Corin Braga
L’autre comme race monstrueuse
– Racines antiques et médiévales de l’imaginaire colonial et eurocentrique –
Je me propose d’analyser l’image que l’homme de la fin du Moyen Age se faisait des peuples situés aux limites du monde connu. Or le discours sur l’inconnu pose une question d’imagologie. Selon Vincent Fournier, «l’énonciation du récit de voyage (les déictiques qui marquent et soulignent les différentes modalités du sujet dans le temps et dans l’espace) est un véritable énoncé culturel (idéologique). Par elle transite un discours social banalisé qui va “coloniser” l’espace étranger»[i]. La relation géographique construit une représentation de l’autre à travers les stéréotypes culturels du voyageur. L’image de l’altérité souffre un puissant phénomène d’investissement affectif et symbolique, dans une tentative inconsciente de la réduire à l’image de soi. Chaque époque projette sa propre Weltanschauung sur les territoires et les civilisations qu’elle découvre, chaque mouvement culturel imprime ses propres fins fantasmatiques aux voyageurs qu’il envoie au-delà de son propre contour géographique.
L’image de l’autre s’avère donc être modelée, au-delà de l’expérience empirique et des contacts directs, par un système complexe de stéréotypes mythiques et de clichés culturels. L’Européen voyait les habitants des mondes périphériques comme des races monstrueuses, dont la figuration était héritée de l’Antiquité classique ou de la mythologie chrétienne. Ces inconnus inquiétants et menaçants, gardiens de territoires fabuleux, personnifiaient les angoisses et les terreurs du monde médiéval. Loin d’être des relations “objectives”, les récits de voyage de l’époque, réels ou fictifs, étaient plutôt des documents intérieurs, qui témoignaient sur les mécanismes de formation de la conscience de soi à travers la confrontation avec l’autre, sur les processus de projection des images dépréciatives, sur les ressorts de la mentalité eurocentrique. En conjuguant les méthodes de la littérature comparée, de l’imagologie et de l’histoire des mentalités, on pourrait puiser dans l’histoire de l’homme européen des informations révélatrices pour une réflexion analytique sur les racines de l’intolérance et de l’incompréhension interculturelle.
Le monde circulaire dans les cosmographies antiques et médiévales
L’homme du Moyen Age pensait le monde sur des cartes qui se subordonnaient plutôt à la pensée religieuse qu’à l’expérience empirique. Telles sont les cartes T-O, dans lesquelles l’oïkoumene (l’Europe, l’Asie et l’Afrique) s’organise sur un axe Est-Ouest, ayant comme centre la Jérusalem. Création du monde et péché originel (le Paradis terrestre situé à l’extrémité orientale), incarnation du Christ et rachat de la condition humaine (la Jérusalem) et fin du monde (l’Occident qui envoie ses croisés pour récupérer la Terre Sainte, dans une offensive qui précède et annonce l’apocalypse), toute l’histoire chrétienne de l’humanité est déployée sur la mappemonde. La Terre est valorisée à partir de son centre sacré, où le divin s’insère dans l’humain. On a ici les racines d’une pensée ethnocentrique, qui d’ailleurs n’a pas été inventée par le Moyen Age. Chez les écrivains antiques, déjà, d’Homère et Hérodote à Strabon, Pomponius Méla et Ptolémée, le degré de civilisation va en décroissant depuis le centre du monde (la Grèce, la Perse, Rome etc.) vers ses limites cachées. Le plus on se déplace vers des territoires éloignés, limitrophes du fleuve Océan, le plus on s’enfonce dans un univers primitif et chaotique. Une flore luxuriante ou complètement stérile, une faune monstrueuse et terrifiante, une humanité amphibie, dominée par la bestialité, peuple ces régions. On dirait que l’homme médiéval projette dans l’image de l’autre, de l’inconnu qui habite ces zones non-explorées du monde, tous les désirs et les angoisses qu’il censure chez lui-même. Chaque fois qu’il part, en voyage pratique ou imaginaire, vers le Nord glacé, vers les Indes fabuleuses ou vers l’Afrique saharienne, il explore non pas tant une géographie extérieure, mais plutôt la carte d’images et de symboles de son propre inconscient. La panoplie de mirabilia, soigneusement retransmise par tous les encyclopédistes et les érudits de l’époque, fonctionne comme une grille de clichés mythiques et de stéréotypes culturels, à travers laquelle l’homme européen perçoit et interprète ce qu’il découvre.
L’archétype culturel du monde circulaire remonte à Homère. Dans le XVIIIe chant de l’Iliade, Héphaïstos confectionne un nouveau bouclier pour Achille. Sur la surface métallique, le dieu représente l’image de l’univers. La forme que l’aède antique attribue à la terre est celle d’un disque contourné par le fleuve circulaire Océan[ii]. Cette cosmographie sera perpétrée au long de l’Antiquité, en tant que vision dominante des croyances populaires. Les géographes antiques rectifient en général la forme circulaire à une forme trapézoïdale, la chlamyde, sur laquelle se déploie l’oïkumène, mais ils continuent de penser le monde en termes de centre et périphérie. Le maintien de l’idée de circularité est visible dans les deux grandes théories géographiques qui se confrontent vers le début de notre ère. La théorie des golfes, soutenue par un Strabon et d’autres, affirme que la masse terrestre (l’Europe, l’Asie et l’Afrique) s’érige comme une île au milieu de la surface des eaux ; les mers intérieures (la Méditerranée, la Mer Rouge, la Caspique) sont des golfes de l’océan extérieur. La théorie des isthmes, représentée par un Ptolémée et d’autres, garantit, tout au contraire, que ce sont les eaux qui se rassemblent dans les creux de l’étendue terrestre ; les trois continents de l’oïkumène sont les isthmes d’une grande masse de terre qui couvre les marges circulaires des cartes. C’est à cause de ce présupposé apriorique que, sur les cartes de Ptolémée, le sud de l’Afrique est uni, tout à fait inexplicablement d’un point de vue empirique, avec le sud de l’Asie par une bande de terre qui fait de l’Océan Indien une mer intérieure.
