François Gramusset
Université Stendhal – Grenoble 3, France
francois.gramusset@numericable.fr
Illusion, discernement et altérité chez Thérèse d’Avila. Un commentaire du chapitre 23 de son autobiographie, le Libro de la vida /
Illusion, Discernment and Otherness in Teresa of Avila: Reflections on the Twenty Third Chapter of Her Autobiography, the Libro de la Vida
Abstract: The Spanish Counter-Reformation witnessed paradoxical movements: the intensification of the normative control of the church on individuals and the openness of a number of spiritual people to new forms of relation to God that were more personal and more intimate than in mediaeval tradition. Teresa of Avila’s writings are an offspring of this tension. She observes the movements of her soul, affirms the singularity of her own experience, and communicates it in her mystical autobiography, El libro de la vida (The Book of Life), despite the danger that this implies for her. Teresa’s writing is not only a means of explaining and accepting her manner of praying and her conventual reform; it is first of all the place to find divine and loving alterity. Page, plume and ink provide Teresa with the means to confront the doubt, the possibility of illusions, indeed the truth of God. The mystical quest is well placed in the very midst of this medium that is both narrative and dialogical; in Teresa’s autobiography, the modern subject learns to articulate his psyche in speech, facing questions of resistance and autosuggestion. The concept of illusion is indispensable, since it opens up the possibility of doubt, which in itself invites one to exert discernment.
Keywords: Teresa of Avila – Libro de la vida; Autobiography; Doubt; Illusion; Discernment; Alterity; Autodiegesis; Mythos; Writing.
Illustration : Cette gravure est tirée de La vie de la séraphique mère Thérèse de Jésus, fondatrice des Carmes déchaussés…, à Grenoble, chez Laurent Galibert, 1678 (réédition de l’ouvrage de Claudine Brunaud publié à Lyon en 1670 chez Jullieron). Traduction de la devise latine : « Toutes ses illuminations spirituelles, sainte Thérèse les trouve, quand elle éprouve l’extase, tombées du ciel toutes marquées, pour servir d’exemple au graveur. »
Le 28 mars 1515 Teresa de Ahumada naît près d’Avila, en Castille, dans une famille de la petite noblesse récente issue, du côté du père, du milieu des juifs convertis ; la même année est inauguré à Avila, en Castille, le monastère de l’Incarnation tandis qu’à l’autre bout du monde Juan Díaz de Solís découvre et nomme le Río de la Plata et que, dans le royaume voisin de France, François Ier accède au trône. L’année suivante, en 1516, le roi Ferdinand le Catholique meurt et Erasme publie à Bâle son édition du Nouveau Testament grec, avec sa traduction latine. En 1517 Teresa a deux ans et Martin Luther affiche ses 95 thèses contre les indulgences papales sur la porte de l’église du château de Wittemberg. En 1518, Charles Quint accède au Trône impérial. Puis commencent (1521) les guerres entre la France et l’Espagne et Ignace de Loyola, officier, blessé par un boulet de canon français lors du siège de Pampelune, entre par étapes dans une conversion qui va contribuer de manière décisive à la compréhension de la vie intérieure. En 1528 Teresa de Ahumada a 13 ans et elle perd sa mère, tandis que les persécutions s’enflamment en Espagne contre les « alumbrados » (les illuminés). En 1532 le schisme anglican est consommé et les Turcs progressent en Europe Centrale. Deux frères de Teresa, Hernando au Pérou (1534) et Rodrigo (1535), partent successivement, pour le Río de la Plata. Cette même année 1535, Pizarro fonde la ville de Lima sous le nom de Ciudad de los Reyes et le 2 novembre Teresa, qui a 20 ans, s’enfuit de la maison paternelle pour le couvent de l’Incarnation d’Avila, où elle reçoit l’habit religieux un an plus tard, le 2 novembre 1536, puis fait ses vœux solennels un an et un jour plus tard, le 3 novembre 1537. C’est aussi l’année où Ignace de Loyola est ordonné prêtre. L’aventure thérésienne est encore discrète, inconnue du monde en crise de modernité.
