Peter Schulman
Le célibataire invisible : solitude et fantastique dans Le secret de Wilhelm Storitz
Anne Macvicar Grant, poétesse écossaise vivant à New York à la fin du dix-huitième siècle, concevait les célibataires en termes d’êtres « qui passaient à travers la société comme des fantômes silencieux, et qui, de toute évidence, se considéraient assez supérieurs aux autres » (“passing in and out [of society] like silent ghosts and seeming to feel themselves superior to the world.”1 De même, Jean Borie identifie le célibataire par rapport à son invisibilité aux yeux d’un monde qui ne cesse de le rejeter : « Le célibataire, » conclut Borie, «quoique gris muraille et presque invisible […] ne saurait être confondu avec la foule […]. En lui-même, le célibataire a une conscience aiguë de sa singularité. On peut dire que son être se confond avec sa singularité, douloureuse de ne savoir comment se traduire. »2 En suivant la logique de Borie, comment « l’invisibilité » de Storitz peut-elle se traduire? Si, littéralement, en traduisant le nom « Storitz » par un mot proche en allemand, Stören, to disturb en Anglais ou « déranger » en Français, il est clair que Wilhelm Storitz se met à l’écart des normes établies. Pour Michelle Perrot, célibataires, solitaires, vagabonds sont des marginaux qui vivent à la périphérie d’une société dont la famille est le centre. Leur existence matérielle et morale est compliquée. Toujours en position de suspects ou d’accusés, ils vivent sur la défensive dans les familles d’un filet encore lâche, mais qui se resserre.3
Wilhelm Storitz, fidèle aux soupçons généraux de l’Europe fin de siècle, vit également à rebours de la société mais, grâce à ses talents scientifiques, jouit non seulement d’un statut contestataire vis-à-vis des habitants de Ragz mais surnaturel qui est accentué par ses apparitions et disparitions fantasques. Toujours est-il que Storitz sait comment manipuler ces villageois qui, selon Verne, sont de toute façon excessivement superstitieux et susceptibles à la terreur provoquée par tout phénomène inconnu. « Je ne connais à nos concitoyens qu’un défaut, » avoue le Capitaine Haralan, « c’est d’être quelque peu enclin à la superstition et de croire trop volontiers au surnaturel ! Les légendes avec revenants et fantômes, évocations et diableries, ont le don de leur plaire plus qu’il ne convient! Je sais bien que les Ragziens sont très catholiques et que la pratique du catholicisme aide cette prédisposition des esprits… »4
Storitz, qui ne pardonnera jamais le monde entier de lui avoir refusé le droit d’épouser la belle et douce Myra Roderich, construit un espace et un modus operandi qui s’opposent en toute manière aux valeurs des Ragziens en ce qui concerne la famille et le Christianisme. Storitz réussit à perturber la paix du village en rompant avec leurs valeurs et leur sens de l’ordre d’une manière semblable à Robur qui exploite ses inventions et sa quasi- invisibilité par rapport au monde soi-disant « terrestre » à travers les nuages qu’il sait naviguer non pour le bonheur de l’humanité mais pour jouer le rôle d’un antagoniste dans Maître du monde. Storitz, bien entendu, ressemble également à Griffin, l’« homme invisible » de H.G. Wells, en ce qui concerne sa monomanie et son désir d’établir un « régime de terreur » dans le village. Or, pour Griffin être invisible aboutit à une sorte de folie meurtrière qu’il n’arrive pas à contrôler. Comme il le confirme dans une lettre finale à son adversaire le Dr. Kemp :
« Ce jeu n’est que le début. Il ne reste qu’à commencer le régime de terreur. Voici le premier jour de terreur car Port Burdock n’est plus sous la Reine d’Angleterre. Dites à votre colonel de police at à tout le reste, qu’elle est entre mes mains dorénavant. La terreur ! La première journée de la première année d’une nouvelle époque- L’Époque de l’Homme Invisible » [“The game is only beginning. There is nothing for it but to start the terror. This announces the first day of the terror. Port Burdock is no longer under the Queen, tell your Colonel of Police, and the rest of them; it is under me- The terror! This is day one of year one of the new epoch – The Epoch of the Invisible Man.”]5
