Traduction et représentations :
discursivité du ” modele occidental ” dans la Roumanie post-communiste[1]
Abstract: The article presents the cognitive and socio-cultural role of translations in post-communist Romania.
Keywords: Occident, Eastern Europe, Romania, Art of Translation
Introduction
Cette recherche vise a explorer le rôle cognitif et socioculturel de la traduction en Roumanie apres la chute du communisme. Dans un sens plus large, il s’agit d’expliquer les relations entre le discours et le pouvoir social[2] et, particulierement, les implications du contrôle social sur l’esprit des gens. Le ” contrôle social ” n’est pas compris ici comme un abus du pouvoir, qui caractérise un régime totalitaire, mais comme une façon plus subtile dont un groupe/une institution/une organisation surveille l’acces au discours public et a la communication et influe sur la maniere d’écrire et de parler des autres groupes / institutions / organisations. La recherche s’intéresse a la dimension cognitive du pouvoir social, en essayant de révéler, par l’entremise de la traduction, les structures cognitives et les stratégies discursives qui permettent l’insertion, le développement et la manipulation de modeles mentaux[3] de situations sociales, notamment du modele de l'” Occident ” (Europe de l’Ouest, États-Unis) vu comme un ensemble d’événements sociaux, économiques ou politiques et considéré, par conséquent, dans sa dimension historique et rhétorique. Dans le contexte actuel, ou le monde se réorganise au niveau de ses structures institutionnelles, étatiques, discursives et cognitives, le rôle de la traduction devient essentiel dans la transmission interculturelle du savoir et dans la révélation des enjeux plus que linguistiques qui la sous-tendent. La traduction surgit non seulement comme voie et acces a un nouveau savoir, mais comme actant social qui agit sur les cultures et les sociétés, qui véhicule et rend dominantes certaines représentations et qui construit, par l’utilisation de stratégies discursives spécifiques, des modeles mentaux préférés, analysables dans le discours. L’intensification des relations internationales, qui produit une pluralisation dans la logique des rapports interculturels (Meschonnic 1999 : 13), en transformant a la fois la politique et la pensée (évolution de la pensée a partir de la langue vers le discours), agit sur la traduction :
L’équivalence recherchée ne se pose plus de langue a langue, en essayant de faire oublier les différences linguistiques, culturelles, historiques. Elle est posée de texte a texte, en travaillant au contraire a montrer l’altérité linguistique, culturelle, historique, comme une spécificité et une historicité. (Meschonnic 1999 : 16)
A partir du cas de la Roumanie et afin d’explorer la manifestation discursive du modele occidental (ses attributs et ses représentations) dans un corpus réunissant des ouvres de la littérature et des sciences sociales, ainsi que des traductions et des originaux en provenance de l’Occident (y compris des articles de presse), il s’agira de proposer un cadre théorique pour analyser l’impact de la chute du communisme sur la circulation des idées. Dans le contexte plus large de la mondialisation, la recherche révélera les enjeux culturels, sociaux, économiques et politiques qui sous-tendent et influencent la perception de l’Ouest par l’Est et vice versa. Dans une perspective ou la traduction relie plusieurs disciplines (littérature, sociologie, philosophie, économie et politique), on montrera comment cette pratique interculturelle construit de nouvelles images de l’Occident (ex. lieu de dépravation des mours), ou reconduit les anciennes (ex. ” le meilleur des mondes “, le monde de l’ordre parfait et de la stabilité) au sein du ” discours social “[4].
Le tournant culturel est un mouvement qui a traversé non seulement la traduction (Bassnett et Lefevere 1990), mais l’ensemble des sciences sociales (Rorty 1967 ; Chaney 1994 ; Jameson et Anderson 1998 ; Bonnell et Hunt 1999 ; Cook 2000 ; Kuhn 1962 ; Latour 1986 ; etc.). A la lumiere de ce mouvement connu aussi sous le nom de tournant linguistique, culturalisme ou de postmodernisme), la traduction sera considérée comme une pratique qui met en discours les cultures/les sociétés avec leurs préoccupations et leurs enjeux. La culture ne sera pas vue comme une unité stable, mais comme un ensemble dynamique de systemes qui interagissent et se modifient continuellement (Hermans 1985). Vue par rapport a d’autres textes, traduits ou non, qui circulent dans un systeme culturel et agissent sur ce dernier, la traduction sera prise comme un ” parametre de la manipulation systémique ” (Even-Zohar 1990 : 77), qui peut éclairer l’étude d’autres types de transfert intra- ou interculturel (Hermans 1985).
Dans la perspective du tournant culturel, la traduction détient un pouvoir symbolique parce qu’elle construit et modifie des représentations : la traduction agit a la fois sur les représentations cognitives transitoires d’une culture, qui correspondent a des événements particuliers (Ehrlich et al. 1993 : 47), et sur ses représentations cognitives permanentes qui ” correspondent aux savoirs acquis par l’individu et qui existent a l’état de potentialités ” (idem), c’est-a-dire sur la mémoire collective d’une culture. Cette mémoire est constituée d’un répertoire de mythes, de rituels et de croyances qui habitent la culture d’une façon durable et que Sperber (1996 : 50) nomme représentations culturelles.
Si la traduction est dotée d’un pouvoir symbolique de par le fait qu’elle véhicule, en tant que pratique discursive, des concepts, des symboles et des savoirs, elle est en meme temps l’un des multiples domaines ou centres du pouvoir social. La traduction peut etre vue comme un champ a l’intérieur duquel se déploie, se distribue, se dispute et s’échange le pouvoir social : la traduction prend appui sur le texte comme discours pour représenter, reproduire et légitimer le pouvoir social.
A cet égard, nous remarquons que la traduction de l’altérité, notamment dans le contexte de la mondialisation et des profonds changements sociaux qui affectent le monde entier, a fait ressortir des problématiques majeures, comme la politique de la traduction et l’éthique de la traduction (Venuti 1992, 1998 ; Pym 1997, 2001 ; Robinson 1990, etc.). La différence, mise en valeur par le travail sur le texte, s’est prolongée ainsi au-dela du texte meme et a suscité des débats sur l’identité (culturelle), l’espace territorial, la nation, les minorités, les ethnies, le respect de l’Autre (expliqué et ” traduit ” jusque la en fonction de la philosophie et des croyances de la culture traduisante), l’hybridité, l’acculturation, la transculturation. De nombreux travaux récents en histoire, en anthropologie, en études culturelles ou en traduction nous font ainsi voir que la politique ne se limite pas a la sécurité étatique ou a la formation de coalitions, mais qu’elle implique aussi une politique de la culture et une politique du texte écrit ou traduit. La question complexe qui définit le pouvoir social – ” Who may speak or write to whom, about what, when, and in what context ” (van Dijk 1996 : 86) – correspond, dans le domaine de la traduction, a la politique qui gouverne la préférence systématique accordée a certains types de texte, certains auteurs, certaines langues ou cultures, certains sujets et/ou certains domaines (Toury 1995). L’acte de sélection institutionnelle (en termes de themes, livres, auteurs, langues ou sujets) se trouve a la base des processus d’écriture et de traduction et révele des concepts et des paradigmes qui a une époque et a un endroit précis déterminent la valeur, la portée ou l’intéret de l’ouvre/traduite ou ” les conditions culturelles de la pensée “.
Cette sélection fait voir des inclusions ou des exclusions, des centres, des semipériphéries et des périphéries[5] qui existent déja ou bien se forment, au niveau du discours public, a l’intérieur d’une meme culture ou lors du transfert interculturel.
La politique de la culture releve d’un effort constant de se définir (” qui sommes-nous ? “) et de se faire reconnaitre sur la scene internationale. Etre reconnu, c’est etre ” perçu ” par les autres sans que cela implique forcément une disposition a suivre la politique des plus puissants (les prendre comme ” modele “) ; la subversion du discours dominant (dont l’une des formes est la minoritizing translation de Venuti [1998]) est aussi une stratégie de la reconnaissance qui vise, par la non-conformité au canon, a promouvoir l’inédit culturel et la compréhension de la différence culturelle (Venuti 1998 : 11). La politique de la culture comprend, d’une façon implicite, la nécessité de configurer, d’organiser, de préserver et de défendre sa mémoire collective, ainsi que le besoin de créer un marché pour sa propre culture, donc de s’ouvrir vers les autres et de s’implanter dans leur esprit.
Parler d’une politique de la culture nous permet ainsi d’évoquer d’autres concepts clés : conflit, négociation, investissement, gain, pouvoir, idéologie, valeurs, ainsi qu’éthique. La ” lutte ” interculturelle se situe au niveau des représentations (discours, images, attitudes, opinions), donc au niveau du sens : cette lutte s’intensifie encore plus dans le contexte de la mondialisation censée enlever les barrieres qui entravent l’acces au savoir ” global ” (Harvey dans Bird et al. 1993 : 23 parle d’une ” struggle over representations “). La conjoncture internationale assigne a la traduction un rôle diplomatique : la traduction fait circuler les significations entre les cultures d’une maniere active ; elle prend position, par l’entremise du traducteur comme ” voix institutionnalisée “, dans le débat et l’échange d’idées, et négocie la propagation des savoirs. Le discours sur la traduction ne peut donc pas réfléchir sur la traduction comme si elle était une activité neutre ou invisible (Robinson 1990), en dépit des tentatives de montrer que la différence est inexistante ou qu’elle ne mérite pas l’attention.