Après l’effondrement de la culture antique, les pères et les docteurs de l’Eglise chrétienne ont écarté les subtilités de la géographie classique et sont revenus au modèle primitif du monde circulaire. Dans les éditions ultérieures des Étymologies d’Isidore de Séville, important traité d’érudition chrétienne qui a dominé le premier millénaire, une esquisse graphique partage l’image du monde en trois secteurs de cercle : la moitié pour l’Asie et les deux autres quarts pour l’Europe et l’Afrique. Les cartes qui en dérivent, tout au long du Moyen Age, sont appelées techniquement des cartes T-O. Le O représente l’Océan circulaire, et les bras du T sont constitués par les eaux intérieures qui séparent les continents : le pied du T est la Méditerranée, entre l’Europe et l’Afrique ; le bras gauche est le Tanaïs (le Don) entre l’Europe et l’Asie ; et le bras droit est le Nil entre l’Afrique et l’Asie[iii]. Ces cartes sont appelées aussi des cartes « noachites », d’après Noé, qui aurait partagé la terre entre ses trois fils, Cham (l’Asie), Sem (l’Afrique) et Japhet (l’Europe)[iv]. En contraste avec un autre type de cartes, dites macrobiennes (d’après un dessin cosmographique figurant dans In somnio Scipionis de Macrobe) ou zodiacales (par ce qu’elles s’orientent en fonction des cercles du Zodiaque), les cartes T-O ne sont pas orientées sur l’axe Nord-Sud, mais sur l’axe Est-Ouest, de manière qu’au haut de la carte se trouve le Paradis terrestre. Le diamètre qui en descend coupe l’Asie en deux, sur la ligne des monts Taurus, rejoint le centre à Jérusalem, et continue par l’axe méditerranéen jusqu’aux colonnes d’Héraclès. De cette manière, l’axe géographique suit l’histoire sacrée du christianisme, à partir d’Adam jusqu’à Jésus (l’Ancien Testament), et de la première jusqu’à la deuxième venue de Jésus (le Nouveau Testament), c’est-à-dire à l’Apocalypse, censée partir de l’Europe des croisades.
Autovalorisation et dépréciation de l’autre. L’ego- et l’ethnocentrisme
Il y a des multiples raisons pour motiver le recours des hommes antiques et médiévaux à la cosmographie circulaire : raisons magiques, cognitives, géométriques, esthétiques etc. Je voudrais envisager ce qu’on pourrait appeler la raison axiologique. Les cartes anciennes se déploient à partir d’un point central, qui fonctionne comme une pointe de compas. Ce centre géométrique coïncide avec le centre de la civilisation humaine. La Perse, la Grèce, plus tard la Palestine sont situées au centre de la terre habitée ; le géographe et son publique consacre ces régions comme un omphalos. Les habitants du centre représentent la civilisation, la culture, la spiritualité, la révélation, la vraie croyance. A mesure qu’on s’éloigne sur les rayons du cercle, la civilisation est remplacée par la barbarie, la culture par la nature, l’orthodoxie par les hérésies et par l’ignorance religieuse. Les cartes circulaires formalisent une hiérarchie entre le centre et la marge, entre le proche et le lointain, entre le connu et l’inconnu, entre les valeurs partagées de son groupe et les valeurs des groupes étrangers, entre nous et eux. L’autre, qui diffère de moi par aspect, traditions, langue, pratiques sexuelles, alimentaires, sociales, est relégué aux marges de la mappemonde. A travers ces cartes, la perception égocentrique est amplifiée à une vision ethnocentrique. L’autovalorisation de soi et la dépréciation de l’autre devient autovalorisation de son peuple et dépréciation des peuples différents, en vertu de considérants raciaux, ethniques, religieux et comportementaux. Bien sur, il y a bon nombre d’explications pour motiver ce comportement de groupe (qui pourrait remonter jusqu’au pattern animalier de la chasse en meute), je ne fais ici que souligner que les cartes circulaires sont un miroir visuel qui objective ces réflexes axiologiques. Le processus de dévalorisation fantasmatique des autres aura pour corollaire la transformation des peuples lointains en des races monstrueuses.
