Category Archives: Vol. 22
Le bois de laurier ou la dissimulation du sacréThe Crown of Laurels or Hiding the Sacred
Jean Libis
Association des amis de Gaston Bachelard, France
j.libis@wanadoo.fr
Jean Libis
Le bois de laurier ou la dissimulation du sacré
Abstract: Jean-Jacques Wunenburger has writen a vast work. Its vastness yields to one essential enquiry best encapsulated in the title of one of his books: Philosophie des images. In spite of this, the complexity of the notion of the image itself prompts us to ask ourselves whether Wunenburger’s work privileges a certain type of imaginary. In this respect, the notion of the “sacred” holds a recurrent and hence problematical position. Whereas dominant in his first three books, it features less prominently in later works, somewhat disseminating itself, and taking a back seat. This enquiry sets out to demonstrate that the epiphany of the sacred gravitates around the symbolical image. The hermeneutic of the symbol engenders a logic of the interpretive desire that can be conjugated ad infinitum. At the same time, the author never ceases to denounce all contemporary hysterias which defile sacredness, especially by way of the horizontal projection of utopias or of the invasion of the televisual. As to the exact articulations of the sacred and the religious, they form the object of future enquiry.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Image; Symbol; Hermeneutics; Utopia; Profanation.
Tant par les ouvrages publiés que par la profusion de ses articles, l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger occupe une vaste surface. Dans la mesure où celle-ci constitue un véritable engagement en faveur de l’imagination et de l’imaginaire, on peut dire qu’elle présente une indiscutable homogénéité. Même dans les études qui semblent s’éloigner de son centre de gravité, comme dans les ouvrages sur Freud ou sur la télévision, la relation à l’image reste prégnante : elle sous-tend et structure la distribution du savoir. Seul l’ouvrage intitulé Questions d’éthique peut sembler quelque peu périphérique et pourrait relever d’une occurrence particulière.
La particularité des études wunenburgeriennes est qu’elles déploient une vaste culture anthropologique. De telle sorte que le matériau de référence est omniprésent, et que le travail de l’auteur est souvent et d’abord un travail de classification, de mise en ordre et d’organisation. Cela est patent notamment dans les livres directement consacrés à l’image et plus particulièrement dans ce livre central qui s’intitule Philosophie des images. Ce travail organisateur est d’autant plus nécessaire que la notion d’image est a priori d’une redoutable complexité.
Une question se pose alors. Dans ce vaste réseau pas toujours homogène qu’est le tissu de l’imaginaire, l’auteur entretient-t-il une relation privilégiée avec un certain type d’images, voire avec tel ou tel étage de l’imaginaire ? En d’autres termes : peut-on déceler dans son parcours une ontologie privilégiée de l’image ? À cet égard, il nous a semblé que la dimension du sacré pouvait constituer chez lui un fil conducteur cohérent. Toutefois une telle affirmation se doit de rester prudente : d’une part il y aurait chez l’auteur la possibilité de mettre en évidence d’autres émergences privilégies de l’image, l’image artistique notamment ; d’autre part le sacré semble parfois se dissimuler dans la substance même des textes, de sorte qu’il faut aller l’y chercher tout d’abord, afin de l’y décrypter ensuite.
Les trois ouvrages inauguraux
Dans une position initiale, l’ouvrage intitulé La fête, le jeu et le sacré nous invite, par son titre même, à entrer dans le débat. C’est en partant d’une interrogation sur le phénomène de la fête archaïque que l’auteur focalise d’emblée son attention sur le sacré qui est profondément consubstantiel à toute société. En effet toute collectivité primitive semble taraudée par une violence intime et une propension à l’excès. La littérature anthropologique est éloquente à cet égard ! La fête apparaît chez l’auteur comme un phénomène limite se situant à la jointure de l’institution sociale et de cette violence fondamentale. De celle-ci, dit Jean-Jacques Wunenburger, on peut avancer provisoirement qu’elle a partie liée avec le sacré. La fête serait donc tout à la fois une des manifestations privilégiées du sacré et sa tentative de socialisation. Tout l’axe de la démonstration va s’inscrire dans cette localisation d’une limite, dont l’évolution au cours du devenir historique montre par ailleurs le déplacement sournois et délétère. En termes clairs : la fête moderne s’étiole parce qu’elle a progressivement perdu le contact avec le sacré. Remarquons simplement que le terme de numineux, emprunté à Rudolf Otto, est souvent utilisé par l’auteur en une acception qui paraît équivalente à celle de sacré. Rarement utilisé dans la langue française, il n’en constitue pas moins un indice précieux lorsqu’il s’agit de comprendre et de saisir la conception wunenburgerienne du sacré. Otto lui-même tend à concevoir dans le numineux le moment originel de l’appréhension du sacré au sein d’une expérience irréductible de dépendance, d’effroi et de ravissement.
En vertu d’une dialectique presque percutante, le livre sur L’Utopie est le diagnostic d’une crise qui infléchit à la fois le sens de l’imaginaire et celui du sacré. Qu’est-ce au fond que l’utopie sinon la volonté de projeter et d’inclure dans le réel le fantasme d’une sacralité entièrement laïcisée ? Les utopistes rêvent à leur insu que les dieux viennent habiter la cité et lui accordent une radieuse protection. Wunenburger se montre d’une grande sévérité envers ces utopies politiques dont l’Histoire positive a montré empiriquement le caractère catastrophique. Pour aller à l’essentiel : « L’utopie est peut-être la plus subtile et malfaisante confiscation de l’imagination, en ce qu’elle l’aplatit dans un régime hybride, en ce qu’elle l’asservit à une domestication de l’histoire »[1]. L’utopie sera encore qualifiée de poison funeste, de tyrannie mentale, de vecteur du totalitarisme. Dans la mesure où elle confond imprudemment la verticalité de l’imaginaire et l’horizontalité de l’histoire, l’utopie soumet la cité à des rêves de sempiternité.
Il ne s’agit pas seulement d’une réduction, voire d’une mutilation, de l’imaginaire : l’œuvre de Wunenburger reviendra très souvent sur ces processus de l’appauvrissement. Il s’agit aussi d’une confiscation sournoise de la sacralité, comme le montre bien le rapprochement opéré par l’auteur entre l’utopie et la gnose. Tout ce passage est à lire avec attention. À l’instar de la pensée gnostique, prise dans sa plus large généralité, l’utopie se présente comme une foi éclairée par un savoir total. L’histoire du marxisme politique offre d’innombrables aperçus de ce mélange extrêmement dangereux entre l’idée d’une scientificité appliquée au devenir des sociétés et l’idée d’une confiance inébranlable en un avenir assurément radieux. Wunenburger cite à juste titre l’analyse impitoyable que Alain Besançon déploie dans son livre intitulé Les origines intellectuelles du léninisme[2].
Toutefois on ne saurait affirmer que l’étude wunenburgienne de l’utopie nous conduise au cœur du sacré, fût-ce au prix d’un retournement dialectique. Tout au plus y saisit-on la relation intime que l’auteur établit entre une foi politique (qu’il rejette résolument !) et une foi religieuse dépossédée de sa propre conscience de soi (jamais un militant marxiste ne reconnaîtra qu’il est possédé par un sentiment religieux). Et de toute façon la question de la foi religieuse ne se confond nullement avec la nature du sacré. On peut seulement dire ici que le travail de Wunenburger sur l’utopie constitue le moment, négatif, de son exposé sur la fête et le sacré.
L’ouvrage suivant arpente précisément le territoire du Sacré – c’est le titre même de cette publication. S’y déploie d’abord une analyse lexicologique, ainsi que la distinction entre le sacré et le religieux, que nous venons à l’instant de signaler. Puis viennent une phénoménologie des pratiques suivie d’une recension des théories du sacré. C’est seulement vers la fin de l’ouvrage que l’auteur esquisse une orientation philosophique spécifique de la notion du « sacré ». Ayant noté que le retour du sacré est dans l’air du temps, il congédie une nouvelle fois la dimension usurpatrice des religions politiques. Et, plus précisément, il profère cette affirmation tout à la fois troublante et symptomatique : « Dans tous les cas l’avenir du sacré dépendra de la capacité de l’homme à se réorienter vers une métahistoire, à re-dimensionner son existence […] »[3].
Cette prise de position doit être pensée comme centrale dans la question qui nous occupe. Il s’agit bien pour Wunenburger de briser les contraintes historicistes et de trouer l’horizontalité temporelle par une dimension de verticalité. Il y a bien ouverture à une transcendance mais pour autant que celle-ci s’enracine d’abord, et nous le verrons plus clairement ensuite, dans une dimension d’immanence. C’est ce que pourrait laisser entendre une curieuse affirmation qui suit immédiatement l’affirmation précédente : « Quoi qu’il en soit, l’avenir du sacré appartient à l’homme seul […] ». Si l’on prend en considération cette prise de position philosophique, et il n’y a pas de raison de ne pas le faire, c’est dans la disposition humaine, dans sa constitution transcendantale, qu’il faut chercher les racines mêmes du sacré.
La prééminence de la fonction symbolique
Le principe énoncé précédemment va se vérifier abondamment dans l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger, et tout particulièrement dans la place, essentielle et récurrente, que l’auteur accorde à la fonction symbolique. Dans son traité de La philosophie des images, que l’on peut dire central, et qui se livre à un rigoureux travail de définition et de classification, l’auteur note in fine que l’image à caractère symbolique occupe dans son espace mental une situation privilégiée : « Nous avons, par petites touches, mais délibérément, donné l’avantage à l’image symbolique, visuelle ou verbale, parce qu’elle ne s’achève jamais »[4]. Pour lui, l’homme est moins un animal raisonnable qu’un carrefour générateur et porteur de symboles.
Cela dit, et avouons-le sans détours, la notion de symbole nous paraît redoutable, d’autant plus qu’elle est elle aussi dans l’air du temps et qu’elle est souvent suremployée sans beaucoup de souci terminologique. Cependant, c’est clairement dans une épistémé dessinée par Carl-Gustav Jung, Gilbert Durand, et Paul Ricœur que Wunenburger utilise la notion de symbole. Au sein du vaste corpus[5] que constitue l’étude du symbolisme on retiendra cette définition de Gilbert Durand, personnalité à laquelle notre auteur reconnaît une dette toute particulière : « (Le symbole apparaît) en tant que signe renvoyant à un indicible et invisible signifié et par là étant obligé d’incarner concrètement cette adéquation qui lui échappe, et cela par le jeu des redondances mythiques, rituelles, iconographiques qui corrigent et complètent inépuisablement l’inadéquation »[6]. Approche à laquelle on peut adjoindre cette formule de Paul Ricœur : « Vouloir dire autre chose que ce que l’on dit, voilà la fonction symbolique »[7].
Cette idée d’une inadéquation fascine visiblement Wunenburger. Elle recouvre son affirmation selon laquelle l’image symbolique ne s’achève jamais. Elle implique qu’entre l’homme et le monde, entre l’homme et ses représentations du monde, subsiste toujours un écart. Toutefois, dans la perspective qui lui est propre, cet écart ne doit pas être considéré comme une défection mais comme la possibilité d’un trop-plein de sens. Ce n’est pas par hasard que les termes de riche et de richesse reviennent volontiers sous la plume de l’auteur dès lors qu’il aborde la question de l’imagination symbolique. S’annonce ici la possibilité d’une ontologie de la densité, par opposition aux ontologies de la défection. On peut alors pressentir que la question du sacré vient s’articuler sur cet inépuisable emboîtement de significations. Le symbole est toujours au-delà de lui-même et, comme tel, il est une invitation à une interprétation toujours renouvelée. De ce point de vue il est parfaitement l’analogon d’un objet ou d’un rite sacré. Il autorise et requiert, comme le dit la conclusion de la Philosophie des images, « une approche sans fin »[8]. Il contient quelque part en lui-même le lien d’une infinitude, qui est d’abord et avant tout la négation renouvelée de toute finitude. C’est pourquoi, et sans jeu de mots abusif, il mérite d’être pensé comme une in-finitude. Cela ne sera pas sans conséquence.
De plus il est remarquable que le sacré ne peut se penser qu’en tant qu’il émerge d’un fond indifférencié qu’on peut appeler le profane, comme l’ont expressément souligné un Mircea Eliade ou un Roger Caillois. Dès lors que le sacré n’est plus saisi sur le mode d’une in-finitude, il est désaisi de lui-même et s’abîme dans le profane. Or il est remarquable que les travaux de Jean-Jacques Wunenburger soient hantés par le spectre de la profanation bien que le terme ne semble pas fréquent dans son lexique fondamental. Ce qui précisément l’obsède, c’est le mauvais usage de l’imagination et de sa fonction symbolique : très souvent il rappelle qu’il existe une utilisation perverse de l’imagination, dont on a déjà vu l’actualisation dans l’univers des utopies politiques.
Un remarquable exemple de cette perversion nous est offert dans le livre consacré à la télévision. Certes la critique du phénomène télévisuel n’est pas inédite, mais Jean-Jacques Wunenburger lui donne une vigueur et une pertinence particulièrement décapantes. Sans prétendre nous substituer ici aux richesses de ses analyses, on peut en rappeler les grands traits. La boîte télévisuelle n’est pas sans évoquer la caverne de Platon, avec ses jeux d’ombres et ses simulacres. Elle ressemble aussi à un tabernacle, elle prétend rendre visible ce qui est ailleurs, au-delà. Son analogie avec un objet rituel et même religieux est patente : sans oublier les antennes dressées vers le ciel et qui semblent implorer l’attention des dieux ! Pléthore ininterrompue des images, démission des activités du corps, hantise des temps morts, voyeurisme fondamental, possibilité du zapping, éclatement de l’image, égalitarisme illusoire, intrusion du trucage et du canular, vedettariat éhonté : voici quelques-uns des paramètres qui caractérisent un phénomène à ce point envahissant qu’on finit par le croire naturel et que nombre d’intellectuels s’en accommodent bon gré mal gré au prix de sophismes embarrassés. L’auteur y voit « une des plus sournoises illusions de la société contemporaine […] »[9], un processus général d’infantilisation et de domestication. Nous sommes bien dans une sorte de profanation de l’image puisque la fonction symbolique de celle-ci est complètement estompée par sa fonction factuelle et transitoire. En résumé : elle asphyxie la fonction interprétative du sujet regardant. Le problème n’est pas de savoir si cette analyse pèche ou non par excès de pessimisme. Elle est surtout pour nous révélatrice d’une immersion dans le profane, qui dévoile aussi, par une sorte d’inversion des valeurs, ce que Wunenburger perçoit, ou plutôt pressent, de ce qui pourrait constituer la nature du sacré.
Le règne de l’imaginal et le désir de l’herméneutique
À plusieurs reprises, les travaux de Jean-Jacques Wunenburger rencontrent et croisent la notion d’imaginal, que Henry Corbin a forgée à partir de son imposant travail de traduction et de commentaire des corpus de littérature moyen-orientale. Dans un petit livre récent, il fournit une exposition condensée et limpide de cette notion, laquelle me paraît à bien des égards problématique[10]. L’imaginal désigne un mode de représentations imagées, autonomes, situées à mi-chemin du sensible et de l’intelligible. On mesure ce que cette conception doit très certainement au platonisme et au néo-platonisme. Et Wunenburger écrit : « Ces représentations désignent des images primordiales, à portée universelle, qui ne dépendent pas des seules conditions subjectives de celui qui les perçoit, qui y adhère, mais qui s’imposent à son esprit comme des réalités mentales autonomes, des faits noétiques »[11]. L’intérêt d’une telle conception est qu’elle fournit aux images primordiales une véritable assise ontologique, un enracinement fondamental qui les soustrait à tout arbitraire du signe. Bien que les travaux de Jean-Jacques Wunenburger ne paraissent pas intégrer délibérément l’imaginal dans leur arsenal conceptuel, on peut se risquer à dire que l’auteur semble fasciné par lui. Somme toute, l’imaginal incarnerait ce qui fait défaut au monde mouvant et impalpable du numineux : une strate objective et universelle de la sacralité. De même que Platon affirme que les Idées sont des essences divines, de même pourrait-on dire que les images primordiales dont Corbin se fait l’exégète sont des entités sacrées.
Toutefois ce n’est pas, sauf erreur de notre part, sur ce registre de l’imaginal que Wunenburger paraît concentrer toute son attention. C’est bien plutôt à la fonction symbolique de l’image en général qu’il revient de façon résolument récurrente. Ce qui le fascine dans la présence et la structure du symbole, c’est, outre sa richesse intrinsèque, le fait qu’il nous convie à un véritable désir, qu’on pourrait appeler le désir interprétatif et qu’une certaine tendance philosophique subsume sous le terme général d’herméneutique. Toutefois ce désir n’est pas déductible d’un quelconque principe de raison : il fonctionne à la manière d’un tropisme et met en jeu une émotion spécifique. C’est en ce sens qu’il s’apparente de quelque façon au sacré. Il est toujours déjà là, et nous confronte à la quête du sens, toujours différée et renvoyée au-delà d’elle-même. Le symbole fonctionne dans l’in-finitude et renvoie ipso facto à la « finitude humaine ». Il est donc désir d’accomplissement et perpétuelle réactualisation de celui-ci. À moins qu’on ne puisse parler de perpétuelle déception, mais l’auteur n’accepterait sûrement pas une telle manière d’appréhender les choses.
En tout cas le désir est fortement prégnant dans l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger. Ce n’est pas par hasard que son mémoire de maîtrise porte sur les limites de la dialectique platonicienne et qu’un passage de ce travail s’intéresse aux relations de la dialectique et de l’érotique. Ce n’est donc pas un hasard non plus si un livre majeur de l’auteur porte sur Sigmund Freud, dont la Traumdeutung, l’interprétation des rêves, constitue une voie royale dans le dispositif conceptuel du fondateur de la psychanalyse. On pourrait alors risquer – c’est un risque – un double rapprochement : le monde imaginal selon Henry Corbin pourrait apparaître comme une réinterprétation du platonisme. Et l’univers du freudisme pourrait apparaître comme la version moderne et laïcisée de la sacralité primitive telle qu’elle se dessine notamment dans l’interprétation des rêves et à travers le scénario audacieux mis en place dans Totem et tabou.
Ce qui est certain, c’est que Jean-Jacques Wunenburger refuse tout réductionnisme qui prétendrait réaliser le désir dans la cité et liquider ainsi l’inquiétude fondamentale qui habite la conscience symbolique. À cet égard nous avons déjà souligné que les utopies politiques constituent pour lui une cible fondamentale. Mais aussi les utopies scientifiques, positivistes, techniques, psychologiques et médicales. C’est en sens qu’il y a une place pour le religieux dans son œuvre, quoique cette notion même soit assez discrète dans la mesure où elle est plutôt relayée par la double référence au domaine du sacré et à celui du symbolisme. Ce qui lui est insupportable, c‘est ce que nous avons appelé la profanation, c’est -à-dire la chute dans la prose béate d’une conscience imbue de son savoir apparent et grisée par ses fantasmes d’émancipation technologique. La conscience occidentale paye le prix d’un rêve faustien dont elle n’a pas encore suffisamment mesuré les effets pervers.
Dans un texte relativement récent, il fustige une fois de plus l’imagination anémiée et repère les dégâts jusque dans les émeutes des banlieues. Il suggère la mise en place d’une « écologie symbolique », ce qui n’est pas peu surprenant au premier abord mais s’inscrit pourtant dans la ligne de pensée de l’auteur. Son exigence, qui peut sembler à première vue un peu abstraite, signifie que le symbole peut et doit aussi se lire dans une relation à ce qu’il faut bien appeler la nature, faute d’un vocable plus adéquat et certainement insuffisant ici. L’attention grandissante que l’auteur témoigne à Gaston Bachelard[12] depuis les années 1995 s’inscrit certainement dans ce regard sans doute davantage tourné vers le monde-autour. Le symbole y reste éminemment présent, mais dans une perspective immanentiste et tellurique. Faut-il y lire l’équivalent d’une évolution possible et qui n’est pas encore achevée ? C’est un beau sujet de discussion possible. C’est en tout cas volontairement que nous n’avons pas abordé frontalement cette question dans la présente étude : elle pourrait faire l’objet d’un autre développement.