Cependant, Storitz, contrairement à son homologue anglais, ne cesse de contrôler à la fois son espace et l’espace des autres et réussit à provoquer la folie plutôt que d’en être la victime. Quoique solitaire par rapport à la vie conjugale tant souhaitée avec Myra, il sait comment ôter la notion de vie privée chez les autres en menaçant d’être partout et nulle part en même temps car son invisibilité devient un risque pour tout le monde. Ainsi, l’espace du célibataire est prolongé dans les foyers jadis heureux et sa solitude est répandue grâce à sa polyvalence indomptable :
On ne se sentait en sûreté ni dans les maisons ni dans les rues, ni la nuit ni le jour. Le moindre bruit dans les chambres, un craquement du plancher, une persienne agitée par le vent, un gémissement de la girouette sur le toit, le bourdonnement d’un insecte aux oreilles, le sifflement de la brise par une porte ou une fenêtre mal fermée, tout paraissait suspect. Pendant le va-et-vient de la vie domestique, à table pendant le repas, le soir pendant la veillée, la nuit pendant le sommeil, en admettant que le sommeil fût possible, on ne savait jamais si quelque intrus ne violait par la présence l’inviolabilité du home! Si ce Wilhelm Storitz (…) n’était pas là épiant vos démarches, entendant vos paroles, enfin pénétrant les plus intimes secrets des familles. (p. 232-233)
Incapable de se marier lui-même, il s’acharne à détruire les foyers des autres… notamment et fanatiquement celui de Myra et de Marc Vidal. Storitz correspond ainsi à l’image du célibataire « classique » du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire l’anti-thèse du couple, de l’ordre bourgeois et donc de l’ordre « sacré » des choses, comme le note si clairement Borie :
Bien que tout à fait rejeté par le monde des familles, il n’en finit pas de le hanter. C’est justice car on ne peut assez répéter que le célibataire est une création de la famille. Seul dans son misérable appartement, il se croit pestiféré alors qu’il est aussi l’hôte secret, ce tiers invisible des familles qui l’épient derrière les cloisons. Mieux qu’exilé, il faut l’appeler marginal.6
Si Myra, en espagnol, veut dire « regarde!», Storitz, par ses efforts théâtraux, devient l’homme invisible le plus visible à bien des égards lorsqu’il brise la cérémonie religieuse du mariage entre Marc Vidal et Myra. Il réussit non seulement à pénétrer l’église, et à geler les fiançailles, mais il triomphe en «kidnappant» la couronne nuptiale, synecdoque de tout auquel Storitz aspire: «A cet instant, la couronne nuptiale s’enleva du coussin sur lequel elle était placée, traversa le salon, puis la galerie, sans qu’on pu apercevoir la main qui la tenait, et disparut entre les massifs des jardins » (p. 147). Tout comme Griffin a pu semer la panique en jetant des meubles et d’autres objets, puis, lors de son attaque finale contre le Dr. Kemp, en cassant systématiquement les fenêtres de sa maison, Storitz abolit grandiosement l’espace religieux et jusqu’alors inviolable : « D’ordinaire, l’intérieur de la cathédrale est plongé dans une pénombre où l’âme se livre avec plus d’abandon aux impressions religieux, » Verne décrit. Après l’intervention de Storitz où « un cri retentit- un cri déchirant, un cri d’épouvante et d’horreur » (220), Storitz, comme Satan, se veut victorieux par son acte de grande révolte contre le mariage et puis par la profanation de l’hostie : « L’hostie consacrée a été arrachée des doigts du vieux prêtre…ce symbole du Verbe incarné vient d’être saisi par une main sacrilège! Puis elle est déchirée, et les morceaux en sont lancés à travers le choeur…Devant cette profanation, l’assistance est en proie à l’épouvante et à l’horreur » (p. 221).