La hiérarchie axiologique est surimposée à une gradation cognitive. Sur les cartes antiques, la zone centrale (un cercle avec le centre dans le Proche Orient) se trouve apparemment sous la focalisation d’une loupe. Le monde connu est représenté avec une précision maximale des détails. Les cartes T-O indiquent par des icônes tous les évènements significatifs de la Bible, de Noé, Babel, Sodome et Gomorrhe, jusqu’à Bethléem et Golgotha. En plus, le cercle central comprend des informations sinon exactes du moins véridiques sur les places de l’Europe, du Proche et Moyen Orient et du nord de l’Afrique. Souvent, les limites du monde connu sont marquées par des bornes mythiques : les colonnes d’Héraclès, la borne de Dionysos, le poteau d’Alexandre, le poteau Artus. En dehors de ce cadre, les contours soufrent des déformations, deviennent flous et disparaissent dans le fabuleux.
Quelles sont les marges de la terre ? Vers le Couchant, l’Europe se termine avec les îles britanniques, le cap Finisterre en Espagne et les colonnes d’Héraclès. Derrière ces pays, sur un arc d’un quart de cercle, s’étalent les îles fantastiques de l’Atlantique, qui nourriront l’imaginaire paradisiaque du Moyen Age et prépareront l’horizon d’attente pour la découverte des Amériques : de la « dernière Thulé », vers le nord, aux îles de Saint Brendan, d’Enoch et Elie, les Iles des Sept Evêques, les Iles Fortunées, les Hespérides, les Gorgades, O’Brazil. Au Nord de la mappemonde se trouvent les territoires des Scythes et autres peuples barbares plus ou moins fabuleux, s’avoisinant vers le pôle avec le pays des Hyperboréens. Au Sud on tombe sur l’Afrique transsaharienne, avec les monts Atlas et le mont de la Lune d’où le Nil prend sa source. Enfin, vers le Levant, le diamètre qui traverse la Méditerranée et la Jérusalem se prolonge par le « diaphragme », c’est-à-dire les monts Taurus qui, fictivement, séparent l’Asie en deux. Dans la moitié gauche se trouvent les régions des Seres (la Chine) et puis des peuples impurs, tel Gog et Magog (identifiés plus tard aux mongols) ; dans la moitié droite, les Indes fabuleuses, qui couvrent un arc de cercle qui remonte du Nil (l’Inde moyenne), par l’Inde intra gangétique, jusqu’à l’Indochine (l’Inde Extra gangétique).
Les races monstrueuses
Tous ces habitats sont peuplés par des races humaines monstrueuses, situées à la limité de l’animalité, ayant une condition amphibie entre la bête et l’homme. Travaillées par les géographes, les encyclopédistes et les lettrés, les vagues informations sur les pays limitrophes ont été rapidement et inexorablement amplifiées en des mythes sur des êtres fantastiques. En contemplant les cartes du Moyen Age, on a l’impression que l’oïkumène était littéralement assiégée par les hordes d’une humanité régressive et chaotique, que seulement le pouvoir de la civilisation et des armes pouvait maintenir à distance. A partir d’Homère et d’Hérodote, de Ctésias, Mégasthène et Arrien, jusqu’à Strabon, Pomponius Mela, Pline, Ptolémée, Solin et Martianus Capella, l’Antiquité fabrique de toutes pièces un véritable panopticum de l’humanité bestiale. Ce bestiaire humain, que même les plus sceptiques des érudits ne se permettaient pas d’ignorer, par respect à la tradition reçue, a acquis une étonnante stabilité. A travers les ages, il s’est transformé en une constellation de loci qui configurait l’imaginaire médiéval. Les pères chrétiens et les encyclopédistes médiévaux, d’Isidore de Séville et Béda le Vénérable jusqu’à Vincent de Beauvais et Brunet Latin, ont prélevé en bloc la gallérie tératomorphe, avec la description standard et l’iconologie fixe de chaque espèce. Un trait spécifique (tête de chien, absence de la bouche, oreilles gigantesques, pied unique etc.) suffisait pour construire la carte d’identité de chaque figure. Certaines cartes, comme celle d’Ebstorf (XIIIe siècle), passaient en revue ces races dans une bande de cartouches déployée sur le périmètre sud de l’oïkumène.
L’héritage antique de races monstrueuses se retrouve systématisé dans le récit le plus lu, après la Bible, pendant le Moyen Age : le Roman d’Alexandre. A partir d’un auteur du IIIe siècle d’Alexandrie, Pseudo-Calisthène, la figure du roi macédonien sort de l’histoire et entre dans le mythe et le fabuleux. Dans les innombrables variantes médiévales de la légende, on voit Alexandre parcourir toute la surface de la mappemonde, en tant que conquérant autant par les armes que par le savoir. Il devient le héros prototypique de la quête d’exploration et de conquête de l’inconnu. Sur cet archétype seront projetés symboliquement les voyages que les Européens vont entreprendre vers l’Est ou vers l’Ouest, depuis les pèlerinages des moines des premiers siècles vers le Paradis terrestre jusqu’aux voyages diplomatiques, commerciaux et d’aventures dans l’Empire mongol des XIIIe et XIVe siècles, et depuis les immrama dans l’Atlantique d’un Saint Brendan jusqu’aux explorations de la Renaissance. Inévitablement, tous ces voyageurs, personnages mythiques ou personnes réelles, ne manqueront pas de peupler les territoires lointains avec les figures stéréotypes puisées dans le panoptique classique.
