“L’imaginaire reste un milieu psychique encore mal connu”
Un entretien avec Jean-Jacques Wunenburger
Jean-Jacques Wunenburger est professeur de Philosophie générale à l’Université Jean Moulin Lyon 3 (France) et membre du Centre d’étude des systèmes. Co-directeur, après l’avoir longtemps dirigé, du Centre Gaston Bachelard de recherches sur l’imaginaire et la rationalité de l’Université de Bourgogne. Il dirige aussi les Cahiers Gaston Bachelard, le Bulletin d’information des Centres de recherches sur l’imaginaire. A côté de travaux de philosophie de la connaissance et d’éthique il s’est plus particulièrement attaché à comprendre la place et le rôle des images, symboles et mythes dans les oeuvres artistiques, scientifiques et philosophiques. Il a publié Le fête, le jeu et le sacré (1977), L’utopie ou la crise de l’imaginaire (1979; traduit en roumain en 2001), Le sacré (1981; 1990; traduit en roumain en 2000), Freud (1985), La Raison contradictoire (1989), L’imagination (1991), Questions d’éthique (1993), La vie des images (1995; traduit en roumain en 1999), Philosophie des images (1997), L’homme à l’age de la télévision (2000), Imaginaires du politique (2001).
1. Monsieur le Professeur, en tant que coordonnateur des liaisons entre les Centres de Recherches sur l’imaginaire, réseau qui compte 14 laboratoires français et plusieurs étrangers, vous vous trouvez au point de convergence d’un réseau de recherches sur l’imaginaire qui s’amplifie toujours plus. Vous vous situez, si on peut le dire, dans le centre nerveux des investigations portant sur l’imagination. Vous êtes un successeur, en cette qualité, de Gaston Ba-chelard et de Gilbert Durand, qui ont ouvert le monde des images à l’analyse théorique, lui ont établi des cartes topologiques, lui ont donné des méthodes et lui ont créé un langage spécifique. Comment êtes-vous arrivé à partager cet intérêt pour la création imagée? Quelles ont été vos relations avec les fondateurs de la discipline?
Dès mes premiers travaux de fin d’études universitaires (1969) j’avais été motivé par une réflexion critique sur la nature de la raison que la tradition philosophique avait tendance à décrire de manière stéréotypée et idéalisée. Mon mémoire de maîtrise portait sur « Les limites de la raison dans la dialectique platonicienne », travail qui me fit découvrir l’importance dans la quête de la vérité des processus non rationnels (image, inspiration, vision intuitive, etc.). Au lendemain des événements contestataires de 1968, cette critique du rationalisme s’était étendu au politique et à l’anthropologie, ce qui m’amena à déposer un sujet de thèse de troisième cycle sur « La fête, le jeu et la sacré ». Ce travail fut réalisé durant un séjour d’enseignement en Tunisie où j’ai pu faire l’expérience du dialogue entre raison philosophique occidentale, foi religieuse et même pratiques magiques. Ainsi l’imaginaire a-t-il pris forme, sens et place centrale, en tant que milieu psychique où s’enracinaient, se déployaient, se transformaient nos représentations du monde et nos valeurs. Mon travail croisa à ce moment-là l’œuvre de Gilbert Durand, qui fut présent à mon jury de thèse de 3eme cycle.
Il devenait dès lors nécessaire d’explorer les formes de la rationalité occidentale pour montrer 1. qu’elle n’était pas uniforme, cyclopéenne, mais qu’elle avait toujours déployé des principes multiformes ; 2. que ces rationalités multiples s’éclairaient précisément à partir de la logique de l’imaginaire qu’avaient étudié G. Bachelard, M. Eliade, G. Durand, H. Corbin, etc. De ces recherches est sortie ma thèse de doctorat d’Etat sur « Figures et fondements de la complexité » qui était consacré à l’étude d’un pensée polaire, ternaire et antagoniste que je retrouvais de Héraclite à Stephane Lupasco. Une partie a été publiée sous le titre « La raison contradictoire ».
Ma nomination comme professeur en 1983 à l’Université de Dijon m’a permis de prendre la direction d’un Centre de recherches déjà existant consacré à l’étude de l’image, du symbole et du mythe, que je transformais quelques années plus tard, au début des années 90, en « Centre G. Bachelard de recherches sur l’imaginaire et la rationalité ». Par là je me situais clairement sous le patronage du maître d’un de mes maîtres, Gaston Bachelard, en prenant comme thématique l’axe permanent de mes interrogations, celui qui relie et oppose à la fois imaginaire et rationalité. En créant ce Centre de recherches philosophiques, le seul en France consacré à cette problématique, je rejoignais le réseau actif des CRI, né autour de G. Durand à Grenoble, dont les disciplines majeures étaient la littérature et la sociologie.