Sainte Thérèse d’Avila a été longtemps connue comme la fondatrice du Carmel Déchaussé et l’instauratrice, avec Jean de la Croix, d’une mystique nouvelle propre à la contre-réforme espagnole. Au XXe siècle (1970), elle est déclarée docteur de l’église par le pape Paul VI et ses écrits prennent ainsi une autorité plus vaste, puisqu’ils deviennent un enseignement spirituel et théologique autorisé pour tous les catholiques. Depuis quelques décennies, ce sont la condition féminine de Thérèse et son style qui retiennent davantage l’attention en raison de son audace, de la rareté des femmes écrivains à son époque et de la force de ses écrits fondés non sur une formation doctrinale et théologique universitaire qui était réservée aux hommes d’église (les « letrados »), mais sur son expérience. Or, comme le souligne l’historien français Joseph Pérez, pour une très grande figure de l’église espagnole de l’époque comme Melchor Cano (théologien dominicain), l’expérience est infiniment suspecte, « experimentum fallax », et seule est fiable la scolastique des docteurs en théologie. Pour Joseph Pérez, l’obsession anti-illuministe de Melchor Cano instaure le « despotisme de l’intelligence »[1]. Or c’est l’expérience qui donne matière à l’œuvre de Thérèse d’Avila, et une expérience avant tout intérieure et subjective. Thérèse, loin de valoriser l’expression spontanée et irréfléchie, accorde une grande importance à la compréhension intellectuelle et à l’expression formelle de l’expérience, considérant même la rencontre de Dieu, sa compréhension et sa formulation comme trois faveurs divines distinctes et spécifiques qui ne sont pas toujours réunies : « Que le Seigneur accorde une faveur, c’est une faveur, mais c’en est une autre de comprendre de quelle faveur et de quelle grâce il s’agit, et encore une autre de savoir la dire et savoir faire comprendre en quoi elle consiste » (Vida 17, 5)[2].
L’autobiographie compte quarante chapitres et l’on peut y discerner, comme le fait Jesús Castellano Cervera[3], cinq parties :
- chapitres 1 à 10 : autobiographie, depuis l’enfance jusqu’à la conversion de 1554
- chapitres 11 à 22 : petit traité sur l’oraison et ses étapes (ou degrés)
- chapitres 23 à 31 : récit autobiographique de la manière dont elle a appris, à partir de sa rencontre avec les jésuites vers 1555, à discerner les faveurs de Dieu (ou grâces)
- chapitres 32 à 36 : histoire de la fondation de San José, son premier monastère, à Avila, où elle entre avec quatre compagnes en décembre 1562
- chapitres 37 à 40 : récit des dernières grâces mystiques de cette période de sa vie.
Cette seconde rédaction du Libro de la vida est achevée en 1565[4].
La troisième des cinq parties du livre est cruciale et constitue l’axe central du récit. Thérèse en a conscience puisqu’elle écrit, reprenant, après son petit traité d’oraison, le fil narratif de sa vie : « A partir d’ici c’est un autre livre, c’est-à-dire une autre vie. La vie racontée jusqu’ici était la mienne ; celle que j’ai vécue depuis que j’ai commencé à formuler ce qui concerne l’oraison, c’est la vie de Dieu en moi » (Vida 23,1). Ce passage a été bien souvent cité, sans qu’on relève toujours la difficulté de son interprétation. Prenons-le à la lettre : Dieu vient vivre en elle alors qu’elle travaille à la formulation et à l’écriture des « choses concernant l’oraison » (« cosas de oración »).
La plupart des lecteurs de ce passage l’ont spontanément compris comme se rapportant au passé raconté. Pourtant, l’ambiguïté de la formulation est signifiante : sa vie nouvelle (celle de Dieu en elle) commence-t-elle à l’époque passée qu’elle s’apprête à raconter (le DIT du récit), ou maintenant, au moment de rédaction qu’elle aborde (le DIRE du récit) ? Les deux sans doute, dans la mesure où, nous le verrons plus loin, l’époque passée dont elle va parler est aussi celle où son travail autobiographique s’amorçait et se précisait. On pourrait entendre alors qu’au moment où elle écrit ces lignes, vers 1565, elle revit, accomplit et parachève dans l’écriture ce passage à la nouveauté commencé dix ans plus tôt, une conversion dans laquelle l’écriture et le rapport au verbe jouent un rôle essentiel. Nous essaierons dans la suite de comprendre cela en profondeur. Elle rappelle ses débuts en répétant quelques lignes plus loin : « Le Seigneur commença à m’accorder des grâces… Sa Majesté