Conclusion
Le monde du symbole suscite et entretient un mystérieux désir dont se nourrit l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger. La relation de celle-ci au sacré est complexe, à la fois subtilement prégnante et cependant, nous semble-t-il, quelque part incomplètement dévoilée. Elle pourrait évoquer le bois de laurier vénéré par les Anciens, qui montre et dissimule la présence des dieux, et l’entoure de zones d’ombre propres à exciter le goût de l’herméneutique. Dans le tout premier ouvrage de l’auteur, on trouve un passage très révélateur qui pourrait fonctionner comme un fil d’Ariane :
Nous osons maintenir, conforté par le passé des civilisations, confirmé par les aspirations troubles des esprits contemporains, que les hommes ne peuvent vivre sans relation avec un discours symbolique sur leur vécu quotidien, que les représentations religieuses constituent la condition de l’équilibre individuel et collectif de l’homme, qu’elles collaborent à l’auto-régulation de leurs actes et pensées ; mais qu’en même temps le sacré qui fonde aussi bien les intentions que l’institution de la fête n’est pas interchangeable et déformable à l’infini ; qu’il existe par conséquent des formes de faux sacré qui se profilent dans de nombreuses cultures et qui sont le signal d’une perturbation de l’espace mental de l’homme[13].
Texte essentiel en effet, qui nous autorise à esquisser des réponses tout en laissant ouvertes des questions. Si l’éminence du discours symbolique est le centre de gravité de la pensée de Wunenburger, au point qu’il connote avec lui toute la complexité de la notion de sacralité, en revanche on ne peut pas ignorer que l’idée même de religion instituée semble se raréfier au fur et à mesure que s’achemine cette œuvre. Ce qui invite à la penser davantage sous le signe de l’expérience du numineux plutôt que sous celui des institutions religieuses. On peut en même temps se demander si les animismes et les polythéismes n’y seraient pas implicitement privilégiés par rapport aux monothéismes : cela, toutefois, resterait à préciser. Enfin il est troublant et sans doute symptomatique que l’œuvre de Bachelard devienne toujours davantage ce en quoi Wunenburger donne satisfaction à la pulsion symbolique de l’homme et à son désir herméneutique. Est-ce à dire que l’immanence y prenne le pas sur la transcendance, malgré l’intérêt que l’auteur accorde à la notion d’ « imaginal », et malgré son point d’ancrage dans le platonisme ? Si nous avons risqué l’image du bois de laurier, c’est qu’elle se réfère aussi bien à une forme de la sacralité antique qu’à une préoccupation typiquement bachelardienne : celle de la sur-présence imaginaire et symbolique, d’un complexe végétal.
Enfin une bonne partie de cette œuvre s’emploie à dénoncer les tendances perverses de l’imagination et ses dégradations vers les effervescences du profane. Il reste à savoir si elle donne à ses lecteurs la possibilité de trouver une ligne de démarcation entre les manifestations vivantes du symbolisme et ses sous-emplois dégradés : cela n’est pas tout à fait sûr, sauf à penser que l’exercice assidu de la pensée herméneutique finit par devenir à lui-même son propre index. Quoi qu’il en soit, la vraie vie des images n’est pas la consécration des idoles.
Notes
[5] Une bonne synthèse, claire et nourrie, est proposée par Jean Chevalier dans son Introduction au Dictionnaire des Symboles, Editions Seghers.
Jean Libis
Association des amis de Gaston Bachelard, France
j.libis@wanadoo.fr
Jean Libis
The Crown of Laurels or Hiding the Sacred
Abstract: Jean-Jacques Wunenburger has writen a vast work. Its vastness yields to one essential enquiry best encapsulated in the title of one of his books: Philosophie des images. In spite of this, the complexity of the notion of the image itself prompts us to ask ourselves whether Wunenburger’s work privileges a certain type of imaginary. In this respect, the notion of the “sacred” holds a recurrent and hence problematical position. Whereas dominant in his first three books, it features less prominently in later works, somewhat disseminating itself, and taking a back seat. This enquiry sets out to demonstrate that the epiphany of the sacred gravitates around the symbolical image. The hermeneutic of the symbol engenders a logic of the interpretive desire that can be conjugated ad infinitum. At the same time, the author never ceases to denounce all contemporary hysterias which defile sacredness, especially by way of the horizontal projection of utopias or of the invasion of the televisual. As to the exact articulations of the sacred and the religious, they form the object of future enquiry.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Image; Symbol; Hermeneutics; Utopia; Profanation.
Tant par les ouvrages publiés que par la profusion de ses articles, l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger occupe une vaste surface. Dans la mesure où celle-ci constitue un véritable engagement en faveur de l’imagination et de l’imaginaire, on peut dire qu’elle présente une indiscutable homogénéité. Même dans les études qui semblent s’éloigner de son centre de gravité, comme dans les ouvrages sur Freud ou sur la télévision, la relation à l’image reste prégnante : elle sous-tend et structure la distribution du savoir. Seul l’ouvrage intitulé Questions d’éthique peut sembler quelque peu périphérique et pourrait relever d’une occurrence particulière.
La particularité des études wunenburgeriennes est qu’elles déploient une vaste culture anthropologique. De telle sorte que le matériau de référence est omniprésent, et que le travail de l’auteur est souvent et d’abord un travail de classification, de mise en ordre et d’organisation. Cela est patent notamment dans les livres directement consacrés à l’image et plus particulièrement dans ce livre central qui s’intitule Philosophie des images. Ce travail organisateur est d’autant plus nécessaire que la notion d’image est a priori d’une redoutable complexité.
Une question se pose alors. Dans ce vaste réseau pas toujours homogène qu’est le tissu de l’imaginaire, l’auteur entretient-t-il une relation privilégiée avec un certain type d’images, voire avec tel ou tel étage de l’imaginaire ? En d’autres termes : peut-on déceler dans son parcours une ontologie privilégiée de l’image ? À cet égard, il nous a semblé que la dimension du sacré pouvait constituer chez lui un fil conducteur cohérent. Toutefois une telle affirmation se doit de rester prudente : d’une part il y aurait chez l’auteur la possibilité de mettre en évidence d’autres émergences privilégies de l’image, l’image artistique notamment ; d’autre part le sacré semble parfois se dissimuler dans la substance même des textes, de sorte qu’il faut aller l’y chercher tout d’abord, afin de l’y décrypter ensuite.
Les trois ouvrages inauguraux
Dans une position initiale, l’ouvrage intitulé La fête, le jeu et le sacré nous invite, par son titre même, à entrer dans le débat. C’est en partant d’une interrogation sur le phénomène de la fête archaïque que l’auteur focalise d’emblée son attention sur le sacré qui est profondément consubstantiel à toute société. En effet toute collectivité primitive semble taraudée par une violence intime et une propension à l’excès. La littérature anthropologique est éloquente à cet égard ! La fête apparaît chez l’auteur comme un phénomène limite se situant à la jointure de l’institution sociale et de cette violence fondamentale. De celle-ci, dit Jean-Jacques Wunenburger, on peut avancer provisoirement qu’elle a partie liée avec le sacré. La fête serait donc tout à la fois une des manifestations privilégiées du sacré et sa tentative de socialisation. Tout l’axe de la démonstration va s’inscrire dans cette localisation d’une limite, dont l’évolution au cours du devenir historique montre par ailleurs le déplacement sournois et délétère. En termes clairs : la fête moderne s’étiole parce qu’elle a progressivement perdu le contact avec le sacré. Remarquons simplement que le terme de numineux, emprunté à Rudolf Otto, est souvent utilisé par l’auteur en une acception qui paraît équivalente à celle de sacré. Rarement utilisé dans la langue française, il n’en constitue pas moins un indice précieux lorsqu’il s’agit de comprendre et de saisir la conception wunenburgerienne du sacré. Otto lui-même tend à concevoir dans le numineux le moment originel de l’appréhension du sacré au sein d’une expérience irréductible de dépendance, d’effroi et de ravissement.
En vertu d’une dialectique presque percutante, le livre sur L’Utopie est le diagnostic d’une crise qui infléchit à la fois le sens de l’imaginaire et celui du sacré. Qu’est-ce au fond que l’utopie sinon la volonté de projeter et d’inclure dans le réel le fantasme d’une sacralité entièrement laïcisée ? Les utopistes rêvent à leur insu que les dieux viennent habiter la cité et lui accordent une radieuse protection. Wunenburger se montre d’une grande sévérité envers ces utopies politiques dont l’Histoire positive a montré empiriquement le caractère catastrophique. Pour aller à l’essentiel : « L’utopie est peut-être la plus subtile et malfaisante confiscation de l’imagination, en ce qu’elle l’aplatit dans un régime hybride, en ce qu’elle l’asservit à une domestication de l’histoire »[1]. L’utopie sera encore qualifiée de poison funeste, de tyrannie mentale, de vecteur du totalitarisme. Dans la mesure où elle confond imprudemment la verticalité de l’imaginaire et l’horizontalité de l’histoire, l’utopie soumet la cité à des rêves de sempiternité.
Il ne s’agit pas seulement d’une réduction, voire d’une mutilation, de l’imaginaire : l’œuvre de Wunenburger reviendra très souvent sur ces processus de l’appauvrissement. Il s’agit aussi d’une confiscation sournoise de la sacralité, comme le montre bien le rapprochement opéré par l’auteur entre l’utopie et la gnose. Tout ce passage est à lire avec attention. À l’instar de la pensée gnostique, prise dans sa plus large généralité, l’utopie se présente comme une foi éclairée par un savoir total. L’histoire du marxisme politique offre d’innombrables aperçus de ce mélange extrêmement dangereux entre l’idée d’une scientificité appliquée au devenir des sociétés et l’idée d’une confiance inébranlable en un avenir assurément radieux. Wunenburger cite à juste titre l’analyse impitoyable que Alain Besançon déploie dans son livre intitulé Les origines intellectuelles du léninisme[2].
Toutefois on ne saurait affirmer que l’étude wunenburgienne de l’utopie nous conduise au cœur du sacré, fût-ce au prix d’un retournement dialectique. Tout au plus y saisit-on la relation intime que l’auteur établit entre une foi politique (qu’il rejette résolument !) et une foi religieuse dépossédée de sa propre conscience de soi (jamais un militant marxiste ne reconnaîtra qu’il est possédé par un sentiment religieux). Et de toute façon la question de la foi religieuse ne se confond nullement avec la nature du sacré. On peut seulement dire ici que le travail de Wunenburger sur l’utopie constitue le moment, négatif, de son exposé sur la fête et le sacré.
L’ouvrage suivant arpente précisément le territoire du Sacré – c’est le titre même de cette publication. S’y déploie d’abord une analyse lexicologique, ainsi que la distinction entre le sacré et le religieux, que nous venons à l’instant de signaler. Puis viennent une phénoménologie des pratiques suivie d’une recension des théories du sacré. C’est seulement vers la fin de l’ouvrage que l’auteur esquisse une orientation philosophique spécifique de la notion du « sacré ». Ayant noté que le retour du sacré est dans l’air du temps, il congédie une nouvelle fois la dimension usurpatrice des religions politiques. Et, plus précisément, il profère cette affirmation tout à la fois troublante et symptomatique : « Dans tous les cas l’avenir du sacré dépendra de la capacité de l’homme à se réorienter vers une métahistoire, à re-dimensionner son existence […] »[3].
Cette prise de position doit être pensée comme centrale dans la question qui nous occupe. Il s’agit bien pour Wunenburger de briser les contraintes historicistes et de trouer l’horizontalité temporelle par une dimension de verticalité. Il y a bien ouverture à une transcendance mais pour autant que celle-ci s’enracine d’abord, et nous le verrons plus clairement ensuite, dans une dimension d’immanence. C’est ce que pourrait laisser entendre une curieuse affirmation qui suit immédiatement l’affirmation précédente : « Quoi qu’il en soit, l’avenir du sacré appartient à l’homme seul […] ». Si l’on prend en considération cette prise de position philosophique, et il n’y a pas de raison de ne pas le faire, c’est dans la disposition humaine, dans sa constitution transcendantale, qu’il faut chercher les racines mêmes du sacré.
La prééminence de la fonction symbolique
Le principe énoncé précédemment va se vérifier abondamment dans l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger, et tout particulièrement dans la place, essentielle et récurrente, que l’auteur accorde à la fonction symbolique. Dans son traité de La philosophie des images, que l’on peut dire central, et qui se livre à un rigoureux travail de définition et de classification, l’auteur note in fine que l’image à caractère symbolique occupe dans son espace mental une situation privilégiée : « Nous avons, par petites touches, mais délibérément, donné l’avantage à l’image symbolique, visuelle ou verbale, parce qu’elle ne s’achève jamais »[4]. Pour lui, l’homme est moins un animal raisonnable qu’un carrefour générateur et porteur de symboles.
Cela dit, et avouons-le sans détours, la notion de symbole nous paraît redoutable, d’autant plus qu’elle est elle aussi dans l’air du temps et qu’elle est souvent suremployée sans beaucoup de souci terminologique. Cependant, c’est clairement dans une épistémé dessinée par Carl-Gustav Jung, Gilbert Durand, et Paul Ricœur que Wunenburger utilise la notion de symbole. Au sein du vaste corpus[5] que constitue l’étude du symbolisme on retiendra cette définition de Gilbert Durand, personnalité à laquelle notre auteur reconnaît une dette toute particulière : « (Le symbole apparaît) en tant que signe renvoyant à un indicible et invisible signifié et par là étant obligé d’incarner concrètement cette adéquation qui lui échappe, et cela par le jeu des redondances mythiques, rituelles, iconographiques qui corrigent et complètent inépuisablement l’inadéquation »[6]. Approche à laquelle on peut adjoindre cette formule de Paul Ricœur : « Vouloir dire autre chose que ce que l’on dit, voilà la fonction symbolique »[7].
Cette idée d’une inadéquation fascine visiblement Wunenburger. Elle recouvre son affirmation selon laquelle l’image symbolique ne s’achève jamais. Elle implique qu’entre l’homme et le monde, entre l’homme et ses représentations du monde, subsiste toujours un écart. Toutefois, dans la perspective qui lui est propre, cet écart ne doit pas être considéré comme une défection mais comme la possibilité d’un trop-plein de sens. Ce n’est pas par hasard que les termes de riche et de richesse reviennent volontiers sous la plume de l’auteur dès lors qu’il aborde la question de l’imagination symbolique. S’annonce ici la possibilité d’une ontologie de la densité, par opposition aux ontologies de la défection. On peut alors pressentir que la question du sacré vient s’articuler sur cet inépuisable emboîtement de significations. Le symbole est toujours au-delà de lui-même et, comme tel, il est une invitation à une interprétation toujours renouvelée. De ce point de vue il est parfaitement l’analogon d’un objet ou d’un rite sacré. Il autorise et requiert, comme le dit la conclusion de la Philosophie des images, « une approche sans fin »[8]. Il contient quelque part en lui-même le lien d’une infinitude, qui est d’abord et avant tout la négation renouvelée de toute finitude. C’est pourquoi, et sans jeu de mots abusif, il mérite d’être pensé comme une in-finitude. Cela ne sera pas sans conséquence.
De plus il est remarquable que le sacré ne peut se penser qu’en tant qu’il émerge d’un fond indifférencié qu’on peut appeler le profane, comme l’ont expressément souligné un Mircea Eliade ou un Roger Caillois. Dès lors que le sacré n’est plus saisi sur le mode d’une in-finitude, il est désaisi de lui-même et s’abîme dans le profane. Or il est remarquable que les travaux de Jean-Jacques Wunenburger soient hantés par le spectre de la profanation bien que le terme ne semble pas fréquent dans son lexique fondamental. Ce qui précisément l’obsède, c’est le mauvais usage de l’imagination et de sa fonction symbolique : très souvent il rappelle qu’il existe une utilisation perverse de l’imagination, dont on a déjà vu l’actualisation dans l’univers des utopies politiques.
Un remarquable exemple de cette perversion nous est offert dans le livre consacré à la télévision. Certes la critique du phénomène télévisuel n’est pas inédite, mais Jean-Jacques Wunenburger lui donne une vigueur et une pertinence particulièrement décapantes. Sans prétendre nous substituer ici aux richesses de ses analyses, on peut en rappeler les grands traits. La boîte télévisuelle n’est pas sans évoquer la caverne de Platon, avec ses jeux d’ombres et ses simulacres. Elle ressemble aussi à un tabernacle, elle prétend rendre visible ce qui est ailleurs, au-delà. Son analogie avec un objet rituel et même religieux est patente : sans oublier les antennes dressées vers le ciel et qui semblent implorer l’attention des dieux ! Pléthore ininterrompue des images, démission des activités du corps, hantise des temps morts, voyeurisme fondamental, possibilité du zapping, éclatement de l’image, égalitarisme illusoire, intrusion du trucage et du canular, vedettariat éhonté : voici quelques-uns des paramètres qui caractérisent un phénomène à ce point envahissant qu’on finit par le croire naturel et que nombre d’intellectuels s’en accommodent bon gré mal gré au prix de sophismes embarrassés. L’auteur y voit « une des plus sournoises illusions de la société contemporaine […] »[9], un processus général d’infantilisation et de domestication. Nous sommes bien dans une sorte de profanation de l’image puisque la fonction symbolique de celle-ci est complètement estompée par sa fonction factuelle et transitoire. En résumé : elle asphyxie la fonction interprétative du sujet regardant. Le problème n’est pas de savoir si cette analyse pèche ou non par excès de pessimisme. Elle est surtout pour nous révélatrice d’une immersion dans le profane, qui dévoile aussi, par une sorte d’inversion des valeurs, ce que Wunenburger perçoit, ou plutôt pressent, de ce qui pourrait constituer la nature du sacré.
Le règne de l’imaginal et le désir de l’herméneutique
À plusieurs reprises, les travaux de Jean-Jacques Wunenburger rencontrent et croisent la notion d’imaginal, que Henry Corbin a forgée à partir de son imposant travail de traduction et de commentaire des corpus de littérature moyen-orientale. Dans un petit livre récent, il fournit une exposition condensée et limpide de cette notion, laquelle me paraît à bien des égards problématique[10]. L’imaginal désigne un mode de représentations imagées, autonomes, situées à mi-chemin du sensible et de l’intelligible. On mesure ce que cette conception doit très certainement au platonisme et au néo-platonisme. Et Wunenburger écrit : « Ces représentations désignent des images primordiales, à portée universelle, qui ne dépendent pas des seules conditions subjectives de celui qui les perçoit, qui y adhère, mais qui s’imposent à son esprit comme des réalités mentales autonomes, des faits noétiques »[11]. L’intérêt d’une telle conception est qu’elle fournit aux images primordiales une véritable assise ontologique, un enracinement fondamental qui les soustrait à tout arbitraire du signe. Bien que les travaux de Jean-Jacques Wunenburger ne paraissent pas intégrer délibérément l’imaginal dans leur arsenal conceptuel, on peut se risquer à dire que l’auteur semble fasciné par lui. Somme toute, l’imaginal incarnerait ce qui fait défaut au monde mouvant et impalpable du numineux : une strate objective et universelle de la sacralité. De même que Platon affirme que les Idées sont des essences divines, de même pourrait-on dire que les images primordiales dont Corbin se fait l’exégète sont des entités sacrées.
Toutefois ce n’est pas, sauf erreur de notre part, sur ce registre de l’imaginal que Wunenburger paraît concentrer toute son attention. C’est bien plutôt à la fonction symbolique de l’image en général qu’il revient de façon résolument récurrente. Ce qui le fascine dans la présence et la structure du symbole, c’est, outre sa richesse intrinsèque, le fait qu’il nous convie à un véritable désir, qu’on pourrait appeler le désir interprétatif et qu’une certaine tendance philosophique subsume sous le terme général d’herméneutique. Toutefois ce désir n’est pas déductible d’un quelconque principe de raison : il fonctionne à la manière d’un tropisme et met en jeu une émotion spécifique. C’est en ce sens qu’il s’apparente de quelque façon au sacré. Il est toujours déjà là, et nous confronte à la quête du sens, toujours différée et renvoyée au-delà d’elle-même. Le symbole fonctionne dans l’in-finitude et renvoie ipso facto à la « finitude humaine ». Il est donc désir d’accomplissement et perpétuelle réactualisation de celui-ci. À moins qu’on ne puisse parler de perpétuelle déception, mais l’auteur n’accepterait sûrement pas une telle manière d’appréhender les choses.
