Karen Vandemeulebroucke
K.U. Leuven, campus Kortrijk, Belgique
Karen.Vandemeulebroucke@kuleuven-kortrijk.be
L’hybridation belge des genres poétiques français au XIXe siècle
The Belgian Hybridation of French Poetic Genres in the 19th Century
Abstract: Historiographers usually disagree on the periodization of Francophone poetry in Belgium during the 19th century. Moreover, their syntheses typically make use of a strict generic and borrowed categorization, paying little attention to the distinctive features of Belgian poetry and the often subtle evolutions that it has undergone throughout several decades. This contribution aims to reopen debates of the issue of poetic genres in Belgium from a discursive perspective. It is premised on the thesis that in the second half of the 19th century Belgian Francophone poetry operated with a hybridisation of French genres, accomplished in different ways: convergence of original and translated poetry, of old and new versification techniques, of old and new poetic topoï. My contention is that this hybridisation did not only contribute to the singularization of Belgian poetry viz. French poetry, but that it also made it possible to legitimize its properly ‘Belgian’ character.
Keywords: Belgian Francophone poetry; historiography; 19th century; hybridation.
1 . Prémisses
Les historiographes demeurent partagés quant à la périodisation de la poésie belge au XIXe siècle. Les uns estiment que celle-ci est née en 1830, date qui coïncide avec la création de l’État-nation belge ; les autres déclarent que ce n’est qu’à partir de 1880 que l’on peut parler d’une véritable poésie belge : traditionnellement, cette année est considérée comme un tournant dans l’évolution poétique, pour différentes raisons : la principale serait l’affirmation d’une nouvelle autonomie poétique par une jeune génération de poètes, notamment à l’occasion de la fondation du périodique La Jeune Belgique en 1881. Dans ce débat entre historiographes, un certain nombre de points de méthode demeurent en suspens : quels sont les présupposés à l’œuvre dans le travail historiographique ? quel est le corpus de référence des historiens ? quel métalangage utilisent-ils ? Le premier volet (2.) de ma présentation comportera un bref examen historiographique et méta-historiographique d’une sélection représentative d’histoires littéraires contemporaines et modernes.
Dans un second volet (3.), il s’agira de démontrer que l’idée organique d’une poésie belge qui naît pour se développer ensuite de façon indépendante, présente beaucoup plus de fissures qu’il n’y paraît au premier regard. Concrètement, nous comptons développer l’hypothèse suivante : autour de 1850, la jeune poésie belge a essayé de produire, en français, une poésie ‘métissée’. Nous allons décrire trois processus d’‘hybridation’ : l’agencement d’anciens et de nouveaux topoi (3.1), de poésies originales et traduites (3.2), et d’anciennes et de nouvelles versifications (3.3). Or, nous croyons que l’émergence de 1880 ne pourrait s’expliquer sans avoir recours à ces processus d’hybridation du genre poétique qui en ont jeté les bases.
2 . 1880 et ses avatars : un tournant dans la poésie belge ? (Bref état de la question)
Qui étudie l’histoire de la poésie belge au XIXe siècle, rencontre souvent une interrogation parfois ardente sur le tournant de 1880 : s’agirait-il d’un passage, d’une transition graduelle ou plutôt d’une révolution ? Quoi qu’il en soit, il est indéniable que l’idée de la renaissance de la littérature belge a été volontairement propagée par les acteurs mêmes des nouveaux mouvements : ainsi, en 1895, Gilkin écrit que, exception faite de De Coster, Pirmez, Lemonnier et Hannon, « avant 1880 la Belgique, au point de vue littéraire, était un désert ».
Dans ce qui suit, nous allons passer par un bref ‘état de la question’ afin d’examiner comment une sélection représentative d’histoires littéraires de la littérature belge, contemporaines aussi bien qu’actuelles, ont dépeint l’intensité et le contenu de ce tournant. Tandis que certaines se lancent dans l’exaltation de la nouvelle génération de poètes, d’autres la fustigent.