Quelles sont ces races monstrueuses[v] ? On peut faire d’emblée une distinction plus ou moins générale : la monstruosité des peuplades qui habitent au-dessus de la diaphragme, vers le Nord, est le plus souvent de nature morale ; celle des peuplades qui habitent les Indes fabuleuses, vers le Sud, est de nature physique. Les races du Nord ne diffèrent pas des Européens dans l’aspect corporel, ces hommes ont une anatomie parfaitement reconnaissable et homologuée ; leur bestialité se manifeste dans les mœurs et le comportement. La barbarie des peuples scythiques et sibériens est résumée dans un trait emblématique qui stigmatise de manière irrévocable : le cannibalisme. Attestée par Hérodote, Strabon, Méla, Pline, Ammianus Marcellinus et autres, l’anthropophagie est conçue comme l’empreinte la plus répulsive de la dégénération humaine. Ces tribus, dont Alexandre dit « on n’a jamais vu d’êtres aussi cruels depuis que Dieu créa le monde », sont regroupées sous le nom de Gog et Magog, les peuples impurs qui constitueront l’armée de l’Antéchrist. La légende veut qu’Alexandre, après les avoir vaincus, les ait enfermés avec un mur gigantesque de métal dans une vallée aux confins nordiques de l’Asie. Ce geste a une signification civilisatrice, avec la même portée que les tabous et les interdits alimentaires institués par les dieux ou les anciens in illo tempore. Le mur d’Alexandre exprime la répulsion envers une conduite nutritive qui sépare le monde civilisé du monde animal. Comme les Titans faits prisonniers par les Olympiens dans le Tartare, les peuples de Gog et Magog enfermés dans un huis clos personnifient les terreurs et les paniques refoulées par l’homme médiéval. Alexandre devient un personnage numineux, porteur de lumière, qui, tel un archange, censure le mal qui menace de jaillir de l’inconscient collectif. Par cette subtile contamination christique de la figure d’Alexandre, les peuples du Nord sont assimilés rien moins qu’à des hordes démoniaques. Cette assimilation fonctionnera sans faille au XIIIe siècle, quand les Européens identifieront les troupes des tatars et des mongols aux « Tartares » de l’enfer et à Gog et Magog de l’apocalypse.
Les peuples du Sud, par contre, ne font plus figure de démons (le mal moral), mais de bêtes (l’anomalie physique). Les races qui habitent les Indes fabuleuses et la « Libye » (l’Afrique trans-saharienne) ont une condition semi-anthropomorphe. L’homme antique et médiéval imagine une série de mutants, dans un jeu combinatoire qui expérimente toutes les permutations possibles entre l’homme et le fauve. Les lettrés et les dessinateurs clonent sur le corps humain des organes animaliers, museaux, crocs, pattes, griffes, serres, queues, fourrure etc. Grâce à de telles greffes, ces êtres acquièrent des fonctions et des capacités qui les apparentent aux règnes non-humains. À ce chaos organique, sans délimitations génétiques, appartiennent les amyctyrae (hommes avec des lèvres gigantesques qui leur servent de parapluie), les androgynes, les antipodes (qui marchent la tête en bas), les artibatirae (qui marchent à quatre pattes), les astomi (hommes sans bouche, qui ne se nourrissent que d’arôme de fruits), les blemmyes (hommes sans tête, avec les yeux, le nez et la bouche sur la poitrine), les centaures et les satyres, les cyclopes, les cynocéphales (hommes à tête de chien), les enotocoetes (hommes qui ont les pieds à l’envers, avec le talon devant), les epiphagi (avec les yeux sur les épaules), les femmes à barbe, les géants, les himantopodes (avec les pieds comme des lanières), les hippopodes (avec des pattes de cheval), les hommes à cornes, les ichtiophagi (ils nagent pendant des heures sous l’eau et ne se nourrissent que de poisson), les macrobes (longevives), les mangeurs de chair crue, les microbes (ils ne vivent que huit ans, leurs femmes conçoivent à cinq ans), les monoculi, les ocypodes (ils courent plus vite que le cheval), les panoti (avec des oreilles gigantesques, dont ils se couvrent pendant le sommeil), les parossites (hommes sans nez et bouche, avec un seul orifice, par lequel ils se nourrissent à l’aide d’une paille), les pygmées, les hommes à pieds rouges, les sciapodes (hommes à un seul pied, très grand, avec lequel ils se font l’ombre à midi), les sciritae (sans nez), les femmes avec des yeux qui brillent la nuit, les hommes à six mains, avec des pieds veloutés, avec une queue de chien, les troglodytes (qui vivent sous la terre), les hommes qui naissent vieux et meurent jeunes etc. Ce défilé tératologique est repris presque sans changement autant par les auteurs de bestiaires humains que par les encyclopédistes et les cosmographes qui s’appliquent à représenter les recoins du monde.
Les érudits de l’Antiquité et du Moyen Age ont élaboré plusieurs théories pour expliquer l’existence des races monstrueuses. Il y a la théorie des zones climatiques, selon laquelle seule la zone tempérée (où sont situées l’Europe et le Moyen Orient) est habitable, tandis que la zone glacée du Nord et la zone torride de l’Équateur sont, sinon inhabitables, du moins responsables des déformations de la nature humaine. Il y a puis la théorie de l’écartement, selon laquelle les races les plus éloignées du centre ne participent plus des attributs de l’humanité. Il y a enfin la théorie de la régression (spatiale et temporelle), qui situe les races monstrueuses quelque part au commencement du monde, voyant en elles le résultat physique du péché d’Adam ou les rejetons de la création, qui appartiennent plus au chaos pré-cosmogonique qu’au monde du Logos. Punition de Dieu ou défaillance de la nature, la monstruosité est reléguée à des causes extérieures, ce qui constitue un bon déguisement pour les processus de projection par lesquels l’observateur, l’homme européen, déforme son objet, l’autre éloigné. C’est à travers ce langage imaginal et symbolique que les voyageurs européens perçoivent les contrées inconnues qu’ils explorent.
