Lucia Dragomir
Ateliers de production réaliste socialiste autochtone
L’année 1948 ouvre pour l’espace littéraire roumain un nouveau contexte de forte contrainte politique, dû à la création d’un cadre législatif et institutionnel qui permet au parti communiste (P.M.R. à partir de 1948) de contrôler les gens de lettres et leurs œuvres littéraires et de les diriger vers un modèle unique de création pour une période de plus d’une décennie, le réalisme socialiste. On apprend ce que cette année a signifié pour une bonne partie des écrivains des souvenirs de Nina Cassian :
L’année 1948 a marqué la chute du rideau de fer en culture, littérature et art. Non seulement « le contenu » devait être remanié et accordé à quelques thèmes dominants (l’amour et le paysage devaient être éliminés comme évasions du politique, les sujets étaient exclusivement la lutte pour la paix, la lutte de classe, la lutte anti-impérialiste, les compétitions par le travail, les louanges au Parti et à ses dirigeants, « ayant Staline à leur tête », etc.), mais ce qui faisait le principal objet de chicane des soi-disant « conseillers », des censeurs aux ciseaux, bornés et pervers, des manuscrits, c’étaient notamment « la forme », « le style », le lexique. Ainsi, progressivement, ont été condamnés et chassés de la poésie les néologismes, les métaphores (même les adjectifs étaient épurés s’ils s’évadaient du cadre de la banalité)[1].
Par rapport à d’autres pays socialistes[2], en Roumanie, le réalisme socialiste ne trouve pas d’adeptes avant 1944. Son implantation du réalisme socialiste est passée par la réorganisation de l’espace littéraire roumain après la Deuxième Guerre mondiale. C’est à travers la création d’institutions littéraires nouvelles, plus ou moins directement subordonnées au Parti communiste, que la promotion, l’assimilation et le fonctionnement du réalisme socialiste ont été assurés. L’importation du modèle étranger a entraîné non seulement la restructuration de l’espace littéraire roumain, mais aussi la perte relative de son autonomie, par la subordination aux directives politiques. Retracer l’implantation du réalisme socialiste en Roumanie c’est étudier, de ce fait, les transformations culturelles et politiques qui ont permis l’accueil du modèle importé après la Deuxième Guerre mondiale, observer les voies institutionnelles de sa diffusion et ses concrétisations dans le contexte roumain. Qu’il s’agisse de la nouvelle institution littéraire (l’Union des écrivains) fondée en mars 1949, de la presse, des cercles et cénacles littéraires ou même d’une école où l’on apprenait à écrire « pour les masses », toutes ces instances de l’espace littéraires ont été autant de moyens de diffuser le réalisme socialiste[3].
Néanmoins, il faut noter que le pouvoir en place ne se contentait pas seulement de diffuser le modèle et les créations soviétiques qui l’ont incarné avec le plus de succès, mais il a oeuvré à la création des « ateliers » afin de réaliser de productions originales dignes de cette doctrine. C’est sur ce dernier aspect que l’étude que je propose ici va insister. Ainsi, parmi les efforts menés dans cette direction, on peut compter aussi la fondation du Ministère des Arts et des Informations, en 1948 suite à la fusion du Ministère des Arts et celui des Informations. Installé à sa tête, Eduard Mezincescu annonçait :
[Le ministère] a sous sa direction et administration les plus forts moyens pour diffuser la culture auprès des masses, pour élever le niveau culturel des masses du peuple, pour lutter sur le front idéologique : les Institutions et les Foyers de Culture, la Presse, la Radiodiffusion, le Cinéma, les Théâtres, la Musique, la Littérature, les Arts Plastiques, l’Enseignement Artistique, les Expositions, les Musées (…)[4].
Le Ministère des Arts et des Informations est formé de plusieurs Directions (parmi lesquelles celle Littéraire, de la Presse, des Théâtres) au sein desquelles fonctionnent plusieurs Services.
L’analyse que je propose ici, sur ce que l’on pourrait nommer « les ateliers de la production réaliste socialiste autochtone », est fondée sur des matériels que j’ai pu retrouver parmi les documents de la Direction des Théâtres. J’ai privilégié l’étude des comptes-rendus des rencontres des Comités de lectures fonctionnant auprès de cette Direction. La plupart de ces comptes-rendus sont réunis dans le dossier no. 98 /1948, sous le titre Comptes-rendus du comité de lecture contenant des appréciations sur les textes, pièces de théâtre présentées pour obtenir l’avis. Correspondance concernant les avis du Comité de lecture et discussions avec les écrivains[5]. De ce fait, mon travail n’a aucune prétention d’une analyse exhaustive des productions réalistes socialistes roumaines, au contraire, il se propose de donner seulement une image partielle d’un « lieu » de création de telles productions.
