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Le bois de laurier ou la dissimulation du sacréThe Crown of Laurels or Hiding the Sacred
Jean Libis
Association des amis de Gaston Bachelard, France
j.libis@wanadoo.fr
Jean Libis
Le bois de laurier ou la dissimulation du sacré
Abstract: Jean-Jacques Wunenburger has writen a vast work. Its vastness yields to one essential enquiry best encapsulated in the title of one of his books: Philosophie des images. In spite of this, the complexity of the notion of the image itself prompts us to ask ourselves whether Wunenburger’s work privileges a certain type of imaginary. In this respect, the notion of the “sacred” holds a recurrent and hence problematical position. Whereas dominant in his first three books, it features less prominently in later works, somewhat disseminating itself, and taking a back seat. This enquiry sets out to demonstrate that the epiphany of the sacred gravitates around the symbolical image. The hermeneutic of the symbol engenders a logic of the interpretive desire that can be conjugated ad infinitum. At the same time, the author never ceases to denounce all contemporary hysterias which defile sacredness, especially by way of the horizontal projection of utopias or of the invasion of the televisual. As to the exact articulations of the sacred and the religious, they form the object of future enquiry.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Image; Symbol; Hermeneutics; Utopia; Profanation.
Tant par les ouvrages publiés que par la profusion de ses articles, l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger occupe une vaste surface. Dans la mesure où celle-ci constitue un véritable engagement en faveur de l’imagination et de l’imaginaire, on peut dire qu’elle présente une indiscutable homogénéité. Même dans les études qui semblent s’éloigner de son centre de gravité, comme dans les ouvrages sur Freud ou sur la télévision, la relation à l’image reste prégnante : elle sous-tend et structure la distribution du savoir. Seul l’ouvrage intitulé Questions d’éthique peut sembler quelque peu périphérique et pourrait relever d’une occurrence particulière.
La particularité des études wunenburgeriennes est qu’elles déploient une vaste culture anthropologique. De telle sorte que le matériau de référence est omniprésent, et que le travail de l’auteur est souvent et d’abord un travail de classification, de mise en ordre et d’organisation. Cela est patent notamment dans les livres directement consacrés à l’image et plus particulièrement dans ce livre central qui s’intitule Philosophie des images. Ce travail organisateur est d’autant plus nécessaire que la notion d’image est a priori d’une redoutable complexité.
Une question se pose alors. Dans ce vaste réseau pas toujours homogène qu’est le tissu de l’imaginaire, l’auteur entretient-t-il une relation privilégiée avec un certain type d’images, voire avec tel ou tel étage de l’imaginaire ? En d’autres termes : peut-on déceler dans son parcours une ontologie privilégiée de l’image ? À cet égard, il nous a semblé que la dimension du sacré pouvait constituer chez lui un fil conducteur cohérent. Toutefois une telle affirmation se doit de rester prudente : d’une part il y aurait chez l’auteur la possibilité de mettre en évidence d’autres émergences privilégies de l’image, l’image artistique notamment ; d’autre part le sacré semble parfois se dissimuler dans la substance même des textes, de sorte qu’il faut aller l’y chercher tout d’abord, afin de l’y décrypter ensuite.
Les trois ouvrages inauguraux
Dans une position initiale, l’ouvrage intitulé La fête, le jeu et le sacré nous invite, par son titre même, à entrer dans le débat. C’est en partant d’une interrogation sur le phénomène de la fête archaïque que l’auteur focalise d’emblée son attention sur le sacré qui est profondément consubstantiel à toute société. En effet toute collectivité primitive semble taraudée par une violence intime et une propension à l’excès. La littérature anthropologique est éloquente à cet égard ! La fête apparaît chez l’auteur comme un phénomène limite se situant à la jointure de l’institution sociale et de cette violence fondamentale. De celle-ci, dit Jean-Jacques Wunenburger, on peut avancer provisoirement qu’elle a partie liée avec le sacré. La fête serait donc tout à la fois une des manifestations privilégiées du sacré et sa tentative de socialisation. Tout l’axe de la démonstration va s’inscrire dans cette localisation d’une limite, dont l’évolution au cours du devenir historique montre par ailleurs le déplacement sournois et délétère. En termes clairs : la fête moderne s’étiole parce qu’elle a progressivement perdu le contact avec le sacré. Remarquons simplement que le terme de numineux, emprunté à Rudolf Otto, est souvent utilisé par l’auteur en une acception qui paraît équivalente à celle de sacré. Rarement utilisé dans la langue française, il n’en constitue pas moins un indice précieux lorsqu’il s’agit de comprendre et de saisir la conception wunenburgerienne du sacré. Otto lui-même tend à concevoir dans le numineux le moment originel de l’appréhension du sacré au sein d’une expérience irréductible de dépendance, d’effroi et de ravissement.
En vertu d’une dialectique presque percutante, le livre sur L’Utopie est le diagnostic d’une crise qui infléchit à la fois le sens de l’imaginaire et celui du sacré. Qu’est-ce au fond que l’utopie sinon la volonté de projeter et d’inclure dans le réel le fantasme d’une sacralité entièrement laïcisée ? Les utopistes rêvent à leur insu que les dieux viennent habiter la cité et lui accordent une radieuse protection. Wunenburger se montre d’une grande sévérité envers ces utopies politiques dont l’Histoire positive a montré empiriquement le caractère catastrophique. Pour aller à l’essentiel : « L’utopie est peut-être la plus subtile et malfaisante confiscation de l’imagination, en ce qu’elle l’aplatit dans un régime hybride, en ce qu’elle l’asservit à une domestication de l’histoire »[1]. L’utopie sera encore qualifiée de poison funeste, de tyrannie mentale, de vecteur du totalitarisme. Dans la mesure où elle confond imprudemment la verticalité de l’imaginaire et l’horizontalité de l’histoire, l’utopie soumet la cité à des rêves de sempiternité.
