoir entraîné un renouvellement de la réflexion sur l’itinérance. Autrefois, que savait-on ? Les vagabonds déambulaient à la lisière des forêts, en périphérie des villes. Ils étaient plus ou moins tolérés, plus ou moins visibles dans l’espace public. Quéteux, vagabonds, hobos[2] dans la tradition américaine, tous ces personnages incarnaient une vie clandestine, dont on ne savait pas trop en quoi elle consistait au juste.
Débranchés, déconnectés de la vie active, c’est la perception que nous en avons. Fabulateurs extraordinaires, capables de raconter une, deux, trois, quatre, mille histoires, une pièce de vingt-cinq cents s’il vous plaît, encore mieux un dollar. Sont-ils dans la vérité ? Mentent-ils sans arrêt, sans s’en rendre compte ? C’est la question que beaucoup se posent, au contact des itinérants, ces passagers sans habitacle motorisé qui, à pied, quelquefois à bicyclette, font la manche, qui, lorsqu’ils sont assis sur le trottoir, observent les passants.
Du temps où le concept d’itinérance n’existait pas, on était, sans avertissement préalable, projeté à la rue, expulsé du foyer familial, mis à la porte. Cela se passe sans doute aujourd’hui de la même manière. Algarades, qui sont cette fois d’une sévérité extrême ; condamnations et reniements du pater familias à l’égard d’un fils qui acceptera ou non le destin que représente cette déchéance. Pour dire les choses clairement, cette époque, pas si lointaine, puisqu’on était déjà entré dans le monde turbulent des années d’après-guerre qui furent le terreau, bien gazonné cette fois, des baby-boomers.
Que disent alors ces itinérants de notre réalité, de cette hyper-modernité dont nous constatons qu’elle ne valorisait plus l’accélération, le progrès continu, le dépassement de soi, la compétition souhaitée entre sujets qui, dans une communauté, veulent tirer le meilleur parti de leurs forces vives ? S’il n’y a plus d’accélération, de progrès, c’est que nous décélérons, que nous chutons. C’est l’évidence. Et c’est la fiction qui nous met en garde contre cela. Car, quoi qu’on fasse, c’est par le biais de la mise en scène, de l’imaginaire, que l’essentiel nous est dit.
Pour être plus précis, l’itinérance du hobo, comme celle de toute personne déchue, nous obligerait à prendre en considération les formes de la stigmatisation qui, dans l’espace social, situent les êtres abjectés à la périphérie, si nous oublions de tenir compte avec la rigueur requise de ces formes archaïques de l’itinérance, d’une pulsion mobile qui jouxte la notion d’attachement. En d’autres termes, l’itinérance n’est pas seulement une pathologie – il y a presque un siècle, Anderson le soulignait dans son Hobo. Sociologie du sans-abri. Il serait d’ailleurs choquant que nous entrevoyions cette pratique déambulatoire, certes surprenante, sous ce seul aspect. L’itinérance est une pratique urbaine qui ne se résume pas à la vie dans les villes ; il y a aussi une itinérance qui voit le jour dans les campagnes, dans les territoires reculés.
Dans la mesure où il nous est très difficile de circonscrire ce que sera notre avenir, il est présomptueux de décréter que l’itinérance est une forme réfractaire de sociabilité, en d’autres termes que les sans-abri, S.D.F. et autres sujets dits marginaux représentent, si ce n’est la lie de la société, à tout le moins une excentricité qui dérange. Sur ces questions, le discours romanesque est riche d’enseignements.
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« Le plus grand charme de la vie de vagabond est, peut-être, l’absence de monotonie[3] » a écrit Jack London dans Les vagabonds du rail. Ce charme recèle bien des dangers, car, à bien y regarder, l’itinérance peut être un jeu avec la vie, avec la mort. Il s’agit de prendre la fuite, d’aller là-bas, très loin, au bout de l’Amérique. L’idée même d’une passion du risque, ainsi que le dirait David Le Breton, relève d’une sorte de défi jeté au réel. London, toujours, l’a parfaitement souligné : « Dans le pays du hobo, le visage de la vie est protéiforme, c’est une fantasmagorie toujours variée, où l’impossible arrive et où l’inattendu bondit des buissons à chaque tournant de la route[4]. » Derrière une telle emphase, qu’elle soit de London ou de Richard d’ailleurs,on retrouve le goût du risque lié à l’enhardissement.
Rappeler le propos de Lacan sur la fameuse distinction entre le réel, l’imaginaire et le symbolique peut alors avoir une certaine utilité pour saisir les contours du fantasme du hobo[5], fantasme tour à tour euphorique ou dysphorique. Selon Lacan, l’imaginaire, refuge des fantasmes et des représentations oniriques, tient lieu de trame identitaire, et l’on songera au stade du miroir qui recourt au motif du double, de la rivalité mimétique, de la violence imagoïque. L’imaginaire confronte aussi le sujet à son semblable. Le symbolique, espace des codes et des habitus, incarne quant à lui le domaine du langage, de la signification inscrite dans la longue durée de l’histoire humaine. À propos du réel, enfin, il faut y entendre, dans la perspective lacanienne, la convergence, dans un point de fuite vertigineux, de la destinée de l’homme, l’aboutissement, par ailleurs infigurable, de ce qui l’engage dans la vie sous la forme d’un sujet aimanté par le désir. Ainsi, la fuite que peut procurer l’itinérance est bien un défi au réel. En somme, « pas un jour ne ressemble aux autres, chacun déroule son propre film cinématographique[6] ».
Les romans de Jack London et de Jack Kerouac aux États-Unis nous transmettent cette idée d’une accélération du parcours du sujet, au même titre que Journal d’un hobo de Jean-Jules Richard ou que certains romans de Jacques Poulinau Québec, comme s’il était possible, par l’amplitude du mouvement, de traverser le continent et de mettre un terme, de cette manière, à la pulsion déambulatoire qui anime les protagonistes de ces différents récits.
Kerouac avait bien raison quand il disait que la route est une métaphysique, une bande d’asphalte qui se déroule sans fin jusqu’à la frontière. C’est que Kerouac avait du temps devant lui, une frontière bien éloignée qui correspondait au Mexique. De plus, dans l’esprit du mouvement beat, il avait pour ambition de ne pas se limiter au réel que nous percevons dans la banalité de nos repérages. Par le biais d’atteintes chroniques au corps propre (principalement grâce à la consommation d’alcool et d’hallucinogènes), l’auteur se donnait les moyens de voir loin, d’épier dans chaque aspérité du territoire un monde à venir. Ainsi la route était-elle avec lui un codex, un manuscrit, empreinte de traces, de scarifications qui modifiaient perceptiblement l’aspect de nos territoires habités. Et lorsqu’il évoquait la disparition du hobo dans les années 1960, on devine dans ses paroles la tendresse de la marche et la liberté qu’elle confère : « la liberté, les collines du silence sacré et de la sainte intimité. – Il n’est rien de plus noble que de s’accommoder de quelques désagréments comme les serpents et la poussière pour jouir d’une liberté absolue[7]. »
Avec les pérégrinations de Jack Waterman dans Volkswagen blues (1984), Jacques Poulin peut aussi revendiquer une commune appartenance au monde américain et à la description de grands espaces qui n’est pas toujours sans romantisme, sans naïveté. On parlera de road movie, en pensant à cette équipée de l’écrivain Waterman de la Gaspésie à la Californie, dans son minibus rempli de livres, avec à son bord une jeune métisse qu’il a prise en autostop. Une équipée et une quête, à la recherche du frère Théo, disparu vingt ans plus tôt. Le vagabondage traverse le roman avec des allusions à Kerouac – directement, en parlant du livre Sur la route que Théo adorait ou par le choix du prénom du protagoniste, indirectement avec le personnage du vagabond que croise Jack, un vagabond qui voyage à sa guise, sans contraintes, sans rien qui le retienne. Plus que pour Kerouac, Jacques Poulin avouait son admiration pour Hemingway – l’usage de peu de mots, un art du maniement précis du langage, l’importance du journalisme… Certes, il y a chez Hemingway davantage que chez Poulin l’enracinement d’une identité masculine qui recourt aux expressions bien difficiles à circonscrire de la loyauté, du code de l’honneur. Mais chez les deux, le territoire est une nécessité, un fait accompli. Ces territoires peu habités traduisent, peut-être plus encore que la mise en scène du roman de la frontière, l’idée d’un voyage au bout de la nuit qui sert de complément au Sur la route kerouaquien. Chute, vertige, défenestration du sujet qui, dans une frénésie incontestable, se fracasse la tête contre le réel lui-même, à la manière de L’homme qui tombe de Don DeLillo. Il est question d’un rapport violent au territoire.
Dans d’autres cas, plus tragiques, l’ambulation est limitée. Les sujets boiteux marchent à cloche pied, se traînent. Les romans de Cormac McCarthy, par exemple, décrivent des sujets qui, bien que circulant dans un immense territoire, sont piégés sans même le savoir, dans la mesure où le territoire est une prison. Ceci dit, cet auteur déploie des stratégies singulières. En effet, le cloisonnement territorial est au cœur de ses romans consacrés au monde de l’Ouest, dont l’ouvrage post-apocalyptique qui lui valut une reconnaissance mondiale en 2006 : La route. Ici, l’itinérance ne se circonscrit pas à un même parcours, un itinéraire qu’il serait possible de définir de manière générique et encore moins de manière euphorique. McCarthy représente l’envers de la médaille, et avec La route, il montre même ce qu’est le hobo dans sa version la plus tragique.
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Dans les romans consacrés à la vie de protagonistes qui ne cessent de traverser la frontière américano-mexicaine, de la fin du XIXe siècle jusqu’au début de la Seconde guerre mondiale, le parcours en zigzag, qui donne le sentiment d’une démarche erratique, correspond à une liberté d’action, à une aire d’intervention qui, par son ampleur, semble fort éloignée de nos manières si contemporaines de parcourir l’espace à petits pas, encabanés dans nos embouteillages banlieusards, ou d’être catapultés au cœur de Boeing 787 ou d’Airbus 380 pour traverser le ciel à une vitesse folle.
Chez McCarthy, les personnages sont à la fois animés et sur leur quant-à-soi, impulsés dans un monde qu’ils parcourent en totale liberté, et, l’instant d’après, se retrouvent anéantis par l’absence de tout avenir crédible, affamés aussi. De sorte que, dans un roman qui a pour titre Suttree, publié en 1979 et consacré à une itinérance à première vue idyllique dans le monde des bayous de la Louisiane, le protagoniste, Cornelius Suttree, est dépossédé de toute identité, ramené à la nature même, à sa choséité, à sa violence sans affect.
Il en va de même dans d’autres romans, que l’on pense à Des villes dans la plaine (Cities of the Plain, 1998), où les protagonistes mis en scène s’affrontent, s’entretuent sans arrière-pensée, comme si chacun des êtres présents était un projectile dont la trajectoire inaboutie faisait place à une répercussion, à un rebondissement. Tout se passe comme si la déviation du projectile, ce qui arrive si souvent dans une trajectoire balistique, entraînait des conséquences imprévues.
Tel personnage visé par une arme se voit, de manière totalement imprévue, sauvé par une pièce de métal qui, logée dans la poche de sa veste, le protège d’une blessure fatale au cœur. Ce procédé narratif a l’air d’une mise en scène chaplinesque orchestrée avec un humour un peu saugrenu. Parfois, c’est l’éclat du soleil qui perce tout d’un coup à travers les nuages et aveugle le cowboy, l’empêche de tirer correctement et lui fait manquer sa cible, celle-ci pouvant dès lors s’échapper et fuir à cheval. À d’autres moments, c’est l’esclandre dans un saloon, la conflagration générale, les bras et les jambes qui s’entremêlent à coups de pied et à coups de tête, et, encore une fois, celui qui était condamné à mort peut s’évader en marchant à quatre pattes sur le sol de la salle en proie à l’émeute. Tous ces stratagèmes sont improbables, incroyables, font jouer, de manière excessive, un hasard qui n’a pas sa place, semble-t-il, dans une logique narrative dont on attendrait une certaine vraisemblance.
Qui pourrait croire en toute honnêteté qu’il est possible d’échapper à son destin de manière si surprenante ? Qui pourrait avancer sans se rendre ridicule que le hasard fait bien les choses, que dans des situations apparemment désespérées se profile tout à coup la grâce d’une évasion, d’une fuite qui tient lieu de sauvetage inopiné ? En d’autres termes, l’œuvre de McCarthy, comme celle, certes mineure (dans le sens de « la littérature mineure » à la Deleuze), de Jean-Jules Richard, traduit un monde désormais impossible. Impossible dans son horizontalité même qui correspond à l’ontologie territoriale de la déambulation américaine :Go West young man. L’horizontalité du panorama américain (le « Wild West ») recèle des dangers. On peut toujours se réfugier dans les ravins de vastes plaines, comme le font souvent les cowboys de l’œuvre de McCarthy, ce qui leur permet d’échapper au froid, au vent, au blizzard… mais pour combien de temps ?
La violence du rapport à autrui est là, au cœur du mythe de la frontière, même dans les « braconnages fluides » – toujours là en fait dans le monde verticalisé dans lequel nous vivons et ce que nous qualifions « d’hypermoderne » en changeant de rêverie, en la choisissant aérienne, dans la manifestation d’une pulsion érectile qui consiste à joindre la terre et le ciel, le monde fini, et l’inconnu, l’au-delà. Le ton est donc dur ; c’est celui de la loi plutôt que de la justice.
La défense de l’altérité n’est pas autre chose que l’identité mise cul par-dessus tête. Cette idéalisation de l’altérité, du migrant à l’étranger, n’est pas en soi un progrès, une émancipation. C’est toujours la même figure idiote du narcissisme qui se présente et qui sait se métamorphoser selon les alibis moïques qui lui sont offerts, les primes de plaisir, les appels à la jouissance de la personnalité, enfin incarnée dans un être et un corps, qui, comme l’écrivait autrefois Antonin Artaud, représente sans doute l’un des péchés les plus détestables de l’espèce humaine : sa volonté d’incarnation. Faut-il tenir l’itinérance et ses avatars dans le monde contemporain pour des politiques post-identitaires crédibles, des stratégies de coups de feu qui souhaitent en terminer – rappelons-nous le fameux jugement de Dieu réclamé par Artaud – avec l’incarnation du sujet, sa procréation ?
La trajectoire ratée, ces balistiques poussives, ces coups du destin, ces hasards heureux font qu’un sujet promis à une mort certaine s’échappe d’une condamnation définitive, d’une réclusion à vie dans un univers qui a toutes les apparences informes du néant. Que dire de plus ? Chez McCarthy, la mort représente l’aboutissement… d’un voyage au bout de la nuit.
Avec l’auteur américain, cette mort ressemble assez à un jeu de massacre, comme l’a pratiqué dans le domaine cinématographique Sam Peckinpah avec son fameux western sanglant La horde sauvage (Wild Bunch, 1969). London, souvenons-nous, disait que sa vie de hobo lui laissait le souvenir qu’un jour ne ressemblait jamais à un autre et que chacun déroulait son film. La scène, on le sait, est grande, c’est l’Amérique. Les hobos, de London à Richard, la parcourent à pied et en train. Ils vont vite. Avec Peckinpah, l’univers du Sud-Ouest des États-Unis est en proie à des cavalcades, à des courses infinies, à des poursuites à dos de cheval, à des razzias, à des débauches et des orgies. C’est l’univers de la modernité, l’Eldorado, qui se manifeste sous l’aspect d’une utopie grinçante qu’Artaud, à propos des Tarahumaras, a explorée à la manière d’un tunnelier[8].
De Mexico à Port-au-Prince aujourd’hui, sans oublier les écrits de reporters et d’écrivains consacrés à Kinshasa, Lima ou au cours des années 1970 à Beyrouth, il y a une mode qui consiste à faire du désastre une forme d’esthétique terminale, un récit posthume. En revanche, si l’on considère que cet exotisme, une fois étudiés ses tenants et aboutissants, est un phénomène secondaire dans le cadre de notre interrogation plus vaste, il convient de s’interroger sur ces formes à la fois quotidiennes et cruelles d’une mise en cause du territoire, ce qui rappelle cette description d’une croix que je mets en relief dans mes itinéraires banlieusards de jeunesse.
L’œuvre de McCarthy témoigne de ce que la confrontation de parcours peut se terminer dans un face-à-face bien cruel. Ainsi, la figure du duel se traduit chez le romancier américain par une anticipation à la fois silencieuse et déterminée de toute attitude prédatrice. Deux hommes s’affrontent ; l’un tuera l’autre, c’est l’ordinaire de la vie de desperados dans les terres du Sud-Ouest des États-Unis vers 1850. McCarthy, fabuleux écrivain de ces destinés erratiques, indique que l’affrontement est une témérité, une pulsion, une violence qui, sans se soucier de la justice, impose sa propre loi. Ce dont il parle, c’est l’univers de la frontière ;ce qu’il décrit,c’est le mythe de la territorialité américaine, et cette frontière fonctionne comme un signifiant séparateur, un trait d’union, un espace de démarcation. S’agit-il alors, au prix des pires élucubrations, de ramener un Lacan dans ce paysage désertique de la frontière américano-mexicaine, de dire à la suite du psychanalyste français que la loi est dure, qu’elle impose une justice sanguinaire ?