Formés surtout d’écrivains[6] qui avaient déjà donné leur adhésion au pouvoir communiste, les Comités de lecture ont pour fonction essentielle de guider les nouveaux entrants dans l’espace littéraire, ainsi que les écrivains consacrés susceptibles de s’adapter au nouvel ordre politique, dans leurs tentatives de s’inscrire sur la voie du réalisme socialiste. Leur activité consiste à rencontrer les auteurs afin de les orienter dans leurs projets littéraires, d’analyser les oeuvres littéraires avant qu’elles ne soient publiées, ou de donner l’avis pour les pièces proposées par les théâtres. On pourrait dire qu’ils fonctionnent comme une pré-censure: les lecteurs refusent telle ou telle oeuvre pour « des confusions idéologiques », ils suggèrent aux écrivains non seulement la thématique (restrictive) à aborder, mais aussi la thématique à éviter, la manière de construire les personnages, ils font des recommandations de « style » ou passent des commandes littéraires.
Apparemment, les rencontres des Comités de lecture devaient préserver le secret des discussions et des rapports faits dans leur cadre. Les intéressés devaient en apprendre les conséquences tout en respectant la hiérarchie imposée dans le cadre de l’appareil politique. Comme dans le cadre de la censure proprement-dite[7], les censeurs ne peuvent pas avoir des rencontres face à face avec les gens de lettres ou, dans le cas où cela serait absolument nécessaire, ils doivent être assistés :
Monsieur M. Davidoglu soutient que les rapports, de même que les comptes-rendus sont des opérations internes et secrètes du Comité de Lecture et ils ne peuvent pas être communiqués. Il exige la sanction de ceux qui commettront des indiscrétions sur les travaux et sur les décisions du Comité de Lecture. Les auteurs et les directeurs de théâtres vont apprendre les résultats et les propositions de modifications seulement par l’intermédiaire du secrétaire du Comité de Lecture. Suite aux discussions auxquelles ont participé Monsieur M. Raicu, Aurel Baranga, Nina Cassian et d’autres, on a décidé qu’à l’avenir les auteurs qui auraient à faire des modifications parleraient avec les lecteurs respectifs en présence du secrétaire du Comité de Lecture. Les autres résultats seront communiqués par voie officielle[8].
1. Thèmes recommandés par les Comités de lecture
Selon une recette toujours valable, sans tenir compte du style et de la personnalité de chaque écrivain ou candidat à ce titre, les Comités de lecture recommandent et « conseillent » aux auteurs de s’orienter vers certains grands thèmes, tels : la lutte entre les forces anciennes et les forces nouvelles et le conflit de classe, la nationalisation, les compétitions organisés au lieu de travail, la satire de la bourgeoisie et des « agents de l’impérialisme », les réalisations de l’Union Soviétique comme modèle à suivre, la lutte des jeunes communistes illégalistes, le portrait des personnages « progressistes » et « révolutionnaires » de l’histoire nationale. Suivons les discussions autour de certains de ces thèmes qui reviennent invariablement dans les procès-verbaux des Comités de lecture.
Que cela se passe sur un chantier, dans la mine, à la campagne, dans des fabriques, bureaux, entreprises, en famille ou dans le for intérieur d’un individu, la lutte entre les forces anciennes et les forces nouvelles représente le thème éternellement recommandé aux créations « littéraires » des années 1950. On apprend ainsi de la discussion avec l’écrivain Mihai Davidoglu :
L’écrivain M. Davidoglu s’est proposé d’écrire une pièce parlant de la vie des mineurs de Valea Jiului. Il nous a demandé l’aide sur le choix du thème. Nous sommes tombés d’accord que le thème principal de la pièce doit être le conflit de classe tel qu’il apparaît aujourd’hui dans la République Populaire de la Roumanie, en se déroulant sur deux plans : le conflit de masse entre forces anciennes et forces nouvelles et le conflit entre les tendances anciennes et les tendances nouvelles dans l’âme des héros[9].