Par exemple, les pays qui ne sont pas encore admis dans l’Union Européenne et qui de par cette raison vivent en position de périphérie (l’Autre Europe), sont habituellement laissés dans la pénombre (dans les représentations cartographiques ou discursives), selon une certaine ” géométrie du pouvoir ” (Massey dans Bird et al. 1993) imposée par l’Ouest. Ces pays peuvent etre représentés sur la carte ou bien sans nom, ou bien sans frontieres, ou bien encore ils peuvent etre placés dans plusieurs régions a la fois : cette incertitude voulue crée une confusion de nature identitaire[6]. La Roumanie, par exemple, est représentée a la fois comme faisant partie de l’Europe de l’Est, de l’Europe centrale et Europe de l’Est ou bien de la péninsule balkanique, neutralement appelée ” Europe du Sud-est “[7]. Le processus de représentation cartographique crée des limites de séparation visibles (sur la carte) et invisibles (dans l’esprit) : il releve donc d’une expérience consciente, d’un acte réfléchi qui peut conférer ou enlever le pouvoir et la reconnaissance internationale de ces régions représentées et définies sur la carte.
Ces représentations cartographiques découlent de la représentation incomplete de l’Europe de l’Est au 18e siecle, en comparaison avec le ” standard cartographique de l’Europe de l’Ouest ” (Wolff 1994 : 144). Les gens ” éclairés ” du 18e siecle ont cherché a apporter des savoirs et a ” illuminer “, c’est-a-dire a civiliser, un territoire barbare (l’Europe de l’Est), puisque ” la lumiere de la cartographie était implicitement liée a la lumiere de la civilisation ” (Wolff 1994 : 149).
A l’idée de territoire barbare ou qui vit dans les ténebres s’associent en meme temps les idées de maladie et de peur de la contamination. Larry Wolff (1994) souligne le fait que le rideau de fer a été envisagé durant la Guerre froide comme étant ” a barrier of quarantine, separating the light of Christian civilization from whatever lurked in the shadows [.] ” (Wolff 1994 : 2 ; nous soulignons). D’autant plus l’ouverture des frontieres et la nécessité d’une re-représentation cartographique provoque la peur de contagion (contagion surtout au niveau des idées et des mentalités), due a la multiplication des contacts et des échanges et créent une parole publique qui s’exprime en termes de pathologie sociale.
Si la traduction négocie la production interculturelle des significations sociales et politiques, la traduction offre également des solutions et des alternatives a une éventuelle crise du sens (changement de valeurs, d’identité) qui touche une société passant par une étape décisive de son histoire (ici, la chute du communisme et l’instauration de la démocratie). Il nous semble tres pertinent d’invoquer l’idée de crise du sens, d’autant plus qu’elle semble caractériser, selon certains auteurs, l’époque de la mondialisation ou l’époque ou la mondialisation fait voir beaucoup plus ses effets.
Il existe plusieurs perspectives sur la mondialisation. Selon Augé, la mondialisation produit un sentiment de non-lieu (1994 : 86), d’aliénation et d’insécurité. Cet état définit le capitalisme en général, selon Harvey – ” Capitalism is necessarily growth oriented, technologically dynamic, and crisis prone ” (Harvey dans Bird et al. 1993 : 6) – qui croit, en meme temps, que la mondialisation inspire ” la terreur de la compression du temps et de l’espace ” (idem). A l’inverse, Chambers affirme que la mondialisation est l’époque du dialogue interculturel et de l’intersubjectivité (Chambers op. cit. : 190). Massey, a son tour, pense que la mondialisation crée ” a sense of place which is extraverted ” (Massey op. cit. : 66). Comme on le constate a partir de ces quelques exemples, les perspectives sur la mondialisation sont diverses et dépassent la cadre dichotomique Djihad vs. McWorld de Barber (1996).
La mondialisation toutefois permet encore plus d’envisager la traduction comme voyage vers l’Autre. Dans le contexte de l’Europe centrale et orientale, ce voyage se désigne comme un voyage vers l’Occident, comme un besoin de s’ouvrir et de (mieux) connaitre la culture/la société occidentale qui incarne la réussite (successful). Cette culture/société devient un point de repere, un aboutissement, une garantie de prestige et de réussite, ainsi qu’une légitimation de certaines actions sociales prises par l’Est (le theme du ” chemin vers l’Ouest ” est omniprésent dans la presse roumaine). La traduction facilite et favorise la rencontre Est (Europe de l’Est)-Ouest (Occident), en fournissant en meme temps des solutions stratégiques et des alternatives a la crise du sens (la crise identitaire) qui touchent les pays, parmi lesquels la Roumanie, en pleine restructuration. En parlant de la culture et de sa capacité de se produire elle-meme, Touraine (1984) affirme que la culture est ” un ensemble d’investissements ” (1984 : 99) cognitifs, économiques et éthiques et que le conflit de pouvoir qui est présent dans les sociétés modernes et dans la rencontre des sociétés est un conflit orienté vers des valeurs (1984 : 100) que l’on pourrait appeler ici un conflit orienté vers des modeles culturels, économiques et politiques : ” l’ensemble des modeles culturels, cognitifs, économiques, éthiques, par lesquels une collectivité construit ses relations a son environnement, produit ce que Serge Moscovici a appelé un ‘état de nature’ – c’est-a-dire une culture ” (Touraine 1984 : 98).
L’année 1989 représente pour la Roumanie une mise a l’épreuve faite par l’Histoire. C’est l’année ou la soi-disant ” Révolution ” démocratique replace le pays dans l’évolution normale du monde. Quelques jours seulement, en décembre ’89, pour tout réorganiser et donner la confiance au peuple que ” tout ira bien “. Cependant, le changement était plus qu’un changement d’ordre technique. Il fallait pouvoir changer la vision des gens sur eux-memes et sur le monde environnant, construire une autre mentalité, cette fois-ci capitaliste. Difficile tache derriere laquelle s’abritent les voix qui prétendent que la Roumanie est toujours dans la ” transition “, en oubliant ainsi que les effets du régime communiste ont profondément modifié la mémoire sociale et l’organisation de la société. La nouvelle vague politique et économique non seulement réorganise-t-elle les frontieres géographiques et, plus difficilement, les frontieres psychologiques, les espaces institutionnels ou disciplinaires, mais aussi elle ” produit “, cette fois-ci a l’Ouest, au lieu de ” découvrir “, des savoirs la ou ces savoirs n’existent pas, ainsi que des paradigmes d’analyse de ces savoirs (prenons, par exemple, le cas des Instituts ou des Associations d’Etudes Est-Européennes qui sont apparus apres la chute du communisme dans l’espace occidental, pour remplacer les anciens Centres d’Etudes soviétiques – paradoxalement inexistants a l’époque en Union Soviétique meme, et qui produisent des savoirs sur l’Europe de l’Est tout en se plaçant a l’extérieur de cette région). Cette situation rappelle ce qui s’est passé a la fin de la deuxieme Guerre Mondiale, quand les Etats-Unis, pilon principal du systeme mondial, se sont vus obliger de suppléer a l’absence d’informations sur les régions exotiques du monde, c’est-a-dire sur ces régions ne se trouvant pas a la portée de l’Amérique du Nord[8].
En Roumanie, les moyens de communication, censurés pendant des années, ont assailli la conscience publique. Les autres cultures se présentaient dans leur modernité, toujours différentes, toujours meilleures, ne fut-ce peut-etre que sous l’effet d’une nostalgie transmise par un bon livre retrouvé dans la bibliotheque. Les modeles ne manquaient pas. Le probleme était de choisir, d’essayer. Des changements profonds, toujours actuels, qui traduisent un rapport contradictoire avec, d’une part, la pensée occidentale pourvoyeuse de concepts, d’institutions et de ” solutions ” et, d’autre part, la réalité du pays, son histoire séculaire et les pratiques quotidiennes de ses gens.
Cette recherche prend donc pour objet la traduction dans la Roumanie postcommuniste durant la période 1989-2001. Elle propose d’étudier le modele occidental et de révéler les attributs et les représentations de ce modele a partir de plusieurs types de textes (textes dits ” de fiction “, presse écrite, essais de sociologie, de philosophie, d’économie) pour reconstruire un état du discours social et pour déceler des significations sociales : ” Étudier un état du discours social, c’est isoler, des faits sociaux globaux, un ensemble de pratiques par lesquelles la société s’objective dans des textes et des langages, pratiques qui cependant restent intriquées a d’autres pratiques et institutions ” (Angenot 1989 : 35).
L’Ecole de Tartu : la contribution de Yuri Lotman
La figure de Yuri Lotman se trouve au centre du nouveau champ de recherche en sémiotique qui se développe dans les années soixante a Moscou et a Tartu (Estonie). L’ouvrage Travaux sur les systemes de signes (1976), publié par l’École de Tartu, représente l’essence des écrits de Lotman et des autres sémioticiens russes (Ivanov, Rezvine, Ouspenski, Avérintsev, Jolkovski, Elizarenkova, Lévine, Bilinkis, Tourovski, Toporov, Mintz, Lekomtsev et Piatigorski).
