Corin Braga
De l’utopie a l’antiutopie. La censure de l’imaginaire aux XVIIe-XVIIIe siecles
Abstract: The article is a bird’s eye view on the religious, rationalistic or empiricist censorship of utopias during the European 17th-18th centuries.
Keywords: The Age of Reason; censorship; utopia; anti-utopia
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la culture européenne a soumis à une profonde critique les traditions héritées du Moyen Age. L’Age de la Raison a eu pour conséquence le désenchantement de la pensée mythique et merveilleuse du millénaire antérieur. Une extraordinaire censure idéologique, multidimensionnelle et pluritropique, a refoulé les thèmes et les symboles de tout imaginaire considéré hétérodoxe. Il est intéressant d’observer que, dans un premier temps du moins, jusqu’au XVIIIe siècle, la censure religieuse, exercée autant par l’Eglise catholique, surtout après le Concile de Trente, que par les églises protestantes, et la censure rationnelle professée par les représentants de la « nouvelle science » n’étaient pas en contradiction. Par contre, elles partageaient les mêmes fondements spirituels, plus précisément l’idée du primat de la raison. Forgée et raffinée dans la méthode syllogistique de l’Ecole, la théologie chrétienne, dans sa variante scolastique, se rencontrait avec les axiomes de Descartes qui font de la raison la méthode d’analyse et le critère de certification de la vérité. Ce n’est que vers la fin du XVIIe siècle, avec l’ascension de l’empirisme, que le nouveau critère imposé par la philosophie anglaise, celui de l’expérimentation, provoquera le divorce entre la science et la religion.
Cette censure idéologique que les courants « main-stream » de l’Age de la Raison ont appliquée aux formes de pensée hétérodoxe (hérétique, magique, ésotérique, merveilleuse etc.) peut être documentée par l’évolution, assez étrange, du nouveau genre littéraire inventé par Thomas More, celui de l’utopie, vers son contraire, l’antiutopie. La contre-utopie ou l’antiutopie est généralement associée à l’échec des totalitarismes du XXe siècle. Pourtant, les germes de la transformation de l’eu-topie (la place bonne) en dys-topie (la place mauvaise) se sont manifestés bien avant cette époque, comme un résultat ou une réaction interne au sein de la pensée utopique elle-même (dans le sens où Jean-Jacques Wunenburger voit dans l’utopie le symptôme d’une crise de l’imaginaire). Mon étude se propose de cerner les causes et le trajet de ce processus qui, du XVIe au XIXe siècle, a conduit du thème de la quête utopique réussie au thème de la quête qui ne peut plus aboutir ou qui conclût sur un échec antiutopique.
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Pour analyser cette évolution de l’imaginaire collectif, je pars de l’idée que les utopies de la Renaissance, à commencer par celle de Thomas More, sont des pseudomorphoses du Paradis terrestre chrétien. Dès son avènement, le christianisme a remplacé le thème païen de la quête initiatique de l’immortalité par le concept du Paradis terrestre interdit, devenu inaccessible après le pêché originel. Pour récupérer le mythe édénique, il a fallu attendre que, au-delà du Moyen Age, l’humanisme de la Renaissance redéfinisse le rôle de l’homme face à Dieu et à la nature. More, Bacon, Andreae, Campanella et toute une pléiade de penseurs et écrivains ont retiré le jardin d’Eden à la juridiction de Dieu et l’ont attribué à l’humanité.
A la cité de Dieu, les humanistes ont opposé une cité construite par l’homme. Les voyages initiatiques ont été refaçonnés en fonction de ce nouveau but – le jardin artificiel habité par une humanité rénovée. Les siècles suivants ont repris l’utopie humaniste dans des cadres idéologiques nouveaux, mais qui favorisaient toujours plus l’activisme athée face à la piété religieuse utopies puritaines et protestantes (Robert Paltock, Ralph Morris, Simon Berrington, Zaccarie Seriman, Hildebrand Bowman), déistes et libertines (Gabriel de Foigny, Denis Vairasse d‘Alais, Tyssot de Patot, le Marquis de Sade, Casanova, Rétif de la Bretonne), réformistes et progressistes au XVIIIe siècle, scientistes et socialistes au XIXe. Pourtant, l’optimisme de la Renaissance n’a pas eu une très longue vie. A l’espoir retrouvé que le Paradis peut être atteint trois objections majeures ont été opposées, qui ont censuré, de façons diverses, l’imaginaire utopique. Le résultat de cette triple censure a été la transformation de l’utopie en antiutopie.
La censure religieuse
La première attaque contre la mentalité utopique est venue de la part de la pensée religieuse orthodoxe. L’imaginaire des utopies émergeait au sein de la pensée humaniste et proposait souvent des théories et des solutions contraires aux dogmes. La satire des systèmes sociaux de l’époque, plus ou moins patente dans le soustexte de tout texte utopique, a été ressentie comme un critique de l’Eglise et de son correspondent séculaire, la monarchie de droit divin. En plus, l’utopie s’associait, par ses desseins et ses lignes de force, à deux des courants d’opinion majeurs qui se voulaient une alternative aux enseignements de l’Ecole : le protestantisme et l’occultisme. L’utopie partageait avec la Reforme l’idée de la possibilité d’une restructuration de l’establishment catholique et même de la condition humaine ; de même que les utopies, les millénarismes protestants envisageaient des paradis sur terre, habités par des communautés angéliques. D’une part, l’utopie s‘accordait avec la pensée occulte de la Renaissance dans l’utilisation un fonds et des décors fantastiques qui ne concordaient pas avec le miraculeux chrétien. Les îles et les continents utopiques héritaient de l’imaginaire merveilleux des quêtes plus ou moins païennes : de la pierre philosophale, du Graal, du Mag Mell ou de l’Avalon celtique, de l’El Dorado et d’autres pays mythiques des explorateurs etc.
Face à cette invasion d’hérésie, l’Eglise catholique et bientôt les Eglises protestantes à leur tour, ont réagi avec des mesures drastiques. Le genre de l’utopie a été inclus dans le complexe hétérodoxe contre lequel s’érigeait la contre-offensive de la société chrétienne. Avec le durcissement de position qui a résulté du Concile de Trente, le noyau dur du catholicisme a étranglé bien vite la tendance libérale qu’on désigne comme un humanisme chrétien. Les églises de Luther et de Calvin ne manifestaient, elles non plus, beaucoup de sympathie pour les mouvements millénaristes des sectes radicales. Les monarchies de l’époque, construites sur une formule pyramidale théocratique, avaient, elles aussi, intérêt à prêter leur bras fort à la prohibition des traités et des récits utopiques, puisque ceux-ci exprimaient, par des antithèses souvent satiriques, une critique plus ou moins voilée de l’institution monarchico-ecclésiastique.
La censure des livres a été pratiquée pendant tout le Moyen Age, mais c’est surtout avec l’invention de Gutenberg et le flux de livres imprimés qui a envahi l’Europe pendant la Renaissance qu’elle s’est développée d’une manière totalitaire1. Les mesures directes contre la pensée utopique se sont concrétisées dans la censure et la persécution des ouvrages et des auteurs pratiquant ce genre. A une première époque, la prohibition visait surtout les déviances hétérodoxes au dogme catholique ; dès la fin du XVIa siècle, avec le rôle de plus en plus accentué des autorités laïques dans le système de la censure, les rois et les parlements ont commencé à persécuter aussi les auteurs de satires et d’attaques à la politique d’état et aux mœurs des hauts personnages. Le contrôle idéologique s’appliquait, avec plus ou moins de sévérité, selon le pays et le monarque au pouvoir, à toutes les mailles de la chaîne constituée par l’auteur – l’éditeur – le libraire – le lecteur. Les plus importants mécanismes administratifs de surveillance, visant les imprimeurs et les libraires, étaient les licences de publication et les Index de livres interdits, avec leur corollaire – la combustion ou l’expurgation des livres.
