Aurora Bagiag
Université “Babeş-Bolyai” de Cluj-Napoca, Roumanie
Voyage aux confins de l’art dans Le Partage des eaux d’Alejo Carpentier /
Voyage to the Limits of Art in Alejo Carpentier’s Le Partage des eaux
Abstract: Travelling around an ex-centric universe playing with such concepts as « frontier », « transgression », « antithesis », the main character of Alejo Carpentier’s novel Le Partage des eaux, a musician who sets forth to Latin America in search for the cultural roots of modern man, passes through the initiatic proofs of love, death and resurrection. The artist becomes the subject of an entire range of revelations of an archetypal “space-time”, of a reality of wonders and of the magical essence of music. His anamorphotic existence, altered and distorted by modernity, turns back into what is its own essence by means of the “curved mirror” of the extraordinary South-American experience.
Keywords: Hispanic Literature; Alejo Carpentier; Magical realism; the plurality of the I; initiation.
En 1953 l’auteur d’origine cubaine Alejo Carpentier publie son deuxième grand roman intitulé Los Pasos perdidos[1]. Traduit trois ans plus tard en français sous le titre Le Partage des eaux[2], le roman est redevable au concept de real maravilloso problématisé par Carpentier en 1940, quand il collabore à l’ouvrage de Pierre Mabille, Le Miroir du merveilleux, formulé pour la première fois en 1948, dans un article paru dans El Nacional de Caracas, et repris ensuite en 1949, en guise de préface à son deuxième roman Le Royaume de ce monde. Carpentier se propose de définir la spécificité du monde hispano-américain par une sorte de « révélation privilégiée de la réalité, une illumination inhabituelle ou singulièrement favorable de cette réalité, un agrandissement des échelles et des catégories, perçues avec une particulière intensité en vertu d’une exaltation de l’esprit qui le conduit à une sorte d’état limite »[3]. Tout en refusant le merveilleux « codifié », « bureaucratisé » par les conventions littéraires, l’écrivain est persuadé que la captation de « l’essence magique de l’Amérique », impliquant une « entreprise de désaliénation et de libération », passe par le merveilleux qui imprègne la culture populaire[4]. Ainsi l’originalité du réalisme magique sud-américain est redevable au fait qu’il plonge ses racines dans le surréalisme et intègre des éléments primitifs, folkloriques, mythiques.
Notre démarche ne se propose pas d’inventorier les occurrences du discours théorique de Carpentier dans le texte de fiction, mais de partir d’emblée d’une analyse de son roman pour aboutir à des réflexions plus conceptuelles autour de la présence métatextuelle du real maravilloso. Il s’agirait dans un premier temps d’analyser un univers multiple qui joue avec les notions de frontière, limite, transgression, porosité, antinomie. Il serait intéressant de réfléchir ensuite sur la valeur initiatique de l’itinéraire du protagoniste, ethnomusicologue parti en Amérique latine à la recherche des racines culturelles de l’homme moderne, qui passe par les épreuves de l’amour, de la mort et de la résurrection. Ces considérations conduiront à l’étude de l’insertion des avatars de l’art dans la réalité fictionnelle.