commença à me donner… » (Vida 23, 2). Et elle ajoute : « …à cette époque, des femmes avaient été sujettes à de grandes erreurs et illusions que le démon leur avait inspirées, et j’ai commencé à prendre peur, si grands étaient le plaisir et la douceur que j’éprouvais » (ibidem). Chacun des mots clefs de cette phrase pose quelque problème de traduction. Nous traduisons « engaño » par « erreur », mais l’on pourrait aussi traduire par « tromperie » pour mettre l’accent sur l’origine démoniaque de l’erreur. Le mot « ilusión » est facile à transposer, mais il faudra l’expliciter. Quant au verbe « temer », nous le traduisons par « prendre peur » en raison même de l’ambiguïté du verbe espagnol et de l’expression française : ce sentiment est-il bon ou mauvais, signe de clairvoyance ou de confusion ? Quant au « deleite », faut-il le traduire par « plaisir », qui a en français une connotation sensuelle, ou par « joie » qui peut prendre une valeur plus spirituelle ? Ce souci du choix des mots n’est pas seulement le nôtre. Ç’a été aussi la préoccupation de Thérèse à l’époque dont elle parle, vers l’été 1555 (le passé du DIT), mais aussi dix ans plus tard, lorsqu’elle rédigeait le récit de sa vie (le présent du DIRE), c’est-à-dire en 1565. Nous touchons ici aux éléments clefs de notre problématique, car une « vie », au sens latin, ce n’est pas une chronique ! Ce n’est pas l’accumulation chronologique d’« actualités », au sens que le mot « actualités » a pris dans la vie médiatique. Une vita n’est pas compilation mécanique d’événements consignés au jour le jour, ni un « journal des actualités ». Ce ne sont pas ces événements que les navigateurs et les aventuriers publient aujourd’hui quotidiennement sur leur blog, depuis l’Arctique, le Cap Horn, le Tibet ou l ‘Amazonie. Une vita, c’est l’arc tendu d’un récit au sens plénier, un mythos, c’est-à-dire le lieu langagier de la manifestation, du déploiement et de l’accomplissement du sens. Une vita est épiphanique. La nouveauté, ici, tient à l’autodiégèse : l’un des actes majeurs de l’héroïne est la rédaction même de son propre récit, dans la diction du transport mystique comme habitation par le verbe.
La question à laquelle nous voulons répondre dans ces lignes est donc la suivante : à l’heure où se constitue en Europe la subjectivité moderne, quels sont la nature et le rôle de l’illusion dans la vie intérieure, et comment le mythos, c’est-à-dire le travail narratif du sujet, lui donne-t-il sens ? Si une vie ne s’écrit que depuis sa fin, il faudrait que tout autobiographe l’écrive sur son lit de mort ! En fait l’autobiographie moderne s’écrit et se raconte dans une anticipation de la fin au moment de l’écriture. Montaigne l’a formulé autrement. Thérèse le dit à sa manière : une limite transcendante apparaît dans l’écriture, la « ligne du mourir-naître », selon la formule d’un exégète[5]. Dans la solitude contemplative du premier monastère, petit et pauvre, qu’elle vient de fonder, Thérèse d’Avila fait le récit de sa biographie et y inclut un petit traité sur ce qui forme le noyau ou le cœur de son vivre, l’oraison, qu’elle définit comme une amitié avec Dieu et une relation intime de présence mutuelle entre Lui et soi. Ce mode de vie est un aboutissement provisoire, car l’impulsion qui a animé Thérèse n’est pas retombée ; elle va renaître, s’amplifier et la conduire à bien d’autres fondations de monastères accompagnées de nouveaux combats. Mais pour le moment un terme provisoire est atteint, puisque Thérèse est parvenue à créer un monastère où elle peut vivre avec quelques sœurs une vie d’oraison, une oraison nouvelle dont elle a fait lentement l’expérience dans un milieu peu favorable, une oraison dont elle a lentement (parfois douloureusement) cherché à comprendre la nature et le chemin. La vie dans son premier monastère est donc un terme provisoire, tout comme l’achèvement de son autobiographie, le Livre de la vie, est un terme provisoire, dans l’attente des livres qui suivront. La rédaction du Livre de la vie complète se conclut sur une conversion qui s’est aussi concrétisée par la fondation du premier couvent, mais elle donne aussi un socle à l’aventure des fondations ultérieures, matière du livre suivant, le Livre des fondations. Sur la frontière mobile du verbe, sur cette ligne du mourir-naître, Thérèse d’Avila fonde le mythos de sa vie depuis son commencement.