Il va de soi que Storitz est considéré, en fait, comme le diable par les villageois de Ragz, car, comme Verne insiste « quand il s’agit d’esprits peu éclairés, tout s’explique par l’intervention du diable, et Wilhelm Storitz allait passer pour être le diable en personne » (p. 226). Que Storitz est associé au diable a un rapport, certes, avec son espace excentré et excentrique sur le Boulevard Téléki qui devient de plus en plus sinistre en fonction des actes néfastes de cet homme invisible allemand. Si dans Le Château des Carpathes, la fumée qui soudainement s’échappe du château ne pouvait signaler qu’une chose : « Le chort […] en donnant au diable le nom qu’il a en ce pays et voilà un malin qui s’entend mieux à entretenir les feux qu’à les éteindre, »7 Henry Vidal songe aussi à « une fumée » diabolique s’échappant lugubrieusement de la cheminée de Storitz. Certes, comme Volker Dehs le signale en relevant les parallèles entre Le Secret de Wilhelm Storitz et Le Château des Carpathes, le nom de Storitz peut être un anagramme composé des noms de Gortz et de la Stilla, et
comme la fumée qui s’échappe du Château des Carpathes prouve que le bâtiment doit être habité, le même signe annonce la présence de Storitz dans sa maison fouillée par la police. [De plus], les phénomènes de lumière et de la cloche sonnante qui doivent impressionner les habitants superstitieux de Werst, reviennent à Ragz.8
Pour Dehs, ses rapprochements, loin d’être gratuites, soulignent un intertexte direct avec l’oeuvre d’Hoffmann « car la démystification du fantastique s’opère dans Storitz une troisième fois. Si elle n’ajoute rien de nouveau à ce sujet, elle en donne un bon résumé » (Dehs 187). De cette manière, si le Château des Carpathes peut produire une atmosphère de mystère et par conséquent un pouvoir surnaturel, en étant hermétiquement fermé et quasi-abandonné, la maison de Storitz est enveloppée d’une désuétude à la fois mélancolique et bizarre qu’Henry Vidal décrit en termes d’une maison isolée au centre d’un jardin. D’un aspect triste comme si elle eût été délaissée, depuis quelque temps, ses fenêtres fermées de persiennes qui ne devaient presque jamais s’ouvrir, son soubassement envahi par la ligne des mousses et le fouillis des ronces. Elle contrastait étrangement avec les autres hôtels du boulevard. (p. 111)
Le côté abandonné de sa maison s’ajoute, effectivement, aux nombreuses associations à la mort qui entourent Storitz :
Par la grille, au pied de laquelle poussaient des chardons, on pénétrait dans une petite cour, plantée de deux ormes que la vieillesse avait déjetés, et dont le tronc, fendu de longues entrailles, laissait voir la pourriture intérieure […] Sur la façade, s’ouvrait une porte déteinte sous les intempéries, les brises et les neiges de l’hiver à laquelle on montait par un perron de trois marches délabrées. (p. 111)
Si, selon Bachelard, trois marches peuvent créer une atmosphère onirique,9 il est clair que dans le cas de l’espace storitzien, elles ne peuvent que renforcer le sentiment d’isolement et de marginalité que Storitz incorpore en tant que célibataire fantasmagorique. Il fait partie, en fait, d’un chronotope identifié par Jean-Pierre Bertrand et co., celui, métaphoriquement, d’une « tour entourée de marais. » Comme ils le comprennent, la tour et son contraire, « la mine » ou « le trou, » représentent les deux pôles qui caractérisent l’espace du célibataire au dix-neuvième siècle :
Le sujet […] se retrouve soudain exhaussé et peut embrasser à loisir une société marécageuse, villes et campagnes confondues, sans être vu en retour. Il y a là une sorte de retournement poétique et symboliste. La tour […] renoue avec une tradition romantique et répond aussi à la mine zolienne [qui] s’offre à l’imaginaire comme le lieu souterrain où le travail jouxte la mort, où l’homme retourne à la terre. C’est un gouffre poreux auquel s’oppose l’amas vertical et clôturé de la tour.10
A travers l’axe bertrandien du célibataire, nous pouvons tracer les paradigmes de l’espace storitzien aussi: En principe, il est attaché au phénomène du trou. Quand son nom est évoqué pour la première fois dans le roman, ce n’est qu’en fonction de son père Otto, lorsque Henry Vidal lit, par hasard, un article annonçant en Allemand, l’« Anniversaire Storitz, » au cimetière de sa ville natale (p. 51). Que notre première impression de Storitz soit encadrée d’une image si gothique, celle du tombeau, signale l’élément fondamentalement fantomatique de ce personnage. Comme l’article sur Otto Storitz met en exergue :