2. Votre formation académique est de nature philosophique, ce qui se reflète dans l’élargissement de la titulature et des préoccupations du Centre Gaston Bachelard, qui portent autant sur l’imaginaire que sur la rationalité. Une dichotomie d’origine romantique, beaucoup travaillée par la philosophie « irrationaliste », voulait que l’intellect et l’imagination fussent en contradiction, sinon en un rapport d’exclusion. Grâce aux nouvelles logiques non-aristoteliciennes, du tiers inclus, telles que la « philosophie du NON » de Gaston Bachelard et la « logique dynamique du contradictoire » de Stéphane Lupasco, ces distinctions manichéistes sont maintenant révolues. Vous-même vous parlez de « la raison contradictoire ». Quelle est votre vision sur la collaboration entre les lumières de l’esprit et le « soleil noir » de l’âme inconsciente? Est-ce que, en ce qui vous concerne, l’affirmation d’une telle synergie est due à une prédisposition personnelle ou est le résultat d’une réflexion théorique sur la relation entre le concept et l’image?
Le couple imaginaire et rationalité semble effectivement renvoyer à une opposition absolue de représentations, de pratiques et de valeurs intellectuelles, qu’une partie de l’œuvre de G. Bachelard a d’ailleurs entériné voire radicalisé. Il m’était apparu au fil des années que l’imaginaire disposait d’une rationalité propre (des structures, des archétypes, des capacités de produire du sens, dans les mythes, etc.) et inversement que la rationalité réactivait des logiques déjà à l’œuvre dans l’imaginaire.
J’aime illustrer cette situation épistémologique par ma propre biographie, puisque né en Alsace, terre tantôt allemande tantôt française, je me sens fils du Rhin, ce fleuve qui unit et sépare deux cultures, l’allemande et la française, la romantique et la classique. Or il existe bien historiquement un romantisme de la raison (Hegel) et un imaginaire classique (baroque français). Mais il s’agit encore plus d’un programme que d’un savoir. Il reste d’immenses travaux à accomplir pour théoriser vraiment ces rapports entre mythos et logos, entre pensée rationnelle et pensée analogique ou métaphorique. Un des axes majeurs de mes travaux de ces dernières années, non encore publiés, porte sur le schématisme figuratif des archétypes dans la genèse et le développement de la pensée philosophique.
3. Quelles sont les méthodes d’investigation qui vous ont marqué et que vous utilisez dans la construction d’une « philosophie des images»: morphologie, phénoménologie, psychanalyse, structuralisme, etc.? Quels sont les avantages et les reculs de chaque de ces herméneutiques? Que pensez-vous de l’avènement, pendant les derniers quinze ou dix années, surtout dans les études anthropologiques, des méthodes de recherche participative (qui soutiennent que, si on veut connaître la vision d’un chaman ou d’une sorcière, par exemple, il faut se faire initier à leurs pratiques), qui vont par-delà non seulement la position tarée par des préconceptions du positivisme, mais aussi de la position se voulant « neutre » de la phénoménologie?
L’imaginaire, au sens français, a pendant longtemps fait l’objet d’approches parcellaires selon les disciplines académiques : psychanalyse pour les rêves, symbolique pour les mythes, rhétorique et stylistique pour les textes littéraires, etc. Cassirer, Bachelard et Durand en France ont commencé à jeter les fondements d’une véritable «science de l’imaginaire», qui a été grandement favorisée par le structuralisme des années 1960, puis par la phénoménologie (déjà assimilée par Bachelard) et aujourd’hui l’herméneutique (Ricoeur). Ces travaux montrent la nécessité de conjuguer ensemble méthodes objectivistes (Durand utilise des statistiques de mythèmes) et méthodes subjectives, participatives, qui prennent racine dans une pré compréhension subjective (Gadamer et Ricoeur ont bien insisté sur cet aspect), qui trouve une expression maximale dans la psychologie des profondeurs (Jung). Ce croisement des méthodes suscite certes scepticisme voire critique violente des sciences positivistes, mais il se révèle irréductible et finalement conforme à l’épistémologie des sciences humaines fondées sur la compréhension et pas seulement sur l’explication.