Nos contemporains sont épris d’instantanéité au point qu’ils ont créé l’extraordinaire expression « en temps réel » ! Vivre aujourd’hui un événement « en temps réel », c’est le vivre à distance grâce à la télévision ou à une webcam par exemple ! C’est ne pas y être mais y être quand même ; c’est un LÀ vécu immédiatement, comme un ICI imaginaire. Cela pose la question de la « présence ». Telle est la question nocturne et amoureuse que Thérèse et Jean de la Croix adressent à Dieu : Où es-tu ? Est-ce bien Toi ? Mais Thérèse, elle, prend le temps à bras le corps et répond à cette question avec un sens historique très aigu, en construisant longuement le mythos, c’est-à-dire le récit fondateur d’une relation. La construction de ce mythos est un lent processus historique qui aboutit à la phase finale et cruciale de l’écriture. Sa rédaction n’est pas un acte de copie, mais constitue un événement majeur du récit. Tout lecteur attentif peut s’en apercevoir : le Libro de la Vida se donne autant comme énonciation que comme énoncé. Le dire y est constamment d’actualité[6]. À l’époque de Thérèse, des cas de femmes visionnaires avaient reçu un large écho, comme « celui de sœur Madeleine de la Croix, abbesse des clarisses de Cordoue, dont les inventions avaient trompé toute la Cour et dont le procès inquisitorial fut un véritable événement »[7]. Thérèse était donc consciente à la fois des risques d’erreur spirituelle et des dangers politiques que lui faisaient courir les grâces surnaturelles qu’elle expérimentait.
Au chapitre 23 de son autobiographie elle formule clairement le dilemme :
[…] le Seigneur commença à m’accorder des grâces. Il commença à m’accorder ordinairement l’oraison de quiétude, et souvent celle d’union. À cette époque, des femmes avaient été sujettes à de grandes erreurs et illusions que le démon leur avait inspirées, mais je voyais en moi une très grande certitude que c’était Dieu, spécialement quand j’étais en oraison, et je voyais aussi que j’en sortais meilleure et plus forte, mais dès que je me distrayais un peu, je reprenais peur et me demandais si le démon, en me donnant à penser que cela était bon, ne voulait pas suspendre mon entendement pour me priver de l’oraison mentale et m’empêcher de penser à la Passion… (Vida 23,2).
L’oraison de quiétude et l’oraison d’union sont deux degrés d’une relation où l’esprit entre dans une intimité avec Dieu, deux approches de la pure présence mutuelle sans pensée. Cette voie est très caractéristique de la spiritualité carmélitaine telle que Thérèse l’a expérimentée, comprise et structurée. Le discours de la pensée y est interrompu, suspendu, au profit de la contemplation. Thérèse met donc face à face deux réflexions contradictoires. D’un côté elle constate les effets de ce qu’elle nomme « l’oraison » : elle en sort plus forte et meilleure. De l’autre côté elle sait que l’on ne peut à la fois « être en oraison de quiétude ou d’union » et « penser » (par exemple, dans ce qu’on appelle « l’oraison mentale », penser méthodiquement à telle ou telle scène de la Passion du Christ) ; elle envisage donc l’hypothèse suivante : l’oraison de quiétude et l’oraison d’union pourraient être des manœuvres du démon pour l’empêcher de recourir à « l’entendement » (c’est-à-dire à la pensée discursive et volontaire) et de penser à la Passion du Christ. Comme on le voit, dès l’époque racontée, Thérèse se posait bien des questions, et la merveilleuse douceur des moments d’oraison de quiétude et d’union ne l’empêchait pas de raisonner ensuite, mais le fruit de ces deux pratiques contradictoires (grâces affectives et raisonnements intellectuels) était la peur. La peur est récurrente dans cette période de sa vie.
Elle raconte alors comment elle s’en affranchit. La peur grandit, et elle décida de chercher aide et conseil auprès de personnes compétentes et expérimentées. Elles avaient été bien rares dans sa vie précédente. On lui avait parlé des Jésuites, et ce qu’elle avait entendu dire de leur mode de vie et de leur manière de prier l’avait enthousiasmée. Or quelques-uns étaient arrivés à Avila. Survient alors un dernier obstacle, sous la forme de l’humilité, ou plutôt de la fausse humilité : elle se sent indigne de l’intérêt d’hommes si spirituels et la timidité la paralyse. A posteriori elle se moque d’elle-même : « le terme de ma détermination était sans fin ! » (Vida 23, 4)[8]. En somme, elle n’en finissait pas de se décider et attendait d’être meilleure pour prendre les moyens de s’améliorer ! Nous appelons cela un cercle vicieux. Elle le nomme démoniaque, mais la différence n’est pas grande, car nous appartenons à la même modernité, même si Thérèse vit à ses débuts, et nous, peut-être, à sa fin. Le démon du Moyen Âge a quelque place dans le Libro de la vida, car l’héritage médiéval n’est pas loin, et Thérèse y mentionne à l’occasion quelques épisodes qui en relèvent, avec apparition d’un petit personnage horrible ou émanation de pestilences sulfureuses, mais ce folklore demeure ponctuel, et dans l’ensemble le qualificatif « démoniaque » allégorise les mécanismes complexes de la liberté humaine aux prises avec elle-même et avec la peur de vivre, en particulier lorsque l’imagination se met au service de la peur. Elle conclut : « j’avais besoin de l’aide d’autrui, besoin qu’on me tende la main pour me relever. Béni soit le Seigneur car, finalement, sa main fut la première » (Vida 23,4).