Il y a donc lieu de croire que la foule sera considérable comme tous les ans, à la cérémonie de l’anniversaire […] Il n’est pas téméraire d’avancer que la population de Spremberg, on ne peut plus superstitieuse, s’attend à quelque prodige, et désire en être témoins. D’après ce que l’on répète en ville, le cimetière doit être le théâtre des plus invraisemblables et des plus extraordinaires phénomènes d’ordre supérieur. On ne s’étonnerait pas si, au milieu de l’épouvante générale, la pierre du tombeau se soulevait, et si le fantastique savant ressuscitait dans toute sa gloire. Et qui sait, peut être quelque cataclysme menace-t-il la cité qui l’a vu naître. (p. 53)
En effet, toute l’aventure de Wilhelm Storitz y est déjà annoncée car Storitz fils sera bien responsable de multiples cataclysmes à Ragz qui sera, comme Spremberg, victime à la fois des projections psychiques du « théâtre surnaturel » (la prise de l’hostie, par exemple) et les vrais résultats de la science entre les mains d’un être maléfique, lorsque Storitz transforme Myra en une créature invisible aussi. Que Marc Vidal dit d’une façon ironique, certes, que « [le tombeau d’Otto Storitz] dû apparaître comme un nouveau Christ aux regards de la foule, cela ne valait pas de s’y arrêter un instant » (p. 54), il préfigure l’idée qu’en fait Storitz fils se présentera comme l’anti-Christ de Ragz. Ainsi, son apparition paradoxalement invisible à l’église, au lieu d’inspirer une apothéose spirituelle provoque le contraire: un événement diabolique. De même, la « tour » dans lequel Storitz vit n’est pas celui du chronotope romantique du célibataire mais celui de l’homme fantastique car le belvédère découvert par Vidal et Stepark ne révèle que le grand vide que Storitz devient: « Personne ! » soupire Stepark, car, comme il l’observe, seul les traces les plus minimes de Storitz demeurent: « J’avais pensé que ce belvédère servait peut-être à des observations astronomiques et qu’il renfermait des appareils pour l’étude du ciel. Erreur. Pour tout meuble, une table et un fauteuil de bois » (p. 182). Qu’il n’y ait aucun instrument pour voir les étoiles est bien sûr conforme à l’idée que Storitz se métamorphose peu à peu en revenant – un être vivant, peut-être, mais maléfique, sans âme et dépourvu de rêves poétiques: « Ce nom de Wilhelm Storitz, dans toutes les maisons, dans toutes les familles, on ne le prononça plus sans qu’il évoquât le souvenir, on pourrait dire le fantôme d’un personnage étrange, dont l’existence s’écoulait entre les murs muets et les fenêtres closes de cette habitation du boulevard Téléki » (p. 227). De plus, il pourrait même paraître plus comme Dracula que son propre père, le savant apprécié par certains, car il tente de vampiriser la ville, et surtout la famille Roderich.
Conformément à la traduction de Dracul, ou « diable » en Roumain, Storitz ainsi que son espace, sont liés intertextuellement au personnage de Bram Stoker. Or, si l’image de la croix peut neutraliser le vampire dans le roman de Stoker, Storitz, agissant quasiment en « anti-christ, » essaye, en revanche, de neutraliser la croix lors de son interruption violente des fiançailles. De même, son annexation par force de Myra, grâce à ses manipulations chimiques, en la rendant invisible peut renvoyer aux conquêtes de Dracula qui arrive à contrôler Renfield, puis Lucy en les transformant en vampires puis tente de conquérir Mina aussi. La relation entre Storitz et Myra peut ressembler à celle entre Dracula et Lucy voire Mina dans le sens que ces deux protagonistes mâles, n’arrivant pas à séduire leurs victimes par amour, doivent creuser dans les ténèbres afin de trouver les instruments nécessaires pour accomplir leur tâche macabre. Dracula et Storitz profitent de leur pouvoir épouvantable pour essayer de posséder l’Autre tout en restant insaisissable eux-mêmes. Ainsi, quand Stepark et Henry Vidal fouillent la maison de Storitz, ils ne trouvent absolument rien, à part, bien entendu, les traces du néant, l’image que Storitz souhaite présenter au monde. L’espace est bien hermétiquement fermé et sans lumière afin d’empêcher toute intrusion. L’aspect funèbre de cet espace reflète, en fait, le caractère de celui qui y habite car Storitz semble naviguer entre le monde des vivants et celui des morts :