La création de l’image de l’autre suppose un dédoublement de soi-même et la projection de la partie la moins connue dans la figure de celui d’en face. Le voyageur se découvre par l’intermédiaire de l’homme qu’il découvre et qu’il utilise comme un miroir. Si le reflet que lui renvoie ce miroir est négatif, cela n’est pas dû tellement au “support” (à l’étranger rencontré) qu’à l’image (au matériel projeté). Une mauvaise conscience et l’incapacité de contenir et d’assumer les pulsions répréhensibles poussent les explorateurs à culpabiliser les autres. L’Européen développe assez souvent un complexe de supériorité, qui couvre en fait l’avaritia au sens large, le désir de posséder (des esclaves, des richesses, des terres, des titres). Les descriptions de l’ailleurs géographique sont en général constituées sur le canevas d’un discours ethnocentrique et impérialiste qui rejette son objet hors de l’espace et hors du temps. Les systèmes de clichés visant les étrangers sont une modalité de compromettre l’image de l’autre, pour mieux la dominer, la conquérir, l’asservir. Le regard mystifiant n’appartient d’ailleurs pas seulement à l’attitude agressive. Il caractérise aussi l’attitude de sympathie, qui est à son tour une forme de séduction et de conquête. Les colonisateurs partent avec des préjugés sur ce qu’ils veulent découvrir, et cela risque de les rendre aveugles à la spécificité irréductible des autres cultures.
Les critères de la monstruosité
Y a t’il des critères qui permettent de différencier entre l’humanité et la faune ? Bien que les frontières de l’humain restent en général flottantes, les érudits du Moyen Age ont établi une véritable grille de distinctions qui portent sur les différences entre les règnes. Ils ont développé une casuistique minutieuse, qui réifie et substantive les moindres accidents et particularités. Pour donner un exemple de cette verve taxonomique, je m’arrête sur un traité du XVIIe siècle, Physica curiosa siva Mirabilia Naturae et Artis par Gasparus Schottus[vi]. Gaspare Schott est un père jésuite qui se propose d’inventorier tous les prodiges et les miracles de la nature transmis par la tradition. Dans un déploiement impressionnant d’érudition, il passe en revue la majorité des sources et, avec beaucoup de probité et même d’esprit critique, il énumère les arguments pro et contra l’existence de telle ou telle race. Néanmoins, il opère cette synthèse d’un point de vue qui reste imbu par la « pensée enchantée » du Moyen Age, pensée qui croit en merveilles en vertu de la croyance générale en Dieu. On ne saurait pas apporter des arguments décisifs ou sérieux contre l’existence des monstres humains si la réalité des anges et des démons reste une évidence pour la philosophie du temps. Ce qui fait que la Physique curieuse soit un des derniers grands panoramas des mirabilia de l’imaginaire chrétien.
Pour établir les critères d’homologation de l’animalité, Schott part des catégories d’Aristote, dans leur usage scolastique. Au chapitre I du Livre VII, il cite plusieurs définitions aristotéliciennes-thomistes de l’animal : « vivens constans corpore, organis sensoriis instructo, & anima sensitiva » ; « substantiam animatam sensibilem » ; « corpus animatum sensibus praeditum ». En ce qui le concerne, il opte pour une définition rapide : l’animal est un être vivant sensitif (« vivens sensitivum »)[vii]. Suivant la procédure aristotélicienne de la définition par des catégories toujours plus restrictives, pour isoler l’homme de l’animal il ajoute la caractéristique de la raison. Il tombe donc sur la formule de Quintilien, devenue courante dans les manuels de logique de l’époque, « Homo est animal rationale », l’homme est un animal doté par Dieu avec la capacité de penser. Le problème est d’identifier le spécifique purement rationnel de toute une série d’actions que l’homme n’est pas le seul à performer. Beaucoup de bêtes ont des gestes et des comportements qui ont la même structure et fonction que les actions similaires des hommes. Avec acribie, Schott survole les arguments pour l’attribution de la faculté mentale à des animaux en fonction de : I. leur habilité de communiquer (ex sermone mutuo brutorum), II. leur capacité d’être éduqués (ex capacitate discipline & instructionis) ; III. leur intelligence naturelle (ex sagacitate, industria, providentia, prudentia) ; IV. leurs affects et sentiments (ex virtutibus, amore, fidelitate, gratitudine) ; V. leur disponibilité ludique (ex discretione, ludo, & jocis) ; VI. leurs autres actions simili-humaines (ex variis aliis actionibus) ; VII. leur possibilité de rire et de prendre la position verticale (ex risu, & stetu) ; VIII. leur mémoire des choses passés (ex memoria insigni multorum) ; IX. leur capacité de juger et de déliberer (ex judicio, ac discursi seu rationatione) ; X. leur réaction envers la liberté (ex indifferentia animalium ad utrumlibet). Toutes ces habilités, que certains animaux partagent avec l’homme, leur donnent une certaine rationalité, analogue à la raison humaine. Mais la conclusion est tranchante : les animaux n’ont pas d’activité intellectuelle, telle que celle qu’on concède à l’homme (non habent verò, qualem homini concedimus). L’argument final est de nature transcendante, la raison est un don que Dieu a fait seulement à l’homme, et pas aux bêtes (hae dotes ita sint à Deo concessa hominibus, ut negatae penitus sint caeteris animantibus)[viii].