L’autobiographie entremêle ainsi des événements subjectifs et objectifs (comme l’intensification de l’oraison de quiétude et d’union, ou l’arrivée des Jésuites à Avila) et les analyses de leur sens, l’ensemble étant appréhendé depuis la vie que mène Thérèse dans le premier couvent qu’elle a fondé malgré de très fortes oppositions locales, une vie conforme à l’enseignement de son expérience. Là résident l’audace et la difficulté : que dans la Castille du XVIe, une femme combatte pour donner forme pratique et institutionnelle à un enseignement qu’elle déclare avoir reçu de Dieu lui-même, cherchant résolument à le partager et à le transmettre, alors que depuis l’origine de l’église et la fameuse diatribe de Saint Paul, les femmes sont écartées de l’enseignement et du magistère. L’expérience et l’écriture, le temps de l’expérience et le temps de l’écriture narrative-autobiographique jouent un rôle majeur dans cette aventure où la vie la plus intime cherche et trouve sa réalité dans les institutions que sont le récit et le couvent. Thérèse prétend faire du neuf et le fonder non en illusion mais en réalité. Quels sont les critères de l’une et de l’autre et quelles sont les difficultés subjectives à surmonter ? Elle doit montrer que sa vie est réussie et peut constituer un modèle de vie pour d’autres alors qu’elle n’est qu’un être humain, une femme, une pécheresse. Il y a là un paradoxe qu’elle énonce dès les premières lignes du Libro de la vida, lorsqu’elle écrit : « J’aurais voulu que l’on me donne pleine liberté pour raconter en détails et en toute clarté mes grands péchés et ma vie misérable. C’aurait été une grande consolation, mais on n’a pas voulu et on m’a lié les mains sur ce point » (Vida 1,1). Elle a conscience du paradoxe de la tradition médiévale hagiographique et de ses saints qui, après leur conversion, cessent radicalement de commettre des péchés : « moi, non seulement je devenais pire, mais on aurait dit que je m’appliquais à résister aux grâces que sa Majesté me faisait, comme si je m’étais vue dans l’obligation de rendre plus, et avais cherché le moyen de donner le moins possible » (ibidem). Elle évoque donc ses faiblesses, fautes et péchés, tout au long de son récit, avec une discrétion étonnante, par allusions rapides et très voilées. Lisant cela depuis le XXIe siècle, nous pouvons essayer d’entendre cette stratégie narrative.
1- La confession sacramentelle est un aveu intime et secret ; les péchés avoués par le pénitent au confesseur ne doivent pas, en principe, être rendus publics.
2- Tout exposé de fautes court le risque de devenir incitatif pour des âmes plus faibles que celle du pénitent, et, en somme, de leur donner des idées.
3- À trop exposer et détailler ses péchés, Thérèse donnerait des arguments à ses opposants et à tous ceux qui veulent faire obstacle à sa réforme : il serait fou de faire confiance à une grande pécheresse ! Comment peut-elle prétendre à un enseignement spirituel ?
4- Le plus important peut-être est le suivant : l’essence de l’option spirituelle thérésienne n’est pas dans l’ascèse ni dans la mobilisation constante de la volonté qui résiste à la tentation. Elle parle avec une très grande admiration de Saint Pierre d’Alcantara, avec qui elle était en relation et dont les avis et conseils lui ont été précieux ; elle évoque la vie ascétique de ce religieux franciscain et ses rudes pénitences. Mais sa voie à elle est autre : elle consiste à apprendre à accueillir, à faire tomber les résistances, à entrer, par étapes, en amitié avec Dieu. Thérèse veut bien montrer que cette amitié est pur don, qu’elle n’est ni gagnée ni méritée ni achetée par quelque mérite que ce soit mais reçue gratuitement, le travail de l’homme étant de se disposer, de se transformer par l’apprentissage de l’hospitalité intérieure. Insister sur ses péchés pourrait soit donner à penser qu’elle y a héroïquement renoncé (c’est la figure hagiographique médiévale), soit qu’elle bénéficie arbitrairement de faveurs divines qu’elle ne mérite pas et qui lui tombent dessus sans qu’elle fasse rien. C’était le vieux balancement entre la grâce et les œuvres, qui à l’époque alimentait les polémiques entre Luther et Rome et alimentait en Espagne, au temps de Thérèse, la persécution des alumbrados. Thérèse met l’accent sur la grâce qui se reçoit, mais sa singularité est d’inventer une manière de rendre l’homme intérieur apte à accueillir les grâces.