Tout au long de l’histoire moderne, le droit d’accorder des licences de publication a été octroyé par la papauté et les monarchies européennes à plusieurs institutions : universités, archevêques et autres hiérarques de l’Eglise, l’Inquisition, parlements, chanceliers du roi etc. Dès 1275, une ordonnance de Philippe le Hardi avait déjà chargé l’Université de Paris du contrôle doctrinaire des manuscrits colportés par les libraires, afin d’empêcher la propagation des livres hérétiques. En 1479, le Pape Sixte IV accorde à l’Université de Cologne un privilège l’autorisant à surveiller et à poursuivre les auteurs, les éditeurs, les libraires et même les lecteurs de mauvais livres. Quelques ans plus tard, en 1482, l’évêque de Würzburg produit une loi similaire pour son diocèse, et en 1486, l’archevêque de Mayence ordonne que tous les livres en latin, en grec ou d’autres langues soient auparavant révisés par l’un des docteurs ou des professeurs de l’Université de Mayence. En 1487, le Pape Innocent VIII promulgue la première Bulle papale visant la censure des livres, demandant aux éditeurs de soumettre tous les manuscrits, avant de les publier, au contrôle des autorités religieuses. En 1501, le Pape Alexandre VI donne une Bulle similaire, mais limitée à la Rhénanie, confiant aux prélats le soin de délivrer une autorisation préalable à l’impression de tout ouvrage. Par la Bulle Inter Solicitudines émise au Concile de Latran de 1515, le pape Léon X étend cette mesure de contrôle préalable des publications à toute l’Europe catholique. Enfin, à sa fin en 1563, le Concile de Trente, grand architecte de la Contre-Reforme, confirme le pouvoir des évêques et élabore les instruments nécessaires pour l’exercice du contrôle sur les livres à paraître.
Les institutions laïques ont relayé ces efforts de la papauté et de l’Eglise. Les rois Ferdinand et Isabelle d’Espagne ont émis, en 1502, une circulaire par laquelle ils imposaient aux éditeurs-libraires le devoir d’obtenir une licence pour l’impression des livres autochtones et même pour l’importation des livres étrangers. Les licences étaient accordées par les Chancelleries de Valladolid et Grenade et par les prélats de Tolède, Séville, Grenade, Burgos et Salamanque. Cette mesure a peu impiété sur la libre circulation des livres importés en Espagne, mais le scandale provoqué en 1558 par la déconspiration d’un groupe Protestant a induit la régente Juana, la sœur de Philipe II, à émettre un décret radical, qui obligeait tous les éditeurs à demander des licences de publication au Conseil de Castille et interdisait l’introduction de tout livre publié à l’étranger. En France, en 1521, inquiétés par le succès de la Réforme, les théologiens de l’Université de Paris ont poussé le Parlement, en accord avec l’esprit de la Determinatio doctrinale contre Luther, à introduire des arrêts contre les libraires diffusant des livres hétérodoxes. François I, considéré, du moins au début, comme un prince libéral, protecteur des humanistes, n’a pas manqué d’appuyer cette ordonnance qui obligeait les éditeurs à ne rien publier sans l’autorisation de la Faculté de Théologie. En 1526, après des dissensions avec les docteurs de la Sorbonne, François I investit également le Parlement du droit de censure, mesure qui touchait cette fois non seulement les livres de théologie, mais toutes les catégories de publications. La collaboration entre le roi, le Parlement et la Faculté de Théologie a trouvé son expression en 1551, dans l’Edit de Châteaubriant, qui comprenait pas moins de quatorze chapitres sur la censure des livres. En Italie, des lois concernant l’obligation des licences ont été promulguées au cours des années 1540. En Angleterre, Henry VIII, autoproclamé tête de l’Eglise à la place du Pape, a assumé aussi le droit de constater et de punir les hérésies. En 1538, il a établi un système de licences qui obligeait les éditeurs à soumettre les manuscrits à un contrôle préalable par des autorités ecclésiastiques, système qui a duré jusqu’en 1695. Les artisans de la Réforme, comme Martin Luther, Jean Calvin, John Knox, bien que victimes des excommunications et d’autres décrets prohibitifs catholiques, n’ont pas manqué de poursuivre à leur tour les catholiques et les protestants radicaux. La liberté de conscience et la tolérance qu’ils clamaient pour leurs positions ne s’appliquaient pas aux doctrines des autres, qu’ils s’efforçaient de juguler par des mesures de censure similaires à celles employées par l’Eglise catholique.
Pour que le contrôle des licences fût efficace, il fallait que les censeurs disposassent d’une liste avec les auteurs et les livres prohibés. C’est ainsi que sont nés les fameux Index, catalogues destinés à maintenir la pureté dogmatique de la religion chrétienne. En 405, le Pape Innocent I énumérait dans une lettre plusieurs textes apocryphes, qu’il considérait dignes « non solum repudianda sed etiam damnanda ». Le premier catalogue de livres hérétiques a été produit par le Pape Gelasius en 496. Au Moyen Age, plusieurs textes ont été interdits, qu’il s’agisse d’auteurs comme Abélard, John Wyclif et John Hus, de livres talmudiques et arabes, d’écrits cathares et albigeois, ou des traductions de la Bible en langues vulgaires. Pendant la Renaissance, avec l’émergence et l’éclat de la pensée magique néoplato-nicienne, de l’Humanisme et de la Réforme, le nombre d’écrits susceptibles de contre-venir aux dogmes augmente d’une manière exponentielle. Les Neuf Cent Thèses de Pico sont supprimées par une Bulle du Pape Innocent VII de 1487. Un livre programma-tique de l’humanisme, Epistolae obscurorum virorum, est interdit par une minute du Pape Léon X de 1517. Par la Bulle Exsurge Domine, de 1520, le même pape excommunie Luther et condamne ses écrits, excommunication reprise par diverses Lettres du Pape Adrian VI en 1522 et par la Bulle Consueverunt du Pape Clément VII de 1524.
L’Université de Paris participe à cet effort, interdisant un grand nombre d’auteurs réformés et humanistes, dont Erasme, Lefèvre d’Etaples et Rabelais. En 1540 et 1543, à partir des dénonciations faites par l’évêque de Chartres, la Faculté de Théologie remit au Parlement deux listes d’ouvrages interdits, qui cependant sont restées en manuscrit. Mais en 1544 la Faculté finit par imprimer cette liste, qui comprenait 230 titres, le premier de tous les Index publiés. Les cinq catalogues suivants, de 1545, 1547, 1549, 1551 et 1556 ont ajouté progressivement de nouveaux noms, le dernier montant à 526 titres. Ce furent les seuls Index publiés par l’Université de Paris, mais, à partir de 1559, le relais a été repris par les Index romains.
Les autres pays ont commencé à produire des catalogues à la même époque. En Italie, différentes listes ont été compilées dans les années 1540. En 1542, après la défection de Bernardino Ochino, le chef de l’Ordre des Capucins, et de Curione et Vermigi, convertis au Protestantisme, le Pape Paul III interdit tous leurs écrits. Milan, Lucca, Sienna et Venise élaborent leurs propres listes (bien que celle vénitienne, de 1549, a été vite rejeté à cause de la forte opposition des libraires). A partir de 1553, Rome distribue une liste propre à l’intention de Florence et de Venise. L’Université de Louvain publie son premier catalogue en 1546 et continue avec plusieurs éditions. Au Portugal un Index apparaît en 1551. Pendant la même année, en Espagne, l’Inquisiteur général Fernando de Valdés émane un premier répertoire calqué sur l’Index de Louvain de 1550. En 1559, collaborant avec le dominicain Melchor Cano, Valdés revient avec une édition largement amplifiée, qui groupait environ 700 ouvrages prohibés en plusieurs catégories : les livres des hérésiarques, les livres religieux écrits par les auteurs condamnés par l’Inquisition, les livres sur les Juifs et les Maures avec des allusions anti-catholiques, les traductions hérétiques et vernaculaires de la Bible, même les livres dévotionnels en langue vernaculaire, les livres de poésie utilisant des citations scripturaires d’une manière « profane », tous les livres anti-catholiques, toutes les images et illustrations manquant de respect à la religion, tous les livres sur la magie, tous les livres publiés sans le nom de l’auteur et de l’éditeur.