L’argument transcendant, qui surclasse l’analyse concrète, ne tranche pas le problème et même finit par faire exploser l’appareil analytique. Cela devient visible quand on essaie d’appliquer le protocole de distinction entre l’animal et l’humain aux races monstrueuses et on finit par constater qu’il est impossible d’arriver à une conclusion sur sa base. Schott énumère centaures, hippocentaures, onocentaures, satyres, tritones, monstres marins à l’aspect de moines, néréides, nymphes, sirènes, cynocéphales, nains et pygmées, géants, homines sylvestres, pilosi homines, homines caudati, homines longas aures habentibus (i.e. panotii), homines astomis, monoculis, acephalis (oculos in pectore habentes) (i.e. blemmyes), homines aversis plantis (i.e. antipodes), homines sciopodae, longaevus (i.e. macrobii), sexum mutantium etc[ix]. Certaines de ces espèces remplissent toutes les conditions de rationalité énumérées auparavant, et bien plus, ils ont le langage, l’intelligence et la vie sociale, mais toutefois ne sont pas considérées humaines. Les nains et les géants sont distribués aux hommes (gentes), les tritons, les sirènes et les cynocéphales sont renvoyés aux animaux marins et aux singes (non sunt homines), mais les cas des autres restent indécis. Quand l’effort critique ne réussit plus à réduire les figures fantastiques à travers les catégories empiriques et/ou de vraisemblance, l’auteur se voit obligé de faire recours au critère transcendant. Le point archimédique de l’analyse est de décider si Dieu a fait ou non le don d’humanité à telle ou telle race. Ce qui veut dire, qu’au final, l’appareil analytique n’est qu’une sorte de prothèse théorique pour une décision complètement intuitive de la part de l’analyste.
Le manque de prise de l’organon scolastique sur les mirabilia du Moyen Age fait possible leur manipulation idéologique. Le jugement si la « monstruosité » (tant physique que morale ou sociale) de telle peuplade remet à la bestialité ou à l’humanité reste un verdict arbitraire, susceptible de convoyer des intérêts conscients ou inconscients. Je voudrais exemplifier cette situation par un débat célèbre à l’époque de la Renaissance, qui a attiré déjà l’attention d’Alain Finkelkraut. Il s’agit des deux sessions de la Junta convoquée par l’empereur Charles Quint à Valladolid en 1550 et 1551. La conquête des Amériques avait confronté les pouvoirs européens, et spécialement les rois d’Espagne, à des graves problèmes de morale et de juridiction chrétienne. Tandis que les entrepreneurs et les aventuriers demandaient des libertés sans limites dans la colonisation (concrétisées dans le célèbre système des encomiendas – le colon recevrait par une capitulación royale la concession d’une terre avec ses habitants indigènes), des voix s’élevaient pour condamner le traitement bestial auquel étaient soumis les amérindiens. L’ « avocat » le plus acharné de la cause des indiens fut Fray Bartolomé de las Casas, évêque de Chiapas et « Apóstol de los Indios ». L’infatigable moine a écrit plusieurs apologies et traités dans lesquels il dénonce le massacre perpétré dans les pays d’outre mer. C’est le cas de la terrible Breve información sobre la destrucción de las Indias, pièce de conviction qui a pesée lourd dans la constitution du « mythe noir » des espagnols en Europe, et de la vaste Historia de las Indias, concue comme une apologie en contre de l’idée que les Indiens sont des « bestias incapaces de doctrina y de virtud »[x]. Soumis à la double pression, l’empereur a organisé un débat théologique et juridique, dans lequel, devant quatre docteurs de l’Eglise, trois dominicains et un franciscain, deux érudits devaient présenter des arguments pro et contra la colonisation des Indes. L’un était Juan Ginés de Sepúlveda, humaniste, chroniquer impérial, philosophe et théologien, qui avait déjà publié, en 1533, Democrates primus ou De la conformidad de la milicia con la Religión Cristiana, traité qui justifie la nécessité des actions militaires, inclusivement des guerres de religion, contre les hérétiques et, en 1544-1545, Democrates secundus ou De las justas causas de la guerra contra los indios, dans lequel, puisant ses informations dans La Historia general y natural de las Indias de Gonzalo Fernández de Oviedo, il donne de l’Indien la vision d’un être infra-humain. Pendant la session de 1550 de la Junte, il présente devant le petit concile une Apologie qui résume l’argumentation de Democrates secundus. Son adversaire est Las Casas, qui écrit à son tour une Apologie contre Sepúlveda et une Histoire apologétique contre Oviedo, où il soutient que l’Indien est égal et même supérieur aux autres races.