Tout dénotait l’incurie ou l’abandon. Le jardin fut visité, et les agents n’y découvrirent personne, bien que les allées fussent encore marquées de pas récents. Les fenêtres, de ce côté, étaient closes de contrevents […] Un des agents alla ouvrir la fenêtre et en repoussa les contrevents, percés d’une étroite ouverture en losange qui ne laissait pas pénétrer assez de jour. (pp. 170-71)
Stepark, remarquant une ressemblance entre le portrait du père de Storitz et son fils, avoue vouloir « les exorciser l’un comme l’autre… » (p. 173) comme s’il s’agissait, en effet, d’un démon plutôt que d’un scientifique maniaque. Il va de soi que Storitz, un personnage allemand écrit après la guerre Franco-Prussienne, représente l’anti-thèse du gentil savant allemand, le Dr. Liedenbrock, pour qui le désordre est décrit en termes relativement charmants dans Voyage au centre de la terre. La figure du professeur distrait mais adorable, le cliché du absent-minded professor, devient soudainement extrêmement menaçant quand il s’agit d’un être aussi antipathique que Storitz. En suivant la description d’ Henry Vidal de l’espace storitzien, son désordre est propre au criminel fugitif et non au chercheur instruit :
C’était le cabinet de travail, très en désordre. Des rayons de bois blanc, encombrés de volumes non reliés pour la plupart des ouvrages de mathématiques, de chimie et de physique principalement. Dans un coin, plusieurs instruments, des appareils, des machines, des bocaux, un fourneau portatif, une batterie de piles, une bobine Rhumkorf, un de ces foyers électriques d’après le système Moisan qui produit des températures de 4 à 5000 degrés, quelques cornues et alambics, divers échantillons de ces métaux ou métalloïdes […] La perquisition qui fut faite dans ce cabinet ne donna aucun résultat de nature à nous édifier. (p. 174)
Moitié Griffin, qui s’enveloppe de fioles et de liquides sinistres, moitié Dracula, un être surnaturel qui surgit des enfers, les indices laissés par Storitz sont surtout dépourvues d’humanité et de vraie vie. Quoique son propre squelette soit invisible pour autrui, sa chambre est squelettique, voire minimaliste :
Elle ne contenait qu’un lit de fer, une table de nuit, une armoire à linge en chêne, une toilette montée sur pieds de cuivre, un canapé, un fauteuil de gros velours d’Utrecht, et deux chaises. Pas de rideaux au lit, pas de rideaux aux fenêtres, un mobilier, on le voit, réduit au strict nécessaire. Aucun papier, ni sur la cheminée ni sur une petite table ronde placée dans un angle. La couverture était encore défaite à cette heure matinale, mais que le lit eût été occupé pendant la nuit, nous ne pouvions que le supposer. (p. 176)
Il n’y a que des bulles pour témoigner d’une vie quelconque à l’intérieure de la maison:
« Toutefois, en s’approchant de la toilette, M. Stepark observa que la cuvette contenait de l’eau avec quelques bulles savonneuses à sa surface” (p. 177) ainsi qu’ « une fiole de forme bizarre, en verre bleuté » (p. 175). Le mélange de désordre et de renfermé claustrophobisant fait songer à la maison de Dracula à Londres qui, comme celle de Storitz, se distingue des autres maisons de la rue qui sont plus soignées et mieux entretenues. Effectivement, quand Jonathan Harker et Von Helsing doivent ouvrir les fenêtres entièrement closes, ils découvrent: “a sort of orderly disorder on the great dining room table. There were title deeds of the Piccadilly House in a great bundle, note paper, envelops, and also a clothes brush, a brush and comb, and a jug and basin, the latter containing dirty water which was reddened as if by blood.” [« une sorte de désordre ordonné sur la grande table de la salle à manger. Il y avait des actes hypothécaires pour la Maison de Piccadilly dans un grand tas, du papier, des enveloppes, et aussi une brosse à habits, une brosse et un peigne, une cruche et un bassin, ce dernier contenant de l’eau sale rouge comme si l’on y avait ajoutée du sang »].11 Les espaces de Dracula et de Storitz se ressemblent, ne serait-ce parce qu’ils sont tous les deux des êtres surnaturellement effrayants. De cette façon, quoique les villageois déchaînés brûlent la maison de Storitz, ils sont incapables de retrouver son corps car, comme Dracula, il fait plus partie du monde des ténèbres que celui des humains en chair et en os :