Conformément au schéma, la victoire appartient bien évidemment aux forces et tendances nouvelles, à la condition d’avoir suivi les conseils du parti communiste, dont « le rôle moteur » doit être invariablement bien mis en relief :
Les deux conflits doivent être tellement construits de sorte à souligner le rôle du parti comme moteur qui détermine la victoire des forces positives[10].
Non seulement les forces anciennes sont vaincues, mais elles doivent sortir de la lutte humiliées, critiquées, ironisées. On invite les auteurs à bien réaliser le conflit, qu’il « soit de forte intensité ».
Ce thème est parmi ceux qui connaissent le plus de variations. Ainsi, le conflit entre l’ancien et le nouveau prend la forme des tourments d’âme des personnages qui se voient obligés, au nom de la victoire du socialisme, de démasquer les membres de leur famille, « en public, pour démontrer la nécessité de garder toujours vif l’esprit de la vigilance »[11] : il y aura le père qui va démasquer son fils, le fils qui, à son tour, va démasquer le père ou la mère, etc. Ni les liens de familles, ni l’amour, en un mot, rien ne doit permettre à la mentalité bourgeoise, ancienne, de vaincre.
Les fonctionnaires forment un milieu où ce conflit des mentalités est sur le premier plan. On invite les écrivains à s’appliquer à sa description :
Nous avons conseillé à l’auteur [Tudor Mihail] de choisir le milieu de fonctionnaires et de se proposer comme thème la lutte contre la bureaucratie et la transformation du fonctionnaire d’hier dans le fonctionnaire conscient de demain[12].
Les actes de sabotage commis par les forces anciennes ne doivent pas manquer de l’intrigue. A titre d’exemple, voilà les appréciations que les lecteurs Aurel Baranga et Simion Alterescu font sur la pièce Situaţia no. 4 de Ştefan Tita :
Les fonctionnaires anciens de l’institution s’unissent et font appel aux plus bas moyens pour que le travail soit en retard, pour que le délai ne puisse pas être respecté, de sorte que Ecaterina Pantu, la directrice de l’institution soit compromise. Monsieur Baranga montre que les anciens fonctionnaires sont mis dans leur juste lumière, malhonnêtes, véreux, de vrais saboteurs organisés[13].
Autour de ce thème on recommande également des sujets tirés du milieu des paysans, en insistant notamment sur le conflit au sein des villages, issu des problèmes posés par la coopérativisation et implicitement sur la satire à l’adresse des anciens propriétaires de terrains et de la bourgeoisie. La nationalisation et les concours au lieu de travail ont aussi le rôle de souligner le conflit de classe, puisque, aux ouvriers honnêtes, à l’aide desquels on introduit des systèmes perfectionnés de travail, s’opposent les forces hostiles, anciennes.
Un autre sujet à aborder consiste dans les réalisations de l’Union Soviétique. Les Comités de lecture invitent les auteurs à présenter non seulement les hommes soviétiques pleins d’enthousiasme dans le travail ou « solidaires dans leur amour pour la patrie », mais à souligner aussi l’attitude chaleureuse de la population roumaine envers ceux-ci. Ainsi, un des sujets recommandés est l’accueil de l’Armée Rouge sur le territoire roumain. Le fait que toute la population n’en est pas contente va de soi. Alors on félicite l’auteur qui a bien su montrer cet aspect :
L’auteur a l’idée heureuse de diviser le village dans trois groupes distincts en fonction de leur attitude envers l’arrivée proche de l’Armée Rouge. Les riches s’enfuissent, une partie de la population en est indifférente et ne fait rien en vertu de l’inertie, et les pauvres triomphent [14].
Personnage positif/personnage négatif
Le conflit ancien/nouveau doit obligatoirement être construits autour de la confrontation entre les personnages positifs et les personnages négatifs. Ce schéma manichéen ne peut pas connaître de variations. Les documents réalisés par les Comités de lecture sont extrêmement riches dans des suggestions et conseils dans cette direction.
Ainsi, le personnage positif, qu’il soit l’homme de parti, le nouveau directeur d’une entreprise, le paysan pauvre, les ouvriers d’un chantier, le jeune communiste illégaliste, doit absolument être un adepte fidèle du parti communiste, et avoir invariablement comme qualités la constance, la fermeté, l’altruisme, l’honnêteté, la conscience, la haute tenue morale. Aucun défaut ne peut assombrir le personnage positif. Une réalisation exceptionnelle d’un personnage « exceptionnel » est considérée la pièce Bălcescu de Camil Petrescu :
C’est une pièce substantielle, grandiose par son contenu, admirablement traitée du point de vue idéologique et artistique. Cette pièce constitue une réussite et le plus grand hommage apporté à Bălcescu par un écrivain roumain contemporain. Le comité approuve la pièce en unanimité[15].