2.1 Les histoires littéraires contemporaines
2.1.1 Francis Nautet (1885 et 1892)
Francis Nautet peut être considéré comme le premier historien du réveil des lettres belges. C’est à lui que l’on attribue l’invention de l’expression « littérature belge », notion qui sera vite reprise par les défenseurs de l’autonomie littéraire. Nautet propose de parler de « ceux qui, les premiers, isolément ou collectivement, ont lutté en faveur d’une renaissance des lettres nationales » (1892 : 28).
Afin d’attester que les collaborateurs de La Jeune Belgique ne sont aucunement des « décalques parisiens » (1892 : 272), Nautet s’efforce de prouver que la poésie belge se trouve à l’aube d’une nouvelle ère, caractérisée par « l’éloignement des générations naissantes pour l’esprit classique français et leurs préférences germaniques » (1892 : 124). Plusieurs termes sont introduits par l’historien pour décrire le tournant dans la littérature et la poésie belges. Il parle d’une « littérature moderne », d’une « nouvelle tendance poétique » et de « la nouvelle poésie » qu’il oppose à la « tradition classique et française » (1892 : 131). Les représentants de cette nouvelle génération sont, selon Nautet, les collaborateurs réguliers de La Jeune Belgique : Max Waller, Georges Rodenbach, Georges Eekhoud et tant d’autres.
2.1.2 Jean Grignard (1889)
Il en va tout autrement pour Jean GRIGNARD qui, dans Nos gloires littéraires, causeries sur les Écrivains Belges, veut spécifiquement mettre en relief les poètes d’une tendance plutôt classique comme André Van Hasselt, Auguste Daufresne de la Chevalerie, Adolphe Hardy, Émile Valentin et d’autres poètes encore, tous appréciés pour leur « amour du sol natal » (1889 : 302) et pour les thèmes classiques et romantiques dont ils sont porteurs.
L’annexe intitulé « Jeunes-Belgique et Décadents » illustre à quel point Grignard se montre hostile vis-à-vis des ces jeunes poètes préludant à une nouvelle génération poétique. L’auteur parle d’une école « déliquescente et maladive » qui, « sous prétexte d’art et de littérature nationale (…) offre aujourd’hui (…) une profusion de plaquettes et de brochures dont le titre seul suffit à en détourner le littérateur quelque peu sérieux » (1889 : 309). En d’autres termes, ce que les Jeunes Belgique pratiquent ne serait pas de l’art, ni de la littérature nationale au sens propre du terme. De toute façon, que les historiographes admirent la ‘nouvelle génération’ ou non, ils dépeignent tous l’année 1880 comme un tournant dans le développement de la jeune poésie belge.
2.2 Les histoires littéraires récentes
L’histoire littéraire traditionnelle continue à parler volontiers de la renaissance de la littérature belge. En 1922, Maurice Gauchez écrit, dans Histoire des lettres françaises de Belgique des origines à nos jours que « la période de 1830 à 1880, en somme, n’a révélé que des tempéraments médiocrement perspicaces, des talents hâtifs et sans mesure » (1922 : 173). Ce sont les deux décennies suivantes qu’il dénomme « la grande période ». Cette même pensée a été suivie par Charlier-Hanse (1958) qui parlent de « la renaissance de 1880 ». QUAGHEBEUR (1998) de son côté déclare que « le mouvement qui prend son essor aux alentours des années 1880 » signifie « la balise d’une réelle mutation par rapport aux années antérieures » (1998 : 45).
S’ajoute à cela que des histoires littéraires plus récentes, comme celle de Berg – Halen – Angelet (2000) et celle de Bertrand – Vrydaghs (2003) n’apportent que très peu de nuances à cette idée longtemps défendue : tandis que la première parle du « renouveau littéraire des années quatre vingt » (2000 : 57), la seconde mentionne « un renouveau véritable des lettres belges » (2003 : 132) ainsi que « l’autonomie nouvelle de la littérature » (2003 : 139).