En 1559, l’Eglise romaine publie son premier Index librorum prohibitorum, rassemblant environ 1000 titres et plus de 583 auteurs (bien qu’avec des répétitions à cause des pseudonymes non-identifiés). Conçu par le Pape Paul IV, ce catalogue, le premier d’une longue série qui continuera jusqu’en 1965, prépare les mesures les plus amples prises dans les cadres idéologiques du Concile de Trente, comme la publication d’un Index compréhensif et la création d’une Congrégation du Saint Office, Congregatio Indicis Librorum Prohibito-rum, institution chargée de décider sur l’orthodoxie ou l’hétérodoxie des positions exprimées par les livres circulant sur le marché. L’Index tridentin est publié en 1564, immédiatement après la clôture des travaux du Concile, et il deviendra le modèle autoritaire des éditions ultérieures. La Congrégation de l’Index prendra naissance en 1571, sous le Pape Pius V, et sera confirmée par les Bulles Ut pestife-rarum du Pape Grégoire XIII de 1572 et Immensa Aeterni Patris du Pape Sixte V de 1588.
Les mesures décidées par le Concile de Trente ont bénéficié du support de Philipe II, qui, en 1564, promulgue les documents et les arrêts conciliaires comme loi d’état. En 1570, le roi fait publier l’Index tridentin aux Pays-Bas. Une année plus tard, en 1571, toujours à la demande de Philipe II, apparaît l’Index de Benito Arias Montano, qui introduit une nouveauté importante. Alors que les autres catalogues recommandaient la simple destruction des ouvrages prohibés, le catalogue de Montano introduit la pratique de l’« expurgation », c’est-à-dire de la rayure ou de l’encrage des passages et des images problématiques. Cette innovation se retrouve dans le grand Index imprimé, en 1583 et en 1584, par l’Inquisiteur général Gaspar de Quiroga, qui divise les 2315 titres en deux volumes, un pour les livres prohibés, l’autre pour les livres expurgés, dont Pierre Abélard, Rabelais, Savonarola, Jean Bodin, Machiavelli, Juan Luis Vives, Ariosto, Dante et Thomas More. Les grands Inquisiteurs continueront de produire des Index tout au long du XVIIe siècle, en 1612, 1632 et 1640.
L’inclusion dans l’Index entraînait des mesures contre les ouvrages prohibés et leurs auteurs, dont la plus fameuse a été la combustion des livres. Jeter les livres hérétiques au feu était une pratique ancienne, l’empereur Constantin l’avait déjà utilisée contre les écrits des Ariens. Au Moyen Age, en 1248, les clercs de Paris avaient brûlé quatorze ballots de livres juifs. Au XVIe siècle, l’holocauste des livres a été pratiquement adopté par tous les pays d’Europe, l’Espagne, l’Italie, la France ou l’Angleterre. En Espagne, par exemple, Torquemada avait organisé un bûcher dans son monastère de Salamanque. En 1490, en Tolède ont été consumés par le feu des livres sacrés juifs, et en 1501, en Grenade, des livres arabes. A partir de 1552, l’Inquisition a donné la disposition que les ouvrages hérétiques fussent incinérés publiquement, dans des cérémonies officielles comme celle de 1558 de Valladolid. En Angleterre, ex-communié lui-même par l’Eglise romaine, Henry VIII n’a pas hésité à persécuter à son tour les papistes aussi bien que les réformés, brûlant les traductions en Anglais du Nouveau Testament.
Il paraît que la destruction par le feu était la mesure la plus radicale mais aussi la plus expéditive que les inquisiteurs et les autres personnages chargés du contrôle des libraires avaient trouvée pour liquider les amas de livres qui s’accumulaient après chaque inspection. Pour des raisons évidentes, les organes de censure n’étaient pas préparés à stocker ces quantités de papier et préféraient s’en débarrasser le plus commodément possible. En même temps, la combustion était un acte symbolique. Le frontispice de l’Index librorum prohibitorum romain de 1711 reproduit un autodafé par saint Pierre et saint Paul. Au Ciel, dans une ouverture entre les nuages, assistée par des anges, on voit la colombe du Saint Esprit irradier des rayons de lumière et de feu. Deux de ces rayons descendent sur terre sur les deux saints et, se reflétant dans leurs poitrines, tombent sur un bûcher et incendient les pages d’une paire de livres. La couverture de l’Index de 1786 expose plusieurs docteurs de l’Eglise, rassemblés dans la place publique, comme les philosophes dans l’agora antique, autour d’un grand feu. Avec des gestes mesurés, après des lectures et des débats, ils prennent la décision, ostensiblement sage, de jeter au feu les volumes damnés. Le symbolisme est clair, la combustion des livres est un holocauste inspiré par l’esprit de Dieu et dédié à Dieu. Le même rituel purificatoire et apotropaïque sera d’ailleurs organisé non seulement par les catholiques contre les ouvrages des hérétiques, mais aussi par les réformés contre les textes émanant de Rome. En 1520, confronté avec son excommunication et avec la condamnation de ses écrits au feu, Luther met à son tour feu, dans la place publique, à la bulle du pape Léon X.
Les mesures punitives prises contre les auteurs, les imprimeurs, les libraires et les lecteurs de ces livres variaient largement, en fonction du contexte, allant de la simple réprimande, la confiscation des biens, la proscription et le bannissement à la pendaison, l’étranglement et le bûcher. En 1621, pour ne donner qu’un exemple, Jean Fontanier est condamné pour avoir écrit le Trésor inestimable, livre « rempli d’impiété, blasphèmes et injures contre Dieu, la Vierge Marie et toute la chrétienté ». Les dispositions prévues par l’arrêt du Parlement comprennent l’ « amende honorable en chemise et tête et pieds nus au devant de l’Eglise Notre-Dame, la corde au col et à genoux tenant en ses mains une torche ardente du poids de deux livres », les « biens acquis et confisqués au roi » et, finalement, « être brûlé vif à un poteau qui pour ce serait dressé en la place de Grève, son corps réduit en cendre avec le livre ».
Les auteurs de satires et d’utopies tombaient évidemment eux aussi sous la menace de se voir entraînés dans des procès d’hérésie, d’être excommuniés, de se faire entrer dans l’Index, de ne pas obtenir le droit de publication, de se faire confisquer les ouvrages publiés ou de subir tout simple-ment l’opprobre officiel. Face à ces restrictions, les utopistes ont développé des réactions d’esquive et d’autocensure des plus variées: l’anonymat (beaucoup de livres ont été imprimés sans nom de l’auteur, de manière que la restitution de la paternité reste pour certains impossible jusqu’à ce jour) ; la publication dans des maisons d’édition étrangères (dans des pays où soit la censure était plus permissive, soit le pouvoir politique ou religieux était en conflit avec le pays de l’auteur) ; la création d’un langage « codé », allusif et allégorique, destiné à une lecture seconde, couverte ; le refaçonnage ou la réécriture des textes, après ou même avant l’expurgation par les censeurs des passages problématiques ; mea culpae publiques, quand l’auteur était saisi etc.