Au pôle opposé, sans aucune qualité possible, se trouve, dans la conception des lecteurs, le personnage négatif. Il peut être incarné par des anciens directeurs d’entreprises nationalisées, par des bourgeois ou anciens propriétaires de terrains ivrognes et voleurs, escrocs, suivi par la police et/ou les ouvriers, en fonction de la situation, pour avoir soustrait des fonds, prêts à des aventures extra-conjugales et tromperies de toutes sortes. Le personnage négatif est la freine du progrès, de l’accomplissement des tâches sur les chantiers et dans les entreprises. Si le moment l’exige, il peut provenir des « éléments de conception et organisation empruntés sans discernement de la Yougoslavie »[16]. Quelle que soit la situation, le personnage négatif doit être mis, sans exception, dans des situations ridicules.
Parfois, entre ces deux types de personnages on peut rencontrer ce que l’on appelle le « personnage hésitant ». Il peut être même un membre de parti, saisi de doutes et préoccupé d’une manière prédominante de ses problèmes personnels. La transformation du personnage hésitant représente le moment crucial de l’œuvre littéraire. Les lecteurs apprennent aux écrivains comment cela doit se passer et comment présenter la relation entre problèmes personnels (l’amour, par exemple) et le travail :
Nous avons suggéré la présentation de deux héros, dont l’un doit être un homme de parti, ferme, conséquent, sans connaître des hésitations, et l’autre (qui peut aussi être membre de parti) saisi de doutes et préoccupé de ses propres problèmes. Le conflit de masse devrait se dérouler autour de la compétition (…). L’introduction de quelques systèmes perfectionnés de travail pourrait constituer le nœud de l’action et pourrait être mise en parallèle avec un conflit d’amour où le héros hésitant soit entre deux tendances : d’une part, la nécessité de tout donner pour la victoire dans les compétitions, d’une autre part, la tendance de « se laisser aller » à cause de ses préoccupations personnelles. Etant des amis, les deux pourraient se disputer sur ces questions et un échec de moment dans la production pourrait constituer le moment-clé dans la transformation du héros hésitant et dans son engagement ferme sur la voie indiquée par son ami. Cette solution devrait attirer aussi la solution positive du conflit d’amour ayant à la base la thèse suivante : l’amour ennoblit le travail, et le travail ennoblit l’amour (c’est moi qui souligne)[17].
On voit bien dans quelle mesure l’amour peut faire partie de la trame. Comme on a appris des souvenirs de Nina Cassian, l’amour comme thème en soi était banni ces années-là. Par ailleurs, c’est la seule fois quand les documents que j’ai étudiés en parlent.
Cette thématique recommandée est accompagnée des suggestions concernant le style, la forme et notamment la préférence des lecteurs pour le reportage littéraire et les poèmes « plus vastes, de genre épique, ayant un conflit et une action »[18].
2. Thèmes à éviter, sujets cosmétiqués
La critique des lecteurs s’adresse notamment aux écrivains qui ont mal choisi les thèmes. Ainsi, les sujets tirés du monde bourgeois, et notamment la présentation idyllique de la vie bourgeoise ne peuvent aucunement être acceptés. C’est le cas de la comédie Micul infern de Mircea Ştefănescu, refusée par le Comité de lecture pour : «contenu idéologique dangereux et hostile au chemin et au développement de la République Populaire de la Roumanie »[19].
La tendance des auteurs à résoudre le conflit par la réconciliation des personnages est considérée d’autant plus grave :
Monsieur Baranga dit que, même si l’auteur [Mircea Ştefănescu, auteur de la pièce Ruşinea familiei ] ajoutait quelques répliques progressistes, la pièce est dangereuse par son contenu même, puisqu’elle sert l’idée de paix, de réconciliation entre les classes[20].
Lorsque le sujet est bien choisi, par exemple les luttes politiques de l’entre-deux-guerres, les lecteurs s’avèrent très « vigilants » pour dépister les éventuelles « confusions idéologiques ». Ainsi, l’auteur qui s’est proposé la description de la rébellion de 1941 doit « éviter à opposer la population juive à l’entière population roumaine ». Il ne peut pas motiver « l’attitude humaine de certains Roumains par la pitié », au contraire, il « va montrer comment le mouvement ouvrier a lutté activement contre l’antisémitisme »[21].