En tout cas le désir est fortement prégnant dans l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger. Ce n’est pas par hasard que son mémoire de maîtrise porte sur les limites de la dialectique platonicienne et qu’un passage de ce travail s’intéresse aux relations de la dialectique et de l’érotique. Ce n’est donc pas un hasard non plus si un livre majeur de l’auteur porte sur Sigmund Freud, dont la Traumdeutung, l’interprétation des rêves, constitue une voie royale dans le dispositif conceptuel du fondateur de la psychanalyse. On pourrait alors risquer – c’est un risque – un double rapprochement : le monde imaginal selon Henry Corbin pourrait apparaître comme une réinterprétation du platonisme. Et l’univers du freudisme pourrait apparaître comme la version moderne et laïcisée de la sacralité primitive telle qu’elle se dessine notamment dans l’interprétation des rêves et à travers le scénario audacieux mis en place dans Totem et tabou.
Ce qui est certain, c’est que Jean-Jacques Wunenburger refuse tout réductionnisme qui prétendrait réaliser le désir dans la cité et liquider ainsi l’inquiétude fondamentale qui habite la conscience symbolique. À cet égard nous avons déjà souligné que les utopies politiques constituent pour lui une cible fondamentale. Mais aussi les utopies scientifiques, positivistes, techniques, psychologiques et médicales. C’est en sens qu’il y a une place pour le religieux dans son œuvre, quoique cette notion même soit assez discrète dans la mesure où elle est plutôt relayée par la double référence au domaine du sacré et à celui du symbolisme. Ce qui lui est insupportable, c‘est ce que nous avons appelé la profanation, c’est -à-dire la chute dans la prose béate d’une conscience imbue de son savoir apparent et grisée par ses fantasmes d’émancipation technologique. La conscience occidentale paye le prix d’un rêve faustien dont elle n’a pas encore suffisamment mesuré les effets pervers.
Dans un texte relativement récent, il fustige une fois de plus l’imagination anémiée et repère les dégâts jusque dans les émeutes des banlieues. Il suggère la mise en place d’une « écologie symbolique », ce qui n’est pas peu surprenant au premier abord mais s’inscrit pourtant dans la ligne de pensée de l’auteur. Son exigence, qui peut sembler à première vue un peu abstraite, signifie que le symbole peut et doit aussi se lire dans une relation à ce qu’il faut bien appeler la nature, faute d’un vocable plus adéquat et certainement insuffisant ici. L’attention grandissante que l’auteur témoigne à Gaston Bachelard[12] depuis les années 1995 s’inscrit certainement dans ce regard sans doute davantage tourné vers le monde-autour. Le symbole y reste éminemment présent, mais dans une perspective immanentiste et tellurique. Faut-il y lire l’équivalent d’une évolution possible et qui n’est pas encore achevée ? C’est un beau sujet de discussion possible. C’est en tout cas volontairement que nous n’avons pas abordé frontalement cette question dans la présente étude : elle pourrait faire l’objet d’un autre développement.
Conclusion
Le monde du symbole suscite et entretient un mystérieux désir dont se nourrit l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger. La relation de celle-ci au sacré est complexe, à la fois subtilement prégnante et cependant, nous semble-t-il, quelque part incomplètement dévoilée. Elle pourrait évoquer le bois de laurier vénéré par les Anciens, qui montre et dissimule la présence des dieux, et l’entoure de zones d’ombre propres à exciter le goût de l’herméneutique. Dans le tout premier ouvrage de l’auteur, on trouve un passage très révélateur qui pourrait fonctionner comme un fil d’Ariane :
Nous osons maintenir, conforté par le passé des civilisations, confirmé par les aspirations troubles des esprits contemporains, que les hommes ne peuvent vivre sans relation avec un discours symbolique sur leur vécu quotidien, que les représentations religieuses constituent la condition de l’équilibre individuel et collectif de l’homme, qu’elles collaborent à l’auto-régulation de leurs actes et pensées ; mais qu’en même temps le sacré qui fonde aussi bien les intentions que l’institution de la fête n’est pas interchangeable et déformable à l’infini ; qu’il existe par conséquent des formes de faux sacré qui se profilent dans de nombreuses cultures et qui sont le signal d’une perturbation de l’espace mental de l’homme[13].
Texte essentiel en effet, qui nous autorise à esquisser des réponses tout en laissant ouvertes des questions. Si l’éminence du discours symbolique est le centre de gravité de la pensée de Wunenburger, au point qu’il connote avec lui toute la complexité de la notion de sacralité, en revanche on ne peut pas ignorer que l’idée même de religion instituée semble se raréfier au fur et à mesure que s’achemine cette œuvre. Ce qui invite à la penser davantage sous le signe de l’expérience du numineux plutôt que sous celui des institutions religieuses. On peut en même temps se demander si les animismes et les polythéismes n’y seraient pas implicitement privilégiés par rapport aux monothéismes : cela, toutefois, resterait à préciser. Enfin il est troublant et sans doute symptomatique que l’œuvre de Bachelard devienne toujours davantage ce en quoi Wunenburger donne satisfaction à la pulsion symbolique de l’homme et à son désir herméneutique. Est-ce à dire que l’immanence y prenne le pas sur la transcendance, malgré l’intérêt que l’auteur accorde à la notion d’ « imaginal », et malgré son point d’ancrage dans le platonisme ? Si nous avons risqué l’image du bois de laurier, c’est qu’elle se réfère aussi bien à une forme de la sacralité antique qu’à une préoccupation typiquement bachelardienne : celle de la sur-présence imaginaire et symbolique, d’un complexe végétal.
Enfin une bonne partie de cette œuvre s’emploie à dénoncer les tendances perverses de l’imagination et ses dégradations vers les effervescences du profane. Il reste à savoir si elle donne à ses lecteurs la possibilité de trouver une ligne de démarcation entre les manifestations vivantes du symbolisme et ses sous-emplois dégradés : cela n’est pas tout à fait sûr, sauf à penser que l’exercice assidu de la pensée herméneutique finit par devenir à lui-même son propre index. Quoi qu’il en soit, la vraie vie des images n’est pas la consécration des idoles.
Notes
[5] Une bonne synthèse, claire et nourrie, est proposée par Jean Chevalier dans son Introduction au Dictionnaire des Symboles, Editions Seghers.
L’image de la femme en ses métamorphosesImages of Women. African Literature in French (1950-2010)
Arlette Chemain
Université Sophia Antipolis, Nice, France
arlette.chemain@gmail.com
Arlette Chemain
L’image de la femme en ses métamorphoses –
Écritures subsahariennes de langue française (1950-2010)
Abstract : A return to sensible reason and the acknowledging of the impact of the imaginary are manifest in the Western thought of the turn of the century (encapsulated in the theories of Gilbert Durand and Jean-Jacques Wunenburger, among other). In the ex-centric Francophone literatures of Western and Central Africa, the images of the woman, with their powerful symbolical load, change in time. The existing variations correspond to the given historical circumstances: the coming out of the colonisation process, at the end of the trials undergone by the countries in the periods ensuing the gaining of their national independence; the crises and fratracide wars that were soon to follow. The seduction of the represenation of the female body undergoes changes illustrative of the notion of “plural beauty.” Renewed many times over – a process which strengthened their aesthetic worth – images correspond to synthetic, schizomorphous, and mystical regimens, making room for the emergence of new forces.
Keywords: African Literature in French; Postcolonialism; NationalIndependence; Internal War; Women; Gilbert Durand.
«Tu seras la même toujours
À travers tes métamorphoses j’adorerai le visage de Koumba Tam”
(L.S. Senghor, Chants pour Signare)
«Je t’aime je t’aime je t’atomise.”
(Tchicaya U Tam’si, Arc musical)
En des temps où la sensibilité et l’imaginaire retrouvent leur impact dans la pensée occidentale[1], une ouverture aux littératures du grand Sud, ou plutôt « du grand large » comme les nomme Gilbert Durand[2], élargira notre corpus. Une de ces littératures excentrées, dans une situation d’écart par rapport à l’horizon d’attente d’un public de culture française, tolère un élément doublement significatif : l’image de la femme d’Afrique noire. En des pages d’une originalité qui se cherche, alignées sur le modèle occidental ou ressourcées dans l’oralité traditionnelle, l’image que sculpte l’écriture exerce sa séduction sans cesse renouvelée.
Au risque de décevoir l’attente du lecteur occidental, l’image sculptée par les textes ne s’inscrit plus dans un exotisme de convention, attendu. Au regard du conquérant de l’époque coloniale succède la vision des natifs de pays désormais reconnus indépendants. Trois approches correspondent à trois périodes historiques : le temps de la Négritude senghorienne imposait une image de la silhouette féminine élue, projection idéale, au profil devenu répétitif et stéréotypé. L’époque immédiatement postérieure aux Indépendances nationales suscita paradoxalement une représentation agressive du personnage démembré, déchiré ; tandis que les années 1980 et 1990, sans estomper les ombres inquiétantes, réinstaurent la présence féminine dans sa noblesse, vision prospective à l’approche du nouveau siècle. Ces trois temps se superposent en des moments de transitions communes, cela s’entend.
Au Sénégal, une première élection par le maître de Joal dont chacun sait le destin politique, répond à une finalité historique. Pour revaloriser les cultures africaines, l’image de la femme selon L.S. Senghor, devient un symbole. Les signes antérieurement méprisés sont glorieusement retournés en faveur de l’élue pour la réhabilitation d’une race : Femme nue femme noire / vêtue de ta couleur qui est vie : le verbe transforme les clichés en traits positifs. Le personnage féminin est marqué par un destin sacrificiel, dans un appel au dépassement : Toi que le destin réduit en cendre pour nourrir les racines de vie, s’enchante L. S. Senghor dans les Chants d’ombre[3]. Les modèles dessinés par le poème sont des sujets à la féminité naissante : filles nubiles, jeunes filles aux seins dressés comme des tours, souples fiancées, promesses d’avenir, comme la communauté renaissant à la conscience d’elle-même, dans une évolution vers une reconnaissance historique, après la seconde guerre mondiale.
Depuis l’inventaire noble introduit par Senghor, il est entendu qu’un élément anatomique suggère l’ensemble du profil, procédé métonymique. Le corps traité par touches successives : servantes au long col, attaches de gazelles, douceur de son secret de pêche, la détermination par le complément de nom met en relief les qualités primordiales, prémisses fécondes. La conjonction entre la femme et le paysage naturel se confirme : mains plus douces que les palmes, douceur des collines jumelles, front bombé sous la forêt de senteurs. L’association au cosmos élargit la vision : ton sourire / comme une voie lactée les abeilles d’or sur tes joues d’ombre /la croix du Sud étincelle à la pointe de ton menton / le charriot flamboie à la pointe de ton front dextre, dans un effet de surimpression prolongée[4]. L’éloge du corps suppose une énumération de ses éléments distincts, une fragmentation qui prendra un tour dramatique dans des œuvres ultérieures et dissidentes, comme il sera observé ci-après.
L’image se construit non par référence au contexte indigène rural dans la misère du tiers monde, mais implicitement par contraste avec les linéaments inscrits dans la tradition occidentale. Au teint de rose et de lys qui emprunte à la beauté du jour selon les poètes de la Renaissance, s’oppose l’intensité sombre de la peau d’ébène. Le procédé oxymoronique permet de juxtaposer les extrêmes : ma lumineuse claire noire, à la peau de nuit diamantine, ma négresse blonde d’huile de palme. Au regard d’un bleu céleste – celui de la seconde épouse normande aux yeux violets – répond dans les Chants d’ombre, le magnétisme des pupilles sombres : Salut à la présente qui me fascine par le regard noir du mamba tout constellé d’or vert, formule réitérée dans Ethiopiques en 1961.
Ces comparaisons entrent dans un langage convenu dont s’empareront de nombreux épigones[5]. Le maître du Sénégal crée un horizon d’attente pour ne pas dire un stéréotype à partir duquel ses successeurs dessineront le corps de la femme. Ce précédent influence jusqu’aux poètes d’Afrique centrale. L’un d’entre eux Jean Baptiste Tati Loutard chante à son tour Eve congolaise faite au tour…. en 1968 ; il célèbre la Vierge noire de Rocamadour et composera une série de Nus féminins dans son recueil de 1997[6].
L’esthétique inspirée des «blasons du corps féminin» tend à rendre familière l’altérité. Dans l’œuvre initiale de L. S. Senghor, un équilibre retrouvé, l’harmonie des lignes, la justesse des courbes : ô visage plus beau qu’un masque pongwe / beauté qui n’est point angle (« Que m’accompagnent Koras et balafongs » in Chants d’ombre) rapprochent l’étrangère des canons de la beauté classique européenne. Une vision globale d’harmonie et de noblesse transfigure le sujet. La beauté sculpturale du sujet féminin contribue à son hiératisme. Le procédé réhabilite la séductrice dite auparavant « indigène » ou « exotique ». La silhouette féminine suggère un mouvement transitif vers des valeurs qu’elle incarne et qui la dépassent, valeurs morales et culturelles africaines. Cet acte de transfiguration de la réalité prosaïque, sera parodié par les écrivains les plus insolents comme Sony Labou Tansi au Congo à la fin du siècle. Dans l’image senghorienne, le corps perçu comme fondamentalement différent parce que féminin et parce que noir, grâce aux traits sélectionnés, verra son hétérogénéité s’estomper.
La réhabilitation de la culture et des civilisations africaines, dans des communautés excentrées au Sud, passe par la transfiguration et l’éloge de l’image féminine. Elle s’oppose au personnage dévalué, décrit par l’ancien colon.
II – L’image inversée
À la période historique littérairement féconde de la montée vers les Indépendances nationales succède le temps de la déception et de la contestation qui s’accompagne d’une conscience aiguë du sous-développement, phase dépressive. Les indépendances nationales une fois reconnues, une époque de crise économique et de remise en cause des valeurs, engendre une littérature du déchirement plutôt que du désenchantement.
Conséquence d’une déception qui marque les premières années des nouveaux régimes politiques, le personnage féminin cristallise une amertume qui souvent se mue en agressivité imputée à la femme elle-même. La violence faite au sexe faible puise ses origines dans les rituels traditionnels d’une part, et dans les comportements modernes d’autre part. À la catégorie des coutumes ancestrales, appartiennent par exemples les images des épouses conduites au tombeau en même temps que le maître défunt, celles des servantes décapitées dont la tête est servie en offrande aux ambassadeurs occidentaux en visite auprès du roi Ghézo, rappelait l’auteur du roman de Doguicimi au Dahomey (actuel Bénin)[7].
À un moment difficile de l’histoire de l’Afrique surgissent dans les romans francophones des exemples de femmes au corps rituellement défait : figures d’amazones légendairement amputées d’un sein pour mieux tirer à l’arc au royaume du Danhomè, troupes féminines de la reine Nzinga d’Angola en Afrique équatorieale, mises en scène par Tchicaya U Tam’si ou Labou Tansi, qui doivent leurs privilèges de guerrières d’élite au sacrifice de l’enfant issu de leur chair. Une naissance dans le camp militaire entraîne la mise à mort du nouveau-né, séparation définitive qui s’ajoute à celle de la parturition.
L’offense à l‘intégralité du corps féminin conformément aux rituels traditionnels est décrite en Afrique de l’Ouest par l’écrivain masculin Ahmadou Kourouma. Il enfreint un tabou et ose dès 1968, dans Les soleils des indépendances, dans une langue franco-Malinke, développer une thématique subversive, celle de l’initiation traditionnelle : il traite violemment l’entrée dans le cycle de la féminité des filles nubiles, narre l’excision cruelle des préadolescentes ; il s’entoure de précautions ethnologiques, mais laisse poindre des critiques. Le récit de la scène initiatique d’une précision clinique, répercuté périodiquement dans le roman, s’énonce en des termes de couleurs et de vertiges, d’un lyrisme violent et créatif. Le tournoiement des images se transmet de la victime au lecteur[8]. Le Malien Yambo Ouologuem avec moins de pudeur dans son roman de 1968 Le devoir de violence, Awa Thiam dans un essai en 1979, Ken Bougoul auteur du Baobab fou en 1983 et plus tard Calixthe Beyala au Cameroun (1987), évoquent cette mutilation parmi les épreuves du « marquage » du corps féminin condamné dans son altérité[9].
L’écrivain d’origine bantoue au Congo où fut anciennement la capitale de la France libre – Brazzaville – le poète Tchicaya U Tam’si loin d’être un inconditionnel des traditions ancestrales comme le voulait L.S.Senghor en sa préface de 1962, s’insurge. Certains de ses vers ne sont compréhensibles que par référence aux cérémonies coutumières contestées, comme celles de « la Tchicoumbi » décrite dans une nouvelle de La main sèche en 1980[10]. Les blessures infligées aux adolescentes sont reprochées aux matrones et aux aïeules qui officient. Elles-mêmes sont alors caricaturées dans les vers donnant l’image de leur cruauté sénile.
Le vocabulaire dépréciatif affecte le corps attirant et répulsif de femmes non encore accomplies : le sang de cent vierges caillant, mention réitérée. Sexe de pierre, vagin étroit[11] sont la preuve d’une attitude morale caractérisée par la froideur et le manque de générosité inévitablement reprochés à ses partenaires par le poète qui se veut en exil et mal-aimé : il n’y a pas d’amour sans lutte de race, professe-t-il[12].
La modernité introduit de nouvelles atteintes physiques d’origine individuelle ou collective. Des raisons culturelles : l’enfant conventionnellement repris par la famille paternelle, la relation manquée à la mère, des conditions sociales comme la difficulté de l’amour inter-racial, entraînent une appréhension pervertie de la féminité. Celle-ci est dépréciée à tous les âges de la vie, celui de la pucelle au sexe tranchant, de la prostituée complice de l’indigne soumission du Noir (Dans tous les lits on voit / ma mère ivre en rut Pouah !). L’image de la mère les bras en berceau vide, privée de son enfant comme ce dernier est privé du giron maternel où mettre ma tête au frais, est dévalorisée dans A triche cœur (Etiage). Les fantasmes nés des frustrations personnelles et les interdits nés d’une époque d’occupation coloniale, resurgissent pour dénoncer le temps des monnè selon Ahmadou Kourouma, et les données se superposent pour modifier l’image de la femme victime ou complice.
Le poète congolais Tchicaya U tam’si dans son œuvre lyrique, dramatique et romanesque tente de résoudre une contradiction qui le déchire entre deux cultures, deux langues, entre la frustration d’amour maternel, et l’appel du père que pourtant il fuit ; par extension il reporte sur l’Autre féminin les tensions qu’il subit. Les fantasmes nés de circonstances particulières conduisent aux agressions fantasmées: A toi ton ventre je vais t’y faire une plaie grasse. Il rêve d’une possession destructrice : L’hydre au bas de ton ventre condamne au démembrement – terme qui figure dans des poèmes de ses successeurs comme Sony Labou Tansi. Dans la même démarche fragmentaire, lors de l’enfantement, la parturiente que sa fonction en principe ennoblit, est imaginée dans un éclatement corporel : Face dos de face…le bassin craque, le sexe se déchire, ce sont autant de visions parodiques de l’enfantement voire de la Nativité[13]. U Tam’si se défendait d’être misogyne : « phallocrate lui seyait mieux », répondait-il. Une souffrance intérieure aiguë exacerbe la malédiction projetée sur l’image féminine.
Un acharnement s’exerce verbalement sur la féminité empêchée de s’accomplir. Le devenir femme semble interdit. L’amant déplore le cycle de la gestation interrompu : À Pâques […] un ventre refusa de traduire mon amour en chair, confie le poète dans La Veste d’intérieur, méditation sur soi en 1976. L’accouchement empêché d’une mère et conjointement d’une nation, « métaphore obsédante ou mythe personnel » selon le vocabulaire de Charles Mauron, signifierait le drame de l’espoir de vie brisé, qui assombrit l’image féminine.
Certains romans des temps post-coloniaux s’articulent sur une récurrence des séquences de l’enfant mort-né. L’écrivain camerounais Mongo Béti insiste sur les séquences obsessionnelles de la mort en couches de la parturiente et de son fruit, conséquence des mauvaises conditions sanitaires dans le Tiers-Monde. Ces séquences tragiques marquent l’image féminine et métaphorisent les conditions sociales, l’empêchement d’un pays à accoucher d’un monde nouveau heureux, suggère le roman Perpétue ou l’habitude du malheur[14].