Lotman part du structuralisme et applique sa recherche a de nombreux domaines, tels l’esthétique, la poétique, la théorie sémiotique, l’histoire de la culture, la mythologie et le cinéma. Au centre de son attention se trouvent les phénomenes culturels. Quelques idées et concepts clés, exposées dans son article ” Exact Methods in Russian Literary Science ” (1967) et repris dans Universe of the Mind: A Semiotic Theory of Culture (1990), seront retenues dans le cadre de cette recherche :
– la sémiotique est une science cognitive ;
– les SYSTEMES SÉMIOTIQUES sont des modeles qui expliquent le monde dans lequel nous vivons ;
– les textes représentent/proposent des modeles du monde ;
– les cultures sont gouvernées par un systeme de normes ou par un répertoire de textes qui imposent des modeles comportementaux ou a partir desquels des reglements sociaux peuvent etre inférés ;
– la culture est une SÉMIOSPHERE qui est dynamique et en évolution continuelle (intéret porté a la dimension historique d’une culture).
L’approche fonctionnaliste de la traduction : le modele descriptif
Itamar Even-Zohar, professeur de littérature comparée a l’Université de Tel-Aviv (Israël) formule l’hypothese que la littérature nationale est un ” polysysteme ” (1979), c’est-a-dire un ensemble dynamique de systemes en interaction et en évolution permanentes (systemes ouverts ou sémiospheres, dans les termes de Lotman) ou la littérature traduite occupe aussi sa place sans etre séparée de la totalité des discours qui circulent dans une culture/société. Dans les termes de Fossaert plus tard, la littérature traduite contribue, comme tout autre domaine, a la production sociale du sens, production qui présuppose le ” systeme complet des intérets dont une société est chargée ” (Fossaert 1983 dans Angenot 1989 : 14). L’hypothese du polysysteme place la littérature traduite dans un contexte culturel spécifique et permet d’envisager la traduction dans sa dimension socioculturelle et historique. C’est un aspect souligné également par Meschonnic qui pense que la poétique du traduire permet de situer la traduction dans une théorie d’ensemble du sujet et du social, que suppose et met en ouvre la littérature (1999 : 61).
Gideon Toury, éleve d’Even-Zohar, étendra les idées de ce dernier a la traduction proprement dite (1995). Ses travaux seront repris et développés par José Lambert, Hendrik van Gorp, André Lefevere, J.S. Holmes, Theo Hermans, Raymond van den Broeck (voir Hermans 1985).
Contrairement a l’approche traditionnelle de la traduction qui consistait a comparer un original avec sa/ses traduction(s) pour aboutir a des jugements de valeur (bien ou mal traduit), l’approche descriptive cherche a (faire) comprendre la fonctionnalité et la rationalité des choix du traducteur (quelles contraintes du milieu cible déterminent ces choix ?) : de ce point de vue, l’approche descriptive est également cognitive. Le modele consiste a comparer des corpus d’ouvres traduites non seulement avec leurs originaux, mais également avec des corpus de textes équivalents du systeme d’accueil, méthode qui permet de définir les causes culturelles de la traduction. Le modele décrit (au lieu de prescrire) les pratiques réelles de traduction pour dévoiler les stratégies adoptées sciemment ou inconsciemment par les traducteurs (stratégies dictées par le milieu d’accueil) et étudier les normes, explicites ou implicites, sous-jacentes au comportement traductif (Toury 1985 : 259). On pourrait dire que le modele révele a la fois :
1. la programmation culturelle du traducteur (la notion de programmation collective ou idéosomatique est amplement discutée dans Robinson 1990), c’est-a-dire le contrôle événementiel du sens traduit, qui est induit par la spécificité du contexte sociopolitique. Selon Bakhtin (1977 : 102), le signe acquiert dans la communication un ” sens idéologique et événementiel ” qui est variable a travers les époques et les contextes culturels, donc non-héréditaire.
2. la logique de la culture traduisante, sa grammaire d’emploi (Augé 1994 : 176), son ” systeme ordonné de symboles et de significations ” (Bougnoux 1993 : 93) durables, permanents.
Cette distinction nous permet de faire le lien avec les deux types de représentations – transitoires et permanentes (Ehrlich et al. 1993 : 47) – mentionnés dans l’introduction.
Les études de corpus permettent de prendre connaissance des normes tacites ou explicites de la culture d’arrivée parce qu’elles font voir la répétition systématique de certains choix de traduction linguistiques, discursifs ou rhétoriques. Appliquées a des ensembles vastes de textes, les études de corpus permettent d’envisager la société au sens large et de révéler, par une réflexion sur le fonctionnement de l’acte traductif, le fonctionnement du contrôle social du sens : comment et pourquoi certaines idées/représentations l’emportent sur d’autres idées/représentations ? Les études permettent donc de construire le dictionnaire discursif d’une culture (son répertoire de themes et de motifs) (Greimas 1973 : 172) et de définir, a l’intersection de ces motifs, les actants (” personnages “, ” héros “) qui régissent la circulation des idées et les objets de discours sur lesquels cette circulation prend appui.
Le modele descriptif institutionnalise la signification, en la plaçant a l’extérieur du sujet traduisant, plus précisément dans le milieu social d’accueil. Cherchant a montrer que ” l’énonciation est de nature sociale ” (Bakhtin 1977 : 119), le modele se doit d’utiliser, dans la complexité de ses recherches, des outils conceptuels provenant de différentes disciplines (linguistique, sémiotique textuelle, sociocritique, etc.). Le modele élargit la perspective sur la traduction par un décloisonnement de la traduction de l’espace traditionnel ou la traduction était isolée des autres disciplines. En meme temps, le modele descriptif élargit la portée de l’activité traductive a la (méta)communication, donc a la totalité de ce qui s’énonce institutionnellement : selon Toury (1985 : 20), un texte est jugé comme étant une traduction non pas parce qu’il répond a certains criteres théoriques mais parce qu’il est considéré ou présenté comme tel dans la culture cible (Sperber 1996 montrera également que l’important n’est pas l’idée représentée, mais ce que l’on communique a propos d’elle). Une traduction selon Toury est en fait ce que Torop appelle traduction métatextuelle, c’est-a-dire l’ensemble des formes sous lesquelles un original entre dans la culture cible pour construire l’image de ce qui est finalement appelé ” traduction ” :
By metatextual translation I mean the penetration of an original into a foreign culture in various forms of metacommunication: articles about the author in encyclopedia and textbooks, critical articles about the translation, advertisements, annotations about the translation in radio and TV, publications of extracts or quotations from a translation etc. As a whole these metatexts create the image of the original and provide a preliminary, complementary or new reading of it. (Torop 1997: 27)
Selon Toury (dans Hermans 1985 : 21) la ” traduction ” présuppose l’existence, dans le systeme source, d’un autre texte, qui est antérieur a la traduction et sur la base duquel la traduction a été créée pour correspondre aux attitudes culturelles du milieu d’accueil. Cela implique que la traduction part d’un modele (l’original), mais qu’elle subvertit le modele pour se faire accepter dans la culture cible. Ce rapport contradictoire, avec d’une part le modele et d’autre part la manipulation du modele, projette la traduction comme porteuse/génératrice d’un conflit : dans les termes de Toury (1985) le conflit est généré par l’oscillation entre l’adéquation (le respect du systeme source) et l’acceptabilité (la conformité au systeme cible au détriment du milieu source). Toury appelle norme initiale l’oscillation entre l’adéquation et l’acceptabilité, tendance qui est modifiable dans le temps.
La notion de texte modele apparait dans une nouvelle lumiere chez Even-Zohar (1990). Selon lui, le modele est transféré d’un systeme culturel source a un systeme cible (transfert interculturel), mais il peut aussi etre transféré a l’intérieur du meme systeme cible (transfert intraculturel). Even-Zohar observe pourtant que le modele cible (le canon, la norme qui régit le transfert intraculturel) peut déguiser le modele source ; des pseudo-traductions fonctionnent alors comme textes propres au milieu d’accueil. Le modele cible peut etre devenu modele par l’appropriation de modeles ” sources ” au point qu’il n’est plus reconnu comme modele source :
Competenced texts, that is models, are clearly a major factor in translation as they are in the system at large. By failing to realize this, translation theories (like most theories of literature in general) have been prevented from observing – just to take one instance – the intricate process whereby a particular text is translated in accordance with those target system models domesticated by model appropriation, and carried out by procedures of translational nature. (Even-Zohar 1990: 75 ; nous soulignons)
La notion de ” norme ” tire ses origines scientifiques de la sociologie. Une norme au sens sociologique se manifeste par des comportements récurrents : c’est donc la répétitivité de certains comportements qui permet de mettre a jour la norme qui les suscite et de définir un modele comportemental. Les normes préliminaires (Toury 1985), observables avant l’analyse des traductions proprement dites, révelent la politique de la traduction de la culture cible, c’est-a-dire le choix systématique de certains types de texte, certains auteurs, certaines langues ou cultures, certains sujets et/ou certains domaines a l’exclusion des autres. La répétition de certaines actions sociales acceptées par et observables dans la société correspond a la récurrence de certains motifs, themes ou choix qui sont reconnaissables et analysables dans le discours.
La circulation des représentations culturelles : le modele sociobiologique
Le concept de ” meme ” a été introduit par Richard Dawkins (1976) dans The Selfish Gene pour décrire l’évolution des phénomenes culturels. Le ” meme “, c’est une unité de transmission culturelle ou une unité d’imitation (les idées, la mode, les phrases-types, etc.). Les memes constitueraient une forme de savoir objectif (les ” idées reçues ” ou le Monde 3, selon Karl Popper 1972) qui affecterait directement le monde mental du sujet (ses opinions personnelles, ses sentiments, ou le Monde 2 selon Popper) et indirectement le monde physique des objets ou le Monde 1 (ce que le sujet pense affecte la façon dont il agit sur le monde environnant).