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Œil pour œil, dent pour dent, nous connaissons ce discours. Défait de sa source mythique, il provient de la pensée kleinienne plus que du discours lacanien. Tout se passe en effet comme si l’identification projective, cette forme archaïque de mécanisme de défense, se traduisait pas la volonté d’en finir avec l’autre, de l’anéantir[9]. Chez McCarthy, ce qui m’intéresse particulièrement relève d’un ordre du monde qui, s’il n’est pas si éloigné de nos préoccupations contemporaines, tranche néanmoins sur le fond. C’est l’éloge de la loi du plus fort.
Suivant le propos de Jacques Lacan, un propos qui fait mouche à la manière d’un acte d’escrimeur, la loi est dure, elle ne s’embarrasse pas de compassion, elle ne fait pas dans l’humanitaire, le vivre-ensemble, la compréhension, la visée réparatrice des torts de chacun. Lacan, avec la fougue d’un psychanalyste fasciné par l’univers de la formalisation mathématique, voyait dans l’organisation pulsionnelle un fracas pourtant ordonné, un écoumène dont la consistance ne pouvait être mise en doute, une relation d’objet qui, malgré ses errances coutumières, avait sa propre logique.
La loi est juste, elle est à la fois insignifiante et crédible. Lacan percevait dans la loi une vanité, un narcissisme, qui n’en était pas moins le seul symbole grâce auquel une société peut se mettre debout. Cela veut dire que, malgré l’apparente infortune des êtres dans un univers déboîté, il existe non pas un ordre caché du monde, un univers latent, mais une actualité faite de lois ; en d’autres termes, il existe un mouvement qui, par l’essor qu’il procure, permet à chacun d’être et d’assumer ce qu’il est dans l’espace où il vit. Ainsi que l’entendait Goethe, l’action est au cœur de la vie humaine. Plus que le verbe, en tous les cas plus que le verbiage, l’action est ce qui nous façonne. Dans les romans de McCarthy, cette action est à la fois furtive et magistrale.
Dans Méridien de sang (Blood Meridian), la « frontière » est une abstraction. Nous sommes en effet au cœur du Nouveau Monde, dans un espace qui est le lieu de rencontre de toutes les communautés. Mexicains, autochtones, américains de diverses provenances, regroupements d’individus et de familles sur la base de confession religieuse, de l’appartenance culturelle, tout cela traduit un bien étrange brouhaha. Voilà que les hommes couchent (littéralement et métaphoriquement) à même le sol, qu’ils arrivent du monde le plus lointain (par exemple, le Nord-Est des États-Unis), qu’ils disparaissent du jour au lendemain vers une destination inconnue. Dans le contexte fébrile que décrit McCarthy, la notion de communauté est la projection de nos rationalisations contemporaines. Les individus s’entrecroisent dans le désordre le plus total. Chacun pour soi, tel est le point de vue retenu ; le cosmopolitisme mis en scène se traduit par la plus grande hétérogénéité.
Qui lit Méridien de sang est frappé par la grande violence des interactions sociales. C’est l’univers entier qui semble s’être donné rendez-vous dans un périmètre somme toute restreint. Chinois, Malais, Cheyennes, Nègres, Mexicains, Américains du Nord, voilà ce peuple aux abois qui erre et tourneboule, comme un buisson emporté par le vent dans un désert. Mettre l’accent sur ce cosmopolitisme de la frontière dans l’œuvre de McCarthy, c’est mieux faire comprendre la précarité des parcours de chacun. Revenant sur le liminaire du Faust de Goethe, la vie est une action, le verbe est une action. Chez McCarthy, c’est la description d’une société en proie aux convulsions d’une naissance difficile qu’il s’agit de mettre en relief.
L’espace de la frontière n’est rien d’autre, dans cette œuvre, qu’une zébrure entre les États-Unis et le Mexique. Tout indique que la mobilité est un combat. À bride abattue… ? L’œuvre est une monture, la description d’une animalité qui veut rendre compte d’une affectivité capable de ressentir les moindres aspérités du territoire. Le principe d’une cavalcade meurtrière est à l’avant-plan. Les attroupements subits sur les places publiques des villes mexicaines lors de l’arrivée de nouveaux venus (sont-ils des mercenaires ou de braves voyageurs qui font une halte ?), la fuite éperdue dans un refuge, quel qu’il soit (un tonneau, une carriole), lorsque le coup de feu se manifeste sans avertissement, toutes ces contractions et dilatations de l’espace traduisent l’existence d’un territoire dévasté. Chez McCarthy, tout comme dans l’œuvre de Sam Peckinpah, la violence est à l’ordre du jour. Celle-là a pour tâche de montrer la précarité de tout rassemblement humain. Surtout, ces œuvres nous révèlent avec une forte puissance évocatrice que les soleils noirs de la dévastation sont à peine une fiction.
Si le sujet est ce qu’il fait, ce qu’il entreprend, ce qu’il exécute sans même le savoir,il est poussé par une énergie agressive, un emportement, une manière d’être qui, par la mise en scène d’un débordement pulsionnel, lui fait franchir ce miroir – j’oserai dire ce stade du miroir qui empêtre l’être dans les limites de notre identité propre. Je pense ici aux desperados d’Artaud, à McCarthy, à la défenestration de ce cadre identitaire qui représente pour certains la seule manière sensible d’habiter ce monde, voire de conduire aux confins inhabités d’un monde où la folie sommeille, où la promesse du suicide est là pour un sujet qui sait se tenir debout, jusqu’à la pendaison finale.
Mais il vaut mieux être prudent à ce sujet. Le discours de McCarthy, qui met en place des populations débridées, des communautés errantes, des immigrants, des troupes de cirque amateur, des commerçants à la recherche d’une bonne affaire, des repris de justice, c’est la description d’une frontière encore instable, plus symbolique que réelle, aisément traversée. Car l’imaginaire de la frontière est friable, morcelé, odyssée à chaque fois, dans la violence. La horde sauvage de Peckinpah est l’exemple de ces multitudes vindicatives qui, par l’entremise de la politique de la terre brûlée, font main basse sur le territoire créé avec les outils du bord, avec les coups de feu, le pillage, le crime gratuit, l’établissement territorial fondé sur la terreur.
Pour que la loi dure à la Lacan possède quelque efficacité, il convient qu’elle la possède dans l’application de la loi, dans une neutralité qui corresponde au maintien, sous forme de présupposés, d’un code de préceptes, de règles intangibles, bref qu’elle soit motivée. Dès lors, le propos lacanien est l’objet d’une contradiction. Si la loi est dure, c’est qu’elle semble, dans un premier temps, prendre ses distances avec la justice. La loi est dure, cela veut dire que les préceptes de la justice peuvent parfois faire l’objet d’une entorse, pour le bien de la loi. En d’autres termes, fidèle à l’esprit des psychanalystes, l’énoncé « la loi est dure » implique qu’une transgression mineure peut faire en sorte que la loi soit en définitive maintenue, respectée, assujettie à un cadre instaurateur.
La justice, à titre de corpus de règles du droit, ne possède donc pas la même valeur, ne caractérise pas aux yeux de Lacan le sentiment d’une urgence. La justice se moque pas mal de ce que le sujet pense, de ses raisonnements, de ses affects, de ce que ce même sujet, en son for intérieur, perçoit comme une justice qui lui serait due, dont il devrait éprouver l’énoncé salvateur, réparateur ou destructeur.
Dire à la suite de Lacan que la loi est dure, c’est entendre qu’il faut parfois être sévère pour que la loi se manifeste dans toute son actualité. Au nom de la souveraineté de la loi, de son pouvoir déclamateur, il est requis d’outrepasser les limites imposées par les convenances et habitus de la vie quotidienne, les aspects certes nécessaires d’une politesse minimale dans l’établissement d’une relation avec un autre sujet. La loi est dure, cela veut dire enfin qu’il existe, dans certains contextes où la vie psychique règne en maître, des cas de figure où la justice, réductible à son instrumentalisation sociale, n’a plus de caractère instaurateur.
On sait que les psychanalystes font preuve d’audace quand il s’agit, dans le respect de la psyché du sujet ou de ce que l’on pourrait appeler aussi son « intériorité », de proposer des concepts, des métaphores dont la portée conceptuelle est significative, en témoigne cet énoncé : la loi est dure. Nous autres psychanalystes formés il y a des décennies avons tout d’abord reçu cet aphorisme de Lacan à la manière d’une vérité, qui faisait sans doute résonner, pour nous, un exercice de réflexion, une méditation. Il s’agissait de réfléchir aux antinomies apparentes entre la loi et la justice, entre ce que l’on considère être, pour soi, une loi acceptable, qui engage le respect d’autrui, l’établissement de bonnes relations avec nos proches, et la justice, elle, toute-puissante, en tous les cas lointaine, apparemment détachée des préoccupations de la vie quotidienne. Certes, les choses ne se passent pas ainsi dans la réalité : il y a, c’est l’évidence, une relation de causalité entre la loi et la justice. La première découle d’un ensemble de préceptes constitués au fil du temps, dans l’univers des sociétés, de leurs perceptions, certes différentes, de ce qui est acceptable ou pas, toléré ou interdit, de ce qui semble inamovible mais ne l’est pas, en fait. La loi construit non pas du sens mais de l’effectif, de l’actuel, du perçu. Dans ses manifestations les plus concrètes, elle est muette quant à ce type de discours qui met l’accent sur l’intériorité du sujet, sa personnalité.
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Les fictions buttent sur ce point, nous y ramènent sans cesse : il y a une fiction de la loi, de Shakespeare à Kafka. Les écrivains, au même titre que leurs lecteurs, sont quelquefois emportés par l’idée d’une loi qui ne connaîtrait pas cet adoubement formel avec l’univers concret dans lequel nous vivons. De Genet à Guyotat, l’écrivain ignore la loi, prétend que sa vie est une loi, une façon d’être qui ne peut accepter de limitations. Et quand un Kerouac pleure la disparition du hobo, s’en prend aux forces de la loi qu’il accuse de cette disparition, il s’emporte et voudrait revenir à un temps qui n’est plus. Il est intéressant, pour un psychanalyste, de noter la manière dont il présente les choses, en insistant sur la notion d’origine d’une part, et sur la relation enfant/père d’autre part :
Où est même le vagabond chaplinesque ? Le vieux Vagabond de la Divine Comédie ? Le vagabond, c’est Virgile, il fut le premier de tous. – Le vagabond fait partie du monde de l’enfant (comme dans la célèbre toile de Bruegel représentant un énorme vagabond qui traverse solennellement le village pimpant et propret, les chiens aboient sur son passage, les enfants rient, saperlipopette) ; mais aujourd’hui, notre monde est un monde d’adultes, ce n’est plus un monde d’enfants. Aujourd’hui, on oblige le vagabond à s’esquiver – tout le monde admire les prouesses des policiers héroïques à la télévision[10].
Souvent, les écrivains sont adeptes de ruptures, de séparations, de mises en cause de la loi et de l’ordre. Ici, Kerouac prend position très clairement et rompt, avec tout l’esprit beat qui le caractérise, avec la loi. Il va encore plus loin et parle de manière précise du hobo américain, en estimant que s’il est en voie de disparition, c’est en partie la faute des shérifs qui opèrent« comme l’a dit Louis-Ferdinand Céline “une fois pour le crime et neuf fois par ennui”, car n’ayant rien à faire au milieu de la nuit, à l’heure où tout le monde dort, ils appréhendent le premier être humain qu’ils voient passer[11] ».
À la suite des travaux de divers psychanalystes[12], je veux interroger, sous l’aspect d’un tiers exclu, ce qui fait que la loi, dans son application minutieuse, sa dévotion à l’article, au précepte qui détermine son cours, peut faire l’objet, non pas d’une contestation, mais d’une implosion. Il n’est pas rare que les écrivains, parfois les essayistes, maintiennent envers et contre tous cette opiniâtreté qui est la figure même d’une loi personnelle, d’une nécessité de se faire justice, en d’autres termes, d’instaurer pour soi, au prix de quel narcissisme vindicatif, une exigence qui correspond à cette dure loi décrite par Lacan. Pas de rhétorique de la perdition, ici, qui nous mette dans une situation de terreur, puisque, dans l’attente du désastre, nous intérioriserions le statut de victime, de sujet passif, incapable de quelque mouvement, happé par une main méchante, projeté à même le sol. En vertu de quoi je dois examiner avec attention une rupture instauratrice, et pour réfléchir aux questions certes complexes de l’itinérance, interroger ce qui fonde le lien social, le maintient, qui offre toutes les conditions de la légitimité.
C’est à ce titre que McCarthy s’impose dans cette réflexion : notre représentation d’une réalité dans laquelle on ne respire que cendres et nuées d’une terre emportée par le vent, sans semences, est au cœur de son œuvre. La route est un espace, une zébrure et un temps post-apocalyptique, un lieu où les coordonnées de l’avant et de l’après ne sont plus solidaires, les balises de la barbarie et de l’humanité indissolublement liées. McCarthy, qui ne cesse d’exprimer une défiance absolue à l’égard de toute loi institutionnelle (dans le monde du Western Gore où le hors-la-loi domine) décrit une brutale accélération.
Nous sommes projetés dans un après sans que l’on sache exactement de quel monde anéanti il est question. Bien sûr, c’est la bonne vieille planète Terre qui est à l’avant-plan. Bretelles d’autoroutes, maisons abandonnées, centres-villes déserts, tout cela ne fait pas de doute. Il y a bien eu une présence humaine, une vie heureuse, un univers de communautés capables de partager l’essentiel, peut-être même de faire preuve d’une réelle générosité. Mais tout cela a été aboli instantanément, un peu comme dans le cas de François Ménard lorsqu’il se retrouve à traverser la salle des pas-perdus du Palais de justice, défait de son identité. La différence tient à ce que Ménard se trouve noyé dans une masse compacte où il n’a plus sa place, c’est une « cohue de fin des temps[13] » alors que les deux protagonistes de La route se retrouvent dans une solitude de fin des temps. Dans ce monde cruel, il n’y a évidemment pas de justice, mais cela ne veut pas dire que la loi est absente. Au contraire, elle est omniprésente, répétant inlassablement que l’homme est un loup pour l’homme. La sentence de Hobbes prend l’aspect d’un lieu commun.
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La route de Cormac McCarthy fait suite à une catastrophe terminale. Le froid couplé au manque de nourriture, c’est ce qui enclenche le mouvement vers le Sud, tandis que le fantôme de l’épouse et de la mère est absent de la quête, elle qui s’est enfuie on ne sait où un beau jour. Le père et le fils partent donc, sans savoir d’abord que le froid va se faire plus mordant encore que tout ce qu’ils ont déjà connu et que la faim, elle, menace toujours – ainsi le narrateur, au sujet de « l’homme-père » pour reprendre un terme employé par Richard et qui convient bien ici, ne peut que remarquer : « [C]e qui l’inquiétait le plus c’étaient leurs chaussures. Ça et la nourriture. Toujours la nourriture[14]. » La route est longue, les aliments rares à trouver hormis des haricots blancs en boîte, au point qu’une bouteille de Coca-cola devient une fête pour le petit, les morilles à la graisse de porc un plat de rois ; quelquefois, la crainte les empêche même de s’emparer de conserves maison trouvées dans une grange ou une maison à l’abandon ou, au contraire, la faim leur fait dévorer des vieux haricots déjà fermentés. On se souviendra d’un passage particulier des Carnets d’un hobo, dont on sait aussi le rapport à la faim :
Nous étions installés à l’ombre et, avec deux cuillères de bois que nous nous étions fabriquées, nous mangions un pudding à la crème qui venait d’une pension des environs, quand j’ai dit à Brum : « Ah ! les vagabonds anglais n’ont pas une aussi belle vie ! En Angleterre, on nous aurait donné des tickets pour une soupe qu’on aurait avalée sans cuillère ; on n’aurait pas pu se curer tranquillement les doigts après le repas ; et aucune trace de petit pois, d’oignions ni de carottes ; aucune trace de rien, en fait, à part les mouches[15] ! »
Ainsi y a-t-il des moments où un repas qui n’a rien de particulier en soi devient un bonheur, une joie, une fête qu’on attendait pas. Davies le dit ici clairement, et avec la dignité de sa condition. Chez McCarthy, il n’en va pas autrement. Malheureusement, ces moments sont très rares.
La peur, elle, dit tout et à la question du fils : « Pourquoi tu crois qu’on va mourir ? », le père n’a qu’une réponse à fournir : « On n’a rien à manger[16]. » De fait, ils passent leur temps à inspecter des bâtisses pour y trouver des vivres, jamais beaucoup, à peine pour tenir, et à trembler de crainte que chaque personne croisée ne soit un ennemi, là pour les tuer, les enchaîner comme des esclaves, voire les manger – ainsi ne peuvent-ils même pas venir en aide à d’autres personnes en danger, de peur que ces personnes se retournent contre eux pour les manger[17].