La grande interrogation de Thérèse jusqu’à la fondation de son premier couvent et la rédaction de son autobiographie est donc en fin de compte : comment est-il possible qu’un être tel que moi (faible, pécheur, imparfait, ingrat…) reçoive de Dieu de tels signes d’amour (les degrés de l’oraison, les paroles du Christ…) ? À l’heure où elle écrit sa vie, cette question, qui ne disparaîtra jamais complètement, a tout de même reçu réponse dans le registre amoureux : parce que c’était Lui et parce que c’était moi.
Le paradoxe qui reste est évidemment le fait que cette relation unique soit proposée comme exemplaire.
Nous avons vu que vers 1555 Thérèse n’exclut pas d’être en proie à l’illusion (démoniaque), mais ne tranche pas non plus dans ce sens et décide de demander l’aide d’experts en vie spirituelle, les Jésuites. Le temps passe, elle ne s’y décide toujours pas et, curieusement, tout s’exacerbe : « […] je vis que ma peur allait de l’avant, parce que l’oraison croissait, et il me sembla que ce devait être soit un très grand bien, soit un très grand mal, car je comprenais bien que ce qui m’arrivait était d’ordre surnaturel, du fait que bien souvent je ne pouvais y résister, et que l’avoir sur commande, c’était également impossible. » (Vida 23,5). Elle décide donc, avant de demander de l’aide, d’éviter le plus possible les « occasions » de mal agir. Si les grâces viennent de Dieu, ce sera idéal. Si elles sont illusoires, alors ce ne sera pas bien grave, puisque tout effet pratique néfaste sera évité. Mais cela ne marche pas : pour que cela marche, il lui faudrait être bien plus parfaite et capable d’éviter réellement toutes les occasions d’agir mal. Ce n’est pas le cas. Elle se décide donc à demander de l’aide, à la fois à un gentilhomme laïc mais très pieux et saint, et à un clerc « letrado », c’est-à-dire formé en théologie. Le clerc devient son guide spirituel et confesseur, mais il la conduit rudement et a des exigences de vertu auxquelles Thérèse est incapable de se conformer ; il prend des raccourcis qui font violence à l’esprit de Thérèse et la mettent en échec, la découragent, comme quelqu’un qui voudrait faire voler un oisillon encore sans plumes (la comparaison est de Thérèse : Vida 23,10) ! Elle se reporte sur le « saint gentilhomme », qui ne peut être son confesseur mais devient son conseiller et la traite avec douceur et patience. Cela lui fait du bien et elle en vient aux confidences, lui parle des faveurs surnaturelles qu’elle reçoit : il n’y comprend rien. Pour lui, tout cela est très inquiétant ; il pense que Thérèse n’est pas assez avancée spirituellement, que son ascèse personnelle n’est pas suffisante. Bref, il considère ces faveurs suspectes car Thérèse, à son avis, n’est pas assez « mortifiée » et ne mérite pas de telles faveurs de la part de Dieu. Ecrivant tout cela, Thérèse précise, pour excuser le bon gentilhomme, qu’à l’époque elle même ne savait pas du tout lui parler avec clarté et pertinence de sa vie intérieure et de « son oraison ». L’étape suivante est encore pleine de peurs, auxquelles s’ajoutent les larmes. Il lui faut apprendre à DIRE cette oraison qui est la sienne. Elle cherche les formules et les mots adéquats dans un livre de fray Bernardino de Laredo, Subida del monte Sión, por la vía contemplativa soulignant les passages où elle reconnaît ce qu’elle expérimente elle même, puis elle remet le livre au chevalier ainsi qu’un un récit complet de sa vie : la voici désormais sur la voie de l’autobiographie (Vida 23,14) ! Elle ajoute en passant que tous ces entretiens ont attiré l’attention dans le couvent et que les deux hommes n’ont pas été aussi discrets qu’il aurait fallu, si bien qu’on a commencé à jaser et à l’épier. Puis le chevalier et le clerc lui ont donné leur avis : ses expériences provenaient certainement du démon ! Elle devait faire d’urgence une confession générale à un père jésuite : un jésuite parce qu’ils étaient experts dans le discernement des esprits et une confession parce que ce sacrement avait le pouvoir de la guérir des illusions démoniaques. C’est sur cette injonction terrifiante qu’elle prépare l’aveu de ses péchés en mettant à nouveau sa vie par écrit : la voie autobiographique se précise ! Puis elle se confesse enfin à un jésuite et lui confie donc « toute [son] âme, comme à quelqu’un qui connaissait ce langage » (Vida 23,16). Et le jésuite lui déclare que les grâces qu’elle reçoit et expérimente sont bien de Dieu, qu’elle doit reprendre son oraison et ne plus la lâcher, ajoutant des conseils qui montrent qu’il l’a, en effet, bien entendue et comprise. Les effets de cette rencontre sont étonnants : « il me guida de telle manière que j’en devint toute différente. Quelle chose extraordinaire : comprendre une âme ! » (Vida 23,17).