Andrew Chesterman (1997) utilise le concept de meme pour offrir une alternative a la métaphore traditionnelle de la traduction comme ” transfert ” (Even-Zohar 1990) et pour permettre d’envisager la tache du traducteur comme propagation et développement des idées, ce qui fait voir le traducteur dans sa capacité d’agir et de modifier la mémoire collective.
Les memes apparaissent souvent dans des groupes de memes, appelés mémomes ; la théorie de la traduction, tout comme la culture, peut etre pensée comme un mémome, un complexe de memes interdépendants, un ensemble d’idées reçues, de lieux communs, d’opinions qui se propagent sous des formes diverses et qui changent a travers le temps. Chesterman trace l’évolution de la théorie de la traduction occidentale et révele huit memes dominants qui ont gouverné le phénomene de la traduction : ” les mots “, ” la parole de Dieu “, ” la rhétorique “, ” le logos “, ” la linguistique “, ” la communication “, ” la culture cible ” et ” la cognition “. Le meme de la Cognition, qui intéresse particulierement cette étude, envisage la traduction comme réflexion et commence déja avec l’approche descriptive (Toury 1985 ; Hermans et al. 1985). Gutt (1991), dont la théorie de la pertinence (relevance theory) procede de Sperber et Wilson (1986), montre que la communication humaine fonctionne par inférence : le destinataire infere ce qui est dit sur la base des memes qu’il a déja assimilés et qui ont affecté son monde mental :
[…] relevance theory approaches communication from the point of view of competence rather than behaviour. […] no external factor has an influence on either the production or interpretation of a translation unless it has entered the mental life of either the translator or his audience. (Gutt 1991 : 20)
Selon Gutt, le systeme social, ou plutôt la communication entre le systeme social et l’individu, ne peut pas agir sur la mémoire individuelle tant que cette derniere le refuse : la cognition opere tout d’abord dans le cerveau de l’individu qui est vu comme un systeme clos. Cette perspective change avec Sperber (1996) : selon lui, les représentations individuelles n’existent pas d’une façon arbitraire, mais sont en fait le produit d’une intériorisation des représentations collective.
Dan Sperber (1996) propose un modele épidémiologique de la culture pour expliquer la propagation des phénomenes mentaux et environnementaux divers, en se servant simultanément de différents modeles explicatifs (empruntés a la génétique des populations, a la psychologie sociale, a l’écologie, etc.). L’approche naturaliste, dont une premiere tentative a été faite par le sociologue français Gabriel Tarde (1890 : Les lois de l’imitation), explique les macrophénomenes (les “épidémies” ou la circulation des idées contagieuses au niveau d’une société) par ” l’effet cumulé de microprocessus qui entrainent des événements individuels ” (Sperber 1996 : 9) (une “maladie” ou une croyance personnelle en un phénomene mental [“obsession”] public).
Sperber distingue deux types de représentations – les représentations mentales (croyances, intentions, préférences, souvenirs, hypotheses) et les représentations publiques (les signaux, les énoncés, les textes, les images) – et souligne que ” pour rendre compte de l’interprétation des représentations publiques, il faut invoquer un systeme sous-jacent, une langue, un code, une idéologie par exemple ” (op. cit. : 38). Johnson-Laird montrera aussi, dans la théorie des modeles mentaux, que la structure d’un modele mental (qui est la représentation interne d’un état de choses) est analysable et interprétable dans la compréhension du discours : comprendre un modele mental qui est communiqué implique la construction, dans le discours, d’un schéma de la situation décrite (attributs, relations, événements et états qui relient d’une façon cohérente les éléments du modele).
Les représentations publiques sont, selon Sperber, les représentations communiquées d’un individu a un autre ou plutôt d’une figure institutionnelle[9] vers un groupe d’individus, pour etre retransformées en représentations mentales par leurs destinataires. Seulement une partie des représentations publiques, a savoir les représentations culturelles, sont ” largement distribuées dans un groupe social et l’habite d’une façon durable ” (op. cit. : 50). Les représentations publiques sont plus ou moins culturelles, en fonction de leur capacité ” contagieuse “, ” épidémique “. Sperber soutient que dans le processus de leur communication les représentations se modifient ” non pas de façon aléatoire, mais en direction de contenus qui demandent un effort mental moindre et qui entrainent des effets cognitifs plus grands ” (op. cit. : 75). Une certaine réceptivité aux représentations publiques ainsi qu’un répétitivité de ces memes représentations peuvent donc produire une assimilation plus ou moins consciente de ces représentations et un besoin moindre de les expliciter (l’emprise de ces représentations sur l’esprit des gens est pourtant forte). A force de répéter un ” objet de discours “, cet objet se réduit a un ” noyau “; comme le disait Borges :
A philosophical doctrine is in the beginning a seemingly true description of the universe; as the years pass it becomes a mere chapter – if not a paragraph or a noun – in the history of philosophy. (Borges 1962 : 53)
Sperber remplace le modele jakobsonien de la communication qui est un modele binaire (transmission : émetteur ? destinataire) par un modele triadique de nature peircienne, qui met donc l’accent sur l’interprétation des phénomenes culturels :
Une représentation met en jeu une relation entre trois termes : quelques chose qui représente, quelque chose qui est représenté, et un dispositif de traitement de l’information qui utilise la représentation. (op. cit. : 85)
La THÉORIE DES MODELES MENTAUX a été esquissée par Philip Nicolas Johnson-Laird dans son article Mental Models in Cognitive Psychology (1980) et développée dans l’ouvrage Mental Models (1983). C’est ” une théorie des représentations mentales mises en ouvre dans le langage et le raisonnement ” (Ehrlich et al. 1993 : XIII), qui doit son origine a trois penseurs éminents : le philosophe Ludwig Wittgenstein (1922 : Tractatus), le psychologue Kenneth Craik (1943 : The Nature of Explanation) et le chercheur en sciences cognitives David Marr (1982 : Vision : A Computational Investigation into the Human Representation and Processing of Visual Information). Un aperçu de cette théorie est donné dans l’ouvrage Les modeles mentaux. Approche cognitive des représentations (1993), dirigé par Marie-France Ehrlich et al., qui inclut des articles de plusieurs chercheurs en sciences cognitives (Johnson-Laird, Alan Garnham, Jane Oakhill, Hubert Tardieu, etc.). Pour notre recherche, nous retiendrons les idées suivantes :
– les modeles mentaux permettent de modéliser non seulement les représentations transitoires, mais aussi les représentations permanentes (Johnson-Laird) ;
– le raisonnement consiste en la manipulation des modeles pour trouver des conclusions plausibles (idem) ;
– les modeles peuvent etre manipulés pour simuler un comportement (idem) ;
– les modeles mentaux sont complexes, dynamiques et ils rendent explicites les relations causales entre les différents constituants du systeme (Moray et Johnson-Laird) ;
– ” les éléments des modeles mentaux représentent les composantes (protagonistes, choses, lieux, événements, états, proces, etc.) de la situation ” (Garnham et Oakhill 1993 : 32) ;
– le modele mental s’organise autour de plusieurs éléments pivots : le protagoniste du récit (souvent pronominalisé et en position de sujet) et les actions qu’il effectue et qui sont inscrites dans un espace-temps. Les objectifs et les intentions du protagoniste jouent un rôle décisif dans l’organisation des relations causales/temporelles/spatiales établies au sein du modele (Morrow) ;
– les représentations cognitives transitoires correspondent a des événements particuliers (présents ou non), tandis que les représentations cognitives permanentes ” correspondent aux savoirs acquis par l’individu, et qui existent a l’état de potentialités ” (Ehrlich et Tardieu 1993 : 47) ;
– ” les modeles mentaux sont des formes de représentation pertinentes non seulement pour le contenu de textes descriptifs ou narratifs, mais aussi pour des contenus plus abstraits, tels que ceux de textes expositifs ou scientifiques, c’est-a-dire pour toutes les catégories de textes ” (Ehrlich et Tardieu 1993 : 50) ;
– l’analogie et la métaphore ne prennent pas tout simplement appui sur l’existence de ressemblances entre les domaines, mais ont pour fonction de créer ces ressemblances. L’analogie apparait comme une modalité d’interaction avec le monde et elle joue un rôle dans la construction des modeles et de nouvelles représentations (Théorie de l’interaction, Black 1962).
Pertinente pour la circulation des idées et des représentations culturelles est l’analyse du flux de la mondialisation, telle qu’elle apparait chez Appadurai (1996). Cet auteur distingue cinq dimensions ou formes du flux de la mondialisation :
1. les ethnoscapes qui se forment suite a un désir de plus en plus fort de migration, de voyage (l’idée de migration a créé non seulement des diasporas fondées sur l’imagination comme mémoire et comme désir, mais aussi le sentiment que l’on peut vivre a des endroits autres que celui ou l’on est né) ;
2. les mediascapes qui fournissent de larges répertoires d’images et de discours nécessaires dans la construction des mondes imaginés ;
3. les technoscapes qui se traduisent par les flux mécaniques et informationnels de la technologie qui traversent rapidement les frontieres jadis fermées ;
4. les financescapes qui renvoient au schéma mondial de la spéculation et du transfert de capital ;
5. les ideoscapes qui sont composées des éléments de la vision du monde des Lumieres et consistent en un ensemble d’idées, termes et images qui inclut la liberté, le bien-etre, les droits, la souveraineté, la représentation et le terme maitre démocratie.