L’Univers en anamorphose
Le Partage des eaux est fondé sur une antinomie chrono – topologique explicite entre le monde « de là-bas », c’est-à-dire la ville moderne, anonyme, mais dont les éléments ont suggéré pour certains commentateurs l’identification avec New York, et le monde primitif, une sorte de pays de l’au-delà, de la forêt vierge sud-américaine. La dissociation apparaît grâce au dépaysement introduit par le voyage en trois temps – aller, retour, aller – du héros narrateur. Celui-ci ne cesse de souligner le contraste entre les deux espaces emblématiques par des paires d’oppositions telles chaos / ordre, démythisation / mythe, faux semblant / authenticité. Une faille se creuse entre le présent historique, accablé par l’obsession de l’heure et les mouvements stéréotypés et le présent éternel, englobant le passé et se prolongeant dans l’avenir. Dans le pays des horloges (accumulation de montres, cloches, chronographes, carillons électriques) le temps, toujours égal à soi-même, se prête à des lacunes à force de répéter les mêmes divisions indistinctes. Au pôle opposé, à l’autre bout du monde, l’immuable rejoint la conviction qu’on peut « remonter le temps à l’endroit et à l’envers », que la cyclicité et la circularité temporelles concourent à la con-fusion des espaces-temps :
Nous sommes peut-être en l’an 1540 […]. Nous sommes peut-être en l’an 1540, mais ce n’est pas certain. Les années diminuent, se diluent, s’estompent en un recul vertigineux. Nous ne sommes pas encore arrivés au XVIe siècle. Nous vivons à une époque bien antérieure. Nous sommes au Moyen Age […]. Et voici que ce passé souvent devient présent. Que je le palpe et je le respire. Que j’entrevois la stupéfiante possibilité de voyager dans le temps, comme d’autres voyagent dans l’espace.[5]
Dans une boucle anhistorique le héros assiste à l’enfilement sur l’axe syntagmatique de l’époque de la Genèse, du Moyen Age, de celle de la Conquête et de la Renaissance. Pour celui qui vient de la métropole, la flexibilité de la durée, « la dilatation de certains matins, la chute lente d’un crépuscule »[6], se transforment en révélation profondément subjective de l’humain. En plein processus de substitution du temps historique à celui cosmique, obéissant au code des pluies et des fleuves, le voyageur et ses compagnons se rattachent à un réseau de référents bibliques, mythiques ou légendaires. Ainsi Adelantado, le fondateur de la ville inconnue des profondeurs de la forêt, appelle sa création « L’Arche de Noé », tandis que ses habitants reprennent l’attribut adamique de nommer les choses et les animaux qu’ils reçoivent. Le narrateur passe lui aussi, successivement, par les rôles d’Ulysse – homo viator, de Sisyphe et de Prométhée. Les renvois à l’Odyssée sont permanents : le chien des mineurs s’appelle Polyphème, Yanne le Grec se voit transfiguré en Eumée, le porcher ; Ruth, la femme du narrateur s’identifie à Pénélope, attendant le retour du errant Ulysse. En tant qu’initiatrice de la recherche de son mari perdu dans la forêt amazonienne, elle devient une variante féminine parodique d’Orphée, cherchant à tirer son époux de l’Enfer végétal. La superposition de toutes ces couches accorde une valeur exemplaire à l’action présente et l’enveloppe d’un aura merveilleux.
L’espace est lui aussi le sujet des représentations antinomiques : à l’emprisonnement dans un univers clos s’opposent les vastes étendues aquatiques, végétales ou pierreuses comme figures de la liberté. Dans le monde citadin, empêtré dans la routine journalière, l’art même n’est fait que de contrainte. Ainsi le théâtre aménagé dans la maison du narrateur et de Ruth, n’ouvre sa scène qu’à la représentation infiniment réitérée de la même pièce. La grande tragédienne est anéantie par la répétition des « mêmes gestes, [des] mêmes mots, tous les soirs de la semaine, tous les après-midi du dimanche, du samedi, des jours fériés… ». Le catharsis est remplacé par l’angoisse de l’espace carcéral : l’entrée en scène de Ruth, rendue chaque soir à « une prison où elle aurait purgé une condamnation à vie »[7], n’est que la mise en abîme de la claustration de la modernité citadine. Un deuxième exemple, relatif à la foi religieuse, se cristallise dans une représentation similaire. De retour dans la ville, désespéré de ne plus pouvoir rejoindre le paradis perdu, le narrateur transcrit un fragment onirique :