Dans les cas de l’utopie, la censure religieuse touchait aux thèmes qui garantissaient l’optimisme utopique en opposition avec la doctrine chrétienne : la nature non-corrompue, l’innocence pré-adamique, le bon sauvage, la communauté des biens, la capacité de l’homme de manipuler la société et le destin, la liberté sexuelle, la raison dominante. Tous ces concepts, qui garantissaient la possibilité d’une restauration de l’homme sans l’aide de Dieu ont été soumis à une critique d’inspiration orthodoxe, centrée sur l’idée de la condition déchue de l’homme et de sa dépendance du Créateur. Intériorisées et assumées par des auteurs plus ou moins proches à l’Eglise, ces critiques ont commencé à agir comme un système mental prohibitif, qui a fini par renverser le genre de l’utopie en antiutopie. Ce n’est pas la censure directe, exercée par les autorités ecclésiastiques ou laïques, qui a ruiné, au XVIIe siècle, l’imaginaire utopique, mais l’autocensure d’une classe d’auteurs qui ont adhéré, à l’encontre des valeurs des humanistes, aux valeurs du christianisme redécouvert par la Contre-Réforme, la Réforme, le Puritanisme etc. Ce processus suit le grand courant idéologique de l’Europe d’après le Concile de Trente. Les contre-utopies de Joseph Hall, Jonathan Swift, Guyot Desfontaines, Zaccarie Seriman et autres, qui succèdent aux utopies de More, Campanella, Bacon, s’inscrivent dans un art et une littérature de patente inspiration chrétienne qu’un Emile Mâle et un Werner Weinsbach définissent comme le Baroque.
La censure rationaliste
La deuxième attaque contre l’imaginaire utopique est venue, à partir du XVIIe siècle, de la part de la pensée rationaliste. Apparemment, il y a là une contradiction, tenant compte du fait que les constructions utopiques relèvent d’une mentalité humaniste dominée par la raison. Les cités de l’utopie sont le plus souvent organisées d’une manière mathématique et géométrique, qui témoigne d’un désir d’ordre et d’architecture spécifique pour une prédisposition pesamment intellectuelle. Cependant la mise en place de l’urbanisme méthodique de la cité idéale a impliqué aussi le recours à des dispositifs imaginaires et narratifs provenant d’autres sources. A commencer par Thomas More, si la description de l’Utopie se soumet aux rigueurs d’une fantaisie logocentrique, qui se développe en un genre à part (celui de l’utopie précisément), le besoin de situer cette place sur la mappemonde et le voyage nécessaire pour l’atteindre font recours aux procédés d’un autre genre, de longue tradition, le récit de voyage merveilleux. L’imaginaire rationaliste de l’utopie s’est vu ainsi greffer, dès le début, sur la « pensée enchantée » du Moyen Age. Les relations de périples en Asie, vers les Indes fabuleuses, aussi bien qu’au Nouveau Monde, ont laissé en héritage au récit utopique un riche matériel fantasmatique, qui comprend traversées périlleuses, obstacles et lieux étranges, plantes luxuriantes et animaux terrifiants, races humaines monstrueuses, richesses et objets magiques qui confèrent divers pouvoirs et même l’immortalité.
Or, dès la deuxième moitié du XVIe siècle, la culture de la Renaissance a été soumise à ce que Ioan Petru Couliano appelle la « grande censure de l’imaginaire». Après la censure religieuse mise en place par le système monarchique-clérical, surtout après le Concile de Trente, au XVIIe siècle c’est le tour du rationalisme classique de détruire les « illusions » et les « erreurs » de la pensée magique. S’appuyant sur une philosophie de facture néoplatonicienne et hermétique, les philosophes de la Renaissance avaient rehaussé l’imagination à une position de premier rang. La fantaisie était conçue comme un pouvoir de projection et de matérialisation des images internes de l’âme (les naissances monstrueuses, par exemple, étaient attribuées à la vis imaginativa mal employée de la mère). Le magicien était décrit comme ayant le pouvoir de concrétiser sa volonté dans des figures surnaturelles et d’entrer ainsi en communication avec le monde des esprits et des génies qui contrôlent les éléments et la nature. Les fantasmes étaient envisagés comme participant par leur nature et leur substance à l’Anima Mundi universelle, donc au principe qui assure la cohérence du monde et les liaisons magiques entre les parties du grand organisme cosmique.
Avec Descartes, l’importance de la fantaisie dans l’anthropologie et la psychologie décline d’une manière dramatique. Dans le petit traité resté inédit du temps de la vie de son auteur, mais circulant en copies manuscrites, Regulae utiles et clares ad ingenii directionem in veritatis inquisitione, Descartes distingue d’une manière péremptoire entre l’imagination et l’intellect. Plus précisément, il soutient que l’ingenium, ou la force cognitive de l’homme, se manifeste sous quatre aspects, ou quatre fonctions : perception, mémoire, imagination et intellect. Dans le cadre de sa conception dualiste, qui sépare entre l’esprit et la matière, il considère que l’intellect pur formule les idées abstraites et non-figuratives de la substance spirituelle, alors que l’imagination s’applique aux sub-stances corporelles distinctes et visibles. Bien plus, la fantaisie serait elle-même un « véritable corps réel, étendu et figuratif ». La fonction cognitive maîtresse, la seule qui permet l’accès à la vérité, est l’intellect, bien que, pour assurer une compréhension complète, Descartes ne dédaigne pas l’apport de l’imagination. Ce que peut faire la fantaisie est de compléter les idées sur les « natures simples » de la substance spirituelle avec des exemples des espèces particulières de la substance corporelle2.
L’harmonie et la coopération entre l’intellect et l’imagination, que Descartes continuait tout de même de penser possibles, ont été contestées par Spinoza. Dans son traité propédeutique, resté lui aussi inédit jusqu’après la mort de son auteur, Tractatus de intellectus emendatione et de via qua optime in veram rerum cognitione digitur, Spinoza, à la différence de Descartes, exclue l’imagination de la « méthode » cognitive. Pour refléter d’une manière adéquate et véridique les « éléments premiers » de la nature, le philosophe doit élaborer une méthode capable d’isoler les « idées claires et distinctes » des « idées fausses et confuses ». Les idées correctes représentent les choses très simples ou les choses qui ont été décomposées par la pensée en des éléments simples ; par contre, les fictions correspondent aux choses confuses, que la pensée n’a pas su saisir en leurs parties composantes. Bien qu’invoquant l’adéquation entre l’idée intellectuelle et la réalité extérieure, Spinoza n’opte pas pour une solution empiriste, dans la descendance de Bacon, mais pour une solution rationaliste, de type cartésien. Plus exactement, selon lui le critère de véridicité qui distingue les idées vraies des idées fausses est à chercher dans l’intellect seul : « la forme du raisonnement correct doit être cherchée dans la raison même, sans la rapporter à d’autres choses et sans admettre comme cause un objet extérieur ; elle doit dépendre exclusivement de la force et de la nature de l’intellect »3.
Postulant une homologie entre le comportement « objectif » de l’idée et le comportement « réel » de son objet4, Spinoza peut imposer les catégories du cogito comme critères de vérité. Selon la relation entre l’essence (ou la nature) et l’existence des choses, les objets de la connaissance sont soit impossibles (quand leur nature est en contradiction avec leur existence), soit nécessaires (quand leur nature est en contradiction avec leur inexistence), soit possibles (quand leur nature admet autant leur existence que leur inexistence)5. Les objets nécessaires sont les idées claires de l’intellect, qui reflètent les choses vraies de la nature ; les objets impossibles sont des fictions construites par l’imagination, qui n’ont pas une essence ou une existence réelle ; les objets possibles génèrent le plus souvent des erreurs d’interprétation, par l’attribution erronée à une existence donnée d’une essence incompatible avec elle. L’intellect est le seul capable d’indiquer les règles de conception des objets nécessaires, alors que l’imagination est responsable de la propagation des fictions et des erreurs, comme les idées que « les arbres parlent, que les hommes peuvent se transformer en un moment en pierres, en sources d’eau, que les miroirs font visibles des apparitions, que de rien peut naître quelque chose, que les dieux peuvent se changer en bêtes ou en hommes, et bien plus d’autres du même genre »6. De la religion chrétienne et les mythologies antiques aux superstitions populaires et aux conceptions animistes de la magie culte, l’imaginaire enchanté de la Renaissance est relégué en bloc par Spinoza dans les limbes de l’inexistence.