L’attachement à l’Union Soviétique est vivement recommandé, mais lorsque les auteurs font preuve d’excès de zèle, les lecteurs y attirent l’attention :
L’auteur doit renoncer à faire Russe le héros révolutionnaire, la figure la plus dynamique du roman, en le remplaçant avec un ouvrier roumain[22].
Une critique fréquente concerne le langage utilisé par les écrivains qui, selon les membres des Comités de lecture, ne tiendraient pas compte, dans la réalisation de leurs personnages, des transformations survenues après 23 août 1944. Par conséquent, on apprend que les lecteurs «ont durement critiqué la pièce de Tudor Mihail, écrite
à l’occasion de la nationalisation, notamment pour les tableaux deux et trois, qui n’ont pas du tout été approfondis, les personnages employant le même langage que dans le premier tableau, malgré les événements qui s’étaient passés entre temps, 23 Août et 6 Mars [23].
On refuse également les créations « déprimantes » où on n’entrevoit « aucun rayon d’optimisme », où il n’y a pas de personnage positif, où tous les personnages « sont sombres », sans aucun espoir de s’en sortir. On n’accepte non plus que le conflit soit résolu sans lutte révolutionnaire. Les lecteurs refusent la pièce Omul şefului de Victor Eftimiu sur ces considérants :
C’est une pièce ancienne, avec des éléments nouveaux, pleine de graves erreurs politiques. Dans cette pièce on résout tous les problèmes d’une manière sentimentale, excluant toute force révolutionnaire, toute lutte. Les héros de la pièce sont tous des gens faibles, pourris et vicieux. [24]
Ce qui fait le caractère « d’ateliers de création » de Comités c’est l’impression, à la lecture de leurs documents, que les réalisations autochtones sont le produit commun des auteurs et des lecteurs : lorsqu’ils ne se voient pas refusés directement les productions, plus ou moins artistiques, les auteurs s’engagent à respecter les suggestions et les remarques et d’apporter une nouvelle variante, « corrigée ». On retrouve souvent cet aspect dans les discussions : « Tudor Mihail s’est engagé à refaire la pièce »[25], « M. Davidoglu s’est engagé à tenir compte des suggestions principales données dans le cadre de la discussion »[26] ou : « Les objections ont été acceptées par l’auteur »[27].
Un cas particulier est celui de Ionel Teodoreanu, écrivain qui essaie de se convertir à la nouvelle ligne imposée par les autorités communistes aux créations littéraires. Bien que le parti fasse des efforts pour s’attirer les personnalités de la vie littéraire, il y a une certaine catégorie d’écrivains, considérés d’une certaine manière « irrécupérables », envers lesquels on exprime plutôt la méfiance pour ce qui de la sincérité de leur conversion littéraire et politique après 1944. Ainsi, la discussion du Comité de lecture avec Ionel Teodoreanu se déroule dans les termes d’avertissement, de manque de confiance pour sa capacité de réaliser « correctement » ce qu’il propose : « un nouveau roman qui prouverait le changement qu’il a subi ». Le procès-verbal est suggestif à ce point :
Nous n’avons pas pu faire trop de suggestions à Ionel Teodoreanu, qui aime parler, mais il n’aime pas écouter. Nous l’avons pourtant averti sur le danger qu’il court de présenter faussement la vie et la lutte des communistes illégalistes, étant donné qu’il ne la connaît point. [28]
Ionel Teodoreanu, tout comme les autres auteurs, sont conseillés à s’inspirer des documents du parti pour s’informer « correctement » sur les époques et les événements décrits, à approfondir le contact avec la réalité. A ce propos, les écrivains sont stimulés par des aides matériels considérables d’aller sur des chantiers, de faire des voyages dans le pays, dans des entreprises, sur des chantiers, à la campagne. A entendre les lecteurs, les résultats de ces actions sur le changement de mentalité des écrivains sont notables :
Eugen Jebeleanu nous a partagé ses impressions sur le chantier de Lunca Prutului, en nous communiquant son intention d’écrire un reportage littéraire sur ce chantier. Il nous a raconté que c’était à peine là qu’il s’était rendu compte que ces chantiers n’étaient pas de simples idylles, mais des foyers de lutte entre beaucoup de tendances contradictoires, de lutte entre mentalités anciennes (…) et tendances nouvelles dont le moteur principal est la ligne du parti [29].