Il ne s’agit pas seulement d’une réduction, voire d’une mutilation, de l’imaginaire : l’œuvre de Wunenburger reviendra très souvent sur ces processus de l’appauvrissement. Il s’agit aussi d’une confiscation sournoise de la sacralité, comme le montre bien le rapprochement opéré par l’auteur entre l’utopie et la gnose. Tout ce passage est à lire avec attention. À l’instar de la pensée gnostique, prise dans sa plus large généralité, l’utopie se présente comme une foi éclairée par un savoir total. L’histoire du marxisme politique offre d’innombrables aperçus de ce mélange extrêmement dangereux entre l’idée d’une scientificité appliquée au devenir des sociétés et l’idée d’une confiance inébranlable en un avenir assurément radieux. Wunenburger cite à juste titre l’analyse impitoyable que Alain Besançon déploie dans son livre intitulé Les origines intellectuelles du léninisme[2].
Toutefois on ne saurait affirmer que l’étude wunenburgienne de l’utopie nous conduise au cœur du sacré, fût-ce au prix d’un retournement dialectique. Tout au plus y saisit-on la relation intime que l’auteur établit entre une foi politique (qu’il rejette résolument !) et une foi religieuse dépossédée de sa propre conscience de soi (jamais un militant marxiste ne reconnaîtra qu’il est possédé par un sentiment religieux). Et de toute façon la question de la foi religieuse ne se confond nullement avec la nature du sacré. On peut seulement dire ici que le travail de Wunenburger sur l’utopie constitue le moment, négatif, de son exposé sur la fête et le sacré.
L’ouvrage suivant arpente précisément le territoire du Sacré – c’est le titre même de cette publication. S’y déploie d’abord une analyse lexicologique, ainsi que la distinction entre le sacré et le religieux, que nous venons à l’instant de signaler. Puis viennent une phénoménologie des pratiques suivie d’une recension des théories du sacré. C’est seulement vers la fin de l’ouvrage que l’auteur esquisse une orientation philosophique spécifique de la notion du « sacré ». Ayant noté que le retour du sacré est dans l’air du temps, il congédie une nouvelle fois la dimension usurpatrice des religions politiques. Et, plus précisément, il profère cette affirmation tout à la fois troublante et symptomatique : « Dans tous les cas l’avenir du sacré dépendra de la capacité de l’homme à se réorienter vers une métahistoire, à re-dimensionner son existence […] »[3].
Cette prise de position doit être pensée comme centrale dans la question qui nous occupe. Il s’agit bien pour Wunenburger de briser les contraintes historicistes et de trouer l’horizontalité temporelle par une dimension de verticalité. Il y a bien ouverture à une transcendance mais pour autant que celle-ci s’enracine d’abord, et nous le verrons plus clairement ensuite, dans une dimension d’immanence. C’est ce que pourrait laisser entendre une curieuse affirmation qui suit immédiatement l’affirmation précédente : « Quoi qu’il en soit, l’avenir du sacré appartient à l’homme seul […] ». Si l’on prend en considération cette prise de position philosophique, et il n’y a pas de raison de ne pas le faire, c’est dans la disposition humaine, dans sa constitution transcendantale, qu’il faut chercher les racines mêmes du sacré.
La prééminence de la fonction symbolique
Le principe énoncé précédemment va se vérifier abondamment dans l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger, et tout particulièrement dans la place, essentielle et récurrente, que l’auteur accorde à la fonction symbolique. Dans son traité de La philosophie des images, que l’on peut dire central, et qui se livre à un rigoureux travail de définition et de classification, l’auteur note in fine que l’image à caractère symbolique occupe dans son espace mental une situation privilégiée : « Nous avons, par petites touches, mais délibérément, donné l’avantage à l’image symbolique, visuelle ou verbale, parce qu’elle ne s’achève jamais »[4]. Pour lui, l’homme est moins un animal raisonnable qu’un carrefour générateur et porteur de symboles.
Cela dit, et avouons-le sans détours, la notion de symbole nous paraît redoutable, d’autant plus qu’elle est elle aussi dans l’air du temps et qu’elle est souvent suremployée sans beaucoup de souci terminologique. Cependant, c’est clairement dans une épistémé dessinée par Carl-Gustav Jung, Gilbert Durand, et Paul Ricœur que Wunenburger utilise la notion de symbole. Au sein du vaste corpus[5] que constitue l’étude du symbolisme on retiendra cette définition de Gilbert Durand, personnalité à laquelle notre auteur reconnaît une dette toute particulière : « (Le symbole apparaît) en tant que signe renvoyant à un indicible et invisible signifié et par là étant obligé d’incarner concrètement cette adéquation qui lui échappe, et cela par le jeu des redondances mythiques, rituelles, iconographiques qui corrigent et complètent inépuisablement l’inadéquation »[6]. Approche à laquelle on peut adjoindre cette formule de Paul Ricœur : « Vouloir dire autre chose que ce que l’on dit, voilà la fonction symbolique »[7].
Cette idée d’une inadéquation fascine visiblement Wunenburger. Elle recouvre son affirmation selon laquelle l’image symbolique ne s’achève jamais. Elle implique qu’entre l’homme et le monde, entre l’homme et ses représentations du monde, subsiste