Hier soir j’ai rêvé que j’étais dans une prison aux murs aussi hauts que des nefs de cathédrale, entre les piliers de laquelle se balançaient des cordes destinées au supplice de l’estrapade. Il y avait aussi des voûtes épaisses qui se multipliaient dans le lointain, de plus en plus déviées légèrement vers le haut comme quand un objet est regardé dans deux miroirs placés face-à-face.[8]
Le rapprochement prison – cathédrale n’est pas surprenant vu le squelette antinomique du texte. Supplice et impossible accès à la sacralité sont les corollaires de la « ferveur » dans la ville de « là-bas ». A l’élan ascendant, dégradé par la démultiplication infinie des arcs voûtés, répond la chute répétée de l’hérétique suspendu à une corde qui se déroule brusquement au ras du sol, ou bien le fossé « rempli de paroles sans vie » qui se creuse entre « l’autel et ses fidèles »[9]. Des avatars de l’édifice censé cristalliser la foi chrétienne se retrouvent dans la forêt : à la cathédrale qu’Adelantado veux bâtir sur la place centrale de sa ville anhistorique fait face un correspondent naturel, une érection en pierre, un immense rocher à l’allure gothique, qui émerge de la « Capitale des Formes ». De plus dans la « Ville de Titans » ce temple irréel remplit sa fonction de demeure des dieux dans l’ensemble de l’architecture tellurique beaucoup plus naturellement qu’une construction humaine ne l’aurait fait. Participant à une dynamique de la verticalité, la cathédrale imagée suggère par ses formes un mouvement alternatif, ascendant et descendant, qui gouverne toute la construction du roman. Elle est là également pour figurer une structure compositionnelle qui ne s’appuie pas uniquement sur de simples oppositions, oxymores et coincidentia opositorum, mais aussi sur des éléments d’architecture musicale tels le jeux point-contrepoint. Chaque composante présente une variante authentique et un accompagnement parodique. Les voûtes qui se font toujours plus nombreuses comme dans des miroirs disposés face à face créent un effet de symétrie multiplicative qui se propage dans tout l’univers. Conjointement, la récurrence d’une constante architectonique dans la représentation spatiale – géométrie urbaine et dessins telluriques -, le déploiement sur la verticale selon une dialectique de la hauteur et de la profondeur, se transforme en métaphore visuelle centrale, opérant à tous les niveaux du texte. Le tunnel par lequel les navigateurs pénètrent dans la forêt mystérieuse annonce son entrée par une sorte de dessin gravé sur le tronc d’un arbre:
Il y avait à deux mètres de notre embarcation un tronc semblable aux autres : ni plus large, ni plus squameux. Mais sur son écorce était gravé un signe semblable à trois V superposés verticalement, emboîtés l’un dans l’autre, en un dessin qui aurait pu se répéter à l’infini et dont l’eau renvoyait le multiple reflet.[10]
Retour à l’image des voûtes de la cathédrale, au parcours journalier du narrateur « montant et descendant la pente des jours, la même pierre sur l’épaule », à la montée des voyageurs sur « l’échine des Indes fabuleuses » et à la descente vers le fleuve, et en fin au parcours initiatique (culturel, ontologique, anthropologique), brisé et repris, du héros. Le paragraphe qui transcrit le passage vers la ville inconnue insiste sur la confusion des dimensions, des éléments, de la réalité et du reflet – une palissade d’arbres qui plongent leurs racines dans l’eau, s’élèvent vers le ciel et redescendent à la surface du fleuve, faisant miroiter le cosmos :
Au bout d’un certain temps de navigation sur ce cours d’eau secret, il se produisait un phénomène semblable à celui que connaissent les montagnards égarés dans les neiges : on perdait la notion de la verticalité, dans une sorte de désorientation, de chavirement de la vue. On ne savait plus ce qui appartenait à l’arbre et ce qui appartenait au reflet. On ne savait plus si la clarté venait d’en bas ou d’en haut, si le plafond était liquide ou si l’eau était chaussée…[11]