L’engagement du traducteur : le modele dialogique
Douglas Robinson (1990) propose une théorie de la traduction (il s’agit surtout de la traduction littéraire) essentiellement somatique qui s’appuie sur une exploration et une intégration de la ” pensée ” et de l'” émotion ” dans la théorie et la pratique de la traduction. Une somatique de la traduction permettrait a la fois de ne pas considérer la traduction comme étant un processus fondamentalement cognitif, gouverné systématiquement par un ensemble de normes et de structures abstraites, et aussi de ne pas penser que la traduction est fondamentalement un processus intuitif qui ne peut pas etre expliqué. Pour Robinson la traduction est un processus dialogique (réel ou imaginé) entre le traducteur et l’auteur/l’ouvre original(e), un processus interactif et intersubjectif durant lequel le traducteur met en valeur sa voix, sa personnalité, son expérience idiosomatique (personnelle), sa résistance a la programmation idéosomatique, c’est-a-dire a un ” agent autoritaire intériorisé ” (op. cit. : 130). Robinson observe que le ” drame de la traduction occidentale ” ou ” le drame de la traduction-idéalisation ” est que le travail du traducteur a toujours été contrôlé par la programmation idéosomatique (le traducteur ? instrument). Il rejoint dans sa réflexion Henri Meschonnic (1999) qui, dans le chapitre intitulé ” L’Europe des traductions est d’abord l’Europe de l’effacement des traductions “, discute le probleme de l’histoire du traduire dans le monde occidental qui est l’illustration historique et idéologique de la traduction comme effacement.
La théorie dialogique de la traduction esquissée par Robinson releve d’une sociologie de l’action, de l’agir du sujet (agent) traduisant. Alain Touraine avait proposé dans Le Retour de l’acteur (1984) un nouveau type d’analyse sociale basé sur l’idée d’action sociale, sur le retour de l’acteur ou du sujet et sur l’interdépendance du systeme social et de l’acteur. Selon Touraine, la société ne doit pas se définir par rapport a des essences, a des lois naturelles, a des valeurs permanentes (la Raison, la Nature, la Providence, l’Histoire) : cette maniere d’envisager la société est une reprise du concept de société ouverte, tel qu’énoncé par Karl Popper dans La Société ouverte et ses ennemis (1979). Touraine pense que la société se fonde sur la liberté du sujet ou ” sujet ” signifie ” la capacité des hommes a se libérer a la fois des principes transcendants et des regles communautaires ” (Touraine 1984 : 96).
Le modele sociologique de Touraine analyse la société a plusieurs niveaux, parmi lesquels le niveau d’historicité qui correspond a la culture (l’historicité est comprise ici comme étant la capacité d’une société de se produire elle-meme). La culture n’est pas l’idéologie dominante, mais ” un ensemble de ressources et de modeles que les acteurs sociaux cherchent a gérer, a contrôler, qu’ils s’approprient ou dont ils négocient entre eux la transformation en organisation sociale ” (op. cit. : 32 ; nous soulignons). Le niveau d’historicité ” se manifeste dans l’ordre de la connaissance, comme dans celui de l’investissement économique ou celui de l’éthique ” (idem). La société qui atteint le plus haut niveau d’historicité, c’est une société basée sur les actions (le mouvement social), sur les relations entre les acteurs sociaux et sur la capacité du sujet de faire avancer l’ordre des connaissances et de produire des modeles culturels.
Le livre dirigé par Palma Zlateva (1993), malgré le titre Translation as Social Action. Russian and Bulgarian Perspectives, est en quelque sorte une fausse représentation de la théorie de l’agir appliquée a la traduction littéraire en Europe de l’Est (a l’exclusion d’autres types de traduction, a savoir la traduction scientifique ou la traduction technique). Les essais s’inscrivent dans une approche linguistique, avec des influences du modele descriptif et de la théorie du skopos (Hans Vermeer 1978), et essaient de démontrer les implications sociales, historiques et culturelles de la traduction seulement au niveau des objectifs de départ, parce qu’ils restent presque toujours au niveau de la langue et des particularités stylistiques qu’implique la traduction d’un texte. La traduction est principalement vue comme un acte créatif, artistique, un acte de talent et d’érudition, tout cela s’appliquant seulement au texte littéraire, alors que la composition argumentative d’un texte pragmatique peut etre tout aussi complexe que celle d’un texte littéraire (texte pragmatique et texte littéraire étant les deux des ouvres de savoir) : ” Unlike a literary text, in which the expressive potential of the form – the language – strongly resists the translator’s efforts, a scientific text is not sensitive to form ” (op. cit. : 8).
Bien que les essais s’appliquent a la traduction en Europe de l’Est, les études de cas portent sur la Russie et la Bulgarie, ce qui nous empeche de tirer des conclusions générales. On peut toutefois dire que, dans la Roumanie du communisme, la traduction visait les ouvrages canoniques de la littérature et s’intéressait surtout au style de l’auteur original. Au niveau pédagogique, la formation universitaire des traducteurs était centrée sur la littérature, a l’exclusion des textes spécialisés. Actuellement, le modele de traduction dominant est plutôt fonctionnaliste, au sens de l’école allemande du skopos (Vermeer 1978) : la traduction cherche a répondre aux impératifs de la culture cible et elle prend en compte l’usage et les usagers de la traduction a l’intérieur de la culture d’arrivée.
Révolution (” revolutio “) vs. Utopie : le modele occidental
I believe that our western civilization is, in spite of all the faults that can quite justifiably be found with it, the most free, the most just, the most humanitarian and the best of all those we have ever known throughout the history of mankind. It is the best because it has the greatest capacity of improvement. (Popper 1992 : 118 ; nous soulignons)
Karl Popper (1979) propose un modele de société (la société ouverte) fondée sur la raison et sur la confiance dans la capacité individuelle de se tenir responsable et critique devant ses propres actes et décisions. Les termes société close et société ouverte ont été utilisés pour la premiere fois par Henri Bergson (1932), dans Les deux sources de la morale et de la religion. Contrairement a Bergson qui établit une différence religieuse entre les deux notions, en voyant le germe de la société ouverte dans une sorte d’intuition mystique, Popper opere une distinction basée sur la raison. Sa définition de la société ouverte rejoint, selon l’auteur meme, celles de grande société (Graham Wallas) et de bonne société (Walter Lippmann) :
Ce qui nous sépare avant tout, c’est que ma définition se fonde sur une distinction rationnelle, en ce que la société close est caractérisée par la croyance en des tabous magiques, et la société ouverte par l’aptitude de l’homme a porter sur ces tabous un jugement critique, a se servir de son intelligence avant de prendre une décision. (note n° 1, ” Introduction “)
Le concept de société ouverte est devenu un modele pour la région de l’Europe centrale et Europe de l’Est suite a l’effondrement du communisme. La société ouverte est représentée par la société occidentale basée sur la démocratie, la liberté du sujet, le progres et le respect des minorités. L’Institut de la Société Ouverte de Budapest a été créé en 1993 afin d’implanter et de développer des programmes dans les domaines de l’éducation, de la législation et de réforme du social, en Europe centrale et de l’Est, ainsi que dans l’ex-Union soviétique. Ces initiatives venaient compléter les activités des Fondations Soros nationales (coordonnées par l’Institut de la Société Ouverte) qui operent a travers la région ainsi qu’au Guatemala, en Haiti, en Afrique du Sud et aux Etats-Unis. Soros a fondé aussi d’autres institutions parmi lesquelles l’Université d’Europe Centrale de Budapest. L’Institut de la Société Ouverte détient également un Centre for Publishing Development : le Centre soutient la publication et la traduction de livres qui promeuvent les valeurs de la société ouverte et qui ont pour but d’encourager le développement d’une industrie de publication forte, indépendante et diversifiée, celle-ci étant une institution vitale de la société civile.
La notion société ouverte, qui s’oppose a celle de société close, sera retenue pour cette étude parce qu’elle permet d’avoir une premiere définition du modele occidental (démocratique). Nous nous servirons aussi de la distinction que Popper opere pour se référer au processus de reconstruction sociale démocratique (vol. 1 : 130) : l’édification au coup par coup ou par interventions limitées par opposition a l’édification utopiste. Popper est en faveur de la premiere parce qu’elle suppose l’intervention rationnelle de l’etre humain dans le cours de l’histoire (révolution) plutôt que la recherche aveugle d’un bonheur futur (utopie). C’est une démarche qui présume la capacité individuelle de porter un regard critique sur ses plans initiaux et de les corriger, s’il en est besoin. Le passage a la société ouverte est ” un saut dans l’inconnu et dans l’incertain ” (vol. 1 : 163) qui peut conduire vers la sécurité et la liberté s’il est bien et rationnellement géré.