D’autres historiens modernes de la littérature belge, comme Trousson (2000) et Denis – Klinkenberg (2005), parlent également de « l’essor littéraire des années 1880 » (2000 : 36), mais ils s’empressent d’ajouter qu’il s’agit d’une simplification de l’histoire, car cet « essor » n’est pas à verser au crédit de la seule Jeune Belgique (2000 : 36 et 2005 : 126-127). D’une façon ou d’une autre, même si ces histoires littéraires occupent une position plus modérée, toujours est-il qu’elles ne s’attachent pas en détail à la période ayant préparé le soi-disant tournant de 1880.
3. Une triple hybridation
Il est peut-être plus opportun d’examiner le dossier selon un angle différent, qui est celui de la coexistence de différentes perspectives qui ont devancé le tournant de 1880. Notre hypothèse est que la littérature belge a essayé de se singulariser, avant 1880, en allant à la recherche d’une certaine hybridité. La poésie belge de langue française aurait procédé à une hybridation de genres français, accomplie sous plusieurs formes : agencement d’anciens et de nouveaux topoi poétiques, de poésies originales et traduites et d’anciennes et de nouvelles techniques de versification. Cette coexistence de perspectives pourrait expliquer l’essor de 1880 dans la littérature belge, qui n’est alors pas née d’un coup comme le prétend l’histoire littéraire traditionnelle. Nous comptons examiner maintenant ces trois processus d’hybridation de la poésie à partir d’un corpus de textes poétiques parus dans La Revue de Belgique (1869-1890, première série), afin de les comparer ensuite à des exemples tirés de La Jeune Belgique, qui se déclare le représentant par excellence du renouvellement poétique.
3.1 Anciens et nouveaux topoi poétiques
En premier lieu, la singularisation se caractérise par la présence d’anciens et de nouveaux topoi poétiques. Regardons le poème suivant de Charles Masson, humble poète et historien belge dont l’influence ne semble pas avoir dépassé les frontières de l’état :
Charles Masson
(La Revue de Belgique, 1874, t.16, p.216)
Approchez avec moi sans bruit :
Le voyez-vous ? – C’est cette nuit
Qu’il est mort ! – L’aube était éclose :
Soudain, il a paru faiblir,
Et tous nous avons vu pâlir
Sa lèvre rose.
Comme une lampe à son déclin,
Qui tremble et lentement s’éteint,
Il s’en est allé sans souffrance.
Sa bouche encor nous souriait,
Que tout bas chacun le pleurait
Sans espérance !
(…)
– Allons, petit, reveille-toi (sic)
Ne m’entends-tu donc pas ? – C’est moi,
Moi, ton vieux compagnon fidèle !
Voici ta balle et ton cerceau
Allons, viens, Sors de ce berceau,
Le jeu t’appelle.
Le bosquet se remplit de chansons :
Tout murmure dans les buissons.
Les grands prés se dorent humides
Sous les feux bleuâtres du jour.
Allons, petit, ouvre à ton tour
Tes yeux limpides.
Remarquons d’abord que nous avons affaire ici à un mimétisme prononcé sur le plan du vers : la composition du poème ainsi que la disposition des rimes sont traditionnelles et héritées du romantisme français. Il en va de même pour les thèmes abordées : ceux-ci ne sont pas moins typiques du romantisme, songeons à la mort, l’enfant, (la famille), la nature, le jeu d’enfant, … .
Voyons maintenant un poème de la plume du poète flamand francophone Georges Rodenbach, intitulé La mer du Nord et publié dans La Revue de Belgique en 1881 :
Georges Rodenbach
La mer du Nord
(La Revue de Belgique, 1881, t.38, p.26)
Ce n’est pas la mer bleue où se mire et se mêle
Le bleu ciel du Midi toujours d’azur comme elle
Que je veux chanter dans mes vers ;
La mer où les bateaux voguent comme des cygnes,
Dont les bords sont ourlés d’oliviers et de vignes
Et de larges pins toujours verts !