Enfin l’enfant terrible de la littérature francophone, Sony Labou Tansi au Congo, modifie à son tour l’image féminine enrichie de tant de valeurs symboliques. Dans ses derniers vers il déplore l’espace tronqué du baiser – faut-il entendre l’étreinte inachevée ? Ces mots font écho au roman paru la même année Le commencement des douleurs dont l’argument est un refus lourd de conséquences dramatiques de consommer avec la compagne féminine l’union charnelle, pourtant source de vie.[15]
L’écriture des « romans-fables » du même auteur renouvelle la vision du corps féminin perçu dans son étrangeté. Le ton grotesque adopté interdit dolorisme et sensiblerie, et crée une distance qui permet de tolérer l’indicible. Les écarts de langue, les traits hyperboliques renforcent la menace du Corps farouche, (aux) formes affolantes. Ève arbore un teint de métal chauffé à blanc, les hanches bien équipées, abondante de corps et de gestes, farouche depuis les cheveux jusqu’à la pointe des orteils. La seconde Chaïdana dans le même roman inaugural La vie et demie en 1979, hérite d’un physique provoquant, à la fois attirant et menaçant, beauté mêlée de force : formes crues, seins techniquement fermes, le menton sensuel, brutal, fauve[16]. Dans la fiction, le personnage féminin vante ses propres avantages : J’avais les seins très fermes, ce qui paraît une auto-exaltation des fonctions de reproduction qui seront annulées dans le récit Le commencement des douleurs.
Cependant un héritage culturel africain faisant fonction d’hypotexte, pourrait atténuer la violence de la provocation écrite. La statuaire traditionnelle accentuait les caractères sexuels secondaires censés attirer sur le clan la fécondité. Les caractères sexuels hypertrophiés, l’alliance de termes contradictoires, la subversion systématique des portraits, repris dans le récit de langue française, accentuent l’inquiétude que transmet dans l’écriture un certain imaginaire de la féminité.
Une réécriture provocatrice remet en cause les textes canoniques africains de la période antérieure. Le congolais parodie le profil de médaille de la Grande Royale, érigé dans le roman de Cheik Hamidou Kane, L’aventure ambiguë[17]. Par contraste la séductrice paraît inquiétante, par l’éclat de la denture, le parfum mêlé de sèves, une diabolique étincelle à ses gros cheveux, dessinent la Vénus noire qu’affronte l’Abbé, personnage du roman initial La vie et demie (référence à l’Abbé Fulbert Youlou premier président du Congo de 1960 à 1963 ?) Plus femelle que femme, la séductrice entretient l’alliance des extrêmes en elle-même et dans sa relation au sexe opposé.
Le morcellement du sujet et le malaise du narrateur se confirment. Le turbulent romancier, poète tardivement édité, sacrifie à un inventaire devenu incontournable de l’image féminine. À son tour, il évoque la partie pour le tout : le ventre et le pubis, la bouche, les lèvres, les dents, détails indépendants les uns des autres ; s’y ajoutent les doigts, les ongles, la nuque, le cœur, liste méthodiquement récapitulée in Poèmes et vents lisses, recueil publié à titre posthume en 1995. Les cheveux, le regard sont isolés dans le roman de la même année Le commencement des douleurs tandis que l’amant proteste : Vos yeux avaient éventré mon coeur[18]. Le profil féminin ainsi appréhendé de façon morcelée, l’écriture parodie le procédé senghorien des blasons énumérés. Cet inventaire morcelé, donne à imaginer un corps désagréablement déstructuré.
Dans les années 1990 encore, l’éclosion des guerres civiles exerce une coercition accrue sur l’image d’Ève appelée Awa. Guerres interethniques, génocides, répressions mettent à rude épreuve la tendre chair féminine. La notion de démantèlement poussée à son paroxysme, l’enfant terrible de la littérature africaine écrite, surenchérit en élaborant l’image de la femme tantôt prédatrice aux membres «écartés», poussant des pseudopodes arachnéens – tantôt elle-même écartelée. Le poète menace : Femme voici venir le temps de la dislocation. “Entr’ouverte” pour un accueil tendre, la partenaire est perçue physiquement déchirée dans l’ultime recueil Poèmes et vents lisses[19] .
Dans une anthologie récente due à l’initiative de sa vaillante compatriote Marie-Léontine Tsibinda, le même auteur s’adresse à La femme castrée, mutilée à l’instar du peuple congolais durant les luttes fratricides qui marquent les années 1990. Ces données sont résumées dans Moi Congo ou les rêveurs de la souveraineté où s’exprime la seule voix féminine aussi véhémente protestant contre le démantèlement des ethnies et du personnage féminin. Léontine rédige dans ce recueil un poème où la silhouette féminine est décrite éclatée, fracturée, métaphore d’une condition humaine où nous sommes “ vivisectionnés”, “ sidaïsés”: Là un cœur, une jambe […] On enterre sans tête[20]. Subissant la violence de l’époque actuelle, le corps féminin supplicié s’expose morcelé. Il paraît ainsi disséqué par chacun des auteurs. Décrire l’être humain démembré trahit le désarroi individuel, ou métaphorise plus violemment que dans les années antérieures, la déstructuration du pays-même. Le corps est représenté dispersé, étoilé comme le pays crucifié sur la croix du Sud, insinue le recueil Le serpent austral que publie le poète T. Loutard en 1992[21].
Pouvoir politique hypertrophié et puissance sexuelle mâle restent liés ; tel «père de la nation» ne peut aimer que celles que sa torture a défigurées, énonce Labou Tansi dans L’État Honteux. Vingt ans plus tard, un conte cruel dit la violence perpétrée sur les vierges dont le corps sera découpé pour des cérémonies rituelles obscures destinées à renforcer l’autorité du chef de l’État, écrit Kadima Nzuji dans La chorale des mouches. Un précédent bien réel existe au Zaïre rebaptisé Congo Démocratique dans les récits de Valentin Yves Mudimbe comme Le bel immonde[22].
En fait, une représentation fragmentaire de l’image de « l‘autre sexe », non plus pour l’intégrer à une esthétique, mais pour le montrer douloureusement mutilé à l’instar du continent, constitue une phase négative d’un processus complexe. De l’excès de violence naîtra un mouvement contraire. Le mouvement de destruction contient en germe une restructuration symbolique. Celle-ci s’oriente selon deux tendances : une quête spirituelle réactivée ou la tentation d’une renaissance païenne.
III Eros et Thanatos
Au départ se trouve l’idée reçue que le spectre de la mort s’inscrit dans une apparence féminine, la mort hirsute et pieuvre serait tapie en transparence derrière chaque séductrice, insinue le poète natif de Loango. Souveraine/impériale et démone/elle est cette femme qui veut ma bouche, frémit le poète dans ses derniers chants (Le pain et la cendre, en 1978). À la fois goule, vampire et ventouse, la partenaire exerce une attraction redoutée. Le lit des amants se dégrade en ossuaire écroulé, ricane le poète (La veste d’Intérieur, Fête I). L’auteur s’inscrit dans la tradition épicurienne ou macabre qui exalte la jouissance en laissant pressentir l’état de nos ossements. La chevelure absente, la tête n’est plus qu’un crâne nu. Rasé en signe de deuil, le crâne brille sous la lune, vont répétant Noliwe ou Niyra confirmant la complicité de la femme avec l’astre nocturne et avec la mort dans Le Zulu, et dans les « Chants-pauses » qui jalonnent une « comédie-farce sinistre » Le destin glorieux du maréchal Nnikon Nniku prince qu’on sort de 1978[23].
L’échéance funèbre exalte la sensualité en présence du corps féminin. Labou Tansi partagé entre Eros et Thanatos, entre l’assouvissement du désir des sens et l’angoisse de la mort, à son tour relève le défi fatal : Vous avez eu raison d’être belles / de quelle autre manière peut-on escorter la mort ? Cynique, il poursuit dans son ultime recueil en hommage à la présence féminine mortifère : Mourir ne sera qu’une ardente plaisanterie[24]. Ainsi les images complexes nées dans des situations d’angoisse entre la vie et la mort seront à leur tour transformées dans un mouvement ascensionnel.
IV Image mystique
Les tensions violentes dépassées, une disposition nouvelle mérite d’être signalée : l’écriture du corps rejoint une tradition occidentale qui serait mystique. Influence des missionnaires chrétiens ou traits de l’âme bantoue ? Une reconversion à partir d’un ressenti douloureux vers un état apaisé, unit des poètes par ailleurs si distincts l’un de l’autre. De la part d’U Tam’si l’ancien, l’attitude d’un jouisseur s’accompagne d’un pressentiment mystique. «Esprit fort» et volontiers libertin, il cherche à dépasser une scission demeurée latente et le drame de la chair sans âme. La notion de dualité s’insinue dans le recueil La veste d’intérieur où une hypothèse est murmurée comme une intuition mystique : si la clé était de chair, la porte un corps de lumière...[25]. Le terme de lumière a ici toute sa force. Des intuitions voisines se lisent dans l’ouvrage ultime de son successeur congolais Labou Tansi.
Dans la poésie que nous a laissée celui-ci, le verbe déborde largement le mode descriptif pour repenser l’opposition de l’âme et du corps. Pressentie par Senghor, non éludée par Tchicaya, cette dualité s‘explicite dans les textes Labou Tansien de 1995 où la peinture des avantages féminins s’intègre à une aspiration mystique. Plus la mort est proche, plus une inquiétude s’insinue, et plus l’image féminine introduit une manière de salut.
Si une transgression violente et l’insulte envers le corps appelé viande ont fortement contribué depuis 1979 à une réception réticente des textes narratifs violents, la diffusion du recueil posthume, Poèmes et vents lisses[26], renouvelle la lecture de l’œuvre ; une évolution perceptible au cours des pages dissipe le malentendu. L’écrivain qui sait que ses jours sont comptés revient sur la séparation des esprits animaux et de l’âme en sa pureté solaire. Cette distinction éclaire rétrospectivement certains ouvrages précédents. La récurrence obsessionnelle des termes désignant la consommation phagique, la chair appelée « viande » seraient une réaction contre la perception trop matérielle du corps.
Une dichotomie se voit confirmée par les expressions qui réifient les parties du corps appelées les outils du baiser dans le recueil tardif et les vers intitulés « Vestiges » ou « Voyoussures» (terme forgé à partir du mot voyou). À cette antinomie se rattachent les gestes associés au métier d’aimer que le poète évoque non sans humour, ainsi que la passion ravalée au rang des exercices nuptiaux, formule reprise pour désigner les matériaux nuptiaux. L’amour limité à une activité physiologique est observé avec distance ; une véritable crise de la personne et une crise de la foi sont perceptibles dans l’ultime ouvrage et son poème initial, « Prière ».
L’angoisse de la personnalité schizée, partagée entre le poids de la matière et les aspirations à un idéal, trouve un apaisement quand le corps désiré est réinvesti d’une dimension spirituelle. L’amour physique est réhabilité s’il permet l’accès à une transcendance. L’apparence corporelle auparavant exclusivement plastique se charge d’un idéal sacré. Dans l’image de l’aimée hanche et ogive associées évoquent l’architecture religieuse : Tes hanches sont une fête / d’ogives. Pire, la femme est consacrée temple d’éternité, Voie d’exigence absolue (poème intitulé «Sexorange»). Une heureuse réconciliation relie le corps à la quête essentielle : Quand viendra l’avalanche / J’aurai mis mon âme à l’abri dans ton corps infini se rassure l’amant. Le véritable amour inscrit l’esprit dans la matière. Lorsque l’âme réinvestit la beauté physique, l’image féminine apparaît sanctifiée. Le corps empreint de spiritualité devient rayonnant, s’accordent à penser les poètes en langue française d’origine bantoue. Cette conception facilite une réconciliation avec la représentation de l’étrange féminin.
À l’ombre avide caractérisant l’apparence féminine diabolique se substitue la limpide nudité. Le poète appelle à nuancer /la lumière pour cerner l’aube, ce qui résume l’ambition des amants enlacés (poème «L’issue infinie»). L’entente des corps entraîne une sublimation des instincts. Parallèlement les symboles d’un désir d’élévation se multiplient grâce aux lignes verticales évoquées : les termes «cèdre», «tour» suggèrent un mouvement ascensionnel. Les moments de plénitude et d’entente charnelle provoquent une élévation de l’âme : nous étions toi et moi un couple en ascension éternelle […] Et ton nom grandit jusqu’au ciel/incorrigiblement décidé/ à piquer […]/ quelques bribes d’éternité (poème « Vestiges »). Le rêve est repris dans la formulation mariage d’éternité où l’image féminine suggère une victoire sur le temps qui s’écoule[27].
Une déclaration proférée dans une étreinte exaltée par les éléments cosmiques déchaînés, parodie un processus d’élévation : Vas-y assassine-moi jusqu’au ciel (in « L’archipel »). L’amant poursuit dans le même mouvement : J’ai pris l’irréfutable parti/ d’agrandir tes joies/ jusqu’aux étoiles / L’azur n’a pas menti… («Le son des choses»). L’écrivaine camerounaise Calixthe Beyala usait du même artifice pour réhabiliter la femme physiquement humiliée dont elle projetait la silhouette sur le ciel et les constellations, dans son Ier roman au titre biblique C’est le soleil qui m’a brûlée[28]. Union physique et ascension morale préparent une assomption et contribuent à « une esthétique de la transcendance ».
V Image décomposée / régénérée
Le dernier hommage du poète de Brazzaville, est destiné au corps féminin composite en des éloges qu’amplifie une langue inventive. Eulalie Zerma actionnait un sourire de technicienne et un habile déhanchement de la poupe à la hauteur de son expérience de femme-tonnerre, se plaît à écrire Labou Tansi dans le roman bientôt posthume. Au-delà d’un découpage virtuel obsessionnellement réitéré, une stimulante réhabilitation se profile. La femme réinstaurée dans sa plénitude corporelle retrouve les fonctions qui la destinent à la gestation attendue.
Le cil en sa délicatesse, l’œil vif, les mains, les lèvres scintillantes, le visage, les hanches à nouveau contribuent au rayonnement de l’icône[29]. Le charme physique accepté, l’image célébrée participe «au renouveau païen du monde» que le poète du littoral appelle de ses voeux[30]. L’éloge irrépressible sourd du plus profond de la culture première. Le poète en sa maturité, effectue un recentrement sur une authenticité qu’il proclame animiste : Nous voici revenus au temps de l’antéchrist, comprenons à un passé anté-colonial précédant l’évangélisation. La description fragmentaire comme pour mieux prendre possession de la partenaire, mieux régner sur son corps, rejoint une forme de fétichisme originel dont l’auteur joue avec humour. Une restructuration imaginaire a la force d’une résurgence vitale. Les fractures symboliquement, littérairement infligées au corps féminin précèdent une reconstitution. Est-ce une référence au mythe d’Isis et d’Osiris. L’exaltation du corps féminin se présente comme une réinsertion dans la culture africaine au sens large.
À la femme schizée ou saccagée s’oppose, au final du recueil Arc musical, l’image de l’élue transfigurée en des traits imaginaires : “mon vin astral […] ma très radio-active. Aux attributs terrifiants chargés d’un pouvoir d’envoûtement funeste, s’oppose la silhouette de l’amante au magnétisme revigorant. Le personnage transfiguré, celle «qui a dans les yeux un parfum d’Astre sauvage», rejoint celle qui «attelle sa charrue au temps », stature de déesse[31].
Un troisième poète élégiaque au Congo s’inscrit dans une tradition littéraire de sublimation de l’image féminine. Comme Pétrarque évoquait dans le Canzoniere in vita et in morte di Madonna Laura, l’image de Laure de Nove métamorphosée en un arbuste, le laurier, le poète Vili Jean Baptiste T. Loutard assimile sa compagne défunte au palmier-lyre. Issue de la terre-mère, d’une croissance rapide, la plante s’élance vers l’espace en un mouvement altier. Orgueil des parcs arborés, la tige évoque la flore et la luxuriance adoucie de la terre équatoriale. Sa forme s’épanouit latéralement comme un éventail. Les palmes rayonnent harmonieusement et bruissent sous la caresse du moindre alizée. La plante qui rappelle l’instrument de musique à cordes, symbolise l’expression lyrique ou poétique. Cette essence appelée abusivement «arbre du voyageur», grâce aux gouttes de rosée retenues au point d’attache de chaque pédoncule, étanche la soif. Sa silhouette élégante nous réconcilie avec une présence féminine rayonnante et fière dans une Afrique redevenue clémente[32].
La métamorphose de l’image féminine s’effectue différemment dans un roman comme Le lys et le flamboyant à la veille du nouveau siècle. Le personnage central disparaît et reparaît sous une apparence fragmentaire chaque fois renouvelée : marraine incestueuse ou maîtresse sensuelle, chanteuse de cabaret ou combattante de la révolution, métisse sino-congolaise et ainsi symbole culturel.[33] Les silences, « les blancs du texte » laissent au profil son mystère ; ombres et lumières le masquent et le démasquent. Présence et disparition alternées prolongent un jeu visuel. Pour finir, un retour aux origines dans clairière de la forêt, précède un incendie accidentel ou criminel. L’héroïne finit sublimée par le feu, puis transfigurée dans le chant qui immortalise son souvenir. Le personnage par sa fonction intermittente et ses éclipses entretient la mobilité et la diversité d’une image plurielle. Ce procédé d’écriture transforme différemment l’image féminine en figure mythique.
Ainsi de l’Afrique de l’Ouest peul ou sérère à l’Afrique Équatoriale bantoue, de la seconde moitié du XXe siècle aux temps actuels, persiste la vision fragmentaire de l’image féminine exaltée à partir de ses plus petits éléments ou tragiquement démembrée. Objet d’une destruction rageuse, celle-ci révèle les fractures intimes. Un mouvement destructeur correspond aux crises personnelles et historiques. Rarement dans un ensemble littéraire, le texte fut perçu aussi révélateur d’un malaise individuel et social. Mais un processus de reconstruction est à l’œuvre, en des pages lyriques.
Ne pourrait-on reconnaître dans ces métamorphoses de l’image féminine littérairement élaborée, les régimes successifs définis par les théories du philosophe et anthropologue Gilbert Durand ? Se succèdent le régime synthétique doux, le régime schizophrène déchiré, le régime mystique unissant la destruction par les guerres et le rétablissement d’une image rayonnante[34]. Le régime nocturne et les structures synthétiques commanderaient plutôt la phase initiale que nous avons évoquée : les images selon L.S. Senghor, impliquant douceur, harmonie, et chaleur maternelle pour revaloriser la culture de l’Afrique subsaharienne. Le régime diurne aux dominantes structurelles schizomorphes serait prédominant à l’époque suivante grevée de déceptions et d’amertume contre les pouvoirs autocratiques et la misère des humbles. Le régime nocturne réapparaîtrait avec les structures dites mystiques unissant les pires conditions d’existence et l’espoir de salut, suggérant une féminité qui symbolise à la fois l’échéance mortelle et la génération de la vie. La métamorphose serait l’essence de l’élue ainsi célébrée :
Femme que le destin réduit en cendre
Pour nourrir les racines de vie[35]
Notes
[1] Gilbert Durand, La sortie du XXe siècle, 2010 ; J.-J. Wunenburger, Philosophie des images, PUF, 1997 ; Epistémologie de l’imaginaire, éd. Transversales philosophiques, 2011 ; M. Maffesoli, Le réenchantement du monde, éd. La table ronde, 2007.
[2] Préface à Imaginaires francophones, A. R. Chemain, publication de l’Université de Nice, 1995 ; Eclipses et surgissements de constellations mythiques, Univ. Nice, 2001, Actes 2002.
[6] Tati-Loutard, Jean-Baptiste, Les racines congolaises, éd. P.J. Oswald, 1968 ; L’ordre des Phénomènes, éd. Présence africaine, 1996 ; Le Palmier-Lyre, id., 1998.
[8] Kourouma, Ahmadou, Les soleils des indépendances, éd. de la Francité, Sherbrook, 1968, 2e éd. Seuil, 1970.
[9] Ouologuem, Yambo, Le devoir de violence, éd. Seuil, 1968 ; Thiam, Awa, La parole aux négresses, éd. Denoël-Gonthier, 1969 ; Bougoul, Ken, Le baobab fou, 1983 ; Beyala, C., Tu t’appelleras Tanga, éd. Stock, 1988.
[10] U Tamsi, Tchicaya, La main sèche, éd. Laffont, 1980 ; Épitomé, éd., P.J. Oswald, 1962, Préface L.S. Senghor.