Cette deuxieme distinction de Popper nous permet de faire le lien avec l’ouvrage Imaginaire culturel et réalité politique dans la Roumanie moderne, publié par Sorin Antohi tout d’abord en Roumanie et puis en France et au Canada (1999). Le livre, qui discute amplement le conflit entre révolution et utopie a travers l’histoire roumaine et européenne, ainsi que la relation Est (Europe de l’Est)-Ouest (Europe de l’Ouest), ” met précisément en scene cette contradiction générique et toujours vivante en Roumanie, qui est née entre une paysannerie archaique porteuse d’une réelle pérennité de la langue et de la religion et une élite (souvent originaire de ces campagnes) qui a voulu moderniser le pays le plus rapidement possible en appliquant des modeles occidentaux sans discernement. Contradiction (ou stigmate selon l’analyse et la terminologie de l’auteur) qui s’est manifestée outre sous la forme de ratages retentissants [.], sous la forme d’une réaction ethnico-nationale, tout aussi moderne que le modele occidental qu’elle repousse, en ce qu’elle use d’arguments puisés aux sources memes de la modernité, dans l’histoire, le folklore, l’ethnographie, l’ethnologie, etc. ” (1999, Avant-propos du traducteur : 7 ; nous soulignons). Pour reprendre la terminologie poppérienne, Antohi révele le rapport contradictoire ” société close (archaique) – société ouverte (moderne) ” qui définit le contexte sociopolitique de la Roumanie postcommuniste.
Par rapport aux domaines de prédilection de la traduction dans la Roumanie postcommuniste, nous observons, par exemple, que la religion occupe une place significative, ce qui pourrait nous amener a penser que la religion subit, avec les autres disciplines, une sorte d’occidentalisation. Pourtant, la religion semble rester l’un des seuls domaines qui s’affirme comme creuset de la différence. En ce sens, la religion fait voir l’Occident comme pseudo-modele : l’acceptation par l’Occident des diverses croyances religieuses et le refus d’avoir une seule et unique religion implique, pour un pays non-occidental, l’altération de la foi traditionnelle liée a l’identité nationale. L’Occident est donc vu comme facteur décisif dans l’aliénation des valeurs nationales[10].
Antohi observe que la premiere moitié du 19e siecle se caractérise par une circulation rapide des idées sur un axe dominant orienté d’ouest en est (1999 : 14). La révolution, selon lui, est une particularité ou une disposition européenne. Citant Samuel Huntington (op. cit. : 95, note n° 9), Antohi remarque le fait que les révolutions sont généralement européocentriques et binaires (Est-Ouest, précoces-tardives, verticales [temporelles]-horizontales [spatiales]). L’expérience roumaine de l’Occident commence, d’une maniere évidente, avec la génération de 1848 qui est ” un alliage inextricable d’utopie et de révolution ” (op. cit. : 61). Le moment 1848[11] représente une rencontre entre les mentalités roumaine et européenne (Europe de l’Ouest) sous l’emprise des idées de la Révolution française de 1789 ; ” l’initiation aux affaires occidentales s’accomplit sous le signe de l’émerveillement ” (op. cit. : 16), émerveillement qui ” coexista longtemps avec le dessein d’y puiser les solutions aux problemes de l’Est ” (op. cit. : 17).
Partout en Europe, l’année 1848 marquait la reprise des représentations d’un drame historique prestigieux, encore présent dans la mémoire de la société. Le nouveau courant utopique avait assuré également la transmission culturelle des idées révolutionnaires, et les nouvelles conditions historiques semblaient donner une chance décisive a leur accomplissement. A Paris, les événements n’ont pas eu l’éclat terrifiant de la premiere, mais dans d’autres régions européennes ou 1789 avait été ignoré ou a peine soupçonné et déformé, la premiere révolution enfin commençait. (op. cit. : 82)
Antohi observe également que la révolution est un leitmotiv anthropologique, une disposition généralement humaine a désirer avec passion la nouveauté et le changement. Ce désir constitue le pendant d’une autre constante, a savoir l’utopie : l’ordre parfait, la stabilité, l’équilibre et le Progres, en un mot le monde meilleur. En discutant la sémantique du mot révolution (op. cit. : 61-100), Antohi montre comment revolutio, dérivé du latin revolvere, a été tout d’abord employé en astronomie (mouvement d’un astre) pour acquérir des connotations sociopolitiques basées toujours sur l’idée de mouvement (cette fois-ci un mouvement social). ” Révolution ” implique ainsi a la fois une circulation des idées qui tournent autour d’un ” noyau cohésif ” que l’on pourrait appeler modele et un bouleversement social engendré par le vouloir d’atteindre le modele. La révolution permet en meme temps de relier le passé et l’avenir, raison pour laquelle la révolution est toujours vue comme un intérim, une transition (cela explique, dans notre cas, pourquoi la Roumanie est toujours dite en transition). Pour reprendre Popper, la révolution représente un passage brusque de la société close vers la société ouverte, qui engendre une nostalgie pour le passé surtout quand ce phénomene est mal géré.
[.] revolutio renvoie étymologiquement a la circularité et au retour ; or la pratique révolutionnaire a engendré une théorie de la marche en avant inspirée par le mythe du progres indéfini. Il en résulte un balancement, une orientation simultanée vers le passé et vers l’avenir, une philosophie de l’histoire qui combine deux vecteurs divergents : d’une part, un courant régressif qui allie les mythes de l’age d’or a la simplicité patristique, a la vie communautaire ancienne (non seulement chrétienne), a l’image idéalisée de l’Antiquité colportée par l’humanisme, a la nostalgie du paradis ; d’autre part, un courant qui allie le millenium messianique aux différentes conceptions cycliques de l’histoire [.]. (Antohi 1999 : 69-70)
Pour revenir a l’idée de modele occidental, nous rappelons ici l’ouvrage de Samir Amin, L’eurocentrisme : critique d’une idéologie (1988), ou l’eurocentrisme est présenté comme un universalisme (explication scientifique de l’évolution de toutes les sociétés humaines ainsi que projet universel d’avenir) parce qu’il propose a tous les pays l’imitation de l’Occident comme meilleur des mondes et comme issue et solution aux défis de notre époque. Selon Amin, l’eurocentrisme n’est pas une théorie sociale qui propose un vrai projet de la modernité, mais une déformation systématique et significative de la plupart des idéologies et des théories sociales dominantes, une utopie qui, évidemment, n’a pas de valeur scientifique. Cette utopie, qui a été produite et développée par l’histoire, releve d’une crise profonde de la pensée occidentale (crise du sens, dans les termes de Marc Augé [1994]) qui ne fournit pas de réponse réelle au sujet de la nature et des enjeux du capitalisme. L’eurocentrisme renvoie dans cet ouvrage non pas a l’Europe spécifiquement, mais a l’idéologie du capitalisme et a ses manifestations qui caractérisent d’abord les grandes puissances capitalistes (Europe occidentale, Amérique du Nord, Japon, etc.).
Hypotheses de recherche
J’avance que la traduction apres 1989 a délibérément fourni au lecteur roumain des ” représentations ” ou des ” modeles ” provenant des cultures politiquement démocratiques et économiquement prosperes, principalement de l’Ouest. L’influence de la pensée occidentale a provoqué, a l’intérieur de la société roumaine, des attitudes et des discours a la fois dominants et contraires qui sont a l’ouvre dans l’écriture et dans la traduction : la variation des représentations du ” modele ” occidental se déploie sur un axe qui va de la représentation de l’Occident en tant que modele de pratique parfaite, a s’approprier et a suivre, vers la représentation de l’Occident en tant que modele marginal, a mettre en doute.
Le moment décembre 1989 représente pour la Roumanie la grande rencontre avec l’Ouest, l’expérience directe, nécessaire et inévitable du systeme occidental. Cette expérience est évolutive et elle part d’une relation utopique, purement émotionnelle et donc passive entre la Roumanie et l’Ouest. Cela explique pourquoi la rencontre avec l’Occident provoque, a une premiere étape, une euphorie générale qui fait perdre de vue la nécessité fondamentale de consolidation du systeme démocratique. La Roumanie est attirée par l'” offre ” occidentale qui équivaut a l’aide humanitaire, la liberté de l’information, la richesse des programmes médiatiques et/ou la possibilité de voyager a l’étranger (apparemment ” sans contraintes “). Cette euphorie se transforme progressivement : si, d’un côté, les pays occidentaux représentent le modele, l’exemple a suivre, de l’autre, ce sont ces memes pays qui réimposent des barrieres par la non-acceptation de la Roumanie dans l’Union Européenne ou dans l’OTAN[12]. Le rapport pays occidentaux – Roumanie construit une rhétorique de l’altérité fondée sur l’exclusion (eux vs. nous).
Suivant la définition de Sperber (1996 : 104) du concept d'” institution “, j’avance que la traduction en Roumanie postcommuniste distribue a la fois des représentations du modele occidental et des représentations de la façon dont le modele occidental devrait etre distribué. Les changements sociopolitiques (ce que Sperber appelle dans la définition précitée ” les modifications de l’environnement “) imposent une certaine répartition hiérarchique des représentations du modele occidental qui se reflete dans les domaines et les themes de prédilection de la traduction d’ouvres de provenance occidentale. Les raisons et les criteres de cette répartition hiérarchique sont présents, d’une façon implicite, dans la traduction meme et dans le(s) discours qui entoure(nt) la traduction (les métatextes ou, dans les termes de Sperber, les représentations de la façon dont l’ensemble dont elles font partie devrait etre distribué). La traduction non seulement rend dominantes certaines représentations de l’Occident, mais elle justifie implicitement et laisse l’auditoire sous-entendre pour quelles raisons sociales certaines représentations doivent l’emporter sur d’autres.
En me servant de la terminologie greimassienne, j’avance aussi que l’actant ” Occident “, tel qu’il est représenté dans la traduction et l’écriture en Roumanie postcommuniste, détient des rôles actantiels multiples et conflictuels : l’Occident est a la fois DESTINATEUR (valorise la quete du pays postcommuniste) et ANTI-DESTINATEUR (dévalorise cette meme quete), SUJET (agit conformément aux idéaux du pays postcommuniste) et ANTI-SUJET (subvertit les actions du pays postcommuniste), OBJET (” le monde meilleur “) et ANTI-OBJET (” le capitalisme sauvage “, ” le lieu de dépravation des mours et de perte de l’identité et des valeurs nationales “).