Les critères de réalité des grâces divines sont donc :
1- l’expérience proprement dite qui suspend toute pensée dans une pure présence unifiée,
2- les effets de cette expérience tels que la certitude d’avoir rencontré Dieu, le calme intérieur, la force pour agir de manière plus droite,
3- la confrontation ou soumission à l’intersubjectivité ecclésiale (Thérèse nomme cela « obéissance ») et la verbalisation du vécu surnaturel dans le récit-confession de cette expérience[9], une expérience qui doit être authentifiée et validée par autrui (ici, d’abord en vain, par le gentilhomme et le clerc théologien, puis avec succès par le confesseur jésuite).
Néanmoins, ce chemin est loin de s’achever ici. Nous l’avons dit, il s’agit d’un très long processus où l’écriture narrative autobiographique joue un rôle essentiel ; il s’agit de structurer l’esprit et de donner assez de consistance à la vie intérieure pour qu’elle puisse non seulement être énoncée et décrite en confession mais aussi partagée et enseignée à celles qui deviendront des religieuses du Carmel réformé par Thérèse. L’autobiographie se présente donc à la fois comme un manuel d’oraison et comme le récit autobiographique des événements au long desquels cette forme d’oraison a été découverte, pratiquée et validée. Les chapitres suivants entrent dans le détail de ces faveurs ou grâces divines, et montrent que l’on est bien loin, avec Thérèse, de l’image si répandue de la jeune évaporée qui se livre entièrement à un délire enthousiaste et solipsiste sans recul intellectuel ni capacité d’entendre des critiques.
Les chapitres suivants sont d’un grand intérêt, car Thérèse y expose et formule la nature particulière et les différentes formes que peuvent prendre les « paroles silencieuses que Dieu dit à l’âme » (Vida 25,1). Au chapitre 25 elle distingue ainsi des « paroles très formées », dont la caractéristique est qu’elles sont silencieuses mais qu’il n’y a pas moyen de s’y soustraire ou de s’en distraire, comme si, en somme, Dieu communiquait les signifiés mêmes à l’esprit, de l’intérieur. Elle envisage une possibilité d’illusion au sujet de l’origine de ces paroles : il pourrait s’agir de paroles que l’esprit s’adresse à lui-même. Elle se souvient d’abord que toutes les choses qui lui ont été annoncées par ces paroles se sont réalisées par la suite. Puis elle ajoute que leur clarté est parfaite, alors que les paroles que l’esprit s’adresse à lui-même sont comme sourdes, artificielles. Elle complète enfin en disant que par elles Dieu ne communique pas seulement une information, mais que « ses paroles sont des actes » (Vida 25,3) dont la force transformante ou performative est nettement perceptible. Qu’elles soient de reproche ou d’encouragement, elles laissent l’esprit apaisé, joyeux, plus fort, alors même qu’il était auparavant distrait et troublé. Enfin, elle qualifie ces paroles d’impossibles à oublier. Il est curieux de noter les expressions qu’elle emploie : dans le cas de l’autosuggestion les paroles sont floues, comme entendues « dans un demi sommeil », dit-elle. Dans le cas des paroles de l’Autre divin « la voix est si claire que l’on ne perd pas une seule syllabe de ce qui est dit » (Vida 25,4), or il s’agit d’énoncés d’une profondeur et d’une complexité qui dépassent largement les capacités intellectuelles dont dispose habituellement l’esprit. Pour elle, en somme, il s’agit bien de paroles
– sans signifiant (silencieuses)
– d’un signifié d’une grande complexité et d’une clarté parfaite (il faudrait au moins un mois pour articuler par soi-même ces pensées reçues d’un coup, en quelques instants),
– qui exercent aussi une action profonde et vivifiante sur l’affectivité (l’esprit troublé s’en trouve apaisé),
– inoubliables (en particulier si elles sont prophétiques).