Le temps n’est pas non plus en leur faveur. Il est même un opposant de taille. Les repères se brouillent en allant dans le Sud, accrochés à leur caddie comme le vagabond à son baluchon : « Il faisait plus froid. Rien ne bougeait sur ces hautes terres. (…) Il ne savait pas du tout à quelle distance ils pouvaient être du sommet. Ils mangeaient chichement et ils avaient tout le temps faim. Il fit halte pour scruter l’horizon[18]. » Le feu est vital, comme la nourriture. Les personnages sont sans cesse en train d’allumer un feu pour se réchauffer, de chercher de l’essence pour en faire, afin de ne pas mourir de froid dans ce monde hostile auquel l’humain n’est pas préparé. Or, le froid et la faim, ces déclencheurs de la quête, interviennent comme le prolongement de ce que nous affirmait Richard à propos de la condition des hobos dans les années 1930 : « Être hobo, ça consistait à se chercher à manger[19]. » On l’aura compris, le fantasme de la faim post-apocalyptique résonne bien étrangement.
Mais il faut aller plus loin, en se demandant quels liens existent encore entre les personnages de La route et ceux, fictionnalisés, des hobos dans la littérature nord-américaine. Au-delà de la correspondance vague – leur étude est celle des formes souterraines de l’identité –,on trouvera une réponse claire en reprenant ici les propos engagés sur la relation du hobo/cowboy et de la frontière, c’est-à-dire en en revenant une fois de plus au discours sociologique de Nels Anderson lorsqu’il invoque le côté romanesque des hobos, leur rôle essentiel dans la conquête de la terre sauvage, du « désert » (wilderness) et le fait qu’en définitive ils sont des retardataires de la « frontière »[20].
La route réactive cet imaginaire du désert à conquérir, mais dans sa version post-apocalyptique qui appelle une reconstruction, un renouveau. Alors, s’il n’y a plus de travail à chercher dans un monde qui l’a aboli par la force des choses, c’est un peu de l’ombre du hobo qui plane sur ce récit de la désolation. D’ailleurs, les deux héros se conduisent comme tels : ils dorment où ils peuvent, dans des endroits isolés, parfois misérables, voire dangereux, dans des conditions épouvantables – tout cela, on le sait avec Anderson, constitue le quotidien du hobo, cet errant qui n’a de cesse de marcher pour chercher du travail, un quignon de pain, une bonne fortune. Cet errant qui, en attendant, n’a pas la vie facile. Les ballades et les poèmes que certains hobos écrivent en attestent, The Cry of the Youth de Harry Kemp par exemple ou Arrow in the Gale d’Arturo Giovannitti[21]. Mais les personnages de McCarthy ont une vie plus terrible encore que leurs prédécesseurs : prendre le train, accélérer la marche, gagner du temps pour trouver de la nourriture est impossible. Ou du moins, si cela fut possible, cela n’est plus le cas. Le père et le fils trouvent ainsi un train à l’abandon, avec sa locomotive, ses wagons, et certainement que « le train resterait là et se désagrègerait lentement pendant toute l’éternité et que plus aucun train ne circulerait jamais[22] ». Ils sont condamnés à marcher sans fin.
Ne reste plus, dans ce monde laminé qui est à la fois celui du hobo des années 1920 et des deux héros-hobos de McCarthy, que la loi pour s’imposer. À ce titre, le roman fait le récit de deux mâles dont l’un incarne le pouvoir du père sur une route composée de poussière et de cadavres. Cela donnera lieu, dans l’adaptation cinématographique, à des images puissantes qui altèrent en définitive la notion de nécessité. La nourriture est-elle plus nécessaire que le mouvement ? Sur ce sujet, « [I]l semble plutôt que leur errance évoque la nécessité vitale d’exister par le mouvement, par le fait d’être sur la route, en somme que tout arrêt est pour eux un arrêt de mort[23] ».
Or, les hobos du début du XXe siècle, selon Anderson, possèdent l’art de la débrouillardise. Il en va de même pour ceux de McCarthy, armés d’une carte routière en lambeaux. Seule compte la survie dans un monde hostile, de faire demi-tour pour aller chercher de l’huile pour allumer une lampe, de fouiller les maisons, les granges, les stations-services, les épiceries, tous les bâtiments à la recherche de nourriture et tout ce qui peut aider à la survie, comme dans une de nos émissions de télévisions qui, aujourd’hui, jette des participants dans un milieu hostile et les fait jouer « pour de faux » à survivre. Mais les personnages ne jouent pas, chez McCarthy, le lecteur n’apprend pas, soulagé, à la fin du livre, qu’il s’agit d’un jeu. On est dans la violence répétée, correspondant à la multiplication des traumatismes qui altèrent l’apparente unité du corps social, aux exactions et aux mises à sac, aux violations du droit d’être soi dans un espace sécuritaire bien identifiable que connaissent ce que je nomme les « formes souterraines de l’identité ». Ainsi, la description d’apocalypses, la narration des fins de civilisation – comme dans le cas de La route – sont des mises en scène cruelles qui renouent avec la nécessité d’une abjection pour que l’identité du sujet, ainsi purifiée, soit le gage d’une expérience localisée dans un au-delà. Et cette expérience passe par le savoir.
C’est la loi de celui qui détient le savoir, qui apprend à son fils ce qu’il faut pour survivre, qui lui transmet ses valeurs. Qu’importe leur nom, on ne l’apprend pas, ce n’est pas utile, puisque ce qui compte c’est la posture de père face au fils. Une posture faite d’amour, de transmission et de refus de laisser aller l’autre à grandir. En témoigne sa volonté de séparer le monde entre les bons et les méchants, à la manière de ces westerns manichéens qui ont fait la réputation d’un John Wayne.
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Dans La route, tout est mis en place pour que la loi du père l’emporte. D’abord, il y a, au cœur de ce vagabondage, une notion d’apprentissage, comme dans le cas des hobos qui apprennent par la souffrance, que l’on songe aux Carnets d’un Hobo de Davies. On songera aussi à ce que nous dit Richard, l’auteur du Journal d’un hobo et hobo lui-même, une certaine période de sa vie. De celle-ci, il se souvient : « j’ai beaucoup appris. J’en ai appris assez pour écrire un livre. J’ai surtout vu beaucoup de belles choses. C’est important. C’est beaucoup plus intéressant sur le freight que sur la plage de Miami[24] ».
Vagabondage, souffrance et apprentissage : ces trois mots sont à relier pour penser le fantasme du hobo revisité dans sa version post-apocalyptique. C’est-à-dire défait de toute joie, de toute excitation libidinale, anéanti en fait, dépossédé, dans l’obligation de fuir – il n’y a pas de « belles choses » à apprendre, simplement utiles pour survivre, parfois dans la violence. Cette sombre réflexion va à l’encontre d’un présupposé : trop de discours mettent l’accent, avec une efficacité et une cohérence apparentes, sur le manque de lois, de symboles, d’autorités qui qualifieraient, par l’entremise du négatif, ces identités évanescentes, ces expressions à peine entendues qui disqualifient le sujet abject, clochard, hobo, ou tout simplement voyageur sans but préalable. C’est même d’identité privative qu’il faut parler. C’est-à-dire qu’en parlant de fantasme revisité dans sa version post-apocalyptique, j’en reviens au cœur de l’imaginaire négatif de l’esprit bohème à la fin du 19ème siècle, dont j’ai dit qu’il était au centre de la fantasmatique du hobo, qu’il se connectait à lui. S’il y a, on l’a vu, une valorisation puissante de la part de certains écrivains, une lignée donc, il y a aussi une vision crue et cruelle qui, elle, parle d’exclu, d’exclusion, de « gueux de l’Histoire, pris entre leurs perpétuelles révoltes et leur incommensurable misère[25] », pour citer Wagniart.
Il y a du tragique là-dedans, et les deux héros de McCarthy héritent à la fois d’une vision négative du gueux (celui qui fait peur) et d’une vision positive, parce que, en adaptant la pensée de Wagniart, on saisit la dimension tragique, le fait qu’ils sont des vagabonds victimes et exemplaires dans leur résistance à un monde dans lequel on ne peut pas vivre – car il ne faut pas s’y tromper, être dans le post-apocalyptique c’est être dans le monde qui a été au bout d’une logique inacceptable,laquelle s’est écroulée d’elle-même, mise en échec, rattrapée par ses démons – bref, on l’aura compris, l’aboutissement du système capitaliste libéral. L’effondrement total qu’on se joue sans cesse aujourd’hui, au début du XXIe siècle, dans un réflexe de crispation.
Mais en s’inscrivant dans une lignée certes ténue et très noire de ce que fut le hobo, les deux personnages de La route font apparaître en quoi ce dernier, aussi, était assujetti à une loi, celle du plus fort. D’abord, le roman de McCarthy pose cruellement la question du choix : le père et le fils ont-ils ou n’ont-ils pas le choix de prendre la route comme les hobos, bien avant eux, avaient fait le choix de sauter dans un train en marche, au péril de leur vie ? Cette question restera en suspens. Ensuite, rappelons-nous ce que j’ai signalé auparavant : combien d’hommes voyageant avec de jeunes garçons ? Faisant couples pour la plupart, réinvestissant en tout cas la position du mâle dominant et de celui qui obéit. Autrement dit celui qui est le « Wolf » est aussi le loup qui commande, qui donne la loi au Lamb. La route s’appuie sur les mêmes ressorts psychologiques, en déplaçant la notion de couple de vagabonds par un lien père/fils dont nous ne saurons jamais d’ailleurs dans le roman s’il s’agit réellement d’un lien de sang ou d’un lien symbolique[26].
Le loup-père protège le petit-agneau qui ne sait pas encore se défendre, mais à quel prix ? « C’est mon enfant, dit-il. Je suis en train de lui laver les cheveux pour enlever les restes de la cervelle d’un mort. C’est mon rôle. Puis il l’enveloppa dans la couverture et le porta auprès du feu[27]. » L’enfant ne saura pas que le mort laissé en arrière a été cuit et sans doute mangé par ses compagnons. Ce qu’il saura en revanche, le père le lui explique sans détour, réinvestissant par là son rôle de défenseur : « Tu voulais savoir à quoi ressemblent les méchants. Maintenant tu le sais. Ça pourrait se reproduire. Mon rôle c’est de prendre soin de toi. J’en ai été chargé par Dieu. Celui qui te touche je le tue[28]. » La route est dangereuse. C’est dire combien le roman nous permet de mieux lire ce qui concerne le fantasme du hobo filtré par des écrivains comme Richard, et vice versa.
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Le sujet de la possible résilience devient dès lors essentiel dans cette reconfiguration sombre du hobo sur la route de la désolation post-apocalyptique – elle en constitue une lueur parmi les cendres. La résilience renvoie, on le sait, aux difficultés d’apprentissage des enfants, et aussi à la capacité d’adaptation des soldats au retour de guerre qui vont réussir avec vaillance à vaincre les dommages de traumatismes psychiques. Cette résilience, sollicitée dans des contextes de crise, devient aussi une définition assez élastique du lien social. Et le choix de cette expression, qui appartient aux vocables des psychanalystes, ne devrait pas nous laisser indifférent puisque le lien social est par définition élastique. Alors que les représentations hétérotopiques et architecturées de l’identité font appel à l’image du socle, de l’assise, du fondement, de la fondation, la mise en jeu de la résilience fait jouer tout autre chose que nous aurions tort de traiter avec désinvolture. D’autant que la capacité du sujet d’évoluer, de s’améliorer peu à peu dans un univers qu’il apprend à mieux connaître, sont les véritables desseins des sociétés de la postmodernité tardive qui font référence non pas tant à des sujets normalisés qu’à des singularités dont les traits constitutifs permettent des variations infinies.
Or, la résilience permet au sujet de se créer de nouvelles formes d’attachement, puis de symbolisation. À ce sujet, la figure maternelle prévaut. Il ne sert à rien de vouloir en diminuer l’importance. Une telle attitude, motivée par un discours idéologique qui considère que le père n’a pas sa juste place, méconnaît à ce sujet que la mère est un porte-parole primaire dont l’importance n’est pas discutable. Un Donald Woods Winnicott, par exemple, a construit toute sa théorie des représentations subjectives de l’enfant dans l’espace à partir de cet étayage premier que représente la mère.
Néanmoins, il arrive que la mère s’absente, comme dans le cas de La route. Il arrive aussi que la mère soit défaillante, qu’elle n’arrive pas à combler le sujet infans à partir de cette nécessité d’être à la fois une assise, un étayage, en tous les cas un centre, perspective fondatrice d’un sens à venir, grâce auquel l’enfant pourra construire peu à peu son destin propre. La relation au porte-parole maternel, qui inaugure la construction de tout récit, est en effet à la fois une fondation et un étayage, c’est-à-dire un adjuvant et un point de vue axiologique sur le monde. C’est l’une des apories constitutives du narcissisme individuel du sujet, dans la mesure où la conscience de soi n’existe pas sous la forme d’un a priori mais, bien au contraire, comme l’expression déficitaire d’un rapport du sujet à l’égard d’une identité qui fuit sans relâche, comme un torrent impétueux. L’itinérance peut être comprise selon ce principe d’une défectuosité relationnelle du sujet, dès lors incapable de nouer de manière apaisée des liens de pensée faisant l’objet d’une concertation, d’une confiance minimale dans ce monde-ci.
Dire ceci, je m’en rends compte, c’est offrir au lecteur une nouvelle grille de lecture. Certes, les deux personnages seraient l’envers sombre du hobo de Richard, la grimace terrifiante de ces clochards célestes, à la Kerouac, des personnages qui, de façon rudimentaire, incarneraient l’absence de destinée dans un monde en voie de dissolution. S’ajoute l’argument psycho-biographique qui se cristallise dans le rôle de l’enfant sans mère, en plus de l’homme abandonné qui vit dans le souvenir de celle-ci, centre du discours de La route, qui ramenait de manière saillante le point de départ de l’itinérance à un étayage défectueux dans la constitution de la relation mère-enfant. Quelle que soit la voie choisie, reste le père comme seul repère. Comme seul garant de la loi. Comme seul point d’entrée pour voir le monde.
Avec l’aide de Winnicott et de Bowlby, on a appris que la figure de l’attachement représente une matrice émotionnelle pour l’infans, que le porte-parole, au sens que lui octroie Piera Castoriadis Aulagnier, est un truchement psychique et perceptif offrant au sujet vivant un état de profonde dépendance à l’égard du monde externe. Sans qu’il soit utile, dans ce contexte précis, de consacrer trop de temps à cette question, il importe néanmoins de relever la dimension paradoxale de cet étayage qui est aussi un fondement.
La psychanalyse nous permet donc de saisir en quoi, sous l’aspect d’un paradoxe inaugural, d’une création-destruction, cet étayage est un rempart entre la dé-subjectivation et représente aussi, n’en doutons pas un seul instant, une barrière de défense (au sens que lui octroie Bion) contre la perception d’un vide engloutissant, d’une simultanéité de la création et de la destruction, ce qui se traduit en définitive par les figures apocalyptiques. En effet, la perception du monde externe est amplifiée par le lien d’amour que le sujet est en mesure de façonner envers tous ces objets qui témoignent d’une présence, d’un attachement. Sans ce lien d’amour, il n’y a pas de réalité subjective. Sans cette réalité subjective, il n’y a pas d’interrogation sur ce que veut dire être dans le monde. Sans le père, le fils n’aurait rien à demander au monde qui l’entoure.
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La loi du père n’est cependant pas immuable. En effet, peu à peu, dans La route, le fils s’émancipe. Dès le début, cela passe par le jeu des questions-réponses avec le père, le fameux « pourquoi » des enfants confrontés à un monde qu’ils ne connaissent pas et dont ils ne possèdent pas les clefs. Mais à ce jeu-là, l’enfant inverse parfois les rôles, faisant preuve d’une maturité intellectuelle rare et d’une fragilité émotionnelle qui va de pair avec le traumatisme vécu. Ainsi lorsqu’il surprend le père à lui préparer une tasse de chocolat chaud à partir du dernier demi-paquet de cacao qui leur reste :
Tu avais promis de ne pas faire ça, dit le petit.
De ne pas faire quoi ?
Tu sais bien quoi, Papa.
Il reversa l’eau chaude dans la casserole et prit la tasse du petit et versa un peu de cacao dans la sienne et lui rendit sa tasse.
Il faut que je te surveille tout le temps, dit le petit.
Je sais.
Si tu manques aux petites promesses tu manqueras aux grandes, c’est ce que tu as dit.
Je sais. Mais je tiendrai parole[29].
Un écart se creuse entre le père et le fils à partir de ce seul exemple : le petit veut être dans le partage, coûte que coûte, et fait montre d’une vraie générosité qui le distingue du père, toujours méfiant envers les autres et toujours dans l’esprit de sacrifice par rapport à son fils. De même, lorsqu’ils trouvent dans un abri un véritable arsenal de nourritures en boîte (jambon, fruits, haricots, corned-beef), des jerricanes d’eau, du papier-toilette et des couvertures, le petit insiste pour remercier ces gens qui sont morts mais leur permettent, eux, de repousser la faim et le froid : sa prière, touchante, pour ces « gentils », rappelle au père une humanité qui n’a plus cours dans ce monde de paranoïa et de solitude[30].