L’« âme fantastique » (fantasticon pneuma) de la philosophie néo-platonicienne devient responsable des égarements et des hérésies de la culture de la Renaissance. A l’Age de la Raison, l’imagination apparaît comme le facteur qui corrompt l’intellect et provoque la folie. Elle est vue comme une « maladie de l’âme », comme l’échec dans le contrôle des passions, qui paralyse et détruit les facultés supérieures7. Dryden, dans sa Préface au Notes and Observations on the Empress of Morocco, affirme que les hommes qui ne s’adonnent qu’à la fantaisie ne sont pas mieux que les fous. Johnson pense que la folie est occasionnée par « too much indulgence of imagination ». Walter Charleton, dans son Treatise of the Different Wits of Men (1669), nous instruit que « plus nous nous laissons entraîner par le feu de la Fantaisie, plus nous approchons de l’Extravagance, qui est un degré de Folie ». Ecrivant un Treatise of Dreams and Visions, to which is added A Discourse of the Causes, Nature and Cure of Phrensie, Madness or Distraction (1689), Thomas Tryon trouve qu’il y a une affinité ou une analogie entre les rêves et la folie, en ce que, dans les deux cas, l’âme est libérée des chaînes des Sens et de la Raison et possédée par « l’Imagination incontrôlable et sans limites ». John Brydall, dans son Non Corupos Mentis (1700) utilise la métaphore platonicienne du char de l’âme pour montrer que, « quand la raison est (…) laissée de côté, la Fantaisie gagne l’ascendant et, comme Phaéton, s’élance furieuse et désordonnée ». Enfin, combinant dans un Sermon de 1718 la prédication morale avec l’explication rationaliste, l’évêque Andrew Snape prévient que la folie est due à la «force of laboring Imagination »8.
Sur ces bases conceptuelles, les promoteurs de la méthode cartésienne ont commencé par soumettre à une critique sceptique tous les topoï mythiques que l’utopisme héritait de la vision enchantée du Moyen Age. La censure religieuse de l’imaginaire exercée par l’Eglise et par l’Etat a été ainsi doublée et souvent relayée par une censure rationnelle imposée par le paradigme naissant de la nouvelle science. Ce que la pensée religieuse culpabilisait, la pensée rationaliste s’est ingéniée à prendre en dérision, dans un effort conjugué d’extirper ces « idoles » que la « tribu » européenne avait créditées pendant des millénaires. Robert Burton, par exemple, dans son Anatomie de la mélancolie, de 1621, condamne en bloc la lignée des voyageurs fantastiques, de Pline et Soline à Marco Polo et Mandeville, comme une pléiade de menteurs. Plus symptomatique encore est la démarche de sir Thomas Browne, qui, dans ses Enquiries into vulgar and common errors de 1641 (Opinions reçues comme vraies qui sont fausses et douteuses, dans la traduction française de 1733), s’efforce de déconstruire la constellation de mirabilia du Moyen Age9.
Se penchant sur ce qu’il appelle la « pseudo-science épidémique » (Pseudodoxia epidemica), Thomas Browne offre un exemple parfait de la continuité et la coopération entre la critique religieuse et la critique rationnelle des traditions mer-veilleuses. Son livre est un commentaire sur les conditions de l’apparition des fausses opinions et sur la morphologie et la taxonomie des erreurs communes, s’inscrivant donc dans le paradigme de la « nouvelle science » qui, au XVIIe siècle, s’attaque aux fondements et à la méthodologie de la (ou des) science(s) traditionnelle(s). Le principe directeur que Thomas Browne utilise pour certifier la validité ou la fausseté des opinions publiques est, comme chez Descartes ou Spinoza, la rationalité, la consistance logique. Cette position a la curieuse conséquence (curieuse pour nous, mais tout à fait normale pour l’homme de l’Europe post-tridentine) de regrouper dans une même catégorie la vérité rationnelle et le dogme religieux, en opposition avec les superstitions hétérodoxes et les fables populaires. Le critère du raisonnement syllogistique, de la logique interne du discours, communs à la philosophie scolastique et à la nouvelle science cartésienne, permet donc à Thomas Browne de prendre, de même que Descartes, comme point de départ de son analyse rationnelle un axiome religieux, plus exactement la doctrine chrétienne sur Dieu, Satan et l’homme.
Les « pseudosciences épidémiques » sont donc expliquées, d’une part, par la métaphysique chrétienne, de l’autre, par une psychologie rationaliste. Du point de vue religieux, la figure tutélaire des erreurs et des fautes est le diable, le grand trompeur, le trickster qui parodie et fausse le logos de Dieu. Satan est la source première qui inspire les égarements et les aliénations du monde, il est « l’agent invisible », le «promoteur secret » de l’obscurité opposée à la clarté divine. Il est l’archétype actif de la corruption et de la déformation de la vérité que le Créateur a posée comme principe constructeur de l’univers. Il est le modèle négatif qui conduit l’humanité par les voies de l’erreur et de l’aberration. Par un renversement subtil, appris à la casuistique de l’Ecole, Thomas Browne voit dans toutes les positions et les doctrines polythéistes et païennes antiques, ou hétérodoxes, déistes et athées de son époque, le résultat d’une grande mystification opérée par le diable.
Satan aurait abusé l’humanité par cinq manœuvres doctrinales qui visent l’existence de Dieu et du diable10 : il a instillé dans l’homme la croyance que Dieu n’existe pas, que « la vérité naturelle de Dieu est une création artificielle de l’homme, et que le Créateur lui-même n’est qu’une subtile invention de la créature »11 (l’athéisme) ; quand il n’est pas parvenu à détruire la croyance en Dieu, il a suscité l’idée qu’il n’y a pas un seul Dieu, mais plusieurs (le polythéisme) ; plus perversement encore, il a besogné pour faire croire aux hommes qu’il est lui-même Dieu, capable de ressusciter les morts, de donner des oracles etc. (le gnosticisme) ; au pôle opposé, quand il n’a pas posé en Dieu, il a feint d’être inférieur aux humains, soumis aux charmes de la magie (l’animisme magique, l’hermétisme etc.) ; finalement, la suprême supercherie a été de faire croire aux hommes qu’il n’existe pas et que donc le mal est intrinsèque à la nature humaine (le nihilisme). Les doctrines ésotériques (l’alchimie, l’astrologie, la sorcellerie, la magie etc.) de la Renaissance, aussi bien que le scepticisme progressif de l’âge moderne seraient donc, dans la subtile démonstration de Thomas Browne, que reprendra maint philosophe et essayiste ultérieur (voir par exemple le discours que tient à Méphistophélès le Faust de Paul Valéry), une habile machination d’occultation du sacré conçue par le diable.