Ce n’est pas l’Océan aux falaises massives,
Où le troupeau hurlant des vagues convulsives
Est battu sans cesse et broyé,
L’Océan qu’on prendrait pour un grand cimetière,
Car de loin chaque flot semble un tombeau de pierre
Qui recouvre un marin noyé !
Non ! c’est la mer du Nord, la mer brumeuse et glauque
Qui berce ave sa voix exaspérée et rauque
Ses bruns enfants, les matelots ;
La mer du Nord qui vient en grondant vers la Flandre
Pour l’étreindre, comme un amant fougueux et tendre,
En des baisers pleins de sanglots.
(…)
C’est elle ! c’est la mer du Nord ! la sœur jumelle
De la terre de Flandre, indomptable comme elle.
Sur leur double horizon mouvant,
– Dès que la nuit s’enfuit dans son manteau d’étoiles –
La barque et le moulin livrent tous deux leurs voiles
Au souffle impétueux du vent.
C’est sa côte étalant, dans les brumes dormantes,
Tant de hameaux coquets et de villes charmantes,
Fraîches oasis de la mer,
Ostende, Blankenbergh, Heyst, Nieuport et La Panne,
Où tous mes souvenirs s’en vont en caravane
Pendant les tristes mois d’hiver !
(…)
Ce poème est, lui aussi, très traditionnel sur le plan prosodique : Rodenbach use d’une combinaison d’alexandrins et d’octosyllabes et se sert de sizains traditionnels, composés de rimes plates et de rimes embrassées (AABCCB). Même si le mimétisme est clair sur le plan du vers, Rodenbach rejette partiellement le modèle français, de par la ‘topographie’ qu’il met en scène. Dans le poème que voici, deux pôles spatiaux se rencontrent. Le premier désigne l’espace universel, représenté par le Midi, l’Océan, voire l’océan mythique. Le second pôle spatial est un espace national. Plus spécifiquement, c’est le pôle flamand, caractérisé par la mer du nord, que Rodenbach met en relief. Dans le poème plus traditionnel de Masson, par contre, la topographie spatiale faisait défaut.
Nous observons ici une évolution vers une ‘scénographie topographique’ flamande. L’espace périphérique, exprimé dans la mer du nord, est valorisé. Chez d’autres poètes, la scénographie flamande sera encore plus prononcée par le biais d’une représentation des beffrois, des carillons, du froid de la mer, des tours, … . Ces images sont traditionnellement associées à ce que l’on appelle le « mythe nordique ». Cette image de nordicité engendre un exotisme limité : les Belges se sont assimilé l’image que les Français avaient d’eux.
Ce sera précisément cette mise en scène de la Flandre qui sera volontairement propagée par La Jeune Belgique. Ainsi, dans un compte rendu à propos du recueil Les Flamandes du poète flamand francophone Émile Verhaeren, Albert Giraud appelle ce dernier « Flamand d’origine et de nature » qui a « cherché, et atteint, une réalité supérieure : la quintessence des mœurs et des aspirations d’une race » (La Jeune Belgique, 1882, 2, p. 110).
3.2 Poésies originales et traduites
À côté de poésies originales, La Revue de Belgique ouvre également ses colonnes à des poésies traduites, fût-ce dans une moindre mesure. Surtout les poèmes d’auteurs flamands néerlandophones sont traduits. Voyons l’exemple suivant. Godefroid Kurth (1870, t. 4, p. 5-18) rend compte du recueil « Zwijgende liefde, een Liederkrans » (1860) du poète flamand Julius Vuylsteke (1836-1860) dans le but de « démontrer que notre littérature depuis 1830 a produit, en flamand comme en français, des écrivains distingués et des ouvrages qui mériteront d’aller à la postérité » (p. 9). Le chroniqueur fournit ensuite des exemples, qu’il traduit lui-même, sans pour autant mentionner les poèmes originaux en flamand. C’est un effet réducteur de la part du chroniqueur : le poème est représenté comme belge, avant d’être flamand par la langue.