Le lecteur sait que le petit est en train d’acquérir ses propres opinions car la route lui donne l’opportunité de faire des expériences et de rares rencontres aussi – rares et déterminantes, la dernière permettant de couper le lien symbolique au père. Il y a, sur le chemin, un vieil homme hagard qui lui inspire de la pitié – le père le sait, il connaît ce fils et cède à l’imprécation de s’arrêter, de nourrir le vieillard d’une maigreur à faire peur, d’une saleté repoussante. Mais il précise bien à celui qui se fait appeler « Élie » comme le prophète que c’est le petit qui lui a donné à manger, pas lui. Cela fait une différence de taille. LeElie du texte, l’homme l’interroge et il dit qu’il savait que la catastrophe allait arriver, qu’il l’a toujours su, mais que même en le sachant il ne s’y est pas préparé[31].
Au fur et à mesure que le lecteur s’avance dans la narration, l’enfant grandit, prend des initiatives, commence à voir les choses, comme une maison cachée qui regorge de victuailles et que le père n’a pas vue. Une fois arrivés, c’est même le père qui demande au fils ce qu’ils doivent faire : prendre les vivres au risque qu’ils soient toxiques ou pas ? Puis une distance se crée entre eux – le petit n’écoute plus vraiment la parole du père. C’est ainsi qu’il prend en pitié un voleur tandis que le père est intransigeant avec lui.
Et le père peut mourir, à la fin du livre ; son fils a grandi, il n’a plus besoin de lui. Une flèche l’atteint à la jambe, il ne se remettra pas de la blessure qui s’ajoute au froid, à la fièvre, à l’extrême lassitude. Il n’a plus besoin de lui, il a trouvé une famille. Un nouveau père et surtout une mère qui, de suite, le serre contre elle.
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Père et fils sont ici unis envers et contre tous, à la manière des rebelles des romans western – Méridien de sang, entre autres, avait le même objectif, celui de survivre heure après heure, de résister, de se maintenir parmi les vivants alors que l’horizon est devenu une plaie mélancolique, un soleil noir. Dans ce discours romanesque qui correspond à une fiction de la fin, au-delà des images somme toutes fort conventionnelles, l’actualité de l’événement nous situe au cœur d’une bulle traumatique. La perception d’un œkoumène littéralement dévasté est l’objet d’une énonciation anti-métaphorique : pas de figures rhétoriques, de descriptions imagées d’un monde qui « évoquent » une angoisse existentielle.
Et l’univers est distendu. L’homme se fait itinérant. Le langage se tarit parce qu’il n’arrive plus à nommer le monde. D’où une rhétorique crépusculaire de fin du monde. L’importance d’une rhétorique de l’excès. Celle des soleils noirs, qui doit être comprise comme le comble de l’exagération, sans destination finale. Avec l’identité en berne. Un soleil noir qui fascine et terrifie à la fois. Cette hallucination, chez McCarthy, fait l’objet d’une sublimation, d’un lissage esthétique, d’une figuration acceptable au cœur d’une nomenclature rhétorique. Poursuivons dans cette veine : le soleil noir, c’est ce qui est perçu dans un univers en proie à l’implosion. Nous sommes très loin du wanderlust, de cette aspiration à l’inconnu, paysages, rencontres, le vertige et l’ivresse qui l’accompagnent. Ce n’est pas non plus l’inverse, le repli casanier. C’est bien l’éclipse solaire, quand le monde, aussi vaste soit-il, s’est enténébré.
À la manière des personnages du roman La route qui sont l’envers terrifiant du hobo tel qu’un Jean-Jules Richard les décrit, qui sont des écorchés vifs, j’ai à l’esprit une marche aveuglée dans les détritus d’une civilisation postmoderne. Non pas des automates déambulatoires dont j’ai déjà parlé, c’est-à-dire les « vivants-machines » qui marchent sans fin et sans but, jusqu’à l’épuisement : tandis que certains d’entre eux s’apparentent à des zombies et servent d’épouvantails dans le roman, le couple de La route est composé de deux écorchés vifs. Ces questions qui ont l’insistance d’une prière ont pour objet secret de vandaliser le réel auquel nous nous adressons, de le fracturer. Cette violence extrême correspond bien à notre époque.
Faut-il alors préférer l’enhardissement cher à Richard et réfuter les discours de fin d’un monde abordés chez McCarthy ? Le premier fait place à une transhumance dont la vigueur pulsionnelle est l’indication d’un plaisir de vivre. La jouissance se conjugue ici de manière répétée (mais ne faudrait-il pas ajouter que cette jouissance est redoublée ?) par l’entremise d’un hermaphrodisme qui est en somme une sur-identité. Alors que le commun des mortels est emprisonné dans la cage d’une sexualité qui fait place à la mélancolie de l’identité, de la race, de la présence à soi, Richard adopte un autre point de vue. L’enhardissement est une façon de rebondir, de profiter de l’élan qu’offre un récit, une histoire d’amour, une liaison passagère. On peut percevoir dans le Journal d’un hobo une forme de délinquance sans grandes conséquences comme s’il suffisait de vivre en marge et de jouir de l’instant présent.
À l’encontre des discours qui mettent l’accent sur le défaitisme du hobo (un homme qui voyage de ville en ville dans l’espoir déçu de trouver un lit, un peu de nourriture pour parer à l’inclémence de la vie quotidienne), Richard fait du présent une fête, l’exacerbation d’une transgression ayant pour rôle d’octroyer une place centrale à la sexualité. Celle-ci ne se réduit pas au langage de la génitalité et de l’observance des habitus genrés de la vie sociale. L’hermaphrodisme est une survie, ce qui n’a rien en commun avec les discours qui mettent l’accent sur la précarité du sujet à l’ère des violences et des répressions. Survivre, c’est accentuer l’acte de vivre dans un enhardissement qui renoue avec la joie d’être et la jouissance. Sous sa forme la plus concrète, le récit de Richard fait place à une accélération du mouvement qui, au lieu de représenter un machinisme aliénant (comme c’est le cas des Temps modernes de Chaplin), inaugure une discontinuité heureuse, une façon de vivre au cœur d’une histoire qui n’a pas de fin prescrite, d’action règlementaire.
Or, à présent, c’est net : en ce qui concerne La route de Cormac McCarthy, l’enhardissement est une témérité sans objet. Il s’agit en fait d’un risque, face à ce que la nature et la vie sociale cachent de violence prédatrice. Se faire petit, disparaître du champ perceptif de qui, plus fort que soi, peut vous exterminer, tel est l’objectif. Chez McCarthy, le hobo c’est vous ou moi, un personnage qui, comme des légions de citoyens en perdition, se trouve dans l’obligation de fuir, sans savoir de quoi l’avenir sera fait. Mais qui espère, qui se guide à partir d’une carte, se trouve un but, une quête, pour ne pas être un automate ambulatoire. Pour pouvoir, en fait, être aussi « une fable en marche »…
Alors que le règne de la posthistoire s’annonce dans son désœuvrement, que les représentations de fins du monde abondent (du Livre d’Eli à 2012, le film de Roland Emmerich sur l’accomplissement de la prophétie maya), que reste-t-il comme tâche ultime sinon marcher dans un champ de ruines, les lieux d’un patrimoine émietté, recenser les moindres débris de civilisation, les éclats de brique, les tessons, les lambeaux de vêtements qui jonchent le sol ?
Certains auteurs permettent de rétablir de la valeur à notre temps présent en nous donnant à voir ou à lire un discours de la régression. Ils inversent alors des figures du passé, ancrées dans une histoire et un lieu, ils rejouent de manière noire des fantasmes puissants. Ainsi peut-on voir se dessiner des liens inattendus entre des œuvres lointaines. Le fantasme du hobo de l’été 1965 se retrouve déchiré, mis à mal, puis sacralisé de nouveau autour de la loi du père dans La route de McCarthy. C’est-à-dire en 2006. Entre les deux, la lumière et l’enthousiasme de la liberté semble s’être perdus en chemin. Quant au soleil noir, reste cette question, lancinante : n’est-ce pas notre avenir ?
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Notes
[1] Simon Harel, Méditations urbaines autour de la place Émilie-Gamelin, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, collection « InterCultures », 2013.
[2]. Je précise ici la différence entre les trois catégories : le quéteux est assigné à un lieu, il ne travaille pas ; le vagabond voyage sans travailler ; le hobo voyage à la recherche du travail (voir N. Anderson, chapitre sur « Le hobo et le vagabond » dans Le hobo, sociologie du sans-abri, op. cit.).
[3] Jack London, Les vagabonds du rail, Paris, Librairie Hachette, 1986 (1903) p. 65.
[4] Ibid.
[5] Il faut prendre la peine de distinguer les hobos, en leur enracinement territorial, d’autres formes de mobilité précaires. Le hobo américain qui quitte l’Oklahoma ou le Texas au moment du Dust Bowl n’est pas un itinérant qui, à la même époque, vit dans le South Side de Chicago. Le S.D.F. parisien n’est pas le clochard des anciennes Halles de Paris. Enfin, le Beat que représente Neal Cassady dans Sur la route de Kerouac est avant tout un fugueur devant l’éternel, un amoureux de voitures, de courses automobiles et de déplacements frénétiques. Il est important de faire ces distinctions, car le propos sur la mobilité peut devenir une forme d’affirmation générique de la toute-puissance des migrations à l’ère de la déterritorialisation et des transnationalismes. Une fois ces remarques faites, le hobo nous oblige à reconsidérer les expressions de la marginalité dans leur détermination économique. Le hobo est à la recherche d’un travail. Il a été contraint à la mobilité à la suite de cataclysmes naturels (le fameux DustBowl), sans que ce fait doive nous faire oublier les aspects plus décisifs de la recomposition du paysage industriel des États-Unis. La grande dépression des années 1930 est le facteur décisif dans l’accélération des migrations sur le territoire des États-Unis. Les Okies (Oklahoma) et les Arkies (Arkansas) fuient le DustBowl. De vastes mouvements de population prennent leur essor, des régions rurales de la Nouvelle Angleterre et du Nord de l’État de New York. En fait, le hobo est l’une des représentations du travailleur migrant. Il est corvéable. On peut l’engager et le congédier sans difficultés. Le hobo, l’expression l’indique, est à peine une personne, encore moins un individu. Il ne représente que le dénombrement toujours incomplet d’une servitude qui doit s’actualiser dans la poursuite de tâches périodiques. En somme, les hobos représentent une masse d’individus dont il est difficile de décrire la singularité.
[6] Ibid.
[7] Jack Kerouac, Le vagabond américain en voie de disparition précédé de Grand voyage en Europe, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002 (1969).« The Vanishing American Hobo ». En ligne : site Herminary (resources and reflections on Hermits and Solitude) : http://www.hermitary.com/lore/kerouac.html, p. 74.
[8] Rappelons-nous cet extrait d’une lettre qu’Antonin Artaud écrit à Jean Paulhan, que nous citions in extenso dans le premier volume des Espaces en perdition. Antonin Artaud décrivait la ville de Mexico. Il entrevoyait cette dernière comme un immense chantier ; il percevait dans l’échafaudage de la ville de Mexico un terrassement infini, une véritable œuvre d’esclaves, de tunneliers et de mineurs qui s’acharnaient à percer le sol, à le creuser jusqu’à l’anéantissement de toute architecture, de toute habitation, la ville qui trônait, à la manière d’une métropole puante, au sommet des gravats.
[9] Comme l’entrevoyait Mélanie Klein, la violence réparatrice présente à divers degrés chez tout être humain est la tentative jamais totalement satisfaite de métisser l’avidité curieuse, parfois sadique, du sujet qui veut faire un avec l’objet d’amour (dans la pensée kleinienne, il s’agit de la mère), puis de maintenir une distance respectueuse à l’égard de cet objet d’amour profané.
[10] J. Kerouac, op. cit., p. 77. En anglais : « Where is even the Chaplinesque hobo? The old Divine Comedy hobo? The hobo is Virgil, he leadeth. — The hobo enters the child’s world (like in the famous painting by Brueghel of a huge hobo solemnly passing through the washtub village being barked at and laughed at by children, St. Pied Piper) but today it’s an adult world, it’s not a child’s world. — Today the hobo’s made to slink — everybody’s watching the cop heroes on TV. » (voir http://www.hermitary.com/lore/kerouac.html)
[11] Ibid., p. 87-88. En anglais : « The American Hobo is on the way out as long as sheriffs operate with as Louis-Ferdinand Céline said, “One line of crime and nine of boredom,” because having nothing to do in the middle of the night with everybody gone to sleep they pick on the first human being they see walking. »
[12] De Didier Anzieu à Eugène Enriquez, sans oublier René Kaës.
[13] Jacques Ferron, La nuit (texte de 1965, présenté par Diane Potvin), Paris, Fernand Nathan Éditions / France Québec, coll. « Classiques du monde », 1979, p. 62.
[14] Cormac McCarthy, La route, Paris, Éditions de l’Olivier, 2008, p. 21.
[15] W[illiam] H[enry] Davies, Carnets d’un hobo. D’Amérique en Angleterre, au temps de la Grande dépression (préface de Bernard Shaw, trad. de Bernard Blanc), Paris, Payot, coll. « Voyageurs Payot », (1908) 1993, p. 51.
[16] C. McCarthy, op. cit., p. 90.
[17] C’est l’objet d’une discussion entre le père et le fils. Ibid., p. 112.
[18] Ibid., p. 33. Le caddie, signe d’une époque, remplace donc le baluchon : « Dans l’Ouest, le hobo porte généralement un baluchon sur le dos, qui contient une paillasse, quelques vêtements de rechange et un peu de nourriture. L’homme qui porte un baluchon de ce genre prend habituellement le nom de “porte-baluchon” (bundle stiff) ou traîne-baluchon (bundle bum) » (N. Anderson, op. cit., p. 153.)
[19] Réginald Martel, « Jean-Jules Richard (Entretien avec Réginald Martel), dans Liberté, vol. 14, n°3 (81), juillet 1972, p. 40-52. En ligne : http://id.erudit.org/iderudit/30613ac, p. 43.
[20] Nels Anderson, Le hobo. Sociologie du sans-abri (trad. d’Annie Brigant, préface d’Anne-Marie Arborio et Pierre Fournier, présentation d’Olivier Schwartz) suivi de L’empirisme irréductible (postface d’Olivier Schwartz), Paris, Armand Colin, [1923] 2012, p. 152.
[21] On trouvera ces poèmes et d’autres dans l’ouvrage de N.Anderson, op. cit., au chapitre XIV consacré aux chansons et ballades hobos, p. 255-277.
[22] C. McCarthy, op. cit., p. 156.
[23] Yann Roblou, (« Errances post-apocalyptiques dans trois films américains contemporains », dans) Le vagabond en Occident, vol. 2, Paris, L’Harmattan, coll. « Histoire sociologie », 2012, p. 329.
[24] R. Martel, op.cit., p. 51. Je souligne.
[25] Jean-François Wagniart, Le vagabond à la fin du 19e siècle, Paris, Belin, coll. « Socio-Histoires », 1999.p. 97.
[26] Certes, il y a la scène de l’accouchement du petit que se remémore l’homme, mais cela suffit-il ? En soi, ce n’est que la preuve qu’il joue le rôle du père. (C. McCarthy, op.cit., p. 56)
[27] Ibid., p. 68.
[28] Ibid., p. 72.
[29] Ibid., p. 36.
[30] Ibid., p. 128.
[31] Ibid., p. 146.
Simon Harel
Université de Montréal, Canada
harel.simon@gmail.com
La route et la loi du père (jusqu’à La route de Cormac McCarthy)/
The Road and the Law of the Father(until Cormac McCarthy’s The Road)
Abstract: The Road by Cormac McCarthy describes the industrial society in its most obvious aspects: railways, highways, suburbs. In this novel, we can see McCarthy’s critique of the consumer society, which continues the trilogy dedicated to the border between the United States and Mexico, as well as the novel Suttree (1979). Thus McCarthy became the narrator of worlds populated with eccentric characters: misfits and vagabonds, law enforcement officials exposed to the criminal perversion (No Country for Old Men). The Road is America’s ossuary in its absolute cruelty. While The Border Trilogy highlights the disappearance of lifestyle ranchers and owners of agricultural land, The Road is the story of a robbery, as if all life inhabited became the object of a merciless struggle. If the human is useless in this “crap” story in the sense intended by Artaud, of ignoble procreation, what alternative is then available? For McCarthy, the catastrophe allows paradoxically for the rebirth of a twilight topic. The collective killing, in the torments of a genocide or of a nuclear disaster, serves as a convenient argument that brings us back to the staging of the end (of the “hunger”) by McCarthy, with some form of masochism.
Keywords: Trip; Posthumous Identity; Twilight Literature; Filiation; Paternity; Destruction.