Pour que ses intrigues aient prise sur l’imaginaire des hommes, Satan a dû corrompre, dès le début, la nature humaine. Ceci amène Thomas Browne à postuler que la première cause des erreurs collectives est « l’infirmité commune de la nature humaine »12. L’auteur fait remonter la première violation de la vérité à Adam et Eve, utilisant le texte de la Genèse sur le péché originel comme un mythe étiologique pour la présence des fausses opinions dans le monde. En effet, il attribue la chute des proto-parents, en première place, à la « transgression de la loi de leur propre raisonnement »13 et seulement en deuxième place à la désobéissance aux commandements de Yahvé. La faute de raisonnement d’Adam a été de croire à la promesse du serpent, qu’en mangeant de l’arbre de science il atteindrait la condition de Dieu. « Il a mal compris la nature de Dieu et il a développé une fausse appréhension de soi-même ; c’est pourquoi, visant en vain non seulement des insolences, mais des impossibilités, il s’est trompé soi-même»14. Le péché originel est vu comme une infraction archétypale des lois de la raison dont Dieu, le seul être infaillible qui ne puisse pas se tromper, a doté sa créature. Dans une lecture allégorique de la Bible, l’essayiste se demande même si on ne peut pas interpréter « la tentation de l’homme par la femme comme la séduction des parties rationnelles et supérieures par les facultés inférieures féminines »15.
Evidemment, l’homologie de la position religieuse à la position rationaliste est rendue possible par l’assimilation, par Thomas Browne, de Dieu et de Satan comme les principes métaphysiques de la Vérité et de l’Erreur. Après avoir emprunté à la théologie les fondements ontologiques de sa théorie sur les fausses opinions, sir Thomas peut se pencher sur le fonctionnement psychologique de ces principes. Dans les termes d’une anthropologie d’inspiration autant chrétienne que cartésienne, qui fait front commun contre l’anthropologie néoplatonicienne de la Renaissance, l’essayiste anglais distingue entre deux facultés de l’âme, la raison et les sens. Insufflée et inspirée par les « lumières divines », la raison jouit de la garantie de véracité offerte par la nature même de Dieu. Le péché d’Adam a marqué, en même temps que le détournement de l’homme de vers Dieu vers le diable, une chute du niveau de la raison au niveau des sens. Définie comme un « faux jugement des choses ou un consentement à la fausseté »16, l’erreur est vue comme une éclipse ou un ombrage de l’intellect. Dans cette interpretatio cartésienne de la mythologie biblique, la nature déchue de l’homme adamique apparaît comme une dominance des appétits, « la part irrationnelle et brutale de l’âme qui, prenant le dessus sur la faculté souveraine, interrompt les activités de cette part noble ». Les vices n’affectent pas l’homme qu’en tant qu’il « déserte sa raison et consent à leurs aberrations » 17. Dans le sens de la même réinterprétation rationaliste de la religion chrétienne, le message de Christ est compris comme un retour du spirituel, comme une réorientation des espérances populaires de félicité des choses sensibles vers les choses éloignées des sens, vers la jouissance intellectuelle de et en Dieu18.
L’homologation de la raison et de la vérité à la théologie chrétienne permet à Thomas Browne de distribuer les sens (les appétits) et les erreurs aux hérésies. De cette perspective chrétienne et rationaliste combinée, il jette un vote de blâme sur toutes les traditions et formes de pensée alternatives, qui comprennent les mythologies de l’Antiquité, l’imaginaire merveilleux du Moyen Age et les doctrines occultes, magiques, de la Renaissance. Il regroupe dans la même catégorie « inventeurs subtils » des hommes qui s’ingénient à duper les masses, les prêtres des cultes antiques, les prophètes des fausses religions et hérésies, les médecins (apparemment ceux dans la tradition de la médecine spagirique d’un Paracelse), les saltimbanques et les charlatans, les astrologues et les kabbalistes, les diseurs de fortune, les jongleurs, les géomantiens, mais aussi les hommes d’Etat et les politiciens. Tous ces représentants d’un autre paradigme cognitif, celui de la pensée symbolique et analogique, sont condamnés comme des imposteurs qui propagent dans l’opinion publique, avertis de ce qu’ils font ou dupes eux-mêmes, les erreurs de la pseudodoxia epidemica.
Sur cette anthropologie et sociologie qui postulent la nature intellectuelle déchue de l’homme, Thomas Browne continue par identifier les causes des erreurs communes dans les « dispositions erronées » des gens. Il inventorie quatre typologies de l’erreur. La première est la fausse appréhension, l’équivoque ou l’amphibologie, qui suppose une confusion entre les plans du réel ou de la parole, comme dans le cas de Centaures, figures résultées de l’impression qu’ont eue les Grecs ou les Amérindiens à la vue des premiers chevaliers, ou respectivement dans le cas de la compréhension littérale des métaphores. La deuxième est la fausse déduction qui, bien que partant de choses ou de mots corrects, fait des injonctions erronées à base de ce que la logique aristotélicienne appelle le petitio principii ; le a dicto secundum quid ad dictum simpliciter ; le a non causa pro causa ; et le fallacia consequentia. La troisième est la crédulité des hommes, c’est-à-dire le consentement facilement donné à ce qui est accepté par les autres. La quatrième est l’indolence (« supinity ») ou l’indifférence à la nécessité de vérifier les choses reçues, même les plus douteuses et problématiques. Enfin, en cinquième position, il invoque l’adhérence à la tradition, la soumission à l’autorité des sources, « l’établissement de nos convictions sur les dictats de l’Antiquité».
Dans le cadre de cette critique du critère de l’autorité, Thomas Browne dresse une véritable liste noire des auteurs traditionnels qui polluent avec leurs écrits l’opinion publique. Bien que cette liste, de nature rationaliste et non religieuse, n’ait pas eu les conséquences sociales des Index, elle n’a pas eu moins d’efficacité intellectuelle. L’imposition d’un nouveau paradigme cognitif, celui de la « nouvelle science », a impliqué l’extirpation radicale des principes et des constructions de la mentalité traditionnelle. Grand nombre des auteurs bannis par Thomas Browne sont les plus importants membres du lignage qui a formé la « pensée enchantée » du Moyen Age et le genre des récits de voyages merveilleux. Il y a les historiens et les géographes antiques, comme Hérodote, Ctésias de Cnide, Pline, Claudius Aelianus et Soline ; les auteurs de lapidaires, bestiaires, physiologues et d’autres traités sur les phénomènes, les plantes et les animaux merveilleux ; les encyclopédistes chrétiens, comme Basile, Ambroise, Isidore de Séville, Albertus Magnus, Vincent de Beauvais ; les auteurs de narrations fabuleuses sur des voyages en Orient, comme sir John Mandeville ; et les magiciens et docteurs hermétiques de la Renaissance, comme Cardan, Alex. Pedimontanus, Antonius Mizaldus et Batista della Porta.
Sans s’engager dans une réfutation minutieuse de chaque mythème et symbole constitutif de l’imaginaire merveilleux, Thomas Browne s’attaque directement aux fondements de la mappemonde enchantée. Plus précisément, il critique les présupposés des deux types de cartes qui ont dominé le Moyen Age : les cartes Terrarum Orbiculus (T-O) et les cartes macrobiennes (ou zodiacales). Les cartes T-O imaginaient le monde comme un disque plat, de forme circulaire, contourné par le fleuve Océan. Le monde connu (l’oïkumène) occupait toute la mappemonde, sans laisser aucune autre terre ferme en dehors. Les cartes zodiacales considéraient le monde comme une sphère, partagée sur l’axe Nord-Est en cinq zones : Froide – Tempérée – Torride – Tempérée – Froide. L’oïkumène occupait la zone tempérée de l’hémisphère Nord ; pour la zone tempérée de l’hémisphère Sud, quelques géographes d’inspiration néo-pythagoricienne clamaient l’existence d’un continent symétrique à l’oïkumène – les Antipodes –, alors que d’autres géographes, inspirés par la Bible, niaient la possibilité de ces terres « renversées ». En plus, même si ces Antipodes avaient existé, l’accès y aurait été interdit par la zone torride, réputé infranchissable à cause de la chaleur.