[16] Idem, “Le son des choses” in Poèmes et vents lisses, éd. Festival des francophonies de Limoges, coll. Le bruit des autres, 1995, Le commencement des douleurs, éd. Seuil, 1995. Idem, La vie et demie, éd. Seuil, 1979.
[20] Tsibinda, Marie-Léontine, Moi, Congo ou Les rêveurs de la souveraineté, éd. Bajag Méri, 1999 ; ”Mayombe ma tombe » ; Labou Tansi, S., ”La femme castrée”.
[22] Labou Tansi, S., L’État Honteux, éd. Seuil, 1981 ; Nziki, Kadima, ”Ben Makali” in Moi Congo ou les Rêveurs de la souveraineté ; Tati-Loutard, Jean-Baptiste, Le serpent austral, éd. Présence Africaine, 1992 ; Mudimbe, Valentin Yves, Le bel immonde, éd. Présence africaine, 1976.
[23] U Tam’si, Tchicaya, Le Zulu, éd. Nubia, 1977 ; Nnikon Nniku prince qu’on sort, comédie-farce sinistre, éd. Présence Africaine, 1978.
[31] «Nous revoilà au renouveau païen du monde […] De plus en plus païen devant un monde de moins en moins chrétien», “Le promenoir” in Epitome, 1962, et Danse rituelle in La veste d’intérieur, op.cit., 1976, p. 62, p.76 30 – “Equinoxiales” in A triche coeur, éd. P. J. Oswald, 1960.
Arlette Chemain
Université Sophia Antipolis, Nice, France
arlette.chemain@gmail.com
Arlette Chemain
Images of Women. African Literature in French (1950-2010)
Abstract : A return to sensible reason and the acknowledging of the impact of the imaginary are manifest in the Western thought of the turn of the century (encapsulated in the theories of Gilbert Durand and Jean-Jacques Wunenburger, among other). In the ex-centric Francophone literatures of Western and Central Africa, the images of the woman, with their powerful symbolical load, change in time. The existing variations correspond to the given historical circumstances: the coming out of the colonisation process, at the end of the trials undergone by the countries in the periods ensuing the gaining of their national independence; the crises and fratracide wars that were soon to follow. The seduction of the represenation of the female body undergoes changes illustrative of the notion of “plural beauty.” Renewed many times over – a process which strengthened their aesthetic worth – images correspond to synthetic, schizomorphous, and mystical regimens, making room for the emergence of new forces.
Keywords: African Literature in French; Postcolonialism; NationalIndependence; Internal War; Women; Gilbert Durand.
«Tu seras la même toujours
À travers tes métamorphoses j’adorerai le visage de Koumba Tam”
(L.S. Senghor, Chants pour Signare)
«Je t’aime je t’aime je t’atomise.”
(Tchicaya U Tam’si, Arc musical)
En des temps où la sensibilité et l’imaginaire retrouvent leur impact dans la pensée occidentale[1], une ouverture aux littératures du grand Sud, ou plutôt « du grand large » comme les nomme Gilbert Durand[2], élargira notre corpus. Une de ces littératures excentrées, dans une situation d’écart par rapport à l’horizon d’attente d’un public de culture française, tolère un élément doublement significatif : l’image de la femme d’Afrique noire. En des pages d’une originalité qui se cherche, alignées sur le modèle occidental ou ressourcées dans l’oralité traditionnelle, l’image que sculpte l’écriture exerce sa séduction sans cesse renouvelée.
Au risque de décevoir l’attente du lecteur occidental, l’image sculptée par les textes ne s’inscrit plus dans un exotisme de convention, attendu. Au regard du conquérant de l’époque coloniale succède la vision des natifs de pays désormais reconnus indépendants. Trois approches correspondent à trois périodes historiques : le temps de la Négritude senghorienne imposait une image de la silhouette féminine élue, projection idéale, au profil devenu répétitif et stéréotypé. L’époque immédiatement postérieure aux Indépendances nationales suscita paradoxalement une représentation agressive du personnage démembré, déchiré ; tandis que les années 1980 et 1990, sans estomper les ombres inquiétantes, réinstaurent la présence féminine dans sa noblesse, vision prospective à l’approche du nouveau siècle. Ces trois temps se superposent en des moments de transitions communes, cela s’entend.
Au Sénégal, une première élection par le maître de Joal dont chacun sait le destin politique, répond à une finalité historique. Pour revaloriser les cultures africaines, l’image de la femme selon L.S. Senghor, devient un symbole. Les signes antérieurement méprisés sont glorieusement retournés en faveur de l’élue pour la réhabilitation d’une race : Femme nue femme noire / vêtue de ta couleur qui est vie : le verbe transforme les clichés en traits positifs. Le personnage féminin est marqué par un destin sacrificiel, dans un appel au dépassement : Toi que le destin réduit en cendre pour nourrir les racines de vie, s’enchante L. S. Senghor dans les Chants d’ombre[3]. Les modèles dessinés par le poème sont des sujets à la féminité naissante : filles nubiles, jeunes filles aux seins dressés comme des tours, souples fiancées, promesses d’avenir, comme la communauté renaissant à la conscience d’elle-même, dans une évolution vers une reconnaissance historique, après la seconde guerre mondiale.
Depuis l’inventaire noble introduit par Senghor, il est entendu qu’un élément anatomique suggère l’ensemble du profil, procédé métonymique. Le corps traité par touches successives : servantes au long col, attaches de gazelles, douceur de son secret de pêche, la détermination par le complément de nom met en relief les qualités primordiales, prémisses fécondes. La conjonction entre la femme et le paysage naturel se confirme : mains plus douces que les palmes, douceur des collines jumelles, front bombé sous la forêt de senteurs. L’association au cosmos élargit la vision : ton sourire / comme une voie lactée les abeilles d’or sur tes joues d’ombre /la croix du Sud étincelle à la pointe de ton menton / le charriot flamboie à la pointe de ton front dextre, dans un effet de surimpression prolongée[4]. L’éloge du corps suppose une énumération de ses éléments distincts, une fragmentation qui prendra un tour dramatique dans des œuvres ultérieures et dissidentes, comme il sera observé ci-après.
L’image se construit non par référence au contexte indigène rural dans la misère du tiers monde, mais implicitement par contraste avec les linéaments inscrits dans la tradition occidentale. Au teint de rose et de lys qui emprunte à la beauté du jour selon les poètes de la Renaissance, s’oppose l’intensité sombre de la peau d’ébène. Le procédé oxymoronique permet de juxtaposer les extrêmes : ma lumineuse claire noire, à la peau de nuit diamantine, ma négresse blonde d’huile de palme. Au regard d’un bleu céleste – celui de la seconde épouse normande aux yeux violets – répond dans les Chants d’ombre, le magnétisme des pupilles sombres : Salut à la présente qui me fascine par le regard noir du mamba tout constellé d’or vert, formule réitérée dans Ethiopiques en 1961.
Ces comparaisons entrent dans un langage convenu dont s’empareront de nombreux épigones[5]. Le maître du Sénégal crée un horizon d’attente pour ne pas dire un stéréotype à partir duquel ses successeurs dessineront le corps de la femme. Ce précédent influence jusqu’aux poètes d’Afrique centrale. L’un d’entre eux Jean Baptiste Tati Loutard chante à son tour Eve congolaise faite au tour…. en 1968 ; il célèbre la Vierge noire de Rocamadour et composera une série de Nus féminins dans son recueil de 1997[6].
L’esthétique inspirée des «blasons du corps féminin» tend à rendre familière l’altérité. Dans l’œuvre initiale de L. S. Senghor, un équilibre retrouvé, l’harmonie des lignes, la justesse des courbes : ô visage plus beau qu’un masque pongwe / beauté qui n’est point angle (« Que m’accompagnent Koras et balafongs » in Chants d’ombre) rapprochent l’étrangère des canons de la beauté classique européenne. Une vision globale d’harmonie et de noblesse transfigure le sujet. La beauté sculpturale du sujet féminin contribue à son hiératisme. Le procédé réhabilite la séductrice dite auparavant « indigène » ou « exotique ». La silhouette féminine suggère un mouvement transitif vers des valeurs qu’elle incarne et qui la dépassent, valeurs morales et culturelles africaines. Cet acte de transfiguration de la réalité prosaïque, sera parodié par les écrivains les plus insolents comme Sony Labou Tansi au Congo à la fin du siècle. Dans l’image senghorienne, le corps perçu comme fondamentalement différent parce que féminin et parce que noir, grâce aux traits sélectionnés, verra son hétérogénéité s’estomper.
La réhabilitation de la culture et des civilisations africaines, dans des communautés excentrées au Sud, passe par la transfiguration et l’éloge de l’image féminine. Elle s’oppose au personnage dévalué, décrit par l’ancien colon.
II – L’image inversée
À la période historique littérairement féconde de la montée vers les Indépendances nationales succède le temps de la déception et de la contestation qui s’accompagne d’une conscience aiguë du sous-développement, phase dépressive. Les indépendances nationales une fois reconnues, une époque de crise économique et de remise en cause des valeurs, engendre une littérature du déchirement plutôt que du désenchantement.
Conséquence d’une déception qui marque les premières années des nouveaux régimes politiques, le personnage féminin cristallise une amertume qui souvent se mue en agressivité imputée à la femme elle-même. La violence faite au sexe faible puise ses origines dans les rituels traditionnels d’une part, et dans les comportements modernes d’autre part. À la catégorie des coutumes ancestrales, appartiennent par exemples les images des épouses conduites au tombeau en même temps que le maître défunt, celles des servantes décapitées dont la tête est servie en offrande aux ambassadeurs occidentaux en visite auprès du roi Ghézo, rappelait l’auteur du roman de Doguicimi au Dahomey (actuel Bénin)[7].
À un moment difficile de l’histoire de l’Afrique surgissent dans les romans francophones des exemples de femmes au corps rituellement défait : figures d’amazones légendairement amputées d’un sein pour mieux tirer à l’arc au royaume du Danhomè, troupes féminines de la reine Nzinga d’Angola en Afrique équatorieale, mises en scène par Tchicaya U Tam’si ou Labou Tansi, qui doivent leurs privilèges de guerrières d’élite au sacrifice de l’enfant issu de leur chair. Une naissance dans le camp militaire entraîne la mise à mort du nouveau-né, séparation définitive qui s’ajoute à celle de la parturition.
L’offense à l‘intégralité du corps féminin conformément aux rituels traditionnels est décrite en Afrique de l’Ouest par l’écrivain masculin Ahmadou Kourouma. Il enfreint un tabou et ose dès 1968, dans Les soleils des indépendances, dans une langue franco-Malinke, développer une thématique subversive, celle de l’initiation traditionnelle : il traite violemment l’entrée dans le cycle de la féminité des filles nubiles, narre l’excision cruelle des préadolescentes ; il s’entoure de précautions ethnologiques, mais laisse poindre des critiques. Le récit de la scène initiatique d’une précision clinique, répercuté périodiquement dans le roman, s’énonce en des termes de couleurs et de vertiges, d’un lyrisme violent et créatif. Le tournoiement des images se transmet de la victime au lecteur[8]. Le Malien Yambo Ouologuem avec moins de pudeur dans son roman de 1968 Le devoir de violence, Awa Thiam dans un essai en 1979, Ken Bougoul auteur du Baobab fou en 1983 et plus tard Calixthe Beyala au Cameroun (1987), évoquent cette mutilation parmi les épreuves du « marquage » du corps féminin condamné dans son altérité[9].
L’écrivain d’origine bantoue au Congo où fut anciennement la capitale de la France libre – Brazzaville – le poète Tchicaya U Tam’si loin d’être un inconditionnel des traditions ancestrales comme le voulait L.S.Senghor en sa préface de 1962, s’insurge. Certains de ses vers ne sont compréhensibles que par référence aux cérémonies coutumières contestées, comme celles de « la Tchicoumbi » décrite dans une nouvelle de La main sèche en 1980[10]. Les blessures infligées aux adolescentes sont reprochées aux matrones et aux aïeules qui officient. Elles-mêmes sont alors caricaturées dans les vers donnant l’image de leur cruauté sénile.
Le vocabulaire dépréciatif affecte le corps attirant et répulsif de femmes non encore accomplies : le sang de cent vierges caillant, mention réitérée. Sexe de pierre, vagin étroit[11] sont la preuve d’une attitude morale caractérisée par la froideur et le manque de générosité inévitablement reprochés à ses partenaires par le poète qui se veut en exil et mal-aimé : il n’y a pas d’amour sans lutte de race, professe-t-il[12].
La modernité introduit de nouvelles atteintes physiques d’origine individuelle ou collective. Des raisons culturelles : l’enfant conventionnellement repris par la famille paternelle, la relation manquée à la mère, des conditions sociales comme la difficulté de l’amour inter-racial, entraînent une appréhension pervertie de la féminité. Celle-ci est dépréciée à tous les âges de la vie, celui de la pucelle au sexe tranchant, de la prostituée complice de l’indigne soumission du Noir (Dans tous les lits on voit / ma mère ivre en rut Pouah !). L’image de la mère les bras en berceau vide, privée de son enfant comme ce dernier est privé du giron maternel où mettre ma tête au frais, est dévalorisée dans A triche cœur (Etiage). Les fantasmes nés des frustrations personnelles et les interdits nés d’une époque d’occupation coloniale, resurgissent pour dénoncer le temps des monnè selon Ahmadou Kourouma, et les données se superposent pour modifier l’image de la femme victime ou complice.
Le poète congolais Tchicaya U tam’si dans son œuvre lyrique, dramatique et romanesque tente de résoudre une contradiction qui le déchire entre deux cultures, deux langues, entre la frustration d’amour maternel, et l’appel du père que pourtant il fuit ; par extension il reporte sur l’Autre féminin les tensions qu’il subit. Les fantasmes nés de circonstances particulières conduisent aux agressions fantasmées: A toi ton ventre je vais t’y faire une plaie grasse. Il rêve d’une possession destructrice : L’hydre au bas de ton ventre condamne au démembrement – terme qui figure dans des poèmes de ses successeurs comme Sony Labou Tansi. Dans la même démarche fragmentaire, lors de l’enfantement, la parturiente que sa fonction en principe ennoblit, est imaginée dans un éclatement corporel : Face dos de face…le bassin craque, le sexe se déchire, ce sont autant de visions parodiques de l’enfantement voire de la Nativité[13]. U Tam’si se défendait d’être misogyne : « phallocrate lui seyait mieux », répondait-il. Une souffrance intérieure aiguë exacerbe la malédiction projetée sur l’image féminine.
Un acharnement s’exerce verbalement sur la féminité empêchée de s’accomplir. Le devenir femme semble interdit. L’amant déplore le cycle de la gestation interrompu : À Pâques […] un ventre refusa de traduire mon amour en chair, confie le poète dans La Veste d’intérieur, méditation sur soi en 1976. L’accouchement empêché d’une mère et conjointement d’une nation, « métaphore obsédante ou mythe personnel » selon le vocabulaire de Charles Mauron, signifierait le drame de l’espoir de vie brisé, qui assombrit l’image féminine.
Certains romans des temps post-coloniaux s’articulent sur une récurrence des séquences de l’enfant mort-né. L’écrivain camerounais Mongo Béti insiste sur les séquences obsessionnelles de la mort en couches de la parturiente et de son fruit, conséquence des mauvaises conditions sanitaires dans le Tiers-Monde. Ces séquences tragiques marquent l’image féminine et métaphorisent les conditions sociales, l’empêchement d’un pays à accoucher d’un monde nouveau heureux, suggère le roman Perpétue ou l’habitude du malheur[14].
Enfin l’enfant terrible de la littérature francophone, Sony Labou Tansi au Congo, modifie à son tour l’image féminine enrichie de tant de valeurs symboliques. Dans ses derniers vers il déplore l’espace tronqué du baiser – faut-il entendre l’étreinte inachevée ? Ces mots font écho au roman paru la même année Le commencement des douleurs dont l’argument est un refus lourd de conséquences dramatiques de consommer avec la compagne féminine l’union charnelle, pourtant source de vie.[15]
L’écriture des « romans-fables » du même auteur renouvelle la vision du corps féminin perçu dans son étrangeté. Le ton grotesque adopté interdit dolorisme et sensiblerie, et crée une distance qui permet de tolérer l’indicible. Les écarts de langue, les traits hyperboliques renforcent la menace du Corps farouche, (aux) formes affolantes. Ève arbore un teint de métal chauffé à blanc, les hanches bien équipées, abondante de corps et de gestes, farouche depuis les cheveux jusqu’à la pointe des orteils. La seconde Chaïdana dans le même roman inaugural La vie et demie en 1979, hérite d’un physique provoquant, à la fois attirant et menaçant, beauté mêlée de force : formes crues, seins techniquement fermes, le menton sensuel, brutal, fauve[16]. Dans la fiction, le personnage féminin vante ses propres avantages : J’avais les seins très fermes, ce qui paraît une auto-exaltation des fonctions de reproduction qui seront annulées dans le récit Le commencement des douleurs.
Cependant un héritage culturel africain faisant fonction d’hypotexte, pourrait atténuer la violence de la provocation écrite. La statuaire traditionnelle accentuait les caractères sexuels secondaires censés attirer sur le clan la fécondité. Les caractères sexuels hypertrophiés, l’alliance de termes contradictoires, la subversion systématique des portraits, repris dans le récit de langue française, accentuent l’inquiétude que transmet dans l’écriture un certain imaginaire de la féminité.
Une réécriture provocatrice remet en cause les textes canoniques africains de la période antérieure. Le congolais parodie le profil de médaille de la Grande Royale, érigé dans le roman de Cheik Hamidou Kane, L’aventure ambiguë[17]. Par contraste la séductrice paraît inquiétante, par l’éclat de la denture, le parfum mêlé de sèves, une diabolique étincelle à ses gros cheveux, dessinent la Vénus noire qu’affronte l’Abbé, personnage du roman initial La vie et demie (référence à l’Abbé Fulbert Youlou premier président du Congo de 1960 à 1963 ?) Plus femelle que femme, la séductrice entretient l’alliance des extrêmes en elle-même et dans sa relation au sexe opposé.
Le morcellement du sujet et le malaise du narrateur se confirment. Le turbulent romancier, poète tardivement édité, sacrifie à un inventaire devenu incontournable de l’image féminine. À son tour, il évoque la partie pour le tout : le ventre et le pubis, la bouche, les lèvres, les dents, détails indépendants les uns des autres ; s’y ajoutent les doigts, les ongles, la nuque, le cœur, liste méthodiquement récapitulée in Poèmes et vents lisses, recueil publié à titre posthume en 1995. Les cheveux, le regard sont isolés dans le roman de la même année Le commencement des douleurs tandis que l’amant proteste : Vos yeux avaient éventré mon coeur[18]. Le profil féminin ainsi appréhendé de façon morcelée, l’écriture parodie le procédé senghorien des blasons énumérés. Cet inventaire morcelé, donne à imaginer un corps désagréablement déstructuré.
Dans les années 1990 encore, l’éclosion des guerres civiles exerce une coercition accrue sur l’image d’Ève appelée Awa. Guerres interethniques, génocides, répressions mettent à rude épreuve la tendre chair féminine. La notion de démantèlement poussée à son paroxysme, l’enfant terrible de la littérature africaine écrite, surenchérit en élaborant l’image de la femme tantôt prédatrice aux membres «écartés», poussant des pseudopodes arachnéens – tantôt elle-même écartelée. Le poète menace : Femme voici venir le temps de la dislocation. “Entr’ouverte” pour un accueil tendre, la partenaire est perçue physiquement déchirée dans l’ultime recueil Poèmes et vents lisses[19] .
Dans une anthologie récente due à l’initiative de sa vaillante compatriote Marie-Léontine Tsibinda, le même auteur s’adresse à La femme castrée, mutilée à l’instar du peuple congolais durant les luttes fratricides qui marquent les années 1990. Ces données sont résumées dans Moi Congo ou les rêveurs de la souveraineté où s’exprime la seule voix féminine aussi véhémente protestant contre le démantèlement des ethnies et du personnage féminin. Léontine rédige dans ce recueil un poème où la silhouette féminine est décrite éclatée, fracturée, métaphore d’une condition humaine où nous sommes “ vivisectionnés”, “ sidaïsés”: Là un cœur, une jambe […] On enterre sans tête[20]. Subissant la violence de l’époque actuelle, le corps féminin supplicié s’expose morcelé. Il paraît ainsi disséqué par chacun des auteurs. Décrire l’être humain démembré trahit le désarroi individuel, ou métaphorise plus violemment que dans les années antérieures, la déstructuration du pays-même. Le corps est représenté dispersé, étoilé comme le pays crucifié sur la croix du Sud, insinue le recueil Le serpent austral que publie le poète T. Loutard en 1992[21].