Au cours des dernières décennies, il est apparu qu’une nouvelle conscience de soi sans espace propre semble avoir entraîné un renouvellement de la réflexion sur l’itinérance. Autrefois, que savait-on ? Les vagabonds déambulaient à la lisière des forêts, en périphérie des villes. Ils étaient plus ou moins tolérés, plus ou moins visibles dans l’espace public. Quéteux, vagabonds, hobos dans la tradition américaine, tous ces personnages incarnaient une vie clandestine, dont on ne savait pas trop en quoi elle consistait au juste. L’article souligne le fait que de nos jours l’itinérance n’est pas seulement une pathologie. L’itinérance est une pratique urbaine qui ne se résume pas à la vie dans les villes ; il y a aussi une itinérance qui voit le jour dans les campagnes, dans les territoires reculés. L’itinérance n’est pas non plus une forme réfractaire de sociabilité, en d’autres termes on peut affirmer que les sans-abri, S.D.F. et autres sujets dits marginaux représentent, si ce n’est la lie de la société, à tout le moins une excentricité qui dérange. Sur ces questions, le discours romanesque est riche d’enseignements.
Go West young man
Lorsqu’on appartient au domaine des lettres et des sciences humaines, on a parfois l’impression de pouvoir faire parler, à travers soi, d’autres voix. Celles des dépossédés, des discrédités, celles qui appartiennent aux « gens de peu », comme l’a si bien dit Pierre Sansot. Ces voix mineures de notre univers social rejoignent pour ma part une réflexion consacrée à l’itinérant[1]. Non pas celui d’aujourd’hui, dont il y aurait tant à dire, mais un autre. Je souhaiterais faire parler la voix cachée derrière celle qui est en prise avec l’actualité, c’est-à-dire le hobo d’hier. Ou, plus exactement, le fantasme du hobo, tel qu’il a été repris par les romanciers et les poètes.
Au cours des dernières décennies, il est apparu qu’une nouvelle conscience de soi sans espace propre semble avoir entraîné un renouvellement de la réflexion sur l’itinérance. Autrefois, que savait-on ? Les vagabonds déambulaient à la lisière des forêts, en périphérie des villes. Ils étaient plus ou moins tolérés, plus ou moins visibles dans l’espace public. Quéteux, vagabonds, hobos[2] dans la tradition américaine, tous ces personnages incarnaient une vie clandestine, dont on ne savait pas trop en quoi elle consistait au juste.
Débranchés, déconnectés de la vie active, c’est la perception que nous en avons. Fabulateurs extraordinaires, capables de raconter une, deux, trois, quatre, mille histoires, une pièce de vingt-cinq cents s’il vous plaît, encore mieux un dollar. Sont-ils dans la vérité ? Mentent-ils sans arrêt, sans s’en rendre compte ? C’est la question que beaucoup se posent, au contact des itinérants, ces passagers sans habitacle motorisé qui, à pied, quelquefois à bicyclette, font la manche, qui, lorsqu’ils sont assis sur le trottoir, observent les passants.
Du temps où le concept d’itinérance n’existait pas, on était, sans avertissement préalable, projeté à la rue, expulsé du foyer familial, mis à la porte. Cela se passe sans doute aujourd’hui de la même manière. Algarades, qui sont cette fois d’une sévérité extrême ; condamnations et reniements du pater familias à l’égard d’un fils qui acceptera ou non le destin que représente cette déchéance. Pour dire les choses clairement, cette époque, pas si lointaine, puisqu’on était déjà entré dans le monde turbulent des années d’après-guerre qui furent le terreau, bien gazonné cette fois, des baby-boomers.
Que disent alors ces itinérants de notre réalité, de cette hyper-modernité dont nous constatons qu’elle ne valorisait plus l’accélération, le progrès continu, le dépassement de soi, la compétition souhaitée entre sujets qui, dans une communauté, veulent tirer le meilleur parti de leurs forces vives ? S’il n’y a plus d’accélération, de progrès, c’est que nous décélérons, que nous chutons. C’est l’évidence. Et c’est la fiction qui nous met en garde contre cela. Car, quoi qu’on fasse, c’est par le biais de la mise en scène, de l’imaginaire, que l’essentiel nous est dit.
Pour être plus précis, l’itinérance du hobo, comme celle de toute personne déchue, nous obligerait à prendre en considération les formes de la stigmatisation qui, dans l’espace social, situent les êtres abjectés à la périphérie, si nous oublions de tenir compte avec la rigueur requise de ces formes archaïques de l’itinérance, d’une pulsion mobile qui jouxte la notion d’attachement. En d’autres termes, l’itinérance n’est pas seulement une pathologie – il y a presque un siècle, Anderson le soulignait dans son Hobo. Sociologie du sans-abri. Il serait d’ailleurs choquant que nous entrevoyions cette pratique déambulatoire, certes surprenante, sous ce seul aspect. L’itinérance est une pratique urbaine qui ne se résume pas à la vie dans les villes ; il y a aussi une itinérance qui voit le jour dans les campagnes, dans les territoires reculés.
Dans la mesure où il nous est très difficile de circonscrire ce que sera notre avenir, il est présomptueux de décréter que l’itinérance est une forme réfractaire de sociabilité, en d’autres termes que les sans-abri, S.D.F. et autres sujets dits marginaux représentent, si ce n’est la lie de la société, à tout le moins une excentricité qui dérange. Sur ces questions, le discours romanesque est riche d’enseignements.
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« Le plus grand charme de la vie de vagabond est, peut-être, l’absence de monotonie[3] » a écrit Jack London dans Les vagabonds du rail. Ce charme recèle bien des dangers, car, à bien y regarder, l’itinérance peut être un jeu avec la vie, avec la mort. Il s’agit de prendre la fuite, d’aller là-bas, très loin, au bout de l’Amérique. L’idée même d’une passion du risque, ainsi que le dirait David Le Breton, relève d’une sorte de défi jeté au réel. London, toujours, l’a parfaitement souligné : « Dans le pays du hobo, le visage de la vie est protéiforme, c’est une fantasmagorie toujours variée, où l’impossible arrive et où l’inattendu bondit des buissons à chaque tournant de la route[4]. » Derrière une telle emphase, qu’elle soit de London ou de Richard d’ailleurs,on retrouve le goût du risque lié à l’enhardissement.
Rappeler le propos de Lacan sur la fameuse distinction entre le réel, l’imaginaire et le symbolique peut alors avoir une certaine utilité pour saisir les contours du fantasme du hobo[5], fantasme tour à tour euphorique ou dysphorique. Selon Lacan, l’imaginaire, refuge des fantasmes et des représentations oniriques, tient lieu de trame identitaire, et l’on songera au stade du miroir qui recourt au motif du double, de la rivalité mimétique, de la violence imagoïque. L’imaginaire confronte aussi le sujet à son semblable. Le symbolique, espace des codes et des habitus, incarne quant à lui le domaine du langage, de la signification inscrite dans la longue durée de l’histoire humaine. À propos du réel, enfin, il faut y entendre, dans la perspective lacanienne, la convergence, dans un point de fuite vertigineux, de la destinée de l’homme, l’aboutissement, par ailleurs infigurable, de ce qui l’engage dans la vie sous la forme d’un sujet aimanté par le désir. Ainsi, la fuite que peut procurer l’itinérance est bien un défi au réel. En somme, « pas un jour ne ressemble aux autres, chacun déroule son propre film cinématographique[6] ».
Les romans de Jack London et de Jack Kerouac aux États-Unis nous transmettent cette idée d’une accélération du parcours du sujet, au même titre que Journal d’un hobo de Jean-Jules Richard ou que certains romans de Jacques Poulinau Québec, comme s’il était possible, par l’amplitude du mouvement, de traverser le continent et de mettre un terme, de cette manière, à la pulsion déambulatoire qui anime les protagonistes de ces différents récits.
Kerouac avait bien raison quand il disait que la route est une métaphysique, une bande d’asphalte qui se déroule sans fin jusqu’à la frontière. C’est que Kerouac avait du temps devant lui, une frontière bien éloignée qui correspondait au Mexique. De plus, dans l’esprit du mouvement beat, il avait pour ambition de ne pas se limiter au réel que nous percevons dans la banalité de nos repérages. Par le biais d’atteintes chroniques au corps propre (principalement grâce à la consommation d’alcool et d’hallucinogènes), l’auteur se donnait les moyens de voir loin, d’épier dans chaque aspérité du territoire un monde à venir. Ainsi la route était-elle avec lui un codex, un manuscrit, empreinte de traces, de scarifications qui modifiaient perceptiblement l’aspect de nos territoires habités. Et lorsqu’il évoquait la disparition du hobo dans les années 1960, on devine dans ses paroles la tendresse de la marche et la liberté qu’elle confère : « la liberté, les collines du silence sacré et de la sainte intimité. – Il n’est rien de plus noble que de s’accommoder de quelques désagréments comme les serpents et la poussière pour jouir d’une liberté absolue[7]. »
Avec les pérégrinations de Jack Waterman dans Volkswagen blues (1984), Jacques Poulin peut aussi revendiquer une commune appartenance au monde américain et à la description de grands espaces qui n’est pas toujours sans romantisme, sans naïveté. On parlera de road movie, en pensant à cette équipée de l’écrivain Waterman de la Gaspésie à la Californie, dans son minibus rempli de livres, avec à son bord une jeune métisse qu’il a prise en autostop. Une équipée et une quête, à la recherche du frère Théo, disparu vingt ans plus tôt. Le vagabondage traverse le roman avec des allusions à Kerouac – directement, en parlant du livre Sur la route que Théo adorait ou par le choix du prénom du protagoniste, indirectement avec le personnage du vagabond que croise Jack, un vagabond qui voyage à sa guise, sans contraintes, sans rien qui le retienne. Plus que pour Kerouac, Jacques Poulin avouait son admiration pour Hemingway – l’usage de peu de mots, un art du maniement précis du langage, l’importance du journalisme… Certes, il y a chez Hemingway davantage que chez Poulin l’enracinement d’une identité masculine qui recourt aux expressions bien difficiles à circonscrire de la loyauté, du code de l’honneur. Mais chez les deux, le territoire est une nécessité, un fait accompli. Ces territoires peu habités traduisent, peut-être plus encore que la mise en scène du roman de la frontière, l’idée d’un voyage au bout de la nuit qui sert de complément au Sur la route kerouaquien. Chute, vertige, défenestration du sujet qui, dans une frénésie incontestable, se fracasse la tête contre le réel lui-même, à la manière de L’homme qui tombe de Don DeLillo. Il est question d’un rapport violent au territoire.
Dans d’autres cas, plus tragiques, l’ambulation est limitée. Les sujets boiteux marchent à cloche pied, se traînent. Les romans de Cormac McCarthy, par exemple, décrivent des sujets qui, bien que circulant dans un immense territoire, sont piégés sans même le savoir, dans la mesure où le territoire est une prison. Ceci dit, cet auteur déploie des stratégies singulières. En effet, le cloisonnement territorial est au cœur de ses romans consacrés au monde de l’Ouest, dont l’ouvrage post-apocalyptique qui lui valut une reconnaissance mondiale en 2006 : La route. Ici, l’itinérance ne se circonscrit pas à un même parcours, un itinéraire qu’il serait possible de définir de manière générique et encore moins de manière euphorique. McCarthy représente l’envers de la médaille, et avec La route, il montre même ce qu’est le hobo dans sa version la plus tragique.
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Dans les romans consacrés à la vie de protagonistes qui ne cessent de traverser la frontière américano-mexicaine, de la fin du XIXe siècle jusqu’au début de la Seconde guerre mondiale, le parcours en zigzag, qui donne le sentiment d’une démarche erratique, correspond à une liberté d’action, à une aire d’intervention qui, par son ampleur, semble fort éloignée de nos manières si contemporaines de parcourir l’espace à petits pas, encabanés dans nos embouteillages banlieusards, ou d’être catapultés au cœur de Boeing 787 ou d’Airbus 380 pour traverser le ciel à une vitesse folle.
Chez McCarthy, les personnages sont à la fois animés et sur leur quant-à-soi, impulsés dans un monde qu’ils parcourent en totale liberté, et, l’instant d’après, se retrouvent anéantis par l’absence de tout avenir crédible, affamés aussi. De sorte que, dans un roman qui a pour titre Suttree, publié en 1979 et consacré à une itinérance à première vue idyllique dans le monde des bayous de la Louisiane, le protagoniste, Cornelius Suttree, est dépossédé de toute identité, ramené à la nature même, à sa choséité, à sa violence sans affect.
Il en va de même dans d’autres romans, que l’on pense à Des villes dans la plaine (Cities of the Plain, 1998), où les protagonistes mis en scène s’affrontent, s’entretuent sans arrière-pensée, comme si chacun des êtres présents était un projectile dont la trajectoire inaboutie faisait place à une répercussion, à un rebondissement. Tout se passe comme si la déviation du projectile, ce qui arrive si souvent dans une trajectoire balistique, entraînait des conséquences imprévues.
Tel personnage visé par une arme se voit, de manière totalement imprévue, sauvé par une pièce de métal qui, logée dans la poche de sa veste, le protège d’une blessure fatale au cœur. Ce procédé narratif a l’air d’une mise en scène chaplinesque orchestrée avec un humour un peu saugrenu. Parfois, c’est l’éclat du soleil qui perce tout d’un coup à travers les nuages et aveugle le cowboy, l’empêche de tirer correctement et lui fait manquer sa cible, celle-ci pouvant dès lors s’échapper et fuir à cheval. À d’autres moments, c’est l’esclandre dans un saloon, la conflagration générale, les bras et les jambes qui s’entremêlent à coups de pied et à coups de tête, et, encore une fois, celui qui était condamné à mort peut s’évader en marchant à quatre pattes sur le sol de la salle en proie à l’émeute. Tous ces stratagèmes sont improbables, incroyables, font jouer, de manière excessive, un hasard qui n’a pas sa place, semble-t-il, dans une logique narrative dont on attendrait une certaine vraisemblance.
Qui pourrait croire en toute honnêteté qu’il est possible d’échapper à son destin de manière si surprenante ? Qui pourrait avancer sans se rendre ridicule que le hasard fait bien les choses, que dans des situations apparemment désespérées se profile tout à coup la grâce d’une évasion, d’une fuite qui tient lieu de sauvetage inopiné ? En d’autres termes, l’œuvre de McCarthy, comme celle, certes mineure (dans le sens de « la littérature mineure » à la Deleuze), de Jean-Jules Richard, traduit un monde désormais impossible. Impossible dans son horizontalité même qui correspond à l’ontologie territoriale de la déambulation américaine :Go West young man. L’horizontalité du panorama américain (le « Wild West ») recèle des dangers. On peut toujours se réfugier dans les ravins de vastes plaines, comme le font souvent les cowboys de l’œuvre de McCarthy, ce qui leur permet d’échapper au froid, au vent, au blizzard… mais pour combien de temps ?
La violence du rapport à autrui est là, au cœur du mythe de la frontière, même dans les « braconnages fluides » – toujours là en fait dans le monde verticalisé dans lequel nous vivons et ce que nous qualifions « d’hypermoderne » en changeant de rêverie, en la choisissant aérienne, dans la manifestation d’une pulsion érectile qui consiste à joindre la terre et le ciel, le monde fini, et l’inconnu, l’au-delà. Le ton est donc dur ; c’est celui de la loi plutôt que de la justice.
La défense de l’altérité n’est pas autre chose que l’identité mise cul par-dessus tête. Cette idéalisation de l’altérité, du migrant à l’étranger, n’est pas en soi un progrès, une émancipation. C’est toujours la même figure idiote du narcissisme qui se présente et qui sait se métamorphoser selon les alibis moïques qui lui sont offerts, les primes de plaisir, les appels à la jouissance de la personnalité, enfin incarnée dans un être et un corps, qui, comme l’écrivait autrefois Antonin Artaud, représente sans doute l’un des péchés les plus détestables de l’espèce humaine : sa volonté d’incarnation. Faut-il tenir l’itinérance et ses avatars dans le monde contemporain pour des politiques post-identitaires crédibles, des stratégies de coups de feu qui souhaitent en terminer – rappelons-nous le fameux jugement de Dieu réclamé par Artaud – avec l’incarnation du sujet, sa procréation ?
La trajectoire ratée, ces balistiques poussives, ces coups du destin, ces hasards heureux font qu’un sujet promis à une mort certaine s’échappe d’une condamnation définitive, d’une réclusion à vie dans un univers qui a toutes les apparences informes du néant. Que dire de plus ? Chez McCarthy, la mort représente l’aboutissement… d’un voyage au bout de la nuit.
Avec l’auteur américain, cette mort ressemble assez à un jeu de massacre, comme l’a pratiqué dans le domaine cinématographique Sam Peckinpah avec son fameux western sanglant La horde sauvage (Wild Bunch, 1969). London, souvenons-nous, disait que sa vie de hobo lui laissait le souvenir qu’un jour ne ressemblait jamais à un autre et que chacun déroulait son film. La scène, on le sait, est grande, c’est l’Amérique. Les hobos, de London à Richard, la parcourent à pied et en train. Ils vont vite. Avec Peckinpah, l’univers du Sud-Ouest des États-Unis est en proie à des cavalcades, à des courses infinies, à des poursuites à dos de cheval, à des razzias, à des débauches et des orgies. C’est l’univers de la modernité, l’Eldorado, qui se manifeste sous l’aspect d’une utopie grinçante qu’Artaud, à propos des Tarahumaras, a explorée à la manière d’un tunnelier[8].