Cette confusion devient tentaculaire dans un monde où tout se multiplie et les objets distordus n’arrêtent plus de se diviser. Le jeu avec le double ou le multiple d’une part, avec la limite, toujours dépassée, de l’autre part, se retrouve du côté de l’anthropos. Les rôles des acteurs, les couches superposées de maquillage de Ruth, sont les signes du mécanisme de la duplication. Les personnages trouvent leurs homologues à l’autre bout du monde, dans d’autres aires temporelles ou dans d’autres mondes fictifs. Ainsi le Kappelmeister autrichien qui dirige devant son miroir un orchestre imaginaire est un avatar du Père : le père du narrateur, musicien lui aussi, pris par la nostalgie des grands ensembles symphonique et conduisant de sa baguette des instrumentistes fictifs. En revanche Rosario, la femme découverte sur les versants de lave de La Hoya, est une figure de la Tellus mater, de la mère nourricière. Elle est également l’amante, superposant son image à celle de la fille du jardinier, un amour enfantin du narrateur, avec laquelle il jouait « au papa et à la maman » dans la corbeille de linge parfumé. A cela s’ajoute le dédoublement intérieur du héros, déraciné entre deux adolescences, d’un côté et de l’autre de la mer, partagé entre deux âmes, diurne (vendue au Comptable) et nocturne (à la recherche des plaisirs qui font oublier). La résurgence des plusieurs moi n’est pas exclusivement l’apanage ontologique du voyage, de la traversée des mondes différents, de la prise de contact avec des civilisations opposées :
On dirait qu’à l’intérieur de mon corps s’agite une autre personne qui s’identifie pourtant avec moi, qui n’arrive pas à s’adapter à sa propre image ; elle et moi, nous nous superposons de façon mal commode, tels ces mauvais tirages lithographiques dans lesquels l’homme jaune et l’homme rouge n’arrivent pas à coïncider…[12]
Le moderne fait écho aux patterns comportementaux de l’homme archaïque. L’incursion du narrateur dans la forêt vierge ayant pour mission de collecter des instruments musicaux primitifs refait en quelque sorte le voyage de son père qui quitte l’Europe pour s’installer en Amérique, celui d’Adelantado, héros civilisateur qui fonde une ville dans cette terra incognita, ou celui de Fray Pedro, missionnaire qui propage le christianisme parmi les sauvages et par extension celui de Colomb et des Conquérants en quête de l’or.
Au métissage des races dont Rosario est l’exposant et à l’amalgame des civilisations dont l’Amérique Latine est le creuset, répond la pluralité du logos qui définit le narrateur. Il parlait l’allemand avec son père, l’anglais avec Ruth et les aviateurs venus le chercher, le français, avec Mouche et l’espagnol, avec Rosario. L’espagnol est de plus la langue de sa mère et de sa petite enfance, des histoires saintes et de la foi chrétienne. C’est encore la langue de ce nouveau monde où il pénètre et qui lui rappelle que cette première langue presque oubliée lui permet encore de « multiplier et de faire des additions »…
Voyage aux « confins de l’homme »
Pour Alejo Carpentier voyager, vivre et écrire se confondent et s’enrichissent mutuellement. L’écrivain – voyageur, qui part à la découverte du monde pour aboutir à la découverte de soi, conjugue les déplacements « réels » et les nombreuses incursions dans le savoir. Ainsi à Un camino de medio siglo[13], bilan de ses voyages et ses rencontres, répond Cuarenta y cinco años de trabajo intelectual, autre bilan, cette fois-ci consacré aux principales sources utilisées pour l’élaboration de ses romans et à ses expériences intellectuelles[14].
La figure de l’homo viator occupe une place centrale non seulement dans Le Partage des eaux, mais également dans ses autres romans : El Reino de este mundo, El Siglo de las luces, El Recurso del metodo, El Arpa y la sombra. Le voyage a toujours une dimension itérative. Une multitude d’allers et de retours, d’errances, de fuites, constitue la matrice du déplacement épique. Le roman s’ouvre sur le retour du narrateur à la maison après une longue absence énigmatique et s’achève sur la promesse d’un autre voyage dans l’inconnu, au bord de Manati, peut-être à la recherche du filon prodigieux. Entre ces deux pôles on assiste à plusieurs variations sur ce thème, le déplacement spatial étant toujours doublé d’un voyage dans le temps et la culture. Le grand voyage vers