Julius Vuylsteke
Ik heb haar een’ diepen groet gegeven,
Van aan mijn hoofd tot aan mijn’ voet,
En ‘k heb een mooi halfrond beschreven
Met mijnen besten hoed.
Zij heeft mij een zeer stijf groetje geschonken,
Terwijl ze ter nauwernood zich boog,
En zond naar een’ anderen kant de lonken
Van ’t helderstralend oog.
Ik was zoo hoofsch en verliefd in mijn groeten;
Zij zag zo koud en kwalijk gezind: –
Ik woû ze zoo iederen dag ontmoeten;
‘k geloof dat zij mij bemint.
Traduction de Godefroid Kurth (1870, t. 4, p. 5-18)
Je lui ai fait un grand salut
Des pieds jusqu’à la tête,
Et j’ai décrit un magnifique demi-cercle
Avec mon chapeau.
Elle m’a rendu un petit salut bien roide
Pendant qu’à peine elle s’inclinait,
Et elle a envoyé d’un autre côté les regards
De son œil brillant.
J’étais si courtois et si amoureux dans mon salut !…
Elle avait l’air si froid et si malveillant…
Je voudrais la rencontrer chaque jour ainsi :
Je crois qu’elle m’aime.
Il est remarquable que le poème traduit est devenu presque un texte en prose. Kurth n’a pas attaché la moindre importance à la prosodie originelle (ni la rime ni la cadence ne sont retenues) ; seule importe la thématique, ce qui produit un second effet réducteur. Cette traduction peut donc être conçue comme un baromètre du regard porté sur la poésie flamande : celle-ci est considérée comme une poésie où le thème et son développement importent beaucoup plus que la mise en forme poétique.
Il n’en va pas de même pour la traduction suivante de Musarion oder die Philosphie der Grazien de Christoph Martin Wieland par le poète Charles Ruth. Ruth a traduit le deuxième livre de ce poème, qui est considéré un chef-d’œuvre de l’Aufklärung allemand de la deuxième moitié du 18e siècle. Dans La Revue de Belgique, seule la traduction française est publiée.
Chr. M. Wieland, Musarion
Was, beym Anubis! konnte das
Für eine Stellung seyn, in welcher Phanias
Die beiden Weisen angetroffen?
« Sie lagen doch – wir wollen bessers hoffen! –
Nicht süßen Weines voll im Gras? »
Dieß nicht. – « So ritten sie vielleicht auf Steckenpferden? »
Das könnte noch entschuldigt werden;
Plutarchus rühmt sogar es an Agesilas,
Doch von so fei’rlichen Gesichtern, als sie waren,
Vermuthet sich nichts weniger als das.
Ihr Zeitvertreib war in der That kein Spaß;
Denn, kurz, sie hatten sich einander bey den Haaren.
Ch. G. Ruth, Musarion, poème en trois chants (Traduit de Wieland)
(La Revue de Belgique, 1870, t.6, p.15)
Par le Styx! Quel était ce maintien des deux sages,
Pour qu’il parût étrange et contraire aux usages ?
Ils n’étaient pas au moins couchés sur le gazon
(Nous espérons mieux d’eux) cuvant leur vin ? – .Ça, non
– Couraient-ils à cheval sur des bâtons, peut-être ?
– C’est un jeu que l’on peut sans honte se permettre,
Témoin Agésilas. Plutarque nous l’apprend.
Mais des sages (chacun aisément le comprend)
Ne pouvaient s’amuser de façon plus puérile.
Leur occupation était bien plus virile,
Car, bref, ils se tenaient tous deux par les cheveux.