Les découvertes de la Renaissance avaient déconstruit ces modèles cosmologiques. Thomas Browne utilise les nouvelles acquisitions géographiques pour démontrer la distance entre la vérité objective et les constructions fictionnelles. Il reprend les arguments sur la zone torride ou contre les Antipodes comme des exemples d’erreurs communes longtemps transmises par la tradition. Les « vénérables pères de l’Eglise » ne sont que des « hommes en dehors de leur profession », dont le témoignage scientifique est de moindre validité. Leur autorité a assuré la transmission des fausses théories, comme celle de la forme plate de la Terre (Lactance), de l’inexistence de Antipodes (Augustin) ou de l’inhabitabilité de la zone torride, infirmées par l’exploration des Amériques19. L’introduction d’un nouveau critère de certification de la réalité, la validation rationnelle et la confirmation empirique, permet à Thomas Browne de submerger tout le continent de la fantaisie géographique du Moyen Age.
L’effet du scepticisme rationnel est encore plus dévastateur pour la mentalité utopique que la critique religieuse. Tandis que l’idéologie chrétienne ne se propose que de rétablir la vérité dogmatique, donc de refermer les portes du Paradis terrestre illicitement ouvertes par les quêtes humanistes, la vision rationnelle, par contre, est sceptique en ce qui concerne la possibilité même d’existence de l’Eden, fût-il religieux ou utopique. En fait, Thomas More déjà se sentait obligé de marquer le topos idéal par la particule privative ou. Il marquait par cela son doute que la cité parfaite soit jamais réalisable. Mais au XVIIe siècle, avec le développement des techniques rationalistes de la pensée, le virus nihiliste provoque une scission dramatique au sein du genre de l’utopie. Le courant des utopistes se divise en deux grandes veines : alors qu’une grande partie d’entre eux continuent de faire les plans du royaume idéal, une autre partie se complaisent en détruire les idéaux, imaginant des contre-cités, des places infernales. Pour ces auteurs désenchantés, la nature et la raison humaine ne finissent pas par instaurer des sociétés angéliques, mais plutôt des sociétés totalitaires. Leur refus ou leur incapacité de croire à la compétence de l’homme d’organiser un jardin divin sur terre provoque la ruine de l’utopie, du moins sur un segment de son évolution, et l’apparition de l’antiutopie, en tant qu’utopie manquée.
La censure empirique
La troisième attaque vient de la part de la pensée pragmatique, nourrie par les principes de l’empirisme anglais. A la différence de la tradition cartésienne, Francis Bacon, David Hume ou Thomas Hobbes doublent et même remplacent, en tant que critère de vérité, la consistance rationnelle par le témoignage des sens. Or, l’appel à la confirmation par l’expérience s’avère fatal pour les mirabilia de la tradition enchantée. Dans le Novum Organon, par exemple, Francis Bacon propose aux représentants de la nouvelle science de dresser « une collection ou une histoire de tous les monstres, les naissances ou les créations merveilleuses, et, en un mot, de toutes les choses nouvelles, rares et extraordinaires de la nature”. Ce panorama servirait à distinguer les objets réels des objets illusoires, c’est-à-dire des idoles de toutes sortes (idola tribus, idola specus, idola fori, idola theatri). Les auteurs de relations sur des phénomènes de la religion, de la magie naturelle ou de l’alchimie sont, selon Bacon, conduits par ”une propension incontrôlée pour la fausseté et la fabulation”20. Un siècle plus tard, dans ses Two Dissertations concerning Sense, and the Imagination. With an Essay on Consciousness (1728), Zachary Mayne reprend l’idée que « l’Imagination est presque toujours, dans un degré ou un autre, dangereuse et préjudicielle pour l’Entendement ». Si l’Intellect ne reste pas sur ses gardes à toujours trier les Idées que lui procure l’Imagination, il risque de certifier ces fantaisies comme vraies et pertinentes, alors qu’elles ne sont que peu ou nullement en relation avec la matière de ses pensées et méditations21.
Utilisant la raison comme critère de certification scientifique, des rationalistes comme Descartes, Spinoza ou Thomas Browne pouvaient distribuer la nouvelle science et la théologie du même côté. Avec l’introduction du critère de la vérification empirique, la religion tombe dans un domaine différent de celui de la science. Dans son traité sur l’intellect humain, David Hume reprend l’argument d’un certain docteur Tillotson pour démontrer que l’évidence que nous avons pour la vérité de la religion chrétienne, fournie par la déposition des apôtres, est moins directe et immédiate que le témoignage contraire de notre expérience empirique. Donner le consentement à une théorie comme celle de la présence réelle du corps de Jésus Christ dans l’eucharistie, en défaveur de l’évidence des sens, serait contre les règles du raisonnement correct. David Hume se félicite d’avoir conçu cet argument qui, s’il est correct, peut s’avérer « pour le sage et pour le savant une barrière définitive contre toutes les espèces d’illusions superstitieuses », contre toutes les relations sur les merveilles et les miracles22.
L’argument ne se veut pas athée, il ne s’attaque pas à l’existence même de Dieu et donc aux fondements du christianisme. Seulement, il détruit le couple méthodologique entre théologie et raison et distribue la science à la rationalité et la religion à la croyance. Soumettre la « sainte religion chrétienne » aux critères de l’intellect, épreuve qu’elle n’est pas préparée à supporter, serait une méthode sûre de la discréditer23. La science est le domaine des phénomènes uniformes et répétables, alors que la religion est le champ des miracles, que Hume définit comme « une violation d’une loi de la nature par un acte déterminé de la volonté de Dieu ou par l’intervention d’un agent invisible ». Bien qu’il sécurise de cette manière le territoire de la religion, Hume n’est pas disposé à lui céder les traditions fabuleuses de l’Antiquité et du Moyen Age, qu’il résume dans la classe des « relations miraculeuses de voyage, descriptions de monstres de la mer et de la terre, récits sur des aventures merveilleuses, hommes étranges et mœurs bizarres ». Si ces fables ont eu un grand crédit dans l’opinion publique, à l’opposition de la règle de l’uniformité des phénomènes de la nature, c’est qu’elles ont excité « le penchant humain pour la surprise et l’émerveillement »24.
Thomas Hobbes part à son tour de la définition du miracle comme « un acte de Dieu, accompli pour rendre manifeste à ses élus la mission d’un Ministre extraordinaire envoyé pour leur salut »25. Mais tout en acceptant la présence du sacré dans l’histoire, il critique les beaucoup plus nombreux faux miracles des charlatans qui dupent la population. Ces mystifications sont rendues possibles par l’ignorance et l’aptitude pour l’erreur commune à tous les hommes, et spécialement à ceux qui ont une moindre connaissance des lois et des causes naturelles. Pour expliquer les égarements de l’opinion publique, Hobbes développe une psychologie à trois étages, comprenant les sens, l’imagination et la raison. Partant de l’axiome qu’il n’y a pas de construction mentale qui n’ait pas passé premièrement par les sens, il définit l’imagination comme une sensation déchue, la réminiscence obscurcie d’une image procurée par la perception. En fonction de l’état de l’homme qui imagine, il y a plusieurs formes d’imagination : l’imagination dans l’état de veille (les fictions, les rêveries), l’imagination pendant le sommeil (les rêves) et l’imagination qui ne distingue pas entre l’état de veille et de sommeil (les apparitions et les visions). Les apparitions sont des rêves que l’homme pense avoir vus en état de veille. Ces accidents sont dûs à des circonstances et des émotions fortes, qui troublent la faculté discriminatoire de l’individu26.