La grille fut forcée, la maison envahie, les portes enfoncées, les fenêtres arrachées, les meubles jetés dans le jardin et dans la cour, les appareils du laboratoire mis en pièces; puis les flammes dévorèrent l’étage supérieure, tourbillonnèrent au dessus de la toiture, et bientôt le belvédère s’écroula dans la fournaise. Quant à Wilhelm Storitz, c’est en vain qu’on l’avait cherché dans l’habitation. (p. 249)
Toujours est-il que cette explosion de violence contre les symboles matériels de Storitz réussit à calmer temporairement les Ragziens sans pourtant achever le vrai « catharsis » qu’ils auraient souhaité, car, comme Verne suggère à la fin du roman, « Myra » veut bien dire « regarde, » la beauté comme le mal ne doivent pas forcément être visibles car la vérité devrait être claire dans le sens spirituel des choses. Le contraire d’invisible et, surtout, l’anti-thèse de Storitz, même quand elle est forcée de devenir invisible elle-même, Myra réussit à préserver sa vitalité et sa vivacité. Par conséquent, son propre espace est baigné d’une douceur féminine riche en objets artistiques. Quoique vaguement renfermée chez elle (« Mme Roderich et sa fille n’avaient aucune affaire qui les attirât au dehors » p. 89), elle est toujours associée à la beauté, comme Henry Vidal l’observe :
En leur compagnie, je dus parcourir l’hôtel, et admirer les belles choses qu’il renfermait, tableaux et bibelots de choix, les dressoirs chargés de vaisselle d’argent de la salle à manger, les vieux coffres et les vieux babuts de la galerie, et au premier étage, la petite bibliothèque de jeune fille où figuraient en bonne place nombre d’ouvrages de la littérature française ancienne et moderne. (p. 89)
Heureuse, stable, aisée, et…amoureuse, Myra habite, cependant, dans un hôtel particulier qui pourrait bien être le miroir symbolique de celui hanté par Storitz car, comme Cécile Compère le démontre si bien dans son article “Amiens sur le Danube,” Verne décrit, en termes d’architecture, le même hôtel deux fois: celui de Storitz et celui des Roderichs. Les deux sont munis d’une belvédère, une tour, et un donjon. Or, ils ne sont véritablement que des reproductions imaginaires de celui dans lequel Verne vivait lui-même à la rue Charles-Dubois à Amiens. Comparant l’hôtel des Roderichs à celui de Verne, Compère constate :
Plus de doute, car, à l’extrémité du boulevard Longueville, à l’angle de la rue Charles-Dubois, à Amiens se dresse une maison bien connue, la maison habitée par Jules Verne qui correspond parfaitement à la description : tour, galerie vitrée, fenêtre à l’angle de la maison, salons « pouvant contenir 150 invités pour un concert ou un bal. » Jean-Jules Verne, petit-fils de l’écrivain, évoquant ses souvenirs d’enfance […] indique que la description de l’habitation du Dr. Roderich lui semble avoir été inspirée par le souvenir que Jules Verne conservait de sa maison de la rue Charles-Dubois.12
De même, Claude Lepagnez relève des parallèles entre l’hôtel de Storitz et celui de Verne notant, en détail, les divers liens communs « non seulement de l’hôtel de Roderich […] mais aussi de la maison de Wilhelm Storitz»13 car Verne transpose son propre espace sur les deux structures domiciliaires de toute évidence opposées mais enveloppées d’un phénomène de « transparence » que Compère explique en termes de « miroir déformant, c’est à l’envers qu’il apparaît, flou d’abord, plus net ensuite, le visage caché. C’est en filigrane que Jules Verne a placé quelques traits des villes chères à son coeur, laissant au lecteur le soin de les découvrir » (p. 94).
Mais pourquoi Verne aurait-il souhaiter projeter son propre espace d’une manière si contradictoire? Il est vrai que, avant que Verne n’épouse Honorine, il se retrouvait dans un état de profonde exaspération en ce qui concernait son statut de célibataire. Chaque fois qu’il tombait amoureux d’une jeune fille, elle se mariait inévitablement avec quelqu’un d’autre, un thème qui se manifestait dans ses poèmes de jeunesse.14 Selon beaucoup de biographies de Verne,15 Verne était, depuis son enfance, amoureux de sa cousine, Caroline Tronson, et il était incroyablement déçu quand elle devait épouser un homme riche et bien plus agé qu’elle. Après sa déception vis-à-vis de Caroline, il est tombé très amoureux d’Herminie Arnault-Grossetièrre au sujet duquel il avait écrit beaucoup de vers.16 Quand cette dernière épousa un homme encore une fois plus riche qu’il ne l’était à cet âge, il continuait à exprimer sa trahison et son amertume dans beaucoup de poèmes écrits bien après leur rupture.