Pour elle, sauf mensonge délibéré, l’erreur n’est guère possible. À son avis, toute personne qui entend de telles paroles et désire sincèrement savoir à quoi s’en tenir à leur sujet, peut distinguer l’illusion (autosuggestion/tentation démoniaque) de la vérité (divine). Dans le cas des illusions, qu’elle dit avoir connues deux ou trois fois, elle insiste sur l’indice des effets : elles laissent l’esprit dans une sécheresse inquiète et troublée. Elle signale aussi l’indice de la force : les paroles vraies ne soulèvent pas de petites vagues sur des cœurs de midinette sensibles[10] ! Il s’agit d’une paix puissante, profonde et durable, qui résiste aux difficultés et change la manière de vivre.
Mais il peut y avoir doute : là où il y a liberté, il y a place pour le doute. Thérèse croit ET doute, c’est pourquoi ses débuts sont si longs. Mais c’est ainsi qu’elle appartient à la modernité commençante. L’expérience subjective des grâces reçues de l’Autre (l’oraison), le mythos comme travail du discernement (l’écriture), le corps social (les narrataires) sont les points d’appui du verbe thérésien. Le concept d’illusion lui est indispensable car il ouvre le temps du discernement.
Notes
[1] Joseph Perez, « Mística y realidad histórica en la Castilla del siglo XVI », in El libro de la vida de Santa Teresa de Jesús, Actas del Ier Congreso Internacional Teresiano, Burgos, Editorial Monte Carmelo/Universidad de la Mística, 2011, p. 68.
[2] « Una merced es dar el Señor la merced, y otra es entender qué merced es y qué gracia; otra es saber decirla y dar a entender cómo es ». Ici et dans la suite du texte nous traduisons la citation en français. La référence est donnée selon les normes traditionnelles : Vida renvoie au Libro de la vida, premier livre, autobiographique, de Thérèse ; les chiffres désignent le chapitre puis le paragraphe. Nous utilisons l’édition de poche de Dámaso Chicharro : Teresa de Jesús, Libro de la vida, Madrid, Ediciones Cátedra, collection Letras Hispánicas, 1993.
[3] Jesús CASTELLANO CERVERA, Guiones de doctrina teresiana, Castellón, Centro de espiritualidad Santa Teresa, 1981, p. 26.
[4] Elle en avait rédigé une première version en 1562 ; elle avait alors 47 ans et séjournait au palais tolédan de Doña Luisa de la Cerda. Cette version est perdue. Pour connaître l’histoire mouvementée et passionnante du manuscrit de 1565, aujourd’hui conservé à l’Escorial, se reporter aux belles pages de Tomás Álvarez o.c.d. in : El libro de la vida de Santa Teresa de Jesús. Actas del Ier Congreso Internacional Teresiano (cf. note 1) p. 35-51.
[5] Paul Beauchamp, L’un et l’autre Testament 2. Accomplir les Écritures, Paris, Seuil, 1990, p. 28 : « L’homme peut choisir de retourner en arrière se perdre dans la totalité initiale ou au contraire de s’ouvrir une route vers la totalité qui l’appelle. C’est le choix absolu. Mais il lui est concédé d’osciller, d’hésiter, de transiger, en fonction du même choix absolu, qui reste enfoui plus loin sous la conscience. Du fait de son corps qui sait (même quand sa conscience ne sait pas), l’homme transporte avec lui son commencement, dont il doit décider s’il est pour lui ligne où naître ou bien ligne où mourir. Cette ligne cachée, que nous appellerons désormais “ligne du mourir-naître”, se donne à déchiffrer dans la parole ».
[6] Cf. François Gramusset, « ‘¿Qué era la oración que yo tenía ? ‘ Literariedad o santidad de la escritura teresiana en el Libro de la vida », in El libro de la vida de Santa Teresa de Jesús. Actas del Ier Congreso Internacional Teresiano (op. cit.) p. 179-201.
[7] Nous traduisons ici une note de Dámaso Chicharro, dans son édition du Libro de la vida : Madrid, Cátedra, 1993, p. 295.
[9] C’est ce qu’elle nomme parfois « discurso de mi vida » et d’autres fois « confesión », deux composantes du genre narratif qu’elle fonde et invente dans son autobiographie.
[10] « […] que unas devociones de el alma, de lágrimas y otros sentimientos pequeños, que al primer aire de persecución se pierden estas florecitas, no las llamo devociones, aunque son buenos principios » : « les délicates dévotions de l’âme avec larmes et autres petits sentiments, de ces fleurs qui se fanent aux premiers vents de persécution, je ne les considère pas comme des dévotions, même si ce sont de bons débuts » (Vida 25,11).