Le débat s’organise sur quatre arguments[xi]. Le premier est la « barbarie » des Indiens. Sepúlveda affirme que « les Indiens se trouvent dans un tel état de barbarie qu’il est impérieux de les dominer par la force pour les libérer de cet état ». Dans son argumentation, il part d’Aristote, selon lequel « par raison naturelle il y a des hommes qui sont des maîtres et d’autres qui sont des esclaves », et il greffe la distinction maître / esclave sur l’opposition homme / animal. Las Casas répond en distinguant quatre types de barbarie (barbares sont ceux qui 1. sont cruels et inhumains ; 2. ne connaissent pas le langage littéraire ; 3. sont conduits par les mauvais instincts ; 4. n’ont pas eu la révélation du Christ). Selon lui, seulement la quatrième acception s’applique de fait aux Indiens, les trois autres sont plus appropriés pour les Espagnols eux-mêmes. En contraste avec la barbarie et cruauté des Chrétiens, qui font preuve d’un manque révoltant de civilisation et d’humanité, chez les Indiens « existent des royaumes illustres, des grandes masses d’hommes qui vivent selon un régime politique et social, des grandes cités, des rois, des juges et des lois » qui témoignent pour une grande moralité et appétence pour les art libéraux et mécaniques.
Le deuxième argument porte sur l’ « idolâtrie » des Indiens. Sepúlveda accuse la « religion impie » des Indiens de demander à ses croyants des sacrifices humains sanguinaires et des rituels horribles, comme la consommation de chair humaine. Par leurs croyances religieuses, « ces barbares sont soumis à des graves péchés contre la Loi naturelle » donnée par Dieu. Las Casas ne nie pas l’existence de ces pratiques, mais conteste le droit des monarques chrétiens de punir pour sacrilège des hommes qui ne sont pas leurs sujets : « les mécréants qui n’ont pas adopté la croyance de Christ et ne sont pas soumis à un peuple chrétien ne peuvent pas être châtiés par les chrétiens ou par l’Eglise, quelle que fusse l’atrocité des crimes qu’ils commettent ».
Le troisième argument invoque la nécessité de sauver les victimes innocentes de la religion païenne. Impressionné par les relations concernant les milliers de victimes sacrifiées chaque année dans les rituels aztèques, Sepúlveda soutient que « tous les hommes sont obligés par la loi divine, s’il leur est possible, de libérer de telle injurie toutes les personnes » susceptibles de devenir des martyrs. A nouveau Las Casas ne nie pas l’évidence documentaire, mais contra-attaque par l’idée que le mal ne doit pas être combattu par un mal pire : les guerres des chrétiens pour sauver des victimes innocentes risquent de provoquer des massacres beaucoup plus terribles parmi toute la population des Indiens. « Le châtiment des délits a pour but la correction du déloquent et la paix de la république ; si ce but n’est pas atteint mais, au contraire, engendre des crimes encore plus grands, ce châtiment est plutôt un vice et une injustice qu’une vertu ».
Le quatrième argument vise l’utilité des guerres de conquête pour l’évangélisation les Indiens. Évoquant l’empereur Constantin et autres champions de la Chrétienté, Sepúlveda affirme que c’est « par droit naturel et divin qu’il faut corriger les hommes qui se dirigent directement vers leur damnation et les attirer vers leur rédemption, même contre leur propre volonté ». A son tour, Las Casas ne désavoue pas l’idée du salut par la force, mais il objecte que Constantin, Théodose et autres princes qui ont interdit les cultes païens ont agi dans les limites des leurs royaumes. En ce qui concerne les Indiens, qui ont leurs propres rois et systèmes législatifs, l’idée de leur imposer une croyance par les armes est contre la notion de droit international.
Comme on peut le voir, dans la plaidoirie de Sepúlveda, le concept de barbarie est amplifié au concept de monstruosité. La théorie des races tératologiques est transformée en un raisonnement racial eurocentrique, qui rabaisse la nature des Amérindiens à un statut sub-humain, pour les excepter du droit de liberté qu’un Schott considère spécifiquement humain. Le déclassement physique est accompagné par une culpabilisation morale. En les écrasant sous les accuses d’idolâtrie, d’anthropophagie, de rituels sanguinaires, Sepúlveda identifie leur religion à une forme de démonolâtrie et satanise leur culture. Le deuxième argument, sur les péchés contre la nature et contre Dieu des Indiens, prépare l’introduction du troisième et du quatrième arguments, dans lesquels les Européens font figure de sauveurs. Le thème messianique a été acclimaté dans la conquête du Nouveau Monde (« ciel nouveau et terre nouvelle ») par Christophe Colon déjà. Dans ses constructions fantasmatiques, l’amiral partait vers les Indes pour découvrir des richesses qui aurait permis aux souverains espagnols de financer la dernière croisade contre les musulmans. Après que les « Indiens » ont été découverts, le système des croyances eschatologiques offrait aux apologistes de la conquête, pour motiver le sac de ces terres, l’argument des races impures. Assimilés des fois même textuellement aux peuples de Gog et Magog, les Amérindiens ont reçu le sceau des anthropophages et d’autres peuples monstrueux de l’imaginaire classique et médiéval.