De Mexico à Port-au-Prince aujourd’hui, sans oublier les écrits de reporters et d’écrivains consacrés à Kinshasa, Lima ou au cours des années 1970 à Beyrouth, il y a une mode qui consiste à faire du désastre une forme d’esthétique terminale, un récit posthume. En revanche, si l’on considère que cet exotisme, une fois étudiés ses tenants et aboutissants, est un phénomène secondaire dans le cadre de notre interrogation plus vaste, il convient de s’interroger sur ces formes à la fois quotidiennes et cruelles d’une mise en cause du territoire, ce qui rappelle cette description d’une croix que je mets en relief dans mes itinéraires banlieusards de jeunesse.
L’œuvre de McCarthy témoigne de ce que la confrontation de parcours peut se terminer dans un face-à-face bien cruel. Ainsi, la figure du duel se traduit chez le romancier américain par une anticipation à la fois silencieuse et déterminée de toute attitude prédatrice. Deux hommes s’affrontent ; l’un tuera l’autre, c’est l’ordinaire de la vie de desperados dans les terres du Sud-Ouest des États-Unis vers 1850. McCarthy, fabuleux écrivain de ces destinés erratiques, indique que l’affrontement est une témérité, une pulsion, une violence qui, sans se soucier de la justice, impose sa propre loi. Ce dont il parle, c’est l’univers de la frontière ;ce qu’il décrit,c’est le mythe de la territorialité américaine, et cette frontière fonctionne comme un signifiant séparateur, un trait d’union, un espace de démarcation. S’agit-il alors, au prix des pires élucubrations, de ramener un Lacan dans ce paysage désertique de la frontière américano-mexicaine, de dire à la suite du psychanalyste français que la loi est dure, qu’elle impose une justice sanguinaire ?
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Œil pour œil, dent pour dent, nous connaissons ce discours. Défait de sa source mythique, il provient de la pensée kleinienne plus que du discours lacanien. Tout se passe en effet comme si l’identification projective, cette forme archaïque de mécanisme de défense, se traduisait pas la volonté d’en finir avec l’autre, de l’anéantir[9]. Chez McCarthy, ce qui m’intéresse particulièrement relève d’un ordre du monde qui, s’il n’est pas si éloigné de nos préoccupations contemporaines, tranche néanmoins sur le fond. C’est l’éloge de la loi du plus fort.
Suivant le propos de Jacques Lacan, un propos qui fait mouche à la manière d’un acte d’escrimeur, la loi est dure, elle ne s’embarrasse pas de compassion, elle ne fait pas dans l’humanitaire, le vivre-ensemble, la compréhension, la visée réparatrice des torts de chacun. Lacan, avec la fougue d’un psychanalyste fasciné par l’univers de la formalisation mathématique, voyait dans l’organisation pulsionnelle un fracas pourtant ordonné, un écoumène dont la consistance ne pouvait être mise en doute, une relation d’objet qui, malgré ses errances coutumières, avait sa propre logique.
La loi est juste, elle est à la fois insignifiante et crédible. Lacan percevait dans la loi une vanité, un narcissisme, qui n’en était pas moins le seul symbole grâce auquel une société peut se mettre debout. Cela veut dire que, malgré l’apparente infortune des êtres dans un univers déboîté, il existe non pas un ordre caché du monde, un univers latent, mais une actualité faite de lois ; en d’autres termes, il existe un mouvement qui, par l’essor qu’il procure, permet à chacun d’être et d’assumer ce qu’il est dans l’espace où il vit. Ainsi que l’entendait Goethe, l’action est au cœur de la vie humaine. Plus que le verbe, en tous les cas plus que le verbiage, l’action est ce qui nous façonne. Dans les romans de McCarthy, cette action est à la fois furtive et magistrale.
Dans Méridien de sang (Blood Meridian), la « frontière » est une abstraction. Nous sommes en effet au cœur du Nouveau Monde, dans un espace qui est le lieu de rencontre de toutes les communautés. Mexicains, autochtones, américains de diverses provenances, regroupements d’individus et de familles sur la base de confession religieuse, de l’appartenance culturelle, tout cela traduit un bien étrange brouhaha. Voilà que les hommes couchent (littéralement et métaphoriquement) à même le sol, qu’ils arrivent du monde le plus lointain (par exemple, le Nord-Est des États-Unis), qu’ils disparaissent du jour au lendemain vers une destination inconnue. Dans le contexte fébrile que décrit McCarthy, la notion de communauté est la projection de nos rationalisations contemporaines. Les individus s’entrecroisent dans le désordre le plus total. Chacun pour soi, tel est le point de vue retenu ; le cosmopolitisme mis en scène se traduit par la plus grande hétérogénéité.
Qui lit Méridien de sang est frappé par la grande violence des interactions sociales. C’est l’univers entier qui semble s’être donné rendez-vous dans un périmètre somme toute restreint. Chinois, Malais, Cheyennes, Nègres, Mexicains, Américains du Nord, voilà ce peuple aux abois qui erre et tourneboule, comme un buisson emporté par le vent dans un désert. Mettre l’accent sur ce cosmopolitisme de la frontière dans l’œuvre de McCarthy, c’est mieux faire comprendre la précarité des parcours de chacun. Revenant sur le liminaire du Faust de Goethe, la vie est une action, le verbe est une action. Chez McCarthy, c’est la description d’une société en proie aux convulsions d’une naissance difficile qu’il s’agit de mettre en relief.
L’espace de la frontière n’est rien d’autre, dans cette œuvre, qu’une zébrure entre les États-Unis et le Mexique. Tout indique que la mobilité est un combat. À bride abattue… ? L’œuvre est une monture, la description d’une animalité qui veut rendre compte d’une affectivité capable de ressentir les moindres aspérités du territoire. Le principe d’une cavalcade meurtrière est à l’avant-plan. Les attroupements subits sur les places publiques des villes mexicaines lors de l’arrivée de nouveaux venus (sont-ils des mercenaires ou de braves voyageurs qui font une halte ?), la fuite éperdue dans un refuge, quel qu’il soit (un tonneau, une carriole), lorsque le coup de feu se manifeste sans avertissement, toutes ces contractions et dilatations de l’espace traduisent l’existence d’un territoire dévasté. Chez McCarthy, tout comme dans l’œuvre de Sam Peckinpah, la violence est à l’ordre du jour. Celle-là a pour tâche de montrer la précarité de tout rassemblement humain. Surtout, ces œuvres nous révèlent avec une forte puissance évocatrice que les soleils noirs de la dévastation sont à peine une fiction.
Si le sujet est ce qu’il fait, ce qu’il entreprend, ce qu’il exécute sans même le savoir,il est poussé par une énergie agressive, un emportement, une manière d’être qui, par la mise en scène d’un débordement pulsionnel, lui fait franchir ce miroir – j’oserai dire ce stade du miroir qui empêtre l’être dans les limites de notre identité propre. Je pense ici aux desperados d’Artaud, à McCarthy, à la défenestration de ce cadre identitaire qui représente pour certains la seule manière sensible d’habiter ce monde, voire de conduire aux confins inhabités d’un monde où la folie sommeille, où la promesse du suicide est là pour un sujet qui sait se tenir debout, jusqu’à la pendaison finale.
Mais il vaut mieux être prudent à ce sujet. Le discours de McCarthy, qui met en place des populations débridées, des communautés errantes, des immigrants, des troupes de cirque amateur, des commerçants à la recherche d’une bonne affaire, des repris de justice, c’est la description d’une frontière encore instable, plus symbolique que réelle, aisément traversée. Car l’imaginaire de la frontière est friable, morcelé, odyssée à chaque fois, dans la violence. La horde sauvage de Peckinpah est l’exemple de ces multitudes vindicatives qui, par l’entremise de la politique de la terre brûlée, font main basse sur le territoire créé avec les outils du bord, avec les coups de feu, le pillage, le crime gratuit, l’établissement territorial fondé sur la terreur.
Pour que la loi dure à la Lacan possède quelque efficacité, il convient qu’elle la possède dans l’application de la loi, dans une neutralité qui corresponde au maintien, sous forme de présupposés, d’un code de préceptes, de règles intangibles, bref qu’elle soit motivée. Dès lors, le propos lacanien est l’objet d’une contradiction. Si la loi est dure, c’est qu’elle semble, dans un premier temps, prendre ses distances avec la justice. La loi est dure, cela veut dire que les préceptes de la justice peuvent parfois faire l’objet d’une entorse, pour le bien de la loi. En d’autres termes, fidèle à l’esprit des psychanalystes, l’énoncé « la loi est dure » implique qu’une transgression mineure peut faire en sorte que la loi soit en définitive maintenue, respectée, assujettie à un cadre instaurateur.
La justice, à titre de corpus de règles du droit, ne possède donc pas la même valeur, ne caractérise pas aux yeux de Lacan le sentiment d’une urgence. La justice se moque pas mal de ce que le sujet pense, de ses raisonnements, de ses affects, de ce que ce même sujet, en son for intérieur, perçoit comme une justice qui lui serait due, dont il devrait éprouver l’énoncé salvateur, réparateur ou destructeur.
Dire à la suite de Lacan que la loi est dure, c’est entendre qu’il faut parfois être sévère pour que la loi se manifeste dans toute son actualité. Au nom de la souveraineté de la loi, de son pouvoir déclamateur, il est requis d’outrepasser les limites imposées par les convenances et habitus de la vie quotidienne, les aspects certes nécessaires d’une politesse minimale dans l’établissement d’une relation avec un autre sujet. La loi est dure, cela veut dire enfin qu’il existe, dans certains contextes où la vie psychique règne en maître, des cas de figure où la justice, réductible à son instrumentalisation sociale, n’a plus de caractère instaurateur.
On sait que les psychanalystes font preuve d’audace quand il s’agit, dans le respect de la psyché du sujet ou de ce que l’on pourrait appeler aussi son « intériorité », de proposer des concepts, des métaphores dont la portée conceptuelle est significative, en témoigne cet énoncé : la loi est dure. Nous autres psychanalystes formés il y a des décennies avons tout d’abord reçu cet aphorisme de Lacan à la manière d’une vérité, qui faisait sans doute résonner, pour nous, un exercice de réflexion, une méditation. Il s’agissait de réfléchir aux antinomies apparentes entre la loi et la justice, entre ce que l’on considère être, pour soi, une loi acceptable, qui engage le respect d’autrui, l’établissement de bonnes relations avec nos proches, et la justice, elle, toute-puissante, en tous les cas lointaine, apparemment détachée des préoccupations de la vie quotidienne. Certes, les choses ne se passent pas ainsi dans la réalité : il y a, c’est l’évidence, une relation de causalité entre la loi et la justice. La première découle d’un ensemble de préceptes constitués au fil du temps, dans l’univers des sociétés, de leurs perceptions, certes différentes, de ce qui est acceptable ou pas, toléré ou interdit, de ce qui semble inamovible mais ne l’est pas, en fait. La loi construit non pas du sens mais de l’effectif, de l’actuel, du perçu. Dans ses manifestations les plus concrètes, elle est muette quant à ce type de discours qui met l’accent sur l’intériorité du sujet, sa personnalité.
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Les fictions buttent sur ce point, nous y ramènent sans cesse : il y a une fiction de la loi, de Shakespeare à Kafka. Les écrivains, au même titre que leurs lecteurs, sont quelquefois emportés par l’idée d’une loi qui ne connaîtrait pas cet adoubement formel avec l’univers concret dans lequel nous vivons. De Genet à Guyotat, l’écrivain ignore la loi, prétend que sa vie est une loi, une façon d’être qui ne peut accepter de limitations. Et quand un Kerouac pleure la disparition du hobo, s’en prend aux forces de la loi qu’il accuse de cette disparition, il s’emporte et voudrait revenir à un temps qui n’est plus. Il est intéressant, pour un psychanalyste, de noter la manière dont il présente les choses, en insistant sur la notion d’origine d’une part, et sur la relation enfant/père d’autre part :
Où est même le vagabond chaplinesque ? Le vieux Vagabond de la Divine Comédie ? Le vagabond, c’est Virgile, il fut le premier de tous. – Le vagabond fait partie du monde de l’enfant (comme dans la célèbre toile de Bruegel représentant un énorme vagabond qui traverse solennellement le village pimpant et propret, les chiens aboient sur son passage, les enfants rient, saperlipopette) ; mais aujourd’hui, notre monde est un monde d’adultes, ce n’est plus un monde d’enfants. Aujourd’hui, on oblige le vagabond à s’esquiver – tout le monde admire les prouesses des policiers héroïques à la télévision[10].
Souvent, les écrivains sont adeptes de ruptures, de séparations, de mises en cause de la loi et de l’ordre. Ici, Kerouac prend position très clairement et rompt, avec tout l’esprit beat qui le caractérise, avec la loi. Il va encore plus loin et parle de manière précise du hobo américain, en estimant que s’il est en voie de disparition, c’est en partie la faute des shérifs qui opèrent« comme l’a dit Louis-Ferdinand Céline “une fois pour le crime et neuf fois par ennui”, car n’ayant rien à faire au milieu de la nuit, à l’heure où tout le monde dort, ils appréhendent le premier être humain qu’ils voient passer[11] ».
À la suite des travaux de divers psychanalystes[12], je veux interroger, sous l’aspect d’un tiers exclu, ce qui fait que la loi, dans son application minutieuse, sa dévotion à l’article, au précepte qui détermine son cours, peut faire l’objet, non pas d’une contestation, mais d’une implosion. Il n’est pas rare que les écrivains, parfois les essayistes, maintiennent envers et contre tous cette opiniâtreté qui est la figure même d’une loi personnelle, d’une nécessité de se faire justice, en d’autres termes, d’instaurer pour soi, au prix de quel narcissisme vindicatif, une exigence qui correspond à cette dure loi décrite par Lacan. Pas de rhétorique de la perdition, ici, qui nous mette dans une situation de terreur, puisque, dans l’attente du désastre, nous intérioriserions le statut de victime, de sujet passif, incapable de quelque mouvement, happé par une main méchante, projeté à même le sol. En vertu de quoi je dois examiner avec attention une rupture instauratrice, et pour réfléchir aux questions certes complexes de l’itinérance, interroger ce qui fonde le lien social, le maintient, qui offre toutes les conditions de la légitimité.
C’est à ce titre que McCarthy s’impose dans cette réflexion : notre représentation d’une réalité dans laquelle on ne respire que cendres et nuées d’une terre emportée par le vent, sans semences, est au cœur de son œuvre. La route est un espace, une zébrure et un temps post-apocalyptique, un lieu où les coordonnées de l’avant et de l’après ne sont plus solidaires, les balises de la barbarie et de l’humanité indissolublement liées. McCarthy, qui ne cesse d’exprimer une défiance absolue à l’égard de toute loi institutionnelle (dans le monde du Western Gore où le hors-la-loi domine) décrit une brutale accélération.
Nous sommes projetés dans un après sans que l’on sache exactement de quel monde anéanti il est question. Bien sûr, c’est la bonne vieille planète Terre qui est à l’avant-plan. Bretelles d’autoroutes, maisons abandonnées, centres-villes déserts, tout cela ne fait pas de doute. Il y a bien eu une présence humaine, une vie heureuse, un univers de communautés capables de partager l’essentiel, peut-être même de faire preuve d’une réelle générosité. Mais tout cela a été aboli instantanément, un peu comme dans le cas de François Ménard lorsqu’il se retrouve à traverser la salle des pas-perdus du Palais de justice, défait de son identité. La différence tient à ce que Ménard se trouve noyé dans une masse compacte où il n’a plus sa place, c’est une « cohue de fin des temps[13] » alors que les deux protagonistes de La route se retrouvent dans une solitude de fin des temps. Dans ce monde cruel, il n’y a évidemment pas de justice, mais cela ne veut pas dire que la loi est absente. Au contraire, elle est omniprésente, répétant inlassablement que l’homme est un loup pour l’homme. La sentence de Hobbes prend l’aspect d’un lieu commun.
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La route de Cormac McCarthy fait suite à une catastrophe terminale. Le froid couplé au manque de nourriture, c’est ce qui enclenche le mouvement vers le Sud, tandis que le fantôme de l’épouse et de la mère est absent de la quête, elle qui s’est enfuie on ne sait où un beau jour. Le père et le fils partent donc, sans savoir d’abord que le froid va se faire plus mordant encore que tout ce qu’ils ont déjà connu et que la faim, elle, menace toujours – ainsi le narrateur, au sujet de « l’homme-père » pour reprendre un terme employé par Richard et qui convient bien ici, ne peut que remarquer : « [C]e qui l’inquiétait le plus c’étaient leurs chaussures. Ça et la nourriture. Toujours la nourriture[14]. » La route est longue, les aliments rares à trouver hormis des haricots blancs en boîte, au point qu’une bouteille de Coca-cola devient une fête pour le petit, les morilles à la graisse de porc un plat de rois ; quelquefois, la crainte les empêche même de s’emparer de conserves maison trouvées dans une grange ou une maison à l’abandon ou, au contraire, la faim leur fait dévorer des vieux haricots déjà fermentés. On se souviendra d’un passage particulier des Carnets d’un hobo, dont on sait aussi le rapport à la faim :
Nous étions installés à l’ombre et, avec deux cuillères de bois que nous nous étions fabriquées, nous mangions un pudding à la crème qui venait d’une pension des environs, quand j’ai dit à Brum : « Ah ! les vagabonds anglais n’ont pas une aussi belle vie ! En Angleterre, on nous aurait donné des tickets pour une soupe qu’on aurait avalée sans cuillère ; on n’aurait pas pu se curer tranquillement les doigts après le repas ; et aucune trace de petit pois, d’oignions ni de carottes ; aucune trace de rien, en fait, à part les mouches[15] ! »
Ainsi y a-t-il des moments où un repas qui n’a rien de particulier en soi devient un bonheur, une joie, une fête qu’on attendait pas. Davies le dit ici clairement, et avec la dignité de sa condition. Chez McCarthy, il n’en va pas autrement. Malheureusement, ces moments sont très rares.