4. Les recherches sur l’imaginaire procèdent souvent à un découpage par des thèmes, des mythes, des symboles, de l’univers prodigieux des fantasmes de l’humanité. Gaston Bachelard a travaillé une taxonomie qui recoupe le système antique des éléments, Gilbert Durand a établi les constellations de symboles générées par les régimes d’activité de l’imaginaire, Northrop Frye a essayé de regrouper les grands thèmes mythiques de notre culture, les comparatistes actuels dégagent les mythes constitutifs de la littérature et des arts (Faust, Don Juan, Prométhée, Orphée, Electre, Ariane, etc). Toutes ces démarches se proposent de mettre en relief les invariants de la créativité humaine. Quel statut de réalité accordez-vous à ces universalia? Ont-elles une existence métaphysique (comme les idées de Platon), psychologique (comme les archétypes de Jung) ou uniquement culturelle (comme les loci de Curtius)? Sont-elles le reflet d’une réalité transcendante, ou le résultat de l’activité matricielle du cerveau humain, ou des coagulations culturelles?
Un résultat majeur et capital de l’ensemble des travaux portant sur l’anthropologie de l’imaginaire est de donner un fondement à l’idée d’ « universaux» d’images, ce qui a le mérite de mettre fin à l’exclusivité prétendue de l’universalité de la rationalité. La difficulté majeure est de comprendre dans les œuvres humaines comment des noyaux universels se particularisent selon l’espace et le temps (exemple des mythes). Il s’agit là d’un problème général de l’épistémologie que rencontrent aussi bien la biologie que la linguistique. Cette question a déjà été abordée dans ses principes par la métaphysique lorsqu’elle se confronte au problème de l’un et du multiple. Par là, la science de l’imaginaire, comme toute science, a besoin de résoudre des problèmes métaphysiques. Reste la question délicate du statut de cet imaginaire et de ses universaux. On peut trouver des partisans de tous les niveaux d’analyse, réductionnisme neurobiologique, neutralité anthropologique, interprétation métapsychologique qui s’épanouit en métaphysique. Si G. Durand refuse de passer de la description anthropologique à un réalisme métaphysique des images, H. Corbin a fait le choix inverse. En tout état de cause, même si je n’ai pas de certitude intime quant à l’existence du monde supra sensible où se tiendraient les images (au sens corbinien de monde imaginal), je suis convaincu que les développements métaphysiques (néoplatonisme, ésotérisme chi’ite, romantisme mystique, etc.) ont une valeur irremplaçable pour mieux pénétrer dans l’architecture et la vie des images. La métaphysique des images doit donc être admise au moins comme une source précieuse de savoirs.
5. A partir de la question précédente, j’aimerais vous demander quelle définition donnez-vous au sacré et quel rôle attribuez-vous à la religion dans le monde contemporain. Comment vous rapportez-vous aux conceptions de Rudolf Otto, de Mircea Eliade et d’autres historiens de la religion?
Un des lieux d’expression réglés et cohérents des images est formé par les croyances et les œuvres religieuses. Le religieux est à la fois une forme de conservation et de transformation culturelle de l’imaginaire et une expérience de rencontre des images dans leur richesse émotionnelle et symbolique. Le religieux recèle en fait comme élément constitutif primordial le sacré, au sens d’Otto et d’Eliade, c’est-à-dire une structure affectivo-cognitive qui nous permet de nous arracher au seul sensible et visible pour pénétrer dans un champ de réalités supra empiriques.
Or l’imaginaire se nourrit et s’enrichit précisément par et dans l’expérience et l’institution du sacré, dans la mesure où le sacré actualise l’impensé et le sursignifié des images. Certes le sacré a des conséquences ambivalentes puisqu’il peut réifier l’image, dans l’idolâtrie, ou au contraire favoriser la fonction iconique et donc anagogique de l’image (qu’on trouve dans le mystique et le poétique, par là proches). Mais nul autre médiateur que le sacré ne peut nous permettre collectivement d’habiter et de vivre dans l’imaginaire.
6. Est-ce que l’utopie (le sujet d’un de vos livres traduit en roumain) pourrait être vue comme le dérivatif du numinosum religieux? Vous la traitez en tant que symptôme d’une crise de l’imaginaire. Serait-ce là l’effet de la désacralisation du monde moderne? Y a-t-il un rapport entre la crise de la pensée utopique et l’échec des sociétés communistes du XXe siècle?
L’utopie, qui est apparue dans des contextes culturels variés (Chine, Europe), me semble précisément constituer un champ de l’imaginaire hybride et plastique. Elle se développe initialement dans le prolongement des perceptions imaginales d’une Cité de Dieu méta-empirique (Age d’or, Jérusalem céleste pour l’Occident). Mais dès que l’histoire fait émerger un projet de construction sociopolitique autonome, qui veut s’émanciper de la tutelle des métarécits sacrés, l’utopie se laïcise progressivement et devient un programme de maîtrise prométhéenne de l’histoire.