Pouvoir politique hypertrophié et puissance sexuelle mâle restent liés ; tel «père de la nation» ne peut aimer que celles que sa torture a défigurées, énonce Labou Tansi dans L’État Honteux. Vingt ans plus tard, un conte cruel dit la violence perpétrée sur les vierges dont le corps sera découpé pour des cérémonies rituelles obscures destinées à renforcer l’autorité du chef de l’État, écrit Kadima Nzuji dans La chorale des mouches. Un précédent bien réel existe au Zaïre rebaptisé Congo Démocratique dans les récits de Valentin Yves Mudimbe comme Le bel immonde[22].
En fait, une représentation fragmentaire de l’image de « l‘autre sexe », non plus pour l’intégrer à une esthétique, mais pour le montrer douloureusement mutilé à l’instar du continent, constitue une phase négative d’un processus complexe. De l’excès de violence naîtra un mouvement contraire. Le mouvement de destruction contient en germe une restructuration symbolique. Celle-ci s’oriente selon deux tendances : une quête spirituelle réactivée ou la tentation d’une renaissance païenne.
III Eros et Thanatos
Au départ se trouve l’idée reçue que le spectre de la mort s’inscrit dans une apparence féminine, la mort hirsute et pieuvre serait tapie en transparence derrière chaque séductrice, insinue le poète natif de Loango. Souveraine/impériale et démone/elle est cette femme qui veut ma bouche, frémit le poète dans ses derniers chants (Le pain et la cendre, en 1978). À la fois goule, vampire et ventouse, la partenaire exerce une attraction redoutée. Le lit des amants se dégrade en ossuaire écroulé, ricane le poète (La veste d’Intérieur, Fête I). L’auteur s’inscrit dans la tradition épicurienne ou macabre qui exalte la jouissance en laissant pressentir l’état de nos ossements. La chevelure absente, la tête n’est plus qu’un crâne nu. Rasé en signe de deuil, le crâne brille sous la lune, vont répétant Noliwe ou Niyra confirmant la complicité de la femme avec l’astre nocturne et avec la mort dans Le Zulu, et dans les « Chants-pauses » qui jalonnent une « comédie-farce sinistre » Le destin glorieux du maréchal Nnikon Nniku prince qu’on sort de 1978[23].
L’échéance funèbre exalte la sensualité en présence du corps féminin. Labou Tansi partagé entre Eros et Thanatos, entre l’assouvissement du désir des sens et l’angoisse de la mort, à son tour relève le défi fatal : Vous avez eu raison d’être belles / de quelle autre manière peut-on escorter la mort ? Cynique, il poursuit dans son ultime recueil en hommage à la présence féminine mortifère : Mourir ne sera qu’une ardente plaisanterie[24]. Ainsi les images complexes nées dans des situations d’angoisse entre la vie et la mort seront à leur tour transformées dans un mouvement ascensionnel.
IV Image mystique
Les tensions violentes dépassées, une disposition nouvelle mérite d’être signalée : l’écriture du corps rejoint une tradition occidentale qui serait mystique. Influence des missionnaires chrétiens ou traits de l’âme bantoue ? Une reconversion à partir d’un ressenti douloureux vers un état apaisé, unit des poètes par ailleurs si distincts l’un de l’autre. De la part d’U Tam’si l’ancien, l’attitude d’un jouisseur s’accompagne d’un pressentiment mystique. «Esprit fort» et volontiers libertin, il cherche à dépasser une scission demeurée latente et le drame de la chair sans âme. La notion de dualité s’insinue dans le recueil La veste d’intérieur où une hypothèse est murmurée comme une intuition mystique : si la clé était de chair, la porte un corps de lumière...[25]. Le terme de lumière a ici toute sa force. Des intuitions voisines se lisent dans l’ouvrage ultime de son successeur congolais Labou Tansi.
Dans la poésie que nous a laissée celui-ci, le verbe déborde largement le mode descriptif pour repenser l’opposition de l’âme et du corps. Pressentie par Senghor, non éludée par Tchicaya, cette dualité s‘explicite dans les textes Labou Tansien de 1995 où la peinture des avantages féminins s’intègre à une aspiration mystique. Plus la mort est proche, plus une inquiétude s’insinue, et plus l’image féminine introduit une manière de salut.
Si une transgression violente et l’insulte envers le corps appelé viande ont fortement contribué depuis 1979 à une réception réticente des textes narratifs violents, la diffusion du recueil posthume, Poèmes et vents lisses[26], renouvelle la lecture de l’œuvre ; une évolution perceptible au cours des pages dissipe le malentendu. L’écrivain qui sait que ses jours sont comptés revient sur la séparation des esprits animaux et de l’âme en sa pureté solaire. Cette distinction éclaire rétrospectivement certains ouvrages précédents. La récurrence obsessionnelle des termes désignant la consommation phagique, la chair appelée « viande » seraient une réaction contre la perception trop matérielle du corps.
Une dichotomie se voit confirmée par les expressions qui réifient les parties du corps appelées les outils du baiser dans le recueil tardif et les vers intitulés « Vestiges » ou « Voyoussures» (terme forgé à partir du mot voyou). À cette antinomie se rattachent les gestes associés au métier d’aimer que le poète évoque non sans humour, ainsi que la passion ravalée au rang des exercices nuptiaux, formule reprise pour désigner les matériaux nuptiaux. L’amour limité à une activité physiologique est observé avec distance ; une véritable crise de la personne et une crise de la foi sont perceptibles dans l’ultime ouvrage et son poème initial, « Prière ».
L’angoisse de la personnalité schizée, partagée entre le poids de la matière et les aspirations à un idéal, trouve un apaisement quand le corps désiré est réinvesti d’une dimension spirituelle. L’amour physique est réhabilité s’il permet l’accès à une transcendance. L’apparence corporelle auparavant exclusivement plastique se charge d’un idéal sacré. Dans l’image de l’aimée hanche et ogive associées évoquent l’architecture religieuse : Tes hanches sont une fête / d’ogives. Pire, la femme est consacrée temple d’éternité, Voie d’exigence absolue (poème intitulé «Sexorange»). Une heureuse réconciliation relie le corps à la quête essentielle : Quand viendra l’avalanche / J’aurai mis mon âme à l’abri dans ton corps infini se rassure l’amant. Le véritable amour inscrit l’esprit dans la matière. Lorsque l’âme réinvestit la beauté physique, l’image féminine apparaît sanctifiée. Le corps empreint de spiritualité devient rayonnant, s’accordent à penser les poètes en langue française d’origine bantoue. Cette conception facilite une réconciliation avec la représentation de l’étrange féminin.
À l’ombre avide caractérisant l’apparence féminine diabolique se substitue la limpide nudité. Le poète appelle à nuancer /la lumière pour cerner l’aube, ce qui résume l’ambition des amants enlacés (poème «L’issue infinie»). L’entente des corps entraîne une sublimation des instincts. Parallèlement les symboles d’un désir d’élévation se multiplient grâce aux lignes verticales évoquées : les termes «cèdre», «tour» suggèrent un mouvement ascensionnel. Les moments de plénitude et d’entente charnelle provoquent une élévation de l’âme : nous étions toi et moi un couple en ascension éternelle […] Et ton nom grandit jusqu’au ciel/incorrigiblement décidé/ à piquer […]/ quelques bribes d’éternité (poème « Vestiges »). Le rêve est repris dans la formulation mariage d’éternité où l’image féminine suggère une victoire sur le temps qui s’écoule[27].
Une déclaration proférée dans une étreinte exaltée par les éléments cosmiques déchaînés, parodie un processus d’élévation : Vas-y assassine-moi jusqu’au ciel (in « L’archipel »). L’amant poursuit dans le même mouvement : J’ai pris l’irréfutable parti/ d’agrandir tes joies/ jusqu’aux étoiles / L’azur n’a pas menti… («Le son des choses»). L’écrivaine camerounaise Calixthe Beyala usait du même artifice pour réhabiliter la femme physiquement humiliée dont elle projetait la silhouette sur le ciel et les constellations, dans son Ier roman au titre biblique C’est le soleil qui m’a brûlée[28]. Union physique et ascension morale préparent une assomption et contribuent à « une esthétique de la transcendance ».
V Image décomposée / régénérée
Le dernier hommage du poète de Brazzaville, est destiné au corps féminin composite en des éloges qu’amplifie une langue inventive. Eulalie Zerma actionnait un sourire de technicienne et un habile déhanchement de la poupe à la hauteur de son expérience de femme-tonnerre, se plaît à écrire Labou Tansi dans le roman bientôt posthume. Au-delà d’un découpage virtuel obsessionnellement réitéré, une stimulante réhabilitation se profile. La femme réinstaurée dans sa plénitude corporelle retrouve les fonctions qui la destinent à la gestation attendue.
Le cil en sa délicatesse, l’œil vif, les mains, les lèvres scintillantes, le visage, les hanches à nouveau contribuent au rayonnement de l’icône[29]. Le charme physique accepté, l’image célébrée participe «au renouveau païen du monde» que le poète du littoral appelle de ses voeux[30]. L’éloge irrépressible sourd du plus profond de la culture première. Le poète en sa maturité, effectue un recentrement sur une authenticité qu’il proclame animiste : Nous voici revenus au temps de l’antéchrist, comprenons à un passé anté-colonial précédant l’évangélisation. La description fragmentaire comme pour mieux prendre possession de la partenaire, mieux régner sur son corps, rejoint une forme de fétichisme originel dont l’auteur joue avec humour. Une restructuration imaginaire a la force d’une résurgence vitale. Les fractures symboliquement, littérairement infligées au corps féminin précèdent une reconstitution. Est-ce une référence au mythe d’Isis et d’Osiris. L’exaltation du corps féminin se présente comme une réinsertion dans la culture africaine au sens large.
À la femme schizée ou saccagée s’oppose, au final du recueil Arc musical, l’image de l’élue transfigurée en des traits imaginaires : “mon vin astral […] ma très radio-active. Aux attributs terrifiants chargés d’un pouvoir d’envoûtement funeste, s’oppose la silhouette de l’amante au magnétisme revigorant. Le personnage transfiguré, celle «qui a dans les yeux un parfum d’Astre sauvage», rejoint celle qui «attelle sa charrue au temps », stature de déesse[31].
Un troisième poète élégiaque au Congo s’inscrit dans une tradition littéraire de sublimation de l’image féminine. Comme Pétrarque évoquait dans le Canzoniere in vita et in morte di Madonna Laura, l’image de Laure de Nove métamorphosée en un arbuste, le laurier, le poète Vili Jean Baptiste T. Loutard assimile sa compagne défunte au palmier-lyre. Issue de la terre-mère, d’une croissance rapide, la plante s’élance vers l’espace en un mouvement altier. Orgueil des parcs arborés, la tige évoque la flore et la luxuriance adoucie de la terre équatoriale. Sa forme s’épanouit latéralement comme un éventail. Les palmes rayonnent harmonieusement et bruissent sous la caresse du moindre alizée. La plante qui rappelle l’instrument de musique à cordes, symbolise l’expression lyrique ou poétique. Cette essence appelée abusivement «arbre du voyageur», grâce aux gouttes de rosée retenues au point d’attache de chaque pédoncule, étanche la soif. Sa silhouette élégante nous réconcilie avec une présence féminine rayonnante et fière dans une Afrique redevenue clémente[32].
La métamorphose de l’image féminine s’effectue différemment dans un roman comme Le lys et le flamboyant à la veille du nouveau siècle. Le personnage central disparaît et reparaît sous une apparence fragmentaire chaque fois renouvelée : marraine incestueuse ou maîtresse sensuelle, chanteuse de cabaret ou combattante de la révolution, métisse sino-congolaise et ainsi symbole culturel.[33] Les silences, « les blancs du texte » laissent au profil son mystère ; ombres et lumières le masquent et le démasquent. Présence et disparition alternées prolongent un jeu visuel. Pour finir, un retour aux origines dans clairière de la forêt, précède un incendie accidentel ou criminel. L’héroïne finit sublimée par le feu, puis transfigurée dans le chant qui immortalise son souvenir. Le personnage par sa fonction intermittente et ses éclipses entretient la mobilité et la diversité d’une image plurielle. Ce procédé d’écriture transforme différemment l’image féminine en figure mythique.
Ainsi de l’Afrique de l’Ouest peul ou sérère à l’Afrique Équatoriale bantoue, de la seconde moitié du XXe siècle aux temps actuels, persiste la vision fragmentaire de l’image féminine exaltée à partir de ses plus petits éléments ou tragiquement démembrée. Objet d’une destruction rageuse, celle-ci révèle les fractures intimes. Un mouvement destructeur correspond aux crises personnelles et historiques. Rarement dans un ensemble littéraire, le texte fut perçu aussi révélateur d’un malaise individuel et social. Mais un processus de reconstruction est à l’œuvre, en des pages lyriques.
Ne pourrait-on reconnaître dans ces métamorphoses de l’image féminine littérairement élaborée, les régimes successifs définis par les théories du philosophe et anthropologue Gilbert Durand ? Se succèdent le régime synthétique doux, le régime schizophrène déchiré, le régime mystique unissant la destruction par les guerres et le rétablissement d’une image rayonnante[34]. Le régime nocturne et les structures synthétiques commanderaient plutôt la phase initiale que nous avons évoquée : les images selon L.S. Senghor, impliquant douceur, harmonie, et chaleur maternelle pour revaloriser la culture de l’Afrique subsaharienne. Le régime diurne aux dominantes structurelles schizomorphes serait prédominant à l’époque suivante grevée de déceptions et d’amertume contre les pouvoirs autocratiques et la misère des humbles. Le régime nocturne réapparaîtrait avec les structures dites mystiques unissant les pires conditions d’existence et l’espoir de salut, suggérant une féminité qui symbolise à la fois l’échéance mortelle et la génération de la vie. La métamorphose serait l’essence de l’élue ainsi célébrée :
Femme que le destin réduit en cendre
Pour nourrir les racines de vie[35]
Notes
[1] Gilbert Durand, La sortie du XXe siècle, 2010 ; J.-J. Wunenburger, Philosophie des images, PUF, 1997 ; Epistémologie de l’imaginaire, éd. Transversales philosophiques, 2011 ; M. Maffesoli, Le réenchantement du monde, éd. La table ronde, 2007.
[2] Préface à Imaginaires francophones, A. R. Chemain, publication de l’Université de Nice, 1995 ; Eclipses et surgissements de constellations mythiques, Univ. Nice, 2001, Actes 2002.
[6] Tati-Loutard, Jean-Baptiste, Les racines congolaises, éd. P.J. Oswald, 1968 ; L’ordre des Phénomènes, éd. Présence africaine, 1996 ; Le Palmier-Lyre, id., 1998.
[8] Kourouma, Ahmadou, Les soleils des indépendances, éd. de la Francité, Sherbrook, 1968, 2e éd. Seuil, 1970.
[9] Ouologuem, Yambo, Le devoir de violence, éd. Seuil, 1968 ; Thiam, Awa, La parole aux négresses, éd. Denoël-Gonthier, 1969 ; Bougoul, Ken, Le baobab fou, 1983 ; Beyala, C., Tu t’appelleras Tanga, éd. Stock, 1988.
[10] U Tamsi, Tchicaya, La main sèche, éd. Laffont, 1980 ; Épitomé, éd., P.J. Oswald, 1962, Préface L.S. Senghor.
[16] Idem, “Le son des choses” in Poèmes et vents lisses, éd. Festival des francophonies de Limoges, coll. Le bruit des autres, 1995, Le commencement des douleurs, éd. Seuil, 1995. Idem, La vie et demie, éd. Seuil, 1979.
[20] Tsibinda, Marie-Léontine, Moi, Congo ou Les rêveurs de la souveraineté, éd. Bajag Méri, 1999 ; ”Mayombe ma tombe » ; Labou Tansi, S., ”La femme castrée”.
[22] Labou Tansi, S., L’État Honteux, éd. Seuil, 1981 ; Nziki, Kadima, ”Ben Makali” in Moi Congo ou les Rêveurs de la souveraineté ; Tati-Loutard, Jean-Baptiste, Le serpent austral, éd. Présence Africaine, 1992 ; Mudimbe, Valentin Yves, Le bel immonde, éd. Présence africaine, 1976.
[23] U Tam’si, Tchicaya, Le Zulu, éd. Nubia, 1977 ; Nnikon Nniku prince qu’on sort, comédie-farce sinistre, éd. Présence Africaine, 1978.
[31] «Nous revoilà au renouveau païen du monde […] De plus en plus païen devant un monde de moins en moins chrétien», “Le promenoir” in Epitome, 1962, et Danse rituelle in La veste d’intérieur, op.cit., 1976, p. 62, p.76 30 – “Equinoxiales” in A triche coeur, éd. P. J. Oswald, 1960.
Imaginaire et rationalité cartographiquesImagination and Reason in Cartography
Une si discrète présence, l’eau, le jardin et le roi dans les miniatures de l’Iran médiévalWater, gardens and the King in Medieval Iran miniatures
Imagination between Fiction and LieImagination between Fiction and Lie
Felix Nicolau
“Hyperion” University of Bucharest, Romania
felix_nicus@yahoo.com
Felix Nicolau
Imagination between Fiction and Lie
Abstract: French philosopher Jean-Jacques Wunenburger questions the propensity of human mind to binary structures. This attraction has proved to be tragic as it generated all sorts of conflicts. The source of evil is our narrow-mindedness and refusal to apprehend the multi-dimensional nature of reality. His book, The Contradictory Rationality (1990) is a plea for a more tolerant “trialectics”. His second book quoted in my article is The Imaginaries of Politics and my research focuses on the double-faced nature of fiction. Could we speak about an amoral fiction in the arts, and an immoral one in politics? Is political fiction a lie? Should an ethical literature de-fictionalize itself as much as possible? Should literature unmask the political carnival?
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Dialectics; Imagination; Fake; Fiction; Politics; Rationality.
Oscar Wilde was writing about the decaying of lie, the dwindling of the fantasizing capacity. The Irish-British writer targeted in his essay the quality of artistic aestheticism. I cannot figure out how enchanted would the pontiff of the absolute aestheticism be if he could see that fantastic apparatus of lying relocated in the political realm.
In The Imaginaries of Politics, Jean-Jacques Wunenburger comes up with “another hermeneutics of politics, milder, more complex” (translation mine) (9). The intention is to re-legitimate the non-rational, with a view to make room for a sanitizing imaginary. The philosopher is perfectly conscious of the rigidity of the utopian projects of the past, fact that resulted in the criminal rationalistic excesses of the 20th century. This is the reason why he wonders whether “the imaginary weren’t the best supporter of rationality and, simultaneously, a defending wall against perverted ways of thinking” (Ibid 11). The sanitizing function of the imaginary is backed up by the aggressive ingredient in the structure of whatever social organization. The great liars of world literature – the baron Münchausen, Pinocchio, Păcală etc – developed their creative qualities as a reaction against the aggressiveness of the system towards the free individual. To lie means to practise subtlety with the purpose of persuasion. But this can stay amoral only in arts, because art is pure fiction. Behind the frontiers of arts, lie can be useful, but it becomes completely immoral.
The prejudicial legitimacy
To what extent does lie cover the perimeter of the imaginary? A function of the imaginary is, in Jean Jacques Wunenburger’s opinion, to support the royal ointment. This can be visualized during the enthronement ceremony and in the divine protection: “The people have needed since immemorial times the incarnated image of grandeur, majesty, omnipotence that connects power with something superhuman” (Ibid 16). Politics is a chameleon – its ambitions camouflage in altruistic scenery; it ceased long ago to be preoccupied with generosity and improvement. Nowadays its interests are strictly captivated by the advantages of a faction. In order to instil life into the altruistic illusion one needs legitimacy and faith. A makeshift faith! If “the political liturgy overlaps oftentimes the religious ritual” (Ibid 20), this is possible only because the cunning politicians understood that reason by itself cannot seduce for long as its spectacular range of manifestation is limited. To be followed, one has to be charismatic. But charisma is a strictly individual attribute.