Cette traduction est également remarquable dans plusieurs sens. Tandis que le traducteur respecte en général la structure narrative originale, il déplace parfois des syntagmes d’un vers à l’autre, p.ex. Gras (vers 5) – gazon (vers 3). Si les vers allemands sont caractérisés par des ‘Hebungen’ (temps forts) et des ‘Senkungen’ (temps faibles), Ruth opte dans sa traduction pour le système syllabique français, où le mètre domine le rythme (les syllabes doivent être comptées). En plus, Ruth adopte l’alexandrin classique, présentant douze syllabes et une césure après la sixième. S’ajoute à cela que le traducteur ne respecte pas toujours la disposition des rimes dans le poème original. Les rimes plates (AABB), suivies par les rimes embrassées ACCA dans le poème allemand, sont traduites par une succession de rimes plates (AABB, CCDD). Au lieu de suivre la disposition de rimes masculines et féminines du poème original, Ruth choisit une alternance constante de rimes masculines et féminines. Au total, nous pouvons conclure que la traduction de Ruth se présente comme une concession délibérée aux conventions de la poésie française d’une tradition plus précoce, romantique, voire néo-classiciste.
3.3 Anciennes et nouvelles versifications
Cependant, d’autres traducteurs de poésie, comme André Van Hasselt, osent recourir à des procédés rythmiques moins traditionnels. Ainsi, Van Hasselt insère la lecture ‘prosodique’ allemande dans ses traductions françaises. Dans un long article traitant de ce poète belge dans La Revue de Belgique, Ernest Van Elewyck souligne que Van Hasselt adapte le système de versification français en introduisant des syllabes fortes et faibles, typiques de la métrique allemande :
Et vous / ô pinsons / qui chantiez / tout le jour.
La cadence de ces formules nouvelles est si harmonieuse qu’on ne s’aperçoit pas du nombre inusité. Instinctivement on scande le vers, ou plutôt on le chante, tant il est vrai que nous avons conscience de la valeur des syllabes, fortes ou faibles. (La Revue de Belgique, 1875, t.21, p.268)
Cette technique pourrait être prise pour une tentative lancée par Van Hasselt (et ses disciples) de se débarrasser du ‘joug’ français. En se spécialisant dans des traductions de poésie allemande et en inventant ainsi un système de versification syllabo-tonique tout à fait particulière, ils ont essayé de créer une poésie différente, jugée ‘typiquement belge’.
Les tentatives de Van Hasselt pour se frayer de nouvelles voies poétiques lui ont valu posthumément le titre honorifique de ‘précurseur’. À l’honneur du poète qui a été pourtant « toute sa vie attaqué, critiqué, nié, méconnu, presque obscur » (La Jeune Belgique, 1884, t.4, p.130), les Jeunes Belgique organisent en 1884, dix ans après la mort de Van Hasselt, une cérémonie commémorative sur sa tombe. La Jeune Belgique relate le compte rendu de cette fête, où Georges Rodenbach a pris la parole en ces termes : « Messieurs, il y a aujourd’hui dix ans qu’on a couché ici dans la terre le plus grand de nos anciens poètes. (…) Nous avons eu toujours pour première tâche de glorifier nos initiateurs et nos aînés. (…) Vous savez combien c’était un vrai artiste » (ibid.). Que les Jeunes Belgique n’aient pas oublié Van Hasselt, démontre qu’ils ne font pas complètement table rase de la poésie composée par les générations précédentes. Là réside justement l’ambiguïté fondamentale : le tournant de 1880 ne s’est pas produit d’un jour à l’autre ni d’un seul tenant.
4. Conclusion
En résumé, il est entendu que les histoires littéraires ont laissé une image trop simpliste de la poésie belge au XIXe siècle : il n’y a pas une pré-Jeune Belgique, tout comme il n’y a pas une post-Jeune Belgique. Au contraire, nous espérons avoir démontré que différentes tendances se sont rencontrées et ont été en compétition tout au long du XIXe siècle. L’hybridation générique que nous avons décrite sous plusieurs formes n’a pas seulement contribué à la singularisation de la poésie belge vis-à-vis de la poésie française, elle a aussi permis de légitimer son caractère ‘belge’ au regard d’une poésie flamande également émergente (et que nous avons ici laissée de côté). La tâche de l’historien est de mieux décrire ce champ ambivalent : celui de la singularisation d’une littérature périphérique mais ambitieuse, dont le statut a permis des tentatives novatrices devant lesquelles le centre français hésitait, voire reculait.
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