La peur, elle, dit tout et à la question du fils : « Pourquoi tu crois qu’on va mourir ? », le père n’a qu’une réponse à fournir : « On n’a rien à manger[16]. » De fait, ils passent leur temps à inspecter des bâtisses pour y trouver des vivres, jamais beaucoup, à peine pour tenir, et à trembler de crainte que chaque personne croisée ne soit un ennemi, là pour les tuer, les enchaîner comme des esclaves, voire les manger – ainsi ne peuvent-ils même pas venir en aide à d’autres personnes en danger, de peur que ces personnes se retournent contre eux pour les manger[17].
Le temps n’est pas non plus en leur faveur. Il est même un opposant de taille. Les repères se brouillent en allant dans le Sud, accrochés à leur caddie comme le vagabond à son baluchon : « Il faisait plus froid. Rien ne bougeait sur ces hautes terres. (…) Il ne savait pas du tout à quelle distance ils pouvaient être du sommet. Ils mangeaient chichement et ils avaient tout le temps faim. Il fit halte pour scruter l’horizon[18]. » Le feu est vital, comme la nourriture. Les personnages sont sans cesse en train d’allumer un feu pour se réchauffer, de chercher de l’essence pour en faire, afin de ne pas mourir de froid dans ce monde hostile auquel l’humain n’est pas préparé. Or, le froid et la faim, ces déclencheurs de la quête, interviennent comme le prolongement de ce que nous affirmait Richard à propos de la condition des hobos dans les années 1930 : « Être hobo, ça consistait à se chercher à manger[19]. » On l’aura compris, le fantasme de la faim post-apocalyptique résonne bien étrangement.
Mais il faut aller plus loin, en se demandant quels liens existent encore entre les personnages de La route et ceux, fictionnalisés, des hobos dans la littérature nord-américaine. Au-delà de la correspondance vague – leur étude est celle des formes souterraines de l’identité –,on trouvera une réponse claire en reprenant ici les propos engagés sur la relation du hobo/cowboy et de la frontière, c’est-à-dire en en revenant une fois de plus au discours sociologique de Nels Anderson lorsqu’il invoque le côté romanesque des hobos, leur rôle essentiel dans la conquête de la terre sauvage, du « désert » (wilderness) et le fait qu’en définitive ils sont des retardataires de la « frontière »[20].
La route réactive cet imaginaire du désert à conquérir, mais dans sa version post-apocalyptique qui appelle une reconstruction, un renouveau. Alors, s’il n’y a plus de travail à chercher dans un monde qui l’a aboli par la force des choses, c’est un peu de l’ombre du hobo qui plane sur ce récit de la désolation. D’ailleurs, les deux héros se conduisent comme tels : ils dorment où ils peuvent, dans des endroits isolés, parfois misérables, voire dangereux, dans des conditions épouvantables – tout cela, on le sait avec Anderson, constitue le quotidien du hobo, cet errant qui n’a de cesse de marcher pour chercher du travail, un quignon de pain, une bonne fortune. Cet errant qui, en attendant, n’a pas la vie facile. Les ballades et les poèmes que certains hobos écrivent en attestent, The Cry of the Youth de Harry Kemp par exemple ou Arrow in the Gale d’Arturo Giovannitti[21]. Mais les personnages de McCarthy ont une vie plus terrible encore que leurs prédécesseurs : prendre le train, accélérer la marche, gagner du temps pour trouver de la nourriture est impossible. Ou du moins, si cela fut possible, cela n’est plus le cas. Le père et le fils trouvent ainsi un train à l’abandon, avec sa locomotive, ses wagons, et certainement que « le train resterait là et se désagrègerait lentement pendant toute l’éternité et que plus aucun train ne circulerait jamais[22] ». Ils sont condamnés à marcher sans fin.
Ne reste plus, dans ce monde laminé qui est à la fois celui du hobo des années 1920 et des deux héros-hobos de McCarthy, que la loi pour s’imposer. À ce titre, le roman fait le récit de deux mâles dont l’un incarne le pouvoir du père sur une route composée de poussière et de cadavres. Cela donnera lieu, dans l’adaptation cinématographique, à des images puissantes qui altèrent en définitive la notion de nécessité. La nourriture est-elle plus nécessaire que le mouvement ? Sur ce sujet, « [I]l semble plutôt que leur errance évoque la nécessité vitale d’exister par le mouvement, par le fait d’être sur la route, en somme que tout arrêt est pour eux un arrêt de mort[23] ».
Or, les hobos du début du XXe siècle, selon Anderson, possèdent l’art de la débrouillardise. Il en va de même pour ceux de McCarthy, armés d’une carte routière en lambeaux. Seule compte la survie dans un monde hostile, de faire demi-tour pour aller chercher de l’huile pour allumer une lampe, de fouiller les maisons, les granges, les stations-services, les épiceries, tous les bâtiments à la recherche de nourriture et tout ce qui peut aider à la survie, comme dans une de nos émissions de télévisions qui, aujourd’hui, jette des participants dans un milieu hostile et les fait jouer « pour de faux » à survivre. Mais les personnages ne jouent pas, chez McCarthy, le lecteur n’apprend pas, soulagé, à la fin du livre, qu’il s’agit d’un jeu. On est dans la violence répétée, correspondant à la multiplication des traumatismes qui altèrent l’apparente unité du corps social, aux exactions et aux mises à sac, aux violations du droit d’être soi dans un espace sécuritaire bien identifiable que connaissent ce que je nomme les « formes souterraines de l’identité ». Ainsi, la description d’apocalypses, la narration des fins de civilisation – comme dans le cas de La route – sont des mises en scène cruelles qui renouent avec la nécessité d’une abjection pour que l’identité du sujet, ainsi purifiée, soit le gage d’une expérience localisée dans un au-delà. Et cette expérience passe par le savoir.
C’est la loi de celui qui détient le savoir, qui apprend à son fils ce qu’il faut pour survivre, qui lui transmet ses valeurs. Qu’importe leur nom, on ne l’apprend pas, ce n’est pas utile, puisque ce qui compte c’est la posture de père face au fils. Une posture faite d’amour, de transmission et de refus de laisser aller l’autre à grandir. En témoigne sa volonté de séparer le monde entre les bons et les méchants, à la manière de ces westerns manichéens qui ont fait la réputation d’un John Wayne.
*
Dans La route, tout est mis en place pour que la loi du père l’emporte. D’abord, il y a, au cœur de ce vagabondage, une notion d’apprentissage, comme dans le cas des hobos qui apprennent par la souffrance, que l’on songe aux Carnets d’un Hobo de Davies. On songera aussi à ce que nous dit Richard, l’auteur du Journal d’un hobo et hobo lui-même, une certaine période de sa vie. De celle-ci, il se souvient : « j’ai beaucoup appris. J’en ai appris assez pour écrire un livre. J’ai surtout vu beaucoup de belles choses. C’est important. C’est beaucoup plus intéressant sur le freight que sur la plage de Miami[24] ».
Vagabondage, souffrance et apprentissage : ces trois mots sont à relier pour penser le fantasme du hobo revisité dans sa version post-apocalyptique. C’est-à-dire défait de toute joie, de toute excitation libidinale, anéanti en fait, dépossédé, dans l’obligation de fuir – il n’y a pas de « belles choses » à apprendre, simplement utiles pour survivre, parfois dans la violence. Cette sombre réflexion va à l’encontre d’un présupposé : trop de discours mettent l’accent, avec une efficacité et une cohérence apparentes, sur le manque de lois, de symboles, d’autorités qui qualifieraient, par l’entremise du négatif, ces identités évanescentes, ces expressions à peine entendues qui disqualifient le sujet abject, clochard, hobo, ou tout simplement voyageur sans but préalable. C’est même d’identité privative qu’il faut parler. C’est-à-dire qu’en parlant de fantasme revisité dans sa version post-apocalyptique, j’en reviens au cœur de l’imaginaire négatif de l’esprit bohème à la fin du 19ème siècle, dont j’ai dit qu’il était au centre de la fantasmatique du hobo, qu’il se connectait à lui. S’il y a, on l’a vu, une valorisation puissante de la part de certains écrivains, une lignée donc, il y a aussi une vision crue et cruelle qui, elle, parle d’exclu, d’exclusion, de « gueux de l’Histoire, pris entre leurs perpétuelles révoltes et leur incommensurable misère[25] », pour citer Wagniart.
Il y a du tragique là-dedans, et les deux héros de McCarthy héritent à la fois d’une vision négative du gueux (celui qui fait peur) et d’une vision positive, parce que, en adaptant la pensée de Wagniart, on saisit la dimension tragique, le fait qu’ils sont des vagabonds victimes et exemplaires dans leur résistance à un monde dans lequel on ne peut pas vivre – car il ne faut pas s’y tromper, être dans le post-apocalyptique c’est être dans le monde qui a été au bout d’une logique inacceptable,laquelle s’est écroulée d’elle-même, mise en échec, rattrapée par ses démons – bref, on l’aura compris, l’aboutissement du système capitaliste libéral. L’effondrement total qu’on se joue sans cesse aujourd’hui, au début du XXIe siècle, dans un réflexe de crispation.
Mais en s’inscrivant dans une lignée certes ténue et très noire de ce que fut le hobo, les deux personnages de La route font apparaître en quoi ce dernier, aussi, était assujetti à une loi, celle du plus fort. D’abord, le roman de McCarthy pose cruellement la question du choix : le père et le fils ont-ils ou n’ont-ils pas le choix de prendre la route comme les hobos, bien avant eux, avaient fait le choix de sauter dans un train en marche, au péril de leur vie ? Cette question restera en suspens. Ensuite, rappelons-nous ce que j’ai signalé auparavant : combien d’hommes voyageant avec de jeunes garçons ? Faisant couples pour la plupart, réinvestissant en tout cas la position du mâle dominant et de celui qui obéit. Autrement dit celui qui est le « Wolf » est aussi le loup qui commande, qui donne la loi au Lamb. La route s’appuie sur les mêmes ressorts psychologiques, en déplaçant la notion de couple de vagabonds par un lien père/fils dont nous ne saurons jamais d’ailleurs dans le roman s’il s’agit réellement d’un lien de sang ou d’un lien symbolique[26].
Le loup-père protège le petit-agneau qui ne sait pas encore se défendre, mais à quel prix ? « C’est mon enfant, dit-il. Je suis en train de lui laver les cheveux pour enlever les restes de la cervelle d’un mort. C’est mon rôle. Puis il l’enveloppa dans la couverture et le porta auprès du feu[27]. » L’enfant ne saura pas que le mort laissé en arrière a été cuit et sans doute mangé par ses compagnons. Ce qu’il saura en revanche, le père le lui explique sans détour, réinvestissant par là son rôle de défenseur : « Tu voulais savoir à quoi ressemblent les méchants. Maintenant tu le sais. Ça pourrait se reproduire. Mon rôle c’est de prendre soin de toi. J’en ai été chargé par Dieu. Celui qui te touche je le tue[28]. » La route est dangereuse. C’est dire combien le roman nous permet de mieux lire ce qui concerne le fantasme du hobo filtré par des écrivains comme Richard, et vice versa.
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Le sujet de la possible résilience devient dès lors essentiel dans cette reconfiguration sombre du hobo sur la route de la désolation post-apocalyptique – elle en constitue une lueur parmi les cendres. La résilience renvoie, on le sait, aux difficultés d’apprentissage des enfants, et aussi à la capacité d’adaptation des soldats au retour de guerre qui vont réussir avec vaillance à vaincre les dommages de traumatismes psychiques. Cette résilience, sollicitée dans des contextes de crise, devient aussi une définition assez élastique du lien social. Et le choix de cette expression, qui appartient aux vocables des psychanalystes, ne devrait pas nous laisser indifférent puisque le lien social est par définition élastique. Alors que les représentations hétérotopiques et architecturées de l’identité font appel à l’image du socle, de l’assise, du fondement, de la fondation, la mise en jeu de la résilience fait jouer tout autre chose que nous aurions tort de traiter avec désinvolture. D’autant que la capacité du sujet d’évoluer, de s’améliorer peu à peu dans un univers qu’il apprend à mieux connaître, sont les véritables desseins des sociétés de la postmodernité tardive qui font référence non pas tant à des sujets normalisés qu’à des singularités dont les traits constitutifs permettent des variations infinies.
Or, la résilience permet au sujet de se créer de nouvelles formes d’attachement, puis de symbolisation. À ce sujet, la figure maternelle prévaut. Il ne sert à rien de vouloir en diminuer l’importance. Une telle attitude, motivée par un discours idéologique qui considère que le père n’a pas sa juste place, méconnaît à ce sujet que la mère est un porte-parole primaire dont l’importance n’est pas discutable. Un Donald Woods Winnicott, par exemple, a construit toute sa théorie des représentations subjectives de l’enfant dans l’espace à partir de cet étayage premier que représente la mère.
Néanmoins, il arrive que la mère s’absente, comme dans le cas de La route. Il arrive aussi que la mère soit défaillante, qu’elle n’arrive pas à combler le sujet infans à partir de cette nécessité d’être à la fois une assise, un étayage, en tous les cas un centre, perspective fondatrice d’un sens à venir, grâce auquel l’enfant pourra construire peu à peu son destin propre. La relation au porte-parole maternel, qui inaugure la construction de tout récit, est en effet à la fois une fondation et un étayage, c’est-à-dire un adjuvant et un point de vue axiologique sur le monde. C’est l’une des apories constitutives du narcissisme individuel du sujet, dans la mesure où la conscience de soi n’existe pas sous la forme d’un a priori mais, bien au contraire, comme l’expression déficitaire d’un rapport du sujet à l’égard d’une identité qui fuit sans relâche, comme un torrent impétueux. L’itinérance peut être comprise selon ce principe d’une défectuosité relationnelle du sujet, dès lors incapable de nouer de manière apaisée des liens de pensée faisant l’objet d’une concertation, d’une confiance minimale dans ce monde-ci.
Dire ceci, je m’en rends compte, c’est offrir au lecteur une nouvelle grille de lecture. Certes, les deux personnages seraient l’envers sombre du hobo de Richard, la grimace terrifiante de ces clochards célestes, à la Kerouac, des personnages qui, de façon rudimentaire, incarneraient l’absence de destinée dans un monde en voie de dissolution. S’ajoute l’argument psycho-biographique qui se cristallise dans le rôle de l’enfant sans mère, en plus de l’homme abandonné qui vit dans le souvenir de celle-ci, centre du discours de La route, qui ramenait de manière saillante le point de départ de l’itinérance à un étayage défectueux dans la constitution de la relation mère-enfant. Quelle que soit la voie choisie, reste le père comme seul repère. Comme seul garant de la loi. Comme seul point d’entrée pour voir le monde.
Avec l’aide de Winnicott et de Bowlby, on a appris que la figure de l’attachement représente une matrice émotionnelle pour l’infans, que le porte-parole, au sens que lui octroie Piera Castoriadis Aulagnier, est un truchement psychique et perceptif offrant au sujet vivant un état de profonde dépendance à l’égard du monde externe. Sans qu’il soit utile, dans ce contexte précis, de consacrer trop de temps à cette question, il importe néanmoins de relever la dimension paradoxale de cet étayage qui est aussi un fondement.
La psychanalyse nous permet donc de saisir en quoi, sous l’aspect d’un paradoxe inaugural, d’une création-destruction, cet étayage est un rempart entre la dé-subjectivation et représente aussi, n’en doutons pas un seul instant, une barrière de défense (au sens que lui octroie Bion) contre la perception d’un vide engloutissant, d’une simultanéité de la création et de la destruction, ce qui se traduit en définitive par les figures apocalyptiques. En effet, la perception du monde externe est amplifiée par le lien d’amour que le sujet est en mesure de façonner envers tous ces objets qui témoignent d’une présence, d’un attachement. Sans ce lien d’amour, il n’y a pas de réalité subjective. Sans cette réalité subjective, il n’y a pas d’interrogation sur ce que veut dire être dans le monde. Sans le père, le fils n’aurait rien à demander au monde qui l’entoure.