Par conséquent, les Comités de lecture se sont voulus un lieu ou « l’esthétique impossible »[30] du réalisme socialiste devienne possible. Une décennie plus tard, les écrivains, mais les autorités communistes également renonceront à ce modèle, fatigués du schématisme et de la monotonie des productions conformes à la doctrine imposée. Après une courte période de gloire, la plupart des candidats au titre d’écrivain, « conseillés » par les Comités de lectures, vont eux aussi disparaître du paysage littéraire avec le déclin du réalisme socialiste.
Notes
[1] Nina Cassian, Préface au volume Cearta cu haosul, versuri şi proză (1945-1991). Antologie, prefaşa şi tabel cronologic de Nina Cassian, Minerva, Bucureşti, 1993.
[2] Michel Aucouturier, Le réalisme socialiste, Paris, PUF, 1998, pp. 100-101. Selon Aucouturier, la diffusion du réalisme socialiste est due soit au fait qu’une émigration politique formée des intellectuels de gauche de Pologne, Hongrie ou Bulgarie s’installe à Moscou dans l’entre-deux-guerres et que certains d’entre eux participent à la vie littéraire de l’URSS avant de retourner dans leur pays, soit aux adeptes de la doctrine dans des pays où l’influence culturelle de l’URSS est forte, comme la Bulgarie, ou dans ceux où les communistes ont beaucoup d’audience chez les intellectuels, comme la Tchécoslovaquie.
[3] Pour ce qui est de l’implantation du modèle du réalisme socialiste et ses voies de diffusion en Roumanie, j’ai traité plus largement cet aspect dans l’article « L’implantation du réalisme socialiste en Roumanie », Sociétés & Représentations, numéro thématique « Le réalisme socialiste en France », coordonné par Paul Aron, Frédérique Matonti, Gisèle Sapiro, no. 15, décembre 2002, pp. 309-324.
[4] « Instalarea tovarăşului Eduard Mezincescu, noul ministru al Artelor şi Informaţiilor (L’installation du camarade Eduard Mezincescu, le nouveau ministre des Arts et des Informations ») (sans signature), Scînteia, no. 1232, le 24 septembre 1948, Fonds du Ministère des Arts et des Informations, Direction de la Presse, Dossier 7/1948 : « Decupări din presă, referitoare la aplicarea directivelor partidului în vederea construirii socialismului (Coupures de la presse, concernant l’application des directives du parti en vue de construire le socialisme) », p. 61, Archives Nationales Historiques Centrales de la Roumanie.
[5] En roumain : Dosarul no. 98 /1948 : « Procese verbale ale comitetului de lectură conţinînd aprecieri aupra textelor, pieselor de teatru prezentate spre avizare. Corespondenţa privind avizele Comitetului de lectură şi discuţii cu scriitorii », Fond Ministerul Artelor şi Informaţiilor, Direcţia Teatre, Arhivele Naţionale Istorice Centrale.
[6] Parmi les membres des Comités de lecture on compte : Aurel Baranga, Nina Cassian, Mihai Davidoglu, P. Comarnescu, Nella Stroescu, Svetlana Marosin, Simion Alterescu, Horia Deleanu, Mircea Florentin, Florin Tornea, M. Raicu, Sergiu Dumitrescu, Lucia Roman, Gabriel Florea.
[7] La censure fonctionne dans les années 1950 et plus tard, jusqu’à sa soi-disant abolition, en 1977, dans le cadre de la Direction Générale de la Presse et des Publications (en roumain: Direcţia Generală a Presei şi Tipăriturilor – sous sa forme abrégée : DGPT). Pour une analyse détaillée de cette institution voir Bogdan Ficeac, Cenzura comunistă şi formarea « omului nou », Nemira, Bucureşti, 1999.
[8] Proces-verbal no. 19 al şedintei Comitetului de Lectură, 14 octombrie 1948, Dossier 98/1948, pp. 238-239.
[19] Referat asupra piesei Micul infern, comedie în trei acte de M. Ştefănescu, prezentată de Teatrul Mic, 31 iulie 1948, Dosar 98/1948, p. 93.
[20] Proces-verbal no. 14 al şedintei Comitetului de lectură din 27 septembrie 1948, ora 12, Dosar 98/1948, p. 209.
[24] Proces-verbal no. 13 al şedintei Comitetului de lectură din 21 septembrie 1948, Dosar 98/1948, pp. 203-204.
[25] Discuţii cu scriitorul Tudor Mihail, doc. cit.