Dans la Roumanie postcommuniste, des institutions occidentales (parmi lesquelles The British Council, La Fondation SOROS ou l’Institut français) ont mis en ouvre des projets de traduction visant soit a traduire ” les ouvres les plus significatives ” (le ” canon “) de la culture occidentale soit a encourager la traduction entre les différents pays de l’Europe Centrale et Europe de l’Est. Parmi ces projets, nous énumérons : CEU [Central European University] Translation Project (débute en 1995, premier pays qui reçoit des subventions : la Roumanie), EAST Translates EAST Project (débute en 1998 dans neuf pays de l’Europe Centrale et Europe de l’Est), ” Books for Civil Society ” Project, Popper Project (1995-1998 : traductions des ouvres de Karl Popper), Gender/Women’s Studies Translations (débute en 1998) et Roma Project Translation Grants (débute en 1999). Ces institutions occidentales, que l’on pourrait appeler des ” sujets du faire ” ou des ” sujets performants ” (Greimas 1973 : 164) sont quelques-uns des diffuseurs du modele occidental qui projettent, organisent et gerent les attentes et les préférences du secteur roumain de l’édition et par la suite du public roumain. Cela me permet d’avancer l’hypothese qu’un conflit de pouvoir Ouest-Est nait du fait que le ” sujet du faire ” est en meme temps un ” sujet du savoir-faire “, un sujet compétent (Greimas 1973 : 164), qui décide au nom de la culture traduisante (la culture roumaine) et de son ensemble d’investissements culturels.
Selon nous, l’actant Occident revet diverses formes discursives, l’idée de ” forme ” signifiant un encadrement discursif particulier de l'” Occident “. L’Occident devient un ” objet ” de discours auquel on fait référence et dont on parle. Autour de cet objet s’articulent des champs lexicaux spécifiques, des isotopies, des ” constellations figuratives ” (Greimas 1973 : 170) qui construisent un dictionnaire discursif de la culture roumaine postcommuniste.
La manifestation de l’actant Occident est a analyser dans trois types de discours :
1. Le discours que l’Occident tient au sujet de soi-meme, mais ayant comme destinataire les sociétés postcommunistes, notamment la société roumaine.
” Lieux ” de migration de l’objet de discours ” Occident ” : (1) articles de la presse internationale et (2) traductions des ouvres occidentales en roumain, publiées dans la période postcommuniste.
2. Le discours que la société roumaine postcommuniste tient au sujet de l’Occident.
” Lieux ” de migration de l’objet de discours ” Occident ” : (1) articles de la presse roumaine et (2) ouvres roumaines publiées dans la période postcommuniste.
3. Le discours qui émerge lors de la rencontre Occident – Roumanie.
” Lieux ” de migration de l’objet de discours ” Occident ” : (1) articles des journaux français et anglais publiés en Roumanie, (2) oeuvres bilingues (roumain-anglais, roumain-français) publiés en Roumanie et (3) ouvres dont la publication a été dirigée a la fois par des Roumains et des Occidentaux (et qui ont été publiées en Roumanie).
Objectifs de recherche
En fonction des hypotheses de recherche présentées ci-dessus, je vise a :
(1) Analyser, par l’entremise de traductions et de textes non-traduits, la façon dont l’Occident construit un ” modele occidental ” dans l’objectif précis d’aider la société roumaine postcommuniste a définir sa nouvelle identité ou meme de lui assigner de nouvelles identités. Déterminer donc les mécanismes qui aident l’Ouest a créer des idées et des stéréotypes capables de changer la réalité roumaine et la perception collective roumaine sur la réalité.
(2) Montrer en meme temps comment la Roumanie postcommuniste utilise ou met en doute l’interprétation occidentale de son propre avenir socioculturel, économique et politique.
(3) Analyser, par l’entremise des traductions et des textes non-traduits, la maniere dont la Roumanie postcommuniste théorise (attitude scientifique) ou imagine (attitude utopique) un ” modele occidental “.
(4) Montrer en meme temps comment l’Occident utilise a son propre profit ou met en doute l’interprétation ” non-occidentale ” de ce que l’Occident est réellement.
Méthodologie de recherche
Pour atteindre les objectifs visés, j’utiliserai un corpus multidisciplinaire, dont l’analyse, basée sur le modele descriptif de la traduction, me permettra de faire ressortir la construction et la manifestation discursive du ” modele occidental ” – c’est-a-dire ses représentations (similaires ou conflictuelles), ses attributs et ses diverses formes textuelles et communicationnelles -, donc de définir les idéaltypes[13] qui caractérisent la rencontre Est-Ouest. Cette analyse se basera
J’utiliserai une approche qualitative basée sur l’analyse de discours. Bien que cette démarche soit inductive, elle offre la possibilité d’interroger en profondeur certains phénomenes observés, de saisir la signification des données et de tendre ainsi vers l’objectivité. Cette méthode de recherche vise a produire un savoir qui integre les aspects socioculturels, économiques et politiques des sociétés de départ et d’arrivée et qui en donne une vision a la fois systémique et dialogique des phénomenes culturels des sociétés sources et cibles. L’analyse informatique de corpus textuels permettra de faire ressortir des relations paradigmatiques et syntagmatiques pertinentes.
Le corpus recouvre la période 1989-2001 et il comporte trois grandes parties : (1) Articles de presse, (2) Livres et (3) Secteur de l’édition (considérer le ” Secteur de l’édition ” comme un objet d’étude en soi permet d’avoir une vue d’ensemble sur les domaines les plus traduits [a l’exclusion d’autres domaines] et surtout de connaitre les raisons institutionnelles qui régissent la politique éditoriale dans la région). Le corpus est choisi de maniere a faire ressortir trois grands aspects : (a) la production du modele occidental par l’Occident, (b) la production du modele occidental par la société roumaine postcommuniste et (c) la production du modele occidental lors de la rencontre/fusion Occident – Roumanie. Ce sont ces trois memes catégories qui justifient la classification des livres.
En me basant sur le corpus, j’envisage de mettre en parallele les textes roumains (originaux ou traductions) avec des textes de provenance occidentale (articles de presse, textes sources pour les traductions dans le corpus roumain, textes d’expression française ou anglaise parus dans des journaux roumains ou dans des livres publiés en Roumanie). Je vise une approche descriptive du corpus pour pouvoir comprendre et décrire le fonctionnement de l’acte traductif et de l’acte d’écriture. Mon intention donc n’est pas de porter un jugement de valeur sur la traduction (d’en relever les ” erreurs “), mais d’observer la variation, les similitudes ou les différences entre les textes (roumains et occidentaux) qui mettent en discours l’objet Occident.
L’analyse informatique du corpus (surtout du corpus qui existe déja en format électronique) montrera la répétition systématique de certains ” noyaux minimaux ” (Angenot 1989 : 95) (concepts, syntagmes, collocations), ce qui nous permettra d’avoir une vue d’ensemble sur le corpus en général et sur certaines valeurs, attitudes, normes et idéologies qui ” habitent ” ce corpus. L’extrapolation de ces noyaux minimaux qui condensent des perceptions et des idées collectives signifie la récupération, par l’analyse du contexte linguistique environnant, de certains types de discours ou de récits qui traversent l’ensemble de la société et a l’intérieur desquels ces noyaux se sont formés, développés et propagés. Il s’agira donc de retrouver une dimension humaine, subjective qui est inscrite dans le discours et qui permet de considérer la communication interculturelle comme étant le lieu de l’interaction sociale, du dialogue, du consensus et du conflit.
Conclusion
Vu le peu d’études traductologiques d’orientation socioculturelle et appliquées a l’Europe de l’Est, en particulier a la Roumanie, cette recherche apportera une contribution significative au domaine de la traductologie par une étude de cas appliquée a la traduction dans un pays de l’Europe de l’Est (la Roumanie). Elle montrera que la traduction négocie non seulement le sens, mais l’ensemble des investissements socioculturels, économiques et politiques des sociétés qui viennent en contact lors du transfert interculturel. Dans le contexte de la Roumanie postcommuniste, elle fera ressortir les stratégies discursives qui permettent l’insertion, le développement et la manipulation du ” modele occidental ” et éclairera ainsi les processus cognitifs qui sont sous-jacents a la communication interculturelle. La recherche révélera dans quelle mesure le traducteur agit en tant que médiateur interculturel a un moment décisif dans l’histoire de la culture et de la société roumaines.
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Notes
[1] Cet article reprend des parties du Projet de doctorat soutenu en avril 2002 a l’Ecole de traduction et d’interprétation de l’Université d’Ottawa (Canada), dans le cadre du Programme de Doctorat en traductologie.
[2] ” Social power is defined in terms of the control exercised by one group or organization (or its members) over the actions and/or the minds of (the members of) another group, thus limiting the freedom of action of the others, or influencing their knowledge, attitudes and ideologies. ” (van Dijk 1996: 84).