Selon Herbert Lottman, il se sentait éberlué par son amour pour Herminie : “Twenty-year old Jules remained under her spell, for he evoked her in poems long after her betrayal by betrothal” (« Un Verne de vingt ans restait dominé par son amour pour elle, car il l’évoquait bien après qu’elle ne le trahisse en se mariant avec un autre”).17 Pour Lottman, Verne commençait à s’en vouloir à la société bourgeoise en générale ainsi qu’aux parents riches des femmes qu’il aimait et à se considérer une sorte de victime de la bourgeoisie: “Jules saw himself as a victim not only of the parents of the women he wished to marry, but, as he would often see himself throughout his life, also as the victim of bourgeois society itself” (« Jules se voyait comme une victime non seulement des parents des femmes qu’il voulait épouser, mais, comme il se voyait souvent pendant le reste de sa vie, également comme une victime de la société bourgeoise toute entière. »18 De plus, quand il commençait sa carrière de dramaturge, il appartenait à un club de célibataires littéraires, et, en leur honneur, il leur écrit le poème « Aux onze-sans-femmes » (1854). La violente rupture du bonheur conjugale entre Vidal et Myra pourrait-elle être une manifestation d’une haine venant de Verne lui-même fondée sur ses propres déceptions affectives? Un désir de vengeance envers ceux qui lui auraient fait beaucoup souffrir pourrait-il être assouvi par les actions d’un homme invisible et fictif qui réussit à rompre le bonheur d’une famille qui le rejette ? Pour Gilles Carpentier, « plus que misogyne, Verne est avant tout mysogame. Sa haine des mariages apparaît très souvent dans ses lettres de jeunesse […] Et Jules Verne est partagé entre une crainte profonde et une envie forte de se marier. »19 Une fois marié, Carpentier affirme, son bonheur cède rapidement à l’ennui: « Cette vie de couple l’ennuie. Il délaisse Honorine et ses enfants pour se consacrer entièrement à son travail et fait de bien fréquentes visites chez son éditeur parisien. »
Ainsi, les deux pôles des attitudes de Verne vis-à-vis du mariage pourraient donc être représentés en quelques sortes par les deux hôtels particuliers: La paix familiale des Roderich est envahi par Storitz et le vide spirituel de Storitz est inspecté par Stepark et Vidal. Or, entre les deux, un autre célibataire plus artiste et moins anti-pathique que Storitz hante le roman d’une manière ambiguë : le frère de Marc Vidal, Henry, qui en outre d’être ingénieur, devient écrivain aussi car c’est bien lui qui raconte l’aventure du roman. Si Storitz, comme Dracula, pourrait être considéré comme un être entre « deux mondes » (les vivants et les morts), le nom d’Henry Vidal, pourrait être lu de la même manière si nous le lisons en termes de vie-dalle. Inconsciemment jaloux de son frère, quand il le voit en arrivant à Ragz, il avoue en parlant de la beauté de Myra: « il n’y a qu’un mot pour la caractériser, Mlle Myra, un mot que je répéterai par trois fois: Elle est charmante… charmante… charmante! » (p. 94). Mais, malgré tous ces protagonistes qui tombent amoureux d’elle sans, pour autant, pouvoir tous la posséder, « Myra » peut bien vouloir dire « regarder, » ce nom peut aussi suggérer ce que, physiquement, elle deviendra: mirage – car son portrait, émanant du pinceau amoureux de Marc, restera la seule représentation visible de sa beauté matérielle. Or, quoique l’espace proprement dit de Storitz disparaisse, « On enlèverait les décombres, on abattrait les derniers pans de murs, et de cette demeure, isolée sur cette contre-allée du boulevard, il ne resterait plus vestige » (p. 298), c’est la beauté spirituelle de Myra qui triomphe en fin de compte car, selon Henry, « il semblait qu’on la vît gracieuse et souriante. Elle révélait sa présence par ses paroles, par la pression de sa main! On savait toujours où elle était et ce qu’elle faisait. Elle était l’âme de la maison – invisible comme une âme! » (pp. 305-306).