The lie, so to speak, is divided between artistic fiction and political fiction. The artist, starting with modernism but tracing back the romantics, seeks shelter in the ivory tower. “Poets went out of their way to create a gulf between themselves and their public” (Stanciu 18). The postmodernists, in their turn, are interested in public as long as they can put up a show with their views and obsessions. Literature progressively manifests the tendency to raise reality from the spell put on it, while politics does whatever possible to manipulate through fiction.
Wunenburger’s idea is that the individual attitude and charisma come in first place when we speak about politics as a system. Simultaneously, he tries to legitimate politics by identifying a sublime dimension of power. This would ensure the sacredness of the one in charge with justice: “there is an imaginary even more archaic than the political power’s one, that of the power to make justice” (Wunenburger, The Imaginaries of Politics 24). The sublimity of power is paradoxical, because it legalizes punishment: a violence which is to fight the violence directed against the state system. Its implications are so intricate that some people could invoke the sanctity of the legislator. The law-maker is a genuine individual, above political games, an inspired figure free of human frailties. “The sacred connotation of law” (Ibid 32) is a guaranty for its observance. But this sacredness requires a set of adjacent rituals, able to ceaselessly remind the superhuman – that is objectivity. The judiciary fiction is maybe the only one distant from lie – in an ideal society – and the closest to the condition of religious imaginary.
Superstition and manipulation
The looming question: which is the strict difference between fiction and lie? More exactly: do we witness a moral and an immoral imaginary? The French philosopher warns: the loss or decline of the religious imaginary either triggers chronic crises in the sphere of politics, or, and this is the most dazzling hypothesis, engenders resurgences of the same imaginaries of substitution? (Ibid 34). Owing to the fact that between the religious imaginary – such an awkward formulation – and the political imaginary has always existed an uninterrupted connection, it is implied that the decaying of one should influence the situation of the other. If the religious imaginary has progressively diluted in superstition as it was expectable in a society interested only in image, and not in text any longer –, the political imaginary is confined to strategies of manipulation by the advancement of makeshift myths. Charisma continues to be as important in the post-industrial society as it has been throughout history. Only that people don’t look up anymore to the human qualities helpful to society, but to those qualities fit for assuring success in a profit-oriented, mercantile society. In this fashion, fiction becomes a set of lies which comes in handy when the slaves are supposed to elect their masters through vote – if we resort to the Nietzschean paradigm. Characteristic to the degradation of fiction down to the level of lie is the disappearance of the middle class, the class of intellectual workers. In broad lines, we are left with two classes: the one who, once upon a time, constituted the gentry, later replaced by the haute bourgeoisie, and which, at the time being, is formed by the salient members of business and political milieu, and a second class comprising corporatists and proletarians. Specific to middle class was the investment of their pastime in intellectual-artistical activities. The two classes left are interested exclusively in entertainment. The intellectual-artistic activities are approached today only as a background for social events: fashion parades, philanthropic soirées, cultural-sportive festivals, where the stress is put on consumerism, etc.
Starting from this polarization of social classes, we can debate upon Jean-Jacques Wunenburger’s question put in The Contradictory Reason, whether the Western thinking got stuck into “an Aristotelian and Cartesian orthodoxy”, one which crams “all determinations under the sign of the Same or Another”, because “thinking nestles around the non-contradiction principle, the classificatory approach and around a nucleus of substances” (Wunenburger The Contradictory Reason 9). If these are true, it means the difference is consciously underestimated with the view to attaining a utilitarian comfort lucrative in the worldly order. I remember the case of a remarkable student in Foreign Languages. He had graduated from Polytechnics, worked as a programmer, had a real capacity of assimilating foreign languages and he even read a lot. After one year he had a nervous breakdown. The cause was the plurality of the humanistic approaches, so much confusing if compared to the efficient, binary system which had been his referential cardinal point when he worked as a programmer. He confessed to me that he was completely baffled and he longed for straight and limited thinking directions. Nostalgia after a logic of conjunction, which wouldn’t “highlight the multiform animation of differences” (Ibid 10) is more spread than we should imagine. The attraction to simplification and the focus on strategies conceived to yield fast, palpable results is a symptom of non-philosophical thinking. Wunenburger believes that modernity hyperbolised the left brain hemisphere, the one specialized in analytical understanding (Ibid 11). Slowly but irreversibly, the numen vanishes from the pragmatist thinking as it is considered a “rationality of the shadow” (Ibid 13) which damages the perspectives of social success. The author of The Contradictory Reason supports the festering of “some ways of thinking contradictory and paradoxical” (Ibid 14), that is of the heuristic ways. In order to promote such thinking we need to invest in the courage of contradiction and of understanding reality as unitas multiplex. The acceptance of a hermeneutic state of conflict means going further than Aristotelianism and Cartesianism, but further than Kantism and Hegelian dialectic as well. All these demands are propounded in an epoch in which social sciences proliferate and education is distorted by the imperatives of efficiency and exactitude. The system postpones thus the essential in order to faster obtain economic advantages, but becomes toxic in this way for human nature and for the environment we inhabit.
The n-dimensional geometry
Wunenburger questions the nature of contemporary excesses: “The excess of alterity, on the one side, the excess of identity, on the other side, don’t they often have their origin in the incapacity of binary schemes to apprehend the many-headed structure of forms? “ (Ibid 24). It would be a naivety, though, to believe that the binary representation of reality is a characteristic of modernism. We very well know that Heraclitus saw the universe as a result of attraction between opposites, that Plato, in the last stage of constructing his system, was fascinated by geometrical bodies, the triangle being their core, and that Plotinus derived the world, by way of emanation, from the One. Even the Socratic maieutics, from what Plato transmitted us, was a dispute or a debate with the purpose of filtering out the truth. The move from 1 to 2 is the first step in splitting the monad, but it is not such a dramatic step in Wunenburger’s opinion: “The homogeneous treatment of dyads assures the status of epithetic correlates of the Unity” (Ibid 32). This happens because the structures of reality never confine to binarity, as we are lured to organize them, out of gnoseological comfort. Symmetry would be a maniacal reflex of identitary thinking. These mirages generated by “speculum” emerge from a “paradigm of reflection” (Ibid 38) that doesn’t take into account the geometrical irregularity of creation. Or, if we want, the divine geometry is infinitely more complex than the one we know and doesn’t rely on the straight line. Only the curve allows for that special judgement of what is behind good and evil.
The true creative tension which generates a “space of mediations” (Ibid 38) is provoked by the existence of a tertium quid able to relativize “the alternation from simple unity to fragmented duality” (Ibid 56). This third dimension discharges the tensions of bipolarity, but it simultaneously charges a relation. The philosopher doesn’t reject in any way the n-dimensional space of modern physics. He only promotes the triad as the perfect structure from the point of view of the energy, that is of creativity. The tetraktys compensates for “the insufficiency of the dyad” (Ibid 60). He overtakes its antagonisms by introducing into equation the excluded tertium, the scapegoat. The horizontal duality victim – assailant would thus be surpassed by transferring the hubris to a transcendent tertium (Ibid 72).
Civilization overtakes culture
In his book from 1930, Mass Civilization and Minority Culture, the British literary critic F.R. Leavis warned about the dangers of industrialization. The uncultivated majority started deriding the values of the refined minority. The word “high-brow”, which appeared in that period, was indicative of this aggressive mockery. Much in the same vein, Guillaume Apollinaire bemoaned in his poem Zone the end of an aesthetic world: “c’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté” (Apollinaire 12).
The tense dyad is now represented by the conflict between culture and civilization. The latter progressively invades the former and subsequently assumes its status as well. Even the multiples of 2 seem to be menacing in the opinion of the American writer Jerome Rothenberg: “I found that the letters in the Hebrew god-name aleph-lamed-vav-hey (eloha) add up numerically (=42) to the Hebrew word bet-hey-lamed-hey (behalah), ‘terror, panic, alarm’ ” (Rothenberg 17). This is Jahve of the Old Testament and he becomes more and more the God worshipped by the masses: a civilized, but not a cultural God. Terror, even if holy, begets superstition. Superstition proves very useful for what Bogdan Ghiu, in his book Dadasein, called the necropolitics. Superstitious people are easier to manipulate and, more than this, they need the strong presence of a master. We have the famous couple in Samuel Beckett’s Waiting for Godot, Pozzo and Lucky. The ironical shade of the name Lucky is obvious when we realize it is used for a slave who is happy to carry in his mouth the whip with which he is flogged, to sleep while standing loaded with the bags of his master Pozzo. He does all these things in order to impress his tormenter so that he will not fire him. Slavery can be assumed as a job. The contemporary slave becomes prostrate if he is not used as a tool by his owner. In terms of identity, the individual depends upon the relations of power with other individuals. Identity could be perceived as a twofold condition: on the one hand the master, on the other hand the slave. Of course, as it happens in Harold Pinter’s theatre, these apparently opposed conditions can be whimsically inverted. Every victim nurtures the desire to dominate and every executioner longs for the pleasure to be dominated. Sadism and masochism swap roles in order to ensure the contemporary imperative of pleasure. Beckett imagined the two beggars that wait for Godot: “Huddled together, shoulders hunched, cringing away from the menace they wait” (Pinter 22). The more modernism melted into postmodernism, the menace was obliterated by pleasure. An indefinite and looming threat triggers unexpected reactions. Terror is gradually replaced by hysterical fun. The defenceless victim resists the impending danger by ignoring it.
The aleatory technicalities
Alexandru Ivasiuc, who spent several years in the communist jails, describes the logic of annihilating identities while preserving people’s attachment to the unique party in his novel The Crayfish. The first step in advancing political “reforms” is to twist the meaning of such words as honour, responsibility, and justice: “By eliminating from our vocabulary the option of individuality, responsibility, justice, we shall replace it with the all-inclusive notion of technique. Clearly thought, obscurely felt. The operation will have an en-gi-ne-er-like precision. But it will bring forth a new ingredient, as well, in accord with the most modern techniques. The notion of aleatory, which will make it mysterious. We shall re-offer the world, in order to more efficiently govern it, something of the old mystery it lost with the advent of the rationalist in-di-vi-du-a-lism.”[1] (translation mine) (Ivasiuc 8). Don Fernando has the intuition of political power as natural and unpredictable revelation. Terror becomes sacred and the awestricken people worship the guillotine. Justice and rightfulness are replaced in the limelight by aberration, chance and subjectivity: “The state power shall be completely arbitrary and mysterious. Nobody shall feel sheltered because the real criterion shall remain or seem hidden”[2] (Idem). This is a poetic justice in the end, as it punishes in conformity with the political reason of appalling people. This is the contradictory reason in Jean-Jacques Wunenburger’s terminology. Its effects are artistic as long as they correspond to Jed Rasula’s theorizing on tropes: “Privileging tropes, the poet turns screen into filter, sifting rule into detour” (Rasula 137).
The judiciary chaos cannot go totally berserk. To secure their positions, the manipulators strew the contradictory reason with what Julia Kristeva coined as ideologemes: “The micrological unit known as the ideologeme, the smallest ideological component in a system” (in Lane 189). These microunits would coordinate “the connectivity of texts to form an intertextual network of meaning” (Idem). The meaningful clusters of sense functioning like some astrocytes fictionalize politics and embellish all sorts of atrocities.
The self-deceived deceiver
The same Jerome Rothenberg warned that “mythology always carries with it an element of automythology” (Rothenberg 44). Owing to such a reflecting phenomenon, the manipulators manipulate themselves until they completely annihilate their lucidity. All dictators end up believing in their godly nature and in their benign role in history. The auto-mythologizing illusion has the efficiency of a convex mirror. Analyzing Francesco Parmigianino’s Self-portrait in a convex mirror, Stephen Paul Miller concludes: “A convex mirror is a perfect surveillance mechanism. […] No one can stand at an angle too oblique from a convex mirror’s perimeter to avoid being observed by another occupant of the same room.
The convex room therefore conveys a notion of supreme “surveillance” (in Bloom 32). The researcher even spots the kinship between poetry and politics as he constantly reports his considerations to the Watergate scandal and the controversial figure of President Richard Nixon. This kinship is not an innocent merry-go-round. Politics, through its inherent pragmatism and cynicism, falls short of understanding the economic uselessness of literature. Stephen Paul Miller approaches the equation from the opposite end: “all literature is primarily political because it is only through the language of culture, in its broadest sense that the contradictions of economic and political power and inequity can be dynamically yet unconsciously reconciled. Put simply, culture is a cover-up” (Ibid 33).
Works cited
Apollinaire, Guillaume. Alcools. Piteşti: Paralela 45, 2008.
Bloom, Harold, ed.. Bloom’s Modern Critical Views: Contemporary Poets – New Edition. New York: Infobase Publishing, 2010.
Ghiu, Bogdan. Dadasein. Bucureşti: Tracus Arte, 2011.
Ivasiuc, Alexandru. Racul. Bucureşti: Editura Albatros, 1994.
Lane, J. Richard. 50 Key Literary Theorists. London: Routledge, 2006.
Rasula, Jed. This Compost: Ecological Imperatives in American Poetry. Athens: Uiversity of Georgia Press, 2002.
Rothenberg, Jerome. Poetics & Polemics, 1980-2005. U.S.A.: University of Alabama Press, 2008.
Stanciu, Virgil. The Transition to Modernism in English Literature. Cluj-Napoca: Editura Limes, 2007.
Wunenburger, Jean-Jacques, Imaginariile politicului, Bucureşti, Editura Paideia, traducere de Ionel Buşe şi Laurenţiu Ciontescu-Samfireag, 2005.
Wunenburger, Jean-Jacques, Raţiunea contradictorie. Filosofia şi ştiinţele moderne: gândirea complexităţii, Bucureşti, Editura Paideia, traducere de Dorin Ciontescu-Samfireag şi Laurenţiu Ciontescu-Samfireag, 2006.
Notes
[1] „Scoţând deci din vocabularul nostru opţiunea de individ, răspundere, justiţie, o vom înlocui cu noţiunea atotcuprinzătoare de tehnică. Clar gândită, obscur resimţită. Operaţia va avea o precizie in-gi-ne-reas-că. Însă va aduce şi un element nou, în acord cu tehnicile cele mai moderne. Noţiunea de aleatoriu, care o va face misterioasă. Noi vom reda lumii, pentru a o putea eficient guverna, ceva din vechiul mister pe care l-a pierdut odata cu in-di-vi-du-a-lis-mul raţionalist.”
Felix Nicolau
“Hyperion” University of Bucharest, Romania
felix_nicus@yahoo.com
Felix Nicolau
Imagination between Fiction and Lie
Abstract: French philosopher Jean-Jacques Wunenburger questions the propensity of human mind to binary structures. This attraction has proved to be tragic as it generated all sorts of conflicts. The source of evil is our narrow-mindedness and refusal to apprehend the multi-dimensional nature of reality. His book, The Contradictory Rationality (1990) is a plea for a more tolerant “trialectics”. His second book quoted in my article is The Imaginaries of Politics and my research focuses on the double-faced nature of fiction. Could we speak about an amoral fiction in the arts, and an immoral one in politics? Is political fiction a lie? Should an ethical literature de-fictionalize itself as much as possible? Should literature unmask the political carnival?
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Dialectics; Imagination; Fake; Fiction; Politics; Rationality.
Oscar Wilde was writing about the decaying of lie, the dwindling of the fantasizing capacity. The Irish-British writer targeted in his essay the quality of artistic aestheticism. I cannot figure out how enchanted would the pontiff of the absolute aestheticism be if he could see that fantastic apparatus of lying relocated in the political realm.
In The Imaginaries of Politics, Jean-Jacques Wunenburger comes up with “another hermeneutics of politics, milder, more complex” (translation mine) (9). The intention is to re-legitimate the non-rational, with a view to make room for a sanitizing imaginary. The philosopher is perfectly conscious of the rigidity of the utopian projects of the past, fact that resulted in the criminal rationalistic excesses of the 20th century. This is the reason why he wonders whether “the imaginary weren’t the best supporter of rationality and, simultaneously, a defending wall against perverted ways of thinking” (Ibid 11). The sanitizing function of the imaginary is backed up by the aggressive ingredient in the structure of whatever social organization. The great liars of world literature – the baron Münchausen, Pinocchio, Păcală etc – developed their creative qualities as a reaction against the aggressiveness of the system towards the free individual. To lie means to practise subtlety with the purpose of persuasion. But this can stay amoral only in arts, because art is pure fiction. Behind the frontiers of arts, lie can be useful, but it becomes completely immoral.
The prejudicial legitimacy
To what extent does lie cover the perimeter of the imaginary? A function of the imaginary is, in Jean Jacques Wunenburger’s opinion, to support the royal ointment. This can be visualized during the enthronement ceremony and in the divine protection: “The people have needed since immemorial times the incarnated image of grandeur, majesty, omnipotence that connects power with something superhuman” (Ibid 16). Politics is a chameleon – its ambitions camouflage in altruistic scenery; it ceased long ago to be preoccupied with generosity and improvement. Nowadays its interests are strictly captivated by the advantages of a faction. In order to instil life into the altruistic illusion one needs legitimacy and faith. A makeshift faith! If “the political liturgy overlaps oftentimes the religious ritual” (Ibid 20), this is possible only because the cunning politicians understood that reason by itself cannot seduce for long as its spectacular range of manifestation is limited. To be followed, one has to be charismatic. But charisma is a strictly individual attribute.
The lie, so to speak, is divided between artistic fiction and political fiction. The artist, starting with modernism but tracing back the romantics, seeks shelter in the ivory tower. “Poets went out of their way to create a gulf between themselves and their public” (Stanciu 18). The postmodernists, in their turn, are interested in public as long as they can put up a show with their views and obsessions. Literature progressively manifests the tendency to raise reality from the spell put on it, while politics does whatever possible to manipulate through fiction.
Wunenburger’s idea is that the individual attitude and charisma come in first place when we speak about politics as a system. Simultaneously, he tries to legitimate politics by identifying a sublime dimension of power. This would ensure the sacredness of the one in charge with justice: “there is an imaginary even more archaic than the political power’s one, that of the power to make justice” (Wunenburger, The Imaginaries of Politics 24). The sublimity of power is paradoxical, because it legalizes punishment: a violence which is to fight the violence directed against the state system. Its implications are so intricate that some people could invoke the sanctity of the legislator. The law-maker is a genuine individual, above political games, an inspired figure free of human frailties. “The sacred connotation of law” (Ibid 32) is a guaranty for its observance. But this sacredness requires a set of adjacent rituals, able to ceaselessly remind the superhuman – that is objectivity. The judiciary fiction is maybe the only one distant from lie – in an ideal society – and the closest to the condition of religious imaginary.
Superstition and manipulation
The looming question: which is the strict difference between fiction and lie? More exactly: do we witness a moral and an immoral imaginary? The French philosopher warns: the loss or decline of the religious imaginary either triggers chronic crises in the sphere of politics, or, and this is the most dazzling hypothesis, engenders resurgences of the same imaginaries of substitution? (Ibid 34). Owing to the fact that between the religious imaginary – such an awkward formulation – and the political imaginary has always existed an uninterrupted connection, it is implied that the decaying of one should influence the situation of the other. If the religious imaginary has progressively diluted in superstition as it was expectable in a society interested only in image, and not in text any longer –, the political imaginary is confined to strategies of manipulation by the advancement of makeshift myths. Charisma continues to be as important in the post-industrial society as it has been throughout history. Only that people don’t look up anymore to the human qualities helpful to society, but to those qualities fit for assuring success in a profit-oriented, mercantile society. In this fashion, fiction becomes a set of lies which comes in handy when the slaves are supposed to elect their masters through vote – if we resort to the Nietzschean paradigm. Characteristic to the degradation of fiction down to the level of lie is the disappearance of the middle class, the class of intellectual workers. In broad lines, we are left with two classes: the one who, once upon a time, constituted the gentry, later replaced by the haute bourgeoisie, and which, at the time being, is formed by the salient members of business and political milieu, and a second class comprising corporatists and proletarians. Specific to middle class was the investment of their pastime in intellectual-artistical activities. The two classes left are interested exclusively in entertainment. The intellectual-artistic activities are approached today only as a background for social events: fashion parades, philanthropic soirées, cultural-sportive festivals, where the stress is put on consumerism, etc.