*
La loi du père n’est cependant pas immuable. En effet, peu à peu, dans La route, le fils s’émancipe. Dès le début, cela passe par le jeu des questions-réponses avec le père, le fameux « pourquoi » des enfants confrontés à un monde qu’ils ne connaissent pas et dont ils ne possèdent pas les clefs. Mais à ce jeu-là, l’enfant inverse parfois les rôles, faisant preuve d’une maturité intellectuelle rare et d’une fragilité émotionnelle qui va de pair avec le traumatisme vécu. Ainsi lorsqu’il surprend le père à lui préparer une tasse de chocolat chaud à partir du dernier demi-paquet de cacao qui leur reste :
Tu avais promis de ne pas faire ça, dit le petit.
De ne pas faire quoi ?
Tu sais bien quoi, Papa.
Il reversa l’eau chaude dans la casserole et prit la tasse du petit et versa un peu de cacao dans la sienne et lui rendit sa tasse.
Il faut que je te surveille tout le temps, dit le petit.
Je sais.
Si tu manques aux petites promesses tu manqueras aux grandes, c’est ce que tu as dit.
Je sais. Mais je tiendrai parole[29].
Un écart se creuse entre le père et le fils à partir de ce seul exemple : le petit veut être dans le partage, coûte que coûte, et fait montre d’une vraie générosité qui le distingue du père, toujours méfiant envers les autres et toujours dans l’esprit de sacrifice par rapport à son fils. De même, lorsqu’ils trouvent dans un abri un véritable arsenal de nourritures en boîte (jambon, fruits, haricots, corned-beef), des jerricanes d’eau, du papier-toilette et des couvertures, le petit insiste pour remercier ces gens qui sont morts mais leur permettent, eux, de repousser la faim et le froid : sa prière, touchante, pour ces « gentils », rappelle au père une humanité qui n’a plus cours dans ce monde de paranoïa et de solitude[30].
Le lecteur sait que le petit est en train d’acquérir ses propres opinions car la route lui donne l’opportunité de faire des expériences et de rares rencontres aussi – rares et déterminantes, la dernière permettant de couper le lien symbolique au père. Il y a, sur le chemin, un vieil homme hagard qui lui inspire de la pitié – le père le sait, il connaît ce fils et cède à l’imprécation de s’arrêter, de nourrir le vieillard d’une maigreur à faire peur, d’une saleté repoussante. Mais il précise bien à celui qui se fait appeler « Élie » comme le prophète que c’est le petit qui lui a donné à manger, pas lui. Cela fait une différence de taille. LeElie du texte, l’homme l’interroge et il dit qu’il savait que la catastrophe allait arriver, qu’il l’a toujours su, mais que même en le sachant il ne s’y est pas préparé[31].
Au fur et à mesure que le lecteur s’avance dans la narration, l’enfant grandit, prend des initiatives, commence à voir les choses, comme une maison cachée qui regorge de victuailles et que le père n’a pas vue. Une fois arrivés, c’est même le père qui demande au fils ce qu’ils doivent faire : prendre les vivres au risque qu’ils soient toxiques ou pas ? Puis une distance se crée entre eux – le petit n’écoute plus vraiment la parole du père. C’est ainsi qu’il prend en pitié un voleur tandis que le père est intransigeant avec lui.
Et le père peut mourir, à la fin du livre ; son fils a grandi, il n’a plus besoin de lui. Une flèche l’atteint à la jambe, il ne se remettra pas de la blessure qui s’ajoute au froid, à la fièvre, à l’extrême lassitude. Il n’a plus besoin de lui, il a trouvé une famille. Un nouveau père et surtout une mère qui, de suite, le serre contre elle.
*
Père et fils sont ici unis envers et contre tous, à la manière des rebelles des romans western – Méridien de sang, entre autres, avait le même objectif, celui de survivre heure après heure, de résister, de se maintenir parmi les vivants alors que l’horizon est devenu une plaie mélancolique, un soleil noir. Dans ce discours romanesque qui correspond à une fiction de la fin, au-delà des images somme toutes fort conventionnelles, l’actualité de l’événement nous situe au cœur d’une bulle traumatique. La perception d’un œkoumène littéralement dévasté est l’objet d’une énonciation anti-métaphorique : pas de figures rhétoriques, de descriptions imagées d’un monde qui « évoquent » une angoisse existentielle.
Et l’univers est distendu. L’homme se fait itinérant. Le langage se tarit parce qu’il n’arrive plus à nommer le monde. D’où une rhétorique crépusculaire de fin du monde. L’importance d’une rhétorique de l’excès. Celle des soleils noirs, qui doit être comprise comme le comble de l’exagération, sans destination finale. Avec l’identité en berne. Un soleil noir qui fascine et terrifie à la fois. Cette hallucination, chez McCarthy, fait l’objet d’une sublimation, d’un lissage esthétique, d’une figuration acceptable au cœur d’une nomenclature rhétorique. Poursuivons dans cette veine : le soleil noir, c’est ce qui est perçu dans un univers en proie à l’implosion. Nous sommes très loin du wanderlust, de cette aspiration à l’inconnu, paysages, rencontres, le vertige et l’ivresse qui l’accompagnent. Ce n’est pas non plus l’inverse, le repli casanier. C’est bien l’éclipse solaire, quand le monde, aussi vaste soit-il, s’est enténébré.
À la manière des personnages du roman La route qui sont l’envers terrifiant du hobo tel qu’un Jean-Jules Richard les décrit, qui sont des écorchés vifs, j’ai à l’esprit une marche aveuglée dans les détritus d’une civilisation postmoderne. Non pas des automates déambulatoires dont j’ai déjà parlé, c’est-à-dire les « vivants-machines » qui marchent sans fin et sans but, jusqu’à l’épuisement : tandis que certains d’entre eux s’apparentent à des zombies et servent d’épouvantails dans le roman, le couple de La route est composé de deux écorchés vifs. Ces questions qui ont l’insistance d’une prière ont pour objet secret de vandaliser le réel auquel nous nous adressons, de le fracturer. Cette violence extrême correspond bien à notre époque.
Faut-il alors préférer l’enhardissement cher à Richard et réfuter les discours de fin d’un monde abordés chez McCarthy ? Le premier fait place à une transhumance dont la vigueur pulsionnelle est l’indication d’un plaisir de vivre. La jouissance se conjugue ici de manière répétée (mais ne faudrait-il pas ajouter que cette jouissance est redoublée ?) par l’entremise d’un hermaphrodisme qui est en somme une sur-identité. Alors que le commun des mortels est emprisonné dans la cage d’une sexualité qui fait place à la mélancolie de l’identité, de la race, de la présence à soi, Richard adopte un autre point de vue. L’enhardissement est une façon de rebondir, de profiter de l’élan qu’offre un récit, une histoire d’amour, une liaison passagère. On peut percevoir dans le Journal d’un hobo une forme de délinquance sans grandes conséquences comme s’il suffisait de vivre en marge et de jouir de l’instant présent.
À l’encontre des discours qui mettent l’accent sur le défaitisme du hobo (un homme qui voyage de ville en ville dans l’espoir déçu de trouver un lit, un peu de nourriture pour parer à l’inclémence de la vie quotidienne), Richard fait du présent une fête, l’exacerbation d’une transgression ayant pour rôle d’octroyer une place centrale à la sexualité. Celle-ci ne se réduit pas au langage de la génitalité et de l’observance des habitus genrés de la vie sociale. L’hermaphrodisme est une survie, ce qui n’a rien en commun avec les discours qui mettent l’accent sur la précarité du sujet à l’ère des violences et des répressions. Survivre, c’est accentuer l’acte de vivre dans un enhardissement qui renoue avec la joie d’être et la jouissance. Sous sa forme la plus concrète, le récit de Richard fait place à une accélération du mouvement qui, au lieu de représenter un machinisme aliénant (comme c’est le cas des Temps modernes de Chaplin), inaugure une discontinuité heureuse, une façon de vivre au cœur d’une histoire qui n’a pas de fin prescrite, d’action règlementaire.
Or, à présent, c’est net : en ce qui concerne La route de Cormac McCarthy, l’enhardissement est une témérité sans objet. Il s’agit en fait d’un risque, face à ce que la nature et la vie sociale cachent de violence prédatrice. Se faire petit, disparaître du champ perceptif de qui, plus fort que soi, peut vous exterminer, tel est l’objectif. Chez McCarthy, le hobo c’est vous ou moi, un personnage qui, comme des légions de citoyens en perdition, se trouve dans l’obligation de fuir, sans savoir de quoi l’avenir sera fait. Mais qui espère, qui se guide à partir d’une carte, se trouve un but, une quête, pour ne pas être un automate ambulatoire. Pour pouvoir, en fait, être aussi « une fable en marche »…
Alors que le règne de la posthistoire s’annonce dans son désœuvrement, que les représentations de fins du monde abondent (du Livre d’Eli à 2012, le film de Roland Emmerich sur l’accomplissement de la prophétie maya), que reste-t-il comme tâche ultime sinon marcher dans un champ de ruines, les lieux d’un patrimoine émietté, recenser les moindres débris de civilisation, les éclats de brique, les tessons, les lambeaux de vêtements qui jonchent le sol ?
Certains auteurs permettent de rétablir de la valeur à notre temps présent en nous donnant à voir ou à lire un discours de la régression. Ils inversent alors des figures du passé, ancrées dans une histoire et un lieu, ils rejouent de manière noire des fantasmes puissants. Ainsi peut-on voir se dessiner des liens inattendus entre des œuvres lointaines. Le fantasme du hobo de l’été 1965 se retrouve déchiré, mis à mal, puis sacralisé de nouveau autour de la loi du père dans La route de McCarthy. C’est-à-dire en 2006. Entre les deux, la lumière et l’enthousiasme de la liberté semble s’être perdus en chemin. Quant au soleil noir, reste cette question, lancinante : n’est-ce pas notre avenir ?
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Notes
[1] Simon Harel, Méditations urbaines autour de la place Émilie-Gamelin, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, collection « InterCultures », 2013.
[2]. Je précise ici la différence entre les trois catégories : le quéteux est assigné à un lieu, il ne travaille pas ; le vagabond voyage sans travailler ; le hobo voyage à la recherche du travail (voir N. Anderson, chapitre sur « Le hobo et le vagabond » dans Le hobo, sociologie du sans-abri, op. cit.).
[3] Jack London, Les vagabonds du rail, Paris, Librairie Hachette, 1986 (1903) p. 65.
[4] Ibid.
[5] Il faut prendre la peine de distinguer les hobos, en leur enracinement territorial, d’autres formes de mobilité précaires. Le hobo américain qui quitte l’Oklahoma ou le Texas au moment du Dust Bowl n’est pas un itinérant qui, à la même époque, vit dans le South Side de Chicago. Le S.D.F. parisien n’est pas le clochard des anciennes Halles de Paris. Enfin, le Beat que représente Neal Cassady dans Sur la route de Kerouac est avant tout un fugueur devant l’éternel, un amoureux de voitures, de courses automobiles et de déplacements frénétiques. Il est important de faire ces distinctions, car le propos sur la mobilité peut devenir une forme d’affirmation générique de la toute-puissance des migrations à l’ère de la déterritorialisation et des transnationalismes. Une fois ces remarques faites, le hobo nous oblige à reconsidérer les expressions de la marginalité dans leur détermination économique. Le hobo est à la recherche d’un travail. Il a été contraint à la mobilité à la suite de cataclysmes naturels (le fameux DustBowl), sans que ce fait doive nous faire oublier les aspects plus décisifs de la recomposition du paysage industriel des États-Unis. La grande dépression des années 1930 est le facteur décisif dans l’accélération des migrations sur le territoire des États-Unis. Les Okies (Oklahoma) et les Arkies (Arkansas) fuient le DustBowl. De vastes mouvements de population prennent leur essor, des régions rurales de la Nouvelle Angleterre et du Nord de l’État de New York. En fait, le hobo est l’une des représentations du travailleur migrant. Il est corvéable. On peut l’engager et le congédier sans difficultés. Le hobo, l’expression l’indique, est à peine une personne, encore moins un individu. Il ne représente que le dénombrement toujours incomplet d’une servitude qui doit s’actualiser dans la poursuite de tâches périodiques. En somme, les hobos représentent une masse d’individus dont il est difficile de décrire la singularité.
[6] Ibid.
[7] Jack Kerouac, Le vagabond américain en voie de disparition précédé de Grand voyage en Europe, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002 (1969).« The Vanishing American Hobo ». En ligne : site Herminary (resources and reflections on Hermits and Solitude) : http://www.hermitary.com/lore/kerouac.html, p. 74.
[8] Rappelons-nous cet extrait d’une lettre qu’Antonin Artaud écrit à Jean Paulhan, que nous citions in extenso dans le premier volume des Espaces en perdition. Antonin Artaud décrivait la ville de Mexico. Il entrevoyait cette dernière comme un immense chantier ; il percevait dans l’échafaudage de la ville de Mexico un terrassement infini, une véritable œuvre d’esclaves, de tunneliers et de mineurs qui s’acharnaient à percer le sol, à le creuser jusqu’à l’anéantissement de toute architecture, de toute habitation, la ville qui trônait, à la manière d’une métropole puante, au sommet des gravats.
[9] Comme l’entrevoyait Mélanie Klein, la violence réparatrice présente à divers degrés chez tout être humain est la tentative jamais totalement satisfaite de métisser l’avidité curieuse, parfois sadique, du sujet qui veut faire un avec l’objet d’amour (dans la pensée kleinienne, il s’agit de la mère), puis de maintenir une distance respectueuse à l’égard de cet objet d’amour profané.
[10] J. Kerouac, op. cit., p. 77. En anglais : « Where is even the Chaplinesque hobo? The old Divine Comedy hobo? The hobo is Virgil, he leadeth. — The hobo enters the child’s world (like in the famous painting by Brueghel of a huge hobo solemnly passing through the washtub village being barked at and laughed at by children, St. Pied Piper) but today it’s an adult world, it’s not a child’s world. — Today the hobo’s made to slink — everybody’s watching the cop heroes on TV. » (voir http://www.hermitary.com/lore/kerouac.html)
[11] Ibid., p. 87-88. En anglais : « The American Hobo is on the way out as long as sheriffs operate with as Louis-Ferdinand Céline said, “One line of crime and nine of boredom,” because having nothing to do in the middle of the night with everybody gone to sleep they pick on the first human being they see walking. »
[12] De Didier Anzieu à Eugène Enriquez, sans oublier René Kaës.
[13] Jacques Ferron, La nuit (texte de 1965, présenté par Diane Potvin), Paris, Fernand Nathan Éditions / France Québec, coll. « Classiques du monde », 1979, p. 62.
[14] Cormac McCarthy, La route, Paris, Éditions de l’Olivier, 2008, p. 21.
[15] W[illiam] H[enry] Davies, Carnets d’un hobo. D’Amérique en Angleterre, au temps de la Grande dépression (préface de Bernard Shaw, trad. de Bernard Blanc), Paris, Payot, coll. « Voyageurs Payot », (1908) 1993, p. 51.
[16] C. McCarthy, op. cit., p. 90.
[17] C’est l’objet d’une discussion entre le père et le fils. Ibid., p. 112.
[18] Ibid., p. 33. Le caddie, signe d’une époque, remplace donc le baluchon : « Dans l’Ouest, le hobo porte généralement un baluchon sur le dos, qui contient une paillasse, quelques vêtements de rechange et un peu de nourriture. L’homme qui porte un baluchon de ce genre prend habituellement le nom de “porte-baluchon” (bundle stiff) ou traîne-baluchon (bundle bum) » (N. Anderson, op. cit., p. 153.)
[19] Réginald Martel, « Jean-Jules Richard (Entretien avec Réginald Martel), dans Liberté, vol. 14, n°3 (81), juillet 1972, p. 40-52. En ligne : http://id.erudit.org/iderudit/30613ac, p. 43.
[20] Nels Anderson, Le hobo. Sociologie du sans-abri (trad. d’Annie Brigant, préface d’Anne-Marie Arborio et Pierre Fournier, présentation d’Olivier Schwartz) suivi de L’empirisme irréductible (postface d’Olivier Schwartz), Paris, Armand Colin, [1923] 2012, p. 152.
[21] On trouvera ces poèmes et d’autres dans l’ouvrage de N.Anderson, op. cit., au chapitre XIV consacré aux chansons et ballades hobos, p. 255-277.
[22] C. McCarthy, op. cit., p. 156.
[23] Yann Roblou, (« Errances post-apocalyptiques dans trois films américains contemporains », dans) Le vagabond en Occident, vol. 2, Paris, L’Harmattan, coll. « Histoire sociologie », 2012, p. 329.
[24] R. Martel, op.cit., p. 51. Je souligne.
[25] Jean-François Wagniart, Le vagabond à la fin du 19e siècle, Paris, Belin, coll. « Socio-Histoires », 1999.p. 97.
[26] Certes, il y a la scène de l’accouchement du petit que se remémore l’homme, mais cela suffit-il ? En soi, ce n’est que la preuve qu’il joue le rôle du père. (C. McCarthy, op.cit., p. 56)
[27] Ibid., p. 68.
[28] Ibid., p. 72.
[29] Ibid., p. 36.
[30] Ibid., p. 128.
[31] Ibid., p. 146.