Or, voilà que, selon Hobbes, de cette ignorance ou incapacité de distinguer entre les rêves et les fantaisies, d’un côté, et les sens et les fictions, de l’autre, est née la religion des gentils d’autrefois, qui adoraient les satyres, les faunes et les nymphes, et des hommes d’aujourd’hui, qui continuent de croire aux Fées, aux Fantômes et aux Gobelins. La sorcellerie est également visée par cette accuse, non pas parce qu’elle aurait commerce avec le diable, mais parce qu’elle perpétuerait une confusion pernicieuse. Quoique l’attitude envers la sorcière et le magicien ait changé (le philosophe ne les considère plus des apostats, mais des charlatans ou des naïfs), on voit que la censure rationaliste ne manque pas de prendre le relais à la censure religieuse. L’Ennemi, le diable lui-même, n’est plus une créature réelle, extérieure, qui tente et corrompt les hommes ; il est le faux jugement, la corruption de la faculté de discrimination entre la fantaisie et la réalité. Si le monde contemporain de Hobbes est un Royaume des Ténèbres, cela est dû aux faux prophètes qui ont transformé les fantaisies des poètes païens en une Démonologie, propageant une « doctrine fabuleuse sur les démons, qui ne sont que des idoles, ou des fantasmes du cerveau, dépourvus de toute nature réelle propre »27.
Progressivement, au cours des XVIe-XVIIIe siècles, l’expérience empirique, nourrie par les explorations géographiques, a rendu le paradis terrestre ou l’utopie introuvables sur les cartes. Le Moyen Age plaçait les Iles des Bienheureux, les Hespérides, le Mag Mell et l’Avalon, les îles de saint Brendan ou des saints Enoch et Elie dans l’Océan Atlantique. La découverte de l’Amérique a absorbé pour un temps ces mythes dans l’espace du Nouveau Monde. Cristophe Colomb était convaincu, au cours de son troisième voyage, quand il atteignit pour la première fois le continent américain, d’avoir abordé le Paradis terrestre que les cartes T-O plaçaient au bout des Indes. Les explorateurs et les conquistadors ultérieurs ont déployé sur le nouveau monde toutes sortes de fantasmes paradisiaques, comme la Terre de jouvence, la Terre de promesse, l’El Dorado, les sept Cités enchantées de Cibola, la Cité des Césars. Divers religieux, ordres et sectes, comme le franciscain Bartolomé de las Casas en Amérique centrale, les jésuites au Paraguay, différents protestants radicaux en Amérique du Nord, ont mis en place, à leur tour, des projets de sociétés millénaristes.
Cependant, à mesure que le nouveau monde était mieux connu, on voit les places utopiques migrer, à commencer déjà par Thomas More, vers des régions plus lointaines, vers le Pacifique. Au XVIIe siècle, c’est un hypothétique continent austral, la Terra Australis Incognita, qui abrite le plus grand nombre d’états idéaux. Et plus tard, quand les blancs de la mappemonde finissent par être remplies, les centres paradisiaques se replient vers des îles inconnues, mystérieuses, mouvantes, flottantes, submergées (chez des auteurs comme Coyer, Morrely, Poe, Jules Verne, Melville). Soit ils s’enfoncent sous la terre (Holberg, Collin de Plancy, Jules Verne). Soit ils sont projetés dans l’espace astral, dans les planètes, que Fontenelle avait décrites comme habitables (F. Godwin, Cyrano de Bergerac, D. Defoe, Voltaire, Jules Verne, Wells etc.). C’est un processus d’occultation progressive, inscrit sur les mappemondes, mais se déroulant au fond sur la carte de l’imaginaire européen même.
***
La triple censure exercée par la théologie chrétienne, par le rationalisme cartésien et par l’empirisme anglais a fini par détruire la véracité et la crédibilité des objets de la pensée enchantée. Reléguées au champ de la subjectivité, les mirabilia du Moyen Age ont souffert une sorte de collapsus ontologique. Le corpus de récits hérité de la tradition a été soumis à une critique qui l’a fait basculer de la réalité dans la fiction. Les auteurs de ce XVIIe siècle tout autant Baroque que rationaliste, qu’il s’agisse d’un Cervantes ou d’un Richard Brome, ont subi un « désenchantement » qui les a fait sceptiques face aux idéaux merveilleux des aventures chevaleresques, des voyages fabuleux et des autres quêtes surnaturelles. Richard Brome, par exemple, dans sa comédie Les Antipodes, présente l’aspiration au voyage initiatique comme une maladie mentale, de même que Cervantes traite la quête chevaleresque comme une folie. Tous ces déplacements et métamorphoses témoignent de la malaise de plus en plus accentuée que, depuis la fin de la Renaissance, l’homme européen expérimente quand il essaye de donner une réalité ontologique à ses fantasmes paradisiaques. Il ne faut donc pas attendre le XXe siècle pour voir le virus du pessimisme gagner l’utopie et la transformer en contre-utopie.
Notes
1 Pour les données historiques évoquées dans ce chapitre, voir :
– Censures. De la Bible aux Larmes d’Eros, Conception et réalisation : Martine Poulain, Françoise Serre, Editions du Centre Georges Pompidou, Paris, 1987
– Index of Prohibited Books, in Catholic Encyclopedia, www.newadvent.org
– Daniel Becourt, Livres condamnés, livres interdits, Paris, Cercle de la librairie, 1972
– Anne Lyon Haight, Banned Books, New York et Londres, R. R. Bowker, 1978
– Henry Kamen, The Spanish Inquisition. An Historical Revision, London, Phoenix Press, London, 1997
– G. Peignot, Dictionnaire critique, littéraire et bibliographique des principaux livres condamnés au feu, supprimés ou censurés, Paris, A. Renouard, 1806
2 Descartes, Reguli utile si clare pentru indrumarea mintii in cercetarea adevarului, Regulile XII et XIV, Bucuresti, Editura Stiintifica, 1964, pp. 50 sqq.
3 Baruch Spinoza, Tratatul despre indreptarea intelectului si despre calea cea mai buna care duce la adevarata cunoastere a lucrurilor, Bucuresti, Editura Stiintifica si Enciclopedica, 1979, p. 33 et passim.
4 Ibidem, pp. 19-20.
5 Ibidem, p. 24.
6 Ibidem, p. 28.
7 Voir Michael V. DePorte, Nightmares and Hobbyhorses. Swift, Sterne, and Augustan Ideas of Madness, San Marino, The Huntington Library, 1974, p. 14.
8 Toutes les citations dans Ibidem.
9 Pseudodoxia Epidemica, in Sir Thomas Browne’s Works, Including his Life and Correspondence, vol. II, Edited by Simon Wilkin F.L.S., London, William Pickering, Josiah Fletcher Norwich, 1835.
10 Pseudodoxia Epidemica, chapitre X.
11 Ibidem, p. 248.
12 Ibidem, chapitre I.
13 Ibidem, p. 185.
14 Ibidem, p. 187.
15 Ibidem.
16 Ibidem, p. 193.
17 Ibidem, p. 195.
18 Ibidem, p. 194.
19 Ibidem, pp. 224, 227.
20 Francis Bacon, Noul Organon, Traducere de N. Petrescu si M. Florian, Bucuresti, Editura Academiei R.P.R., 1957, p. 155.
21 Cité par Michael V. DePorte, op. cit.
22 David Hume, Cercetare asupra in-telectului omenesc, Sectiunea X (Despre minuni), partea I, 86, Traducere de Mircea Flonta, Adrian-Paul Iliescu si Constanta Nita, Bucuresti, Editura Stiintifica si Enciclopedica, 1987, p. 177.
23 Ibidem, 100, p. 195.
24 Ibidem, partea a II-a, 93, p. 184.
25 Thomas Hobbes, Leviathan, Edited with an Introduction by C. B. Macpherson, London, Penguin Books, 1985, p. 473.
26 Ibidem, Part I, Chapitre II « Of Imagination ».
27 Ibidem, Part IV, Chapitre 44 « Of the Kingdome of Darknesse », p. 629.