Une telle âme ne peut qu’ajouter de la lumière à n’importe quel espace en dépit de ses limites physiques, Verne a l’air de confirmer. C’est bien pour cela que l’espace de Storitz, en revanche, doit forcément être aussi pourri que celui de Dracula qui déclare, quand il rencontre Jonathan Harker pour la première fois : « Une maison ne peut pas se rendre habitable dans une journée, et, après tout, il n’y a si peu de jours pour faire un siècle […] Je ne cherche ni la gaîté, ni l’humour, ni la volupté lumineuse de beaucoup de soleil et d’eau ruisselante qui plaisent tant aux jeunes si joyeux » [“A house cannot be made habitable in a day; and, after all, how few days to make a century (…) I seek not gaiety nor mirth, not the bright voluptuousness of much sunshine and sparkling water which please the young and gay”].20
Storitz est trop monomane et destructeur pour apprécier ce soleil aussi, et périt violemment, épée en main, une dernière représentation du combat entre le mal et le bien, entre l’invisible et le visible, puis, inévitablement, entre la vie et la mort: « Les deux sabres sont engagés, l’un tenu par une main visible, l’autre tenu par une main qu’on ne peut voir » (p. 276). Que Storitz meure, enfin, et, par conséquent, devient visible mais « convulsée ; les yeux morts, le regard encore menaçant » (p. 276) tandis que Myra, quoique invisible, demeure belle et « l’âme de la maison » (p. 306) renverse, en quelque, le cliché si souvent prononcé, « Méfiez-vous des apparences, » car bien que Storitz soit devenu la vedette néfaste de Ragz, c’est son âme détraquée et égoïste, finalement, qui le condamne inexorablement à la solitude et à l’exile malgré son invention fantastique.
Notes
1. Howard P. Chudacoff, The Age of the Bachelor : Creating an American Subculture, Princeton, Princeton University Press, 1991, p. 21.
2. Jean Borie, Huysmans, le Diable, le célibataire et Dieu, Paris, Grasset, 1991, p. 291.
3. Michelle Perrot, « En marge : célibataires et solitaires, » Histoire de la vie Privée, (dir.) Philippe Ariés et Georges Duby, (vol. 4), « De la Révolution à la Grande Guerre, » Paris, Seuil, 1987, p. 302.
4. Jules Verne, Le Secret de Wilhelm Storitz, Paris, Gallimard, « Livre de Poche, » 1999 [1910], p. 109.
5. H.G. Wells, The Invisible Man, New York, Signet Classics, 2002, p. 153.
6. Jean Borie, Le Célibataire Français, Paris: Grasset, « Livre de Poche, » 2002, p.65.
7. Jules Verne, Le Château des Carpathes, Paris, « Livre de Poche », 2004 [1892], p. 33.
8. Volker Dehs, « Inspiration du fantastique ? Jules Verne et l’oeuvre de E.T.A. Hoffmann, » pp.163-190, Jules Verne 5 : Émergences du fantastique, textes réunis par François Raymond, Paris, Minard, « Lettres Modernes, » 1987, p. 186.
9. « Parfois, quelques marches suffisent pour creuser oniriquement une demeure, pour donner à une chambre un air de gravité, » Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris: Presses Universitaires de France, 1960, p. 86.
10. Jean-Pierre Bertrand, Michel Biron, Jacques Dubois, Jeannine Paque, Le roman célibataire : D’A rebours à Paludes, Paris, Corti, 1996, p. 111.
11. Bram Stoker, Dracula, New York, Bantam Press, 2004, p. 288.
12. Cécile Compère, « Amiens sur le Danube?, » pp. 84-94, Visions nouvelles sur Jules Verne, Amiens, Centre de Documentation Jules Verne, 1978, p. 86.
13 Claude Lepagnez, « Amiens dans les romans, » Revue Jules Verne # 7, pp. 25-41, Amiens : Revue du Centre de Documentation Jules Verne d’Amiens, Nouvelle Série, 1er semestre, 1999, p. 36.
14. Pour une étude détaillée des poèmes de jeunesse de Verne voir Charles-Noël Martin, « Les Amours de Jeunesse de Jules Verne, » Bulletin de la Société Jules Verne 28, pp. 83-85.
15. Notamment les biographies de Marguerite Allotte de la Fu˙e Jules Verne : Sa vie, son oeuvre, Paris, Hachette, 1953 et Charles-Noël Martin, La Vie et l’oeuvre de Jules Verne, Paris, Michel de l’Ormeraie, 1978.
16. Selon Olivier Dumas, il aurait écrit une trentaine de poèmes pour Herminie, voir Olivier Dumas, Jules Verne, Paris, La Manufacture, 1988, p. 241.
17. Herbert Lottman, Jules Verne : An Exploratory Biography, New York, St. Martin’s Press, 1996, p. 15.
18. Lottman, op. cit., p. 16.
19. Gilles Carpentier, p. 1.
20. Bram Stoker, op. cit., p. 24.