[3] Un modele mental est une représentation interne d’un état de choses (state of affairs) du monde extérieur. Il s’agit d’une forme de représentation des connaissances reconnue par de nombreux chercheurs en sciences cognitives, comme étant la façon naturelle par laquelle l’esprit humain construit la réalité, en conçoit des alternatives, et vérifie des hypotheses, lorsqu’il est engagé dans un processus de simulation mentale. [.] Les données psychologiques suggerent que les sujets humains construisent des modeles mentaux et que, le plus souvent, penser consiste a manipuler des modeles dans le but de chercher des conclusions plausibles. ” (Johnson-Laird dans Ehrlich et al. 1993 : 1; 20)
[4] ” Le discours social : tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société ; tout ce qui s’imprime, tout ce qui se parle publiquement ou se représente aujourd’hui dans les médias électroniques. Tout ce qui narre et argumente, si l’on pose que narrer et argumenter sont les deux grands modes de mise en discours. […] les systemes génériques, les répertoires topiques, les regles d’enchainement d’énoncés qui, dans une société donnée, organisent le dicible – le narrable et l’opinable – et assurent la division du travail discursif. ” (Angenot 1989 : 13)
[5] Selon Lewis et Wigen (1997 : 136-137), les catégories de représentation géographique de centre, semipériphéries et périphéries forment le discours favori des études des systemes mondiaux, champ d’études interdisciplinaire qui couvre une grande variété d’approches. Selon les memes auteurs, ” system theorists who follow Wallerstein [.] insist on the modernity [of the world system] (according to Wallerstein, there was no pre modern “world system”), its European origins, its hierarchical structure, and its basis in economic circulation; they also ascribe specific social attributes to its core, semiperipheral, and peripheral zones ” (idem).
On voit que le discours qui sous-tend cette observation quant a l’origine européenne du systeme mondial est lui-meme eurocentrique, puisque la référence a l’origine européenne s’entoure d’une série d’autres concepts sur lesquels se sont articulés les pratiques anthropologiques eurocentriques :
(1) modernité : le propre des cultures et sociétés avancées, par rapport a ces cultures et sociétés toujours stagnantes, retardées, barbares ou demi-sauvages ;
(2) structure hiérarchisée : seuls les pays avancés auraient une histoire, une politique, une économie, en d’autres termes une structure, une organisation (ce qui renvoie a la question de Bougnoux, Faut-il opposer nature et culture? (Bougnoux 1993). Seuls ces pays, doués de ce que Pratt (1992) a appelé une ” conscience planétaire “, seraient capables d’ordonner, de classifier et de systématiser l’objet et l’anthropos, d’assigner un nom (Foucault 1966 : 144-146) et de représenter finalement sur la carte les autres cultures (en acte de reconnaissance de leur identité).
(3) circulation économique (donc ouverture et capacité d’évolution).
Dans la traduction également, ces catégories de représentation spatiale (centre, semipériphérie ou périphérie), qui sous-tendent la rhétorique de l’altérité, sont reprises par des concepts comme l’aliénation du traducteur, ou l’étrangeté ou l’exotisme de la culture source (surtout la ou il s’agit d’une dévalorisation de la culture de départ). On remarque donc que la représentation de la ” périphérie ” par rapport au ” centre ” utilise des relations spatiales stéréotypées, ce qui fait que la culture qui est émergente se définit toujours comme étant proche, lointaine, extreme, ou ” au milieu ” par rapport au centre (voir aussi la discussion de Khalidi 1998 sur les différentes dénominations du monde arabe, surtout ces dénominations qui s’introduisent par la traduction, ainsi que l’analyse de Castillo Durante 1997 sur l’émergence de la littérature sud-américaine).
[6] Elle rappelle l’exclusion de l’Europe de l’Est (en 1946) de la sphere d’influence politique, économique ou culturelle de l’Europe de l’Ouest et la création d’une limite de séparation a la fois géographique et psychologique entre l’Europe de l’Ouest et les pays derriere le rideau de fer : ” these Eastern States of Europe [behind the iron curtain] ” (Churchill 1946 cité par Wolff 1994 : 1) a la fois indique les pays qui seront exclus de l’Europe (” these “) et assigne a ces pays historiquement européens un statut social : ils sont ” of Europe “, l’enfant illégitime de la ” vraie Europe “.
[7] La dénomination géographique les Balkans, ou le nom turc Balkan est dérivé du mot balk qui signifie boue, a été péjorativement associée au long des siecles aux notions de barbarisme, tribalisme, nationalisme agressif, guerre ou provincialisme (Todorova 1997 : 18) et plus récemment a l’idée de retard industriel ou au manque de concepts et d’institutions démocratiques ou encore de ” cultures irrationnelles et superstitieuses ” (Todorova 1997 : 11), donc des cultures pré-modernes (Venn 2000). Si pour un certain temps, les termes Péninsule balkanique et Europe du Sud-est ont été utilisés en tant que synonymes, la dénomination Europe du Sud-est est devenu en 1929, avec le géographe Otto Maul, la désignation correcte de la région. En citant Mathias Bernath, Todorova affirme que ” Südosteuropa was to become the ‘neutral, non-political and non-ideological concept which, moreover, abolished the standing historical-political dichotomy between the Danubian monarchy and the Ottoman Balkans that had become irrelevant” (Todorova 1997: 28).
[8] ” This information was suddenly crucial to the management of the world system which the United States found itself dominating at the end of war. There grew up thereafter an entirely new set of institutions, such as Foreign Language and Area Centers, new fields, such as Middle East Studies, and new professional associations, such as the Middle East Studies Association of North America, none of which had existed a few decades before. ” (Khalidi 1998 : 76).
[9] ” Une épidémiologie des représentations n’étudie pas les représentations, mais la distribution des représentations (et par conséquent toutes les modifications de l’environnement qui jouent un rôle causal dans ce processus de distribution). Les classifications culturelles, les croyances, les mythes, etc., sont en effet caractérisés par des distributions homogenes : des versions étroitement semblables d’une meme représentation sont distribuées a travers une population. D’autres distributions culturelles sont différentielles : le fait que certaines représentations soient distribuées d’une certaine maniere a pour effet que d’autres représentations sont distribuées d’autres manieres. C’est la, avancerais-je, ce qui caractérise les institutions.
Certains ensembles de représentations incluent des représentations de la façon dont l’ensemble dont elles font partie devrait etre distribué. Une institution est un processus de distribution d’un ensemble de représentations, processus qui est gouverné par des représentations appartenant a cet ensemble meme. C’est la ce qui fait que les institutions s’autoperpétuent. Dans ces conditions, étudier des institutions, c’est étudier un type particulier de distribution de représentations. Cette étude releve de plein droit d’une épidémiologie des représentations. ” (Sperber 1996 : 104; nous soulignons)
[10] Venn (2000) montre que la religion crée un abime entre deux types de relation avec l’Autre : l’amour sacrificiel pour l’Autre et l’amour affectif pour un autre que l’on désire. L’idée de sacrifice se prolonge dans le discours laique de la modernité, tout particulierement dans sa forme occidentale : l’Autre est sacrifié au nom du ” développement ” et du bien-etre de l’ordre social moderne (2000 : 82). Cette notion de sacrifice est contenue dans l’objectif de la mission civilisatrice impérialiste : l’Autre doit sacrifier sa culture pour recevoir le don occidental – la récompense de la ” civilisation ” et la promesse de la ” modernisation “.
[11] Révolution roumaine animée par les idées de la Révolution française, qui a conduit a la constitution dans les Pays Roumains (Moldavie, Valachie et Transylvanie), d’un courant d’idées politiques novatrices et qui a mené a l’Union de la Valachie et de la Moldavie le 24 janvier 1859.
[12] La bipolarité du modele occidental moderne semble etre une actualisation de perceptions plus anciennes que l’espace roumain a entretenues au sujet de l’Ouest et surtout de l’Europe occidentale. Ainsi, durant la période de l’Entre-deux-guerres, l’élite des grandes villes, notamment l’élite bucarestoise, était éprise de l’idée européenne : Bucarest était ” le petit Paris des Balkans ” et la Roumanie ” la Belgique de l’Orient “. Apres 1945, le mot ” Europe ” est remplacé dans le discours public par le mot ” Ouest ” connoté négativement : l’Ouest, c’est le capitalisme, le monde de la violence et de l’exploitation. Pour cette raison, le voyage en Occident devient impossible et l’étude des langues étrangeres veut dire surtout l’étude du russe (influence du systeme éducationnel soviétique). Vers la moitié des années 1960 il se produit une séparation entre le discours du pouvoir et le discours quotidien. Si le pouvoir véhicule l’idée que le capitalisme est inférieur au socialisme, le peuple commun pense que l’Ouest est le monde de la liberté, de la prospérité et des possibilités. Cette perception est entretenue par des diffuseurs institutionnels du ” modele occidental ” (qui se trouvent a l’étranger), parmi lesquels le poste de radio Vocea Americii (la Voix de l’Amérique) dont les transmissions (en roumain) sont suivies en cachette. Le ” modele occidental ” diffusé, entre autres, par la Voix de l’Amérique se propage dans deux types de discours : (1) le discours des immigrants potentiels et de ceux qui racontent les histoires des immigrants et (2) les anecdotes basées sur la différence entre l’Est et l’Ouest.
[13] ” Un discours sera identifié si un faisceau de traits récurrents semble rendre raison de différentes stratégies qui se déploient dans un corpus de textes concrets. Un discours est donc un idéaltype défini notamment par l’extrapolation de noyaux minimaux qu’on peut appeler micro-récits, canevas, sociodrames, idéologemes nucléaires. ” (Angenot 1989 : 95)