Le prix à payer de ce changement d’intentionnalité est l’appauvrissement symbolique, qui peut aller, sous la pression de diverses normes rationnelles jusqu’à un rationalisme morbide et en pratique à des projets totalitaires. L’utopie permet de suivre l’évolution d’un paradigme religieux vers une contrefaçon humaine, trop humaine, qui finit par remplacer le paradis par l’enfer. Par là elle confirme que l’imaginaire est neutre et peut alimenter aussi bien des visions spiri-tuelles que des instrumentations aliénantes et nous permet de mieux comprendre l’évolution d’une pathologie des images.
7. Quel est l’avenir des recherches sur l’imaginaire? Un scepticisme post-moderne nous apprend que toute discipline, pour novatrice qu’elle soit, reste néanmoins le produit de la vision, de l’idéologie, du vocabulaire d’une époque donnée. Y a-t-il le risque que les recherches sur l’imaginaire n’expriment qu’une fascination typiquement moderne pour la fantasmatique subliminale? Ou s’inscrivent-elles dans un champ de préoccupations tout aussi pérennes que, disons, la philosophie?
Le succès des recherches sur l’imaginaire doit sans doute être replacé dans un contexte de critique générale de la raison, qui s’est encore vu renforcée par le scepticisme généralisé de l’ère post-moderne, caractérisée par la fin des grands récits de la raison. L’imaginaire reste cependant un milieu psychique encore mal connu (beaucoup plus mal connu que les sens ou les activités logiques), qui nous laisse encore devant beaucoup de zones d’inconnu. Si le retour en force d’un rationalisme positiviste est un des risques actuels de la mondialisation, de l’économisme et du technicisme, pour les décennies a venir, il se peut cependant que nos sociétés ne pourront plus négliger comme avant cette exploration, parce qu’elle est motivée par un mal-être humain, qui même s’il n’a plus les contours de la seule névrose comme au temps de Freud, mine aujourd’hui les racines de l’humain. La demande d’imaginaire risque donc de croître avec les risques d’irrationalisme accrus.
La seule parade pour sauver l’alliance salutaire de l’imaginaire et de la rationalité est donc de renforcer une connaissance rationnelle de cet imaginaire, avec le concours de toutes les disciplines, dont la philosophie.
8. En tout cas, l’intérêt de la communauté scientifique internationale pour la discipline paraît être en croissance, à en juger d’après le nombre de laboratoires créés en France et à l’étranger. Si ma question n’est pas tautologique et évidente de par elle-même, quels sont les bénéfices de la constitution d’un réseau de communication entre ces centres? Y a-t-il des différences significatives entre les approches proposées par eux? Pourriez vous définir les apports spécifiques de ces laboratoires, par rapport à l’aire culturelle et linguistique (France, Brésil, Canada, Corée, Israël, Mexique, Pologne) où ils se sont constitués? Et, plus spécifiquement, vu qu’il y a plusieurs Centres de recherches sur l’imaginaire en Roumanie, à Bucarest, à Craiova et enfin à Cluj, comment voyez-vous la collaboration avec des scientifiques roumains?
L’état actuel des recherches sur l’imaginaire, comme en témoigne la création quasi continue de nouveaux Centres CRI, est florissant sur toute la planète. Dans ce contexte émergent des zones géoculturelles particulièrement réceptives et créatrices : le Brésil, véritable civilisation née du mariage de la culture portugaise avec le vieux fond africain et indien, qui est en prise avec un réalisme magique exceptionnel ; l’Europe centrale et en particulier la Roumanie qui a maintenu vivant un vieux fond indoeuropéen de mythes que le pseudo-rationalisme communiste n’a pas réussi, paradoxalement, à aseptiser au même titre que la civilisation capitaliste occidentale ; l’Extreme Orient, Japon et Corée en particulier, où la vision ancestrale du monde (bouddhisme et taoïsme) rend particulièrement sensible a l’onirisme de type bachelardien. Par contre la civilisation américaine constitue par son pragmatisme et son fidéisme protestant une poche de résistance vive à toute approche de l’imaginaire symbolique. En Europe il apparaît donc urgent de rapprocher les Centres de recherche occidentaux de ceux qui émergent en Europe centrale qui disposent de matériaux et d’expériences particulièrement précieuses. L’apport de la Roumanie à l’étude de l’imaginaire constitue de ce point de vue un héritage décisif.
Réponses recueillies par Corin Braga