Comme le démontre Serge Gruzinski, la conquête du Nouveau Monde fut aussi une “colonisation de l’imaginaire” et la guerre faite aux natifs – une “guerre des images”[xii]. Imbus par le système des clichés mythiques, les explorateurs regardaient et décrivaient les terres nouvelles à travers leur propre découpage symbolique et conceptuel, qui fut, en fait, le seul langage que la science de leur temps mettait à leur disposition. Amazones, cynocéphales, hommes à queue, anthropophages, ogres, géants, tout le bestiaire humain européen a été transporté en Amériques. Colomb, Vespucci, Pigafetta, Verrazzano, Cartier, Orellana, Thevet, Léry, Staden, Raleigh et bien d’autres ont imposé au monde américain une grille de valeurs de manufacture européenne, qui falsifiait et trahissait les réalités géographiques et ethnographiques décrites. Les techniques de la démonisation des Indiens et de l’angélisation des Européens, à l’œuvre dans le débat entre Sepúlveda et Las Casas, ont leur origine dans les réactions, ingénues mais pas moins dirigées par le système de préconceptions hérité, des premiers découvreurs de l’Amérique. Kirkpatrick Sale a pu démontrer que la polarisation des Amérindiens opérée par Colomb, en bons Indiens (les Taïnos) et mauvais Indiens (les anthropophages) est tout à fait imaginaire; l’amiral idéalisait les populations accueillantes et culpabilisait les populations hostiles[xiii]. Mais c’est ici que trouve son origine la double image que les conquistadors imposeront aux Amérindiens : indios de paz (les alliés) et indios de guerra (les ennemis)[xiv].
Pendant des siècles, on assiste à une véritable “guerre de propagande”: les Indiens sont assimilés aux fils maudits de Cham (le fils maudit de Noé) ou aux peuples de Gog et Magog; ils sont réduits à une condition bestiale, traités comme des cannibales, des primitifs, des retardés et des sauvages; ils sont accusés d’hérésie, leurs croyances et leurs divinités sont identifiées à l’idolâtrie et au culte du démon. Ces projections ont le rôle d’abaisser, jusqu’à l’animalité, l’humanité d’un continent qu’on veut conquérir, assujettir et exploiter. Elles soulagent l’inconscient chargé des conquistadors et tentent de minimiser, du point de vue symbolique, le plus grand génocide de l’histoire[xv]. L’analyse des processus de projection permet de mieux comprendre les mécanismes de déformation de l’image de l’autre, déformation qui a pour résultat un appauvrissement de l’humain, qui mène à la génération, autant en dehors qu’à l’intérieur de nous-mêmes, de ce que A. Finkelkraut appelle “l’humanité perdue”[xvi].
[iii] Ivan Kupcik, Cartes géographiques anciennes. Évolution de la représentation cartographique du monde, de l’Antiquité à la fin du XIXe siècle, Gründ, Paris, 1981.
[iv] La Genèse 9:18-10:32 attribue aux fils de Japhet l’Asie mineure et les îles de la Méditerranée, aux fils de Cham l’Egypte, l’Ethiopie, l’Arabie et le Canaan, et aux fils de Sem les pays du moyen Orient. Les pères de l’Eglise ont étendu ces attributions aux trois continents, l’Europe, l’Afrique et l’Asie. De même, à un certain moment de la tradition, les positions de Cham et de Sem ont été redistribuées entre l’Asie et l’Afrique.
[v] De l’immense bibliographie du thème, voir par exemple John Block Friedman, The Monstrous Races in Medieval Art and Thought, Cambridge, Massachusetts, and London, England, Hardvard University Press, 1981; Rudolf Wittkover, L’Orient fabuleux, Paris, Thames & Hudson, 1991; Claude Kappler, Monstres, démons et merveilles à la fin du Moyen Age, Paris, Payot, 1980.
[vi] P. Gasparis Schotti, regis curiani e Societate Jesu, Psysica curiosa, sive Mirabilia Naturae et Artis, Libris XII, comprehensa Quibus pleraque; quae de Angelis, Daemonibus, Hominibus, Spectris, Energumenis, Monstris, Portensis, Animalibus, Meteoris, & c. Rara arcana, curiosaque circumferentur, ad Veritatis trutinans expeduntur, Variis ex Historia ac Philosophia petitis disquisitionibus excutiuntur, & innumeris exemplis illustrantur, Herbipoli, Sumptibus Johannis Andreae Endteri & Wolffgangi Jun. Haeredum, Excudebat Jobus Hertz Typographus Herbipol, Anno M.DC.LXII [1662, 2 vol.].
[x] Fray Bartolomé de Las Casas, Historia de las Indias, in Obras completas, vol. 3, 4, 5, Madrid, Alianza Editorial, 1994.
[xi] Voir Juan Ginés de Sepúlveda, Fray Bartolomé de Las Casas, Apologia, Traducción castellana de los textos originales latinos, Introducción, notas e índices por Angel Losada, Madrid, Editora Nacional, 1975.
[xii] Serge Gruzinski, La colonisation de l’imaginaire, Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Méxique espagnol (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Gallimard, 1988, et La guerre des images de Christophe Colomb à “Blade Runner” (1492-2019), Paris, Fayard, 1990.
[xiii] Kirkpatrick Sale, The Conquest of Paradise. Christopher Columbus and the Columbian Legacy, London, Sydney, Auckland, Toronto :Hodder & Stoughton, 1990.