Starting from this polarization of social classes, we can debate upon Jean-Jacques Wunenburger’s question put in The Contradictory Reason, whether the Western thinking got stuck into “an Aristotelian and Cartesian orthodoxy”, one which crams “all determinations under the sign of the Same or Another”, because “thinking nestles around the non-contradiction principle, the classificatory approach and around a nucleus of substances” (Wunenburger The Contradictory Reason 9). If these are true, it means the difference is consciously underestimated with the view to attaining a utilitarian comfort lucrative in the worldly order. I remember the case of a remarkable student in Foreign Languages. He had graduated from Polytechnics, worked as a programmer, had a real capacity of assimilating foreign languages and he even read a lot. After one year he had a nervous breakdown. The cause was the plurality of the humanistic approaches, so much confusing if compared to the efficient, binary system which had been his referential cardinal point when he worked as a programmer. He confessed to me that he was completely baffled and he longed for straight and limited thinking directions. Nostalgia after a logic of conjunction, which wouldn’t “highlight the multiform animation of differences” (Ibid 10) is more spread than we should imagine. The attraction to simplification and the focus on strategies conceived to yield fast, palpable results is a symptom of non-philosophical thinking. Wunenburger believes that modernity hyperbolised the left brain hemisphere, the one specialized in analytical understanding (Ibid 11). Slowly but irreversibly, the numen vanishes from the pragmatist thinking as it is considered a “rationality of the shadow” (Ibid 13) which damages the perspectives of social success. The author of The Contradictory Reason supports the festering of “some ways of thinking contradictory and paradoxical” (Ibid 14), that is of the heuristic ways. In order to promote such thinking we need to invest in the courage of contradiction and of understanding reality as unitas multiplex. The acceptance of a hermeneutic state of conflict means going further than Aristotelianism and Cartesianism, but further than Kantism and Hegelian dialectic as well. All these demands are propounded in an epoch in which social sciences proliferate and education is distorted by the imperatives of efficiency and exactitude. The system postpones thus the essential in order to faster obtain economic advantages, but becomes toxic in this way for human nature and for the environment we inhabit.
The n-dimensional geometry
Wunenburger questions the nature of contemporary excesses: “The excess of alterity, on the one side, the excess of identity, on the other side, don’t they often have their origin in the incapacity of binary schemes to apprehend the many-headed structure of forms? “ (Ibid 24). It would be a naivety, though, to believe that the binary representation of reality is a characteristic of modernism. We very well know that Heraclitus saw the universe as a result of attraction between opposites, that Plato, in the last stage of constructing his system, was fascinated by geometrical bodies, the triangle being their core, and that Plotinus derived the world, by way of emanation, from the One. Even the Socratic maieutics, from what Plato transmitted us, was a dispute or a debate with the purpose of filtering out the truth. The move from 1 to 2 is the first step in splitting the monad, but it is not such a dramatic step in Wunenburger’s opinion: “The homogeneous treatment of dyads assures the status of epithetic correlates of the Unity” (Ibid 32). This happens because the structures of reality never confine to binarity, as we are lured to organize them, out of gnoseological comfort. Symmetry would be a maniacal reflex of identitary thinking. These mirages generated by “speculum” emerge from a “paradigm of reflection” (Ibid 38) that doesn’t take into account the geometrical irregularity of creation. Or, if we want, the divine geometry is infinitely more complex than the one we know and doesn’t rely on the straight line. Only the curve allows for that special judgement of what is behind good and evil.
The true creative tension which generates a “space of mediations” (Ibid 38) is provoked by the existence of a tertium quid able to relativize “the alternation from simple unity to fragmented duality” (Ibid 56). This third dimension discharges the tensions of bipolarity, but it simultaneously charges a relation. The philosopher doesn’t reject in any way the n-dimensional space of modern physics. He only promotes the triad as the perfect structure from the point of view of the energy, that is of creativity. The tetraktys compensates for “the insufficiency of the dyad” (Ibid 60). He overtakes its antagonisms by introducing into equation the excluded tertium, the scapegoat. The horizontal duality victim – assailant would thus be surpassed by transferring the hubris to a transcendent tertium (Ibid 72).
Civilization overtakes culture
In his book from 1930, Mass Civilization and Minority Culture, the British literary critic F.R. Leavis warned about the dangers of industrialization. The uncultivated majority started deriding the values of the refined minority. The word “high-brow”, which appeared in that period, was indicative of this aggressive mockery. Much in the same vein, Guillaume Apollinaire bemoaned in his poem Zone the end of an aesthetic world: “c’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté” (Apollinaire 12).
The tense dyad is now represented by the conflict between culture and civilization. The latter progressively invades the former and subsequently assumes its status as well. Even the multiples of 2 seem to be menacing in the opinion of the American writer Jerome Rothenberg: “I found that the letters in the Hebrew god-name aleph-lamed-vav-hey (eloha) add up numerically (=42) to the Hebrew word bet-hey-lamed-hey (behalah), ‘terror, panic, alarm’ ” (Rothenberg 17). This is Jahve of the Old Testament and he becomes more and more the God worshipped by the masses: a civilized, but not a cultural God. Terror, even if holy, begets superstition. Superstition proves very useful for what Bogdan Ghiu, in his book Dadasein, called the necropolitics. Superstitious people are easier to manipulate and, more than this, they need the strong presence of a master. We have the famous couple in Samuel Beckett’s Waiting for Godot, Pozzo and Lucky. The ironical shade of the name Lucky is obvious when we realize it is used for a slave who is happy to carry in his mouth the whip with which he is flogged, to sleep while standing loaded with the bags of his master Pozzo. He does all these things in order to impress his tormenter so that he will not fire him. Slavery can be assumed as a job. The contemporary slave becomes prostrate if he is not used as a tool by his owner. In terms of identity, the individual depends upon the relations of power with other individuals. Identity could be perceived as a twofold condition: on the one hand the master, on the other hand the slave. Of course, as it happens in Harold Pinter’s theatre, these apparently opposed conditions can be whimsically inverted. Every victim nurtures the desire to dominate and every executioner longs for the pleasure to be dominated. Sadism and masochism swap roles in order to ensure the contemporary imperative of pleasure. Beckett imagined the two beggars that wait for Godot: “Huddled together, shoulders hunched, cringing away from the menace they wait” (Pinter 22). The more modernism melted into postmodernism, the menace was obliterated by pleasure. An indefinite and looming threat triggers unexpected reactions. Terror is gradually replaced by hysterical fun. The defenceless victim resists the impending danger by ignoring it.
The aleatory technicalities
Alexandru Ivasiuc, who spent several years in the communist jails, describes the logic of annihilating identities while preserving people’s attachment to the unique party in his novel The Crayfish. The first step in advancing political “reforms” is to twist the meaning of such words as honour, responsibility, and justice: “By eliminating from our vocabulary the option of individuality, responsibility, justice, we shall replace it with the all-inclusive notion of technique. Clearly thought, obscurely felt. The operation will have an en-gi-ne-er-like precision. But it will bring forth a new ingredient, as well, in accord with the most modern techniques. The notion of aleatory, which will make it mysterious. We shall re-offer the world, in order to more efficiently govern it, something of the old mystery it lost with the advent of the rationalist in-di-vi-du-a-lism.”[1] (translation mine) (Ivasiuc 8). Don Fernando has the intuition of political power as natural and unpredictable revelation. Terror becomes sacred and the awestricken people worship the guillotine. Justice and rightfulness are replaced in the limelight by aberration, chance and subjectivity: “The state power shall be completely arbitrary and mysterious. Nobody shall feel sheltered because the real criterion shall remain or seem hidden”[2] (Idem). This is a poetic justice in the end, as it punishes in conformity with the political reason of appalling people. This is the contradictory reason in Jean-Jacques Wunenburger’s terminology. Its effects are artistic as long as they correspond to Jed Rasula’s theorizing on tropes: “Privileging tropes, the poet turns screen into filter, sifting rule into detour” (Rasula 137).
The judiciary chaos cannot go totally berserk. To secure their positions, the manipulators strew the contradictory reason with what Julia Kristeva coined as ideologemes: “The micrological unit known as the ideologeme, the smallest ideological component in a system” (in Lane 189). These microunits would coordinate “the connectivity of texts to form an intertextual network of meaning” (Idem). The meaningful clusters of sense functioning like some astrocytes fictionalize politics and embellish all sorts of atrocities.
The self-deceived deceiver
The same Jerome Rothenberg warned that “mythology always carries with it an element of automythology” (Rothenberg 44). Owing to such a reflecting phenomenon, the manipulators manipulate themselves until they completely annihilate their lucidity. All dictators end up believing in their godly nature and in their benign role in history. The auto-mythologizing illusion has the efficiency of a convex mirror. Analyzing Francesco Parmigianino’s Self-portrait in a convex mirror, Stephen Paul Miller concludes: “A convex mirror is a perfect surveillance mechanism. […] No one can stand at an angle too oblique from a convex mirror’s perimeter to avoid being observed by another occupant of the same room.
The convex room therefore conveys a notion of supreme “surveillance” (in Bloom 32). The researcher even spots the kinship between poetry and politics as he constantly reports his considerations to the Watergate scandal and the controversial figure of President Richard Nixon. This kinship is not an innocent merry-go-round. Politics, through its inherent pragmatism and cynicism, falls short of understanding the economic uselessness of literature. Stephen Paul Miller approaches the equation from the opposite end: “all literature is primarily political because it is only through the language of culture, in its broadest sense that the contradictions of economic and political power and inequity can be dynamically yet unconsciously reconciled. Put simply, culture is a cover-up” (Ibid 33).
Works cited
Apollinaire, Guillaume. Alcools. Piteşti: Paralela 45, 2008.
Bloom, Harold, ed.. Bloom’s Modern Critical Views: Contemporary Poets – New Edition. New York: Infobase Publishing, 2010.
Ghiu, Bogdan. Dadasein. Bucureşti: Tracus Arte, 2011.
Ivasiuc, Alexandru. Racul. Bucureşti: Editura Albatros, 1994.
Lane, J. Richard. 50 Key Literary Theorists. London: Routledge, 2006.
Rasula, Jed. This Compost: Ecological Imperatives in American Poetry. Athens: Uiversity of Georgia Press, 2002.
Rothenberg, Jerome. Poetics & Polemics, 1980-2005. U.S.A.: University of Alabama Press, 2008.
Stanciu, Virgil. The Transition to Modernism in English Literature. Cluj-Napoca: Editura Limes, 2007.
Wunenburger, Jean-Jacques, Imaginariile politicului, Bucureşti, Editura Paideia, traducere de Ionel Buşe şi Laurenţiu Ciontescu-Samfireag, 2005.
Wunenburger, Jean-Jacques, Raţiunea contradictorie. Filosofia şi ştiinţele moderne: gândirea complexităţii, Bucureşti, Editura Paideia, traducere de Dorin Ciontescu-Samfireag şi Laurenţiu Ciontescu-Samfireag, 2006.
Notes
[1] „Scoţând deci din vocabularul nostru opţiunea de individ, răspundere, justiţie, o vom înlocui cu noţiunea atotcuprinzătoare de tehnică. Clar gândită, obscur resimţită. Operaţia va avea o precizie in-gi-ne-reas-că. Însă va aduce şi un element nou, în acord cu tehnicile cele mai moderne. Noţiunea de aleatoriu, care o va face misterioasă. Noi vom reda lumii, pentru a o putea eficient guverna, ceva din vechiul mister pe care l-a pierdut odata cu in-di-vi-du-a-lis-mul raţionalist.”
Avant-propos – Hommage à Jean-Jacques Wunenburger Avant-propos – Hommage à Jean-Jacques Wunenburger
Plus de 50 ans déjà se sont écoulés depuis que Gilbert Durand a publié son volume fondamental Les structures anthropologiques de l’imaginaire et a créé le Centre de Recherche sur l’Imaginaire de Chambéry. La première génération de chercheurs qui ont structuré et développé le concept et les méthodes de l’imaginaire (Gaston Bachelard, Gilbert Durand, Mircea Eliade, Henry Corbin, Roger Caillois, etc.) a été relayée par une deuxième génération, qui se trouve maintenant à sa complète maturité créatrice: Claude-Gilbert Dubois, Jean-Jacques Wunenburger, Philippe Walter, Joël Thomas, Gerard Peylet, Lucian Boia, Jean-Pierre Sironneau, et bien d’autres. Le réseau des CRI, bien que souffrant en ce moment des réformes universitaires, a pris une ampleur mondiale, comptant plusieurs Centres et groupes en Italie, Espagne, Portugal, Belgique, Pologne, Roumanie, Israël, Japon, Mexique, Argentine, Brésil, Afrique du Sud, etc. Les temps changent, les mentalités aussi, et les recherches sur l’imaginaire sont parties dans des directions qui évoluent avec l’époque, incorporant les innovations de la cybernétique et des réalités virtuelles, des médias globaux, de la postmodernité.
Considérés par Gilbert Durand comme structures anthropologiques, les régimes de l’image se retrouvent théoriquement partout, dans la vie sociale et la psychologie collective, dans l’histoire, dans les religions, la littérature, les beaux-arts. Si l’on accorde à Platon que la reine des disciplines de l’esprit reste la philosophie, il revient à un philosophe, Jean-Jacques Wunenburger, de donner une « philosophie des images ». Fondateur du Centre Gaston Bachelard de recherches sur l’imaginaire et la rationalité de Dijon, Jean-Jacques Wunenburger a remis en question les rapports entre imagination et raison, pour redéfinir la place que cette « folle du logis » (si ingratement traitée par les philosophes classiques) occupe dans la grande maison des fonctions de la connaissance.
Ce volume des Cahiers Echinox est un hommage aux contributions que Jean-Jacques Wunenburger a apporté à la connaissance de l’« arbre aux images » et de la « raison contradictoire ». Il comporte plusieurs volets, qui représentent une partie des domaines et des concepts explorés par le philosophe : l’imaginaire, le mythe, l’utopie, la rationalité. Chaque volet combine deux intentions, analytique et émulative : études et commentaires dédiés aux travaux de Jean-Jacques Wunenburger sur les thèmes respectifs; textes en son honneur, « mélanges Wunenburger », écrits dans son sillage, utilisant ses méthodes et éclaircissements conceptuels.
Cher maître, veuillez recevoir la chaleureuse gratitude de vos collègues, amis et disciples !
Corin Braga
Plus de 50 ans déjà se sont écoulés depuis que Gilbert Durand a publié son volume fondamental Les structures anthropologiques de l’imaginaire et a créé le Centre de Recherche sur l’Imaginaire de Chambéry. La première génération de chercheurs qui ont structuré et développé le concept et les méthodes de l’imaginaire (Gaston Bachelard, Gilbert Durand, Mircea Eliade, Henry Corbin, Roger Caillois, etc.) a été relayée par une deuxième génération, qui se trouve maintenant à sa complète maturité créatrice: Claude-Gilbert Dubois, Jean-Jacques Wunenburger, Philippe Walter, Joël Thomas, Gerard Peylet, Lucian Boia, Jean-Pierre Sironneau, et bien d’autres. Le réseau des CRI, bien que souffrant en ce moment des réformes universitaires, a pris une ampleur mondiale, comptant plusieurs Centres et groupes en Italie, Espagne, Portugal, Belgique, Pologne, Roumanie, Israël, Japon, Mexique, Argentine, Brésil, Afrique du Sud, etc. Les temps changent, les mentalités aussi, et les recherches sur l’imaginaire sont parties dans des directions qui évoluent avec l’époque, incorporant les innovations de la cybernétique et des réalités virtuelles, des médias globaux, de la postmodernité.
Considérés par Gilbert Durand comme structures anthropologiques, les régimes de l’image se retrouvent théoriquement partout, dans la vie sociale et la psychologie collective, dans l’histoire, dans les religions, la littérature, les beaux-arts. Si l’on accorde à Platon que la reine des disciplines de l’esprit reste la philosophie, il revient à un philosophe, Jean-Jacques Wunenburger, de donner une « philosophie des images ». Fondateur du Centre Gaston Bachelard de recherches sur l’imaginaire et la rationalité de Dijon, Jean-Jacques Wunenburger a remis en question les rapports entre imagination et raison, pour redéfinir la place que cette « folle du logis » (si ingratement traitée par les philosophes classiques) occupe dans la grande maison des fonctions de la connaissance.
Ce volume des Cahiers Echinox est un hommage aux contributions que Jean-Jacques Wunenburger a apporté à la connaissance de l’« arbre aux images » et de la « raison contradictoire ». Il comporte plusieurs volets, qui représentent une partie des domaines et des concepts explorés par le philosophe : l’imaginaire, le mythe, l’utopie, la rationalité. Chaque volet combine deux intentions, analytique et émulative : études et commentaires dédiés aux travaux de Jean-Jacques Wunenburger sur les thèmes respectifs; textes en son honneur, « mélanges Wunenburger », écrits dans son sillage, utilisant ses méthodes et éclaircissements conceptuels.
Cher maître, veuillez recevoir la chaleureuse gratitude de vos collègues, amis et disciples !
Corin Braga
Imaginaire, Mythe, Utopie, Rationalité – CuprinsImaginaire, Mythe, Utopie, Rationalité – Content
2011 volumul 22 – Imaginaire, Mythe, Utopie, Rationalité. Hommage à Jean-Jacques Wunenburger
Coordinator: Corin Braga
Editor: Phantasma. Centrul de Cercetare a Imaginarului
Editura: Fundaţia Culturală Echinox, Cluj-Napoca, Romania
ISSN 1582-960X (România)
ISBN 978-2-36424-245-6 (France)
Summary
Corin Braga , Avant-propos [7]
Imaginaire
Alberto Filipe Araújo, De l’éducation ou de la métamorphose de l’âme: Sous l’influence de Jean-Jacques Wunenburger [11-26]
Alvaro de Pinheiro Gouvêa, Une parole sans image est-elle concevable? [27-38]
Felix Nicolau, Imagination between Fiction and Lie [39-45]
Sorin Alexandrescu, Quinze ans après: La Philosophie des images aujourd’hui. Essai de biographie intellectuelle [46-70]
Lambros Couloubaritsis, L’ère de l’art profusionnel [71-80]
Anna Caiozzo, Une si discrète présence: l’eau, le jardin et le roi dans les miniatures de l’Iran médiéval [81-97]
Julien Béziat & Pierre Sauvanet, Imaginaire et rationalité cartographiques [98-112]
Arlette Chemain, L’image de la femme en ses métamorphoses – Écritures subsahariennes de langue française (1950-2010) [113-126]
Mythe
Jean Libis, Le bois de laurier ou la dissimulation du sacré [127-134]
Claude-Gilbert Dubois, Interdit religieux et mythologie de subterfuge. Le thème sacrificiel dans l’opéra [135-146]
Myriam Watthee-Delmotte, L’efficience du rite et la production du sacré: taches aveugles des études littéraires [147-156]
Barbara Sosien, Perséphone ou Eurydice? Antithèse ou inversion? [157-165]
Silviu Lupaşcu, L’Ascension de la Lumière. Chorégraphies ontologiques en soufisme, hindouisme, manichéisme [166-176]
Gisèle Vanhese, De la technique à l’imaginaire. Le Puits dans l’œuvre de Lorand Gaspar [177-188]
Constantin Mihai, Les représentations de l’image religieuse au niveau de l’élite intellectuelle [189-200]
Utopie
Andrei Simuţ, Jean-Jacques Wunenburger: Theory of Utopia or the Utopia of Total Theory? [201-206]
Joël Thomas, Icône et idole. Les avatars de la copie, de Platon à notre monde contemporain [207-217]
Corin Braga, Le désenchantement du voyageur utopique dans la littérature classique [218-235]
Rodica Chira, Burlesque et science-fiction dans le paradis cyranesque [236-255]
Radu Toderici, L’utopie à l’âge classique. Quelques éléments pour la création d’un genre littéraire [257-268]
Paolo Bellini, Technologies de l’hybridation entre éthique, pouvoir et contrôle [269-280]
Ruxandra Cesereanu, Communist Ideological Dystopia. The Newspaper Scânteia (1944-1950) – a “collective linguistic delirium” [281-290]
Rationalité
Simon-Pierre Mvone-Ndong, A l’aune d’une expérience initiatique chez Wunenburger [291-300]
Renato Boccali, La philosophie en temps de détresse [301-309]
Ionel Buşe, Vers une philosophie de la dualitude? [310-319]
María Noel Lapoujade, Wunenburger ou la philosophie bien tempérée [320-324]
Jean-Philippe Pierron, Ni général, ni géographe, philosophe [325-335]
Francimar Arruda, L’errance du bonheur [336-341]
Hugo Francisco Bauzá, La transdisciplinarité [342-352]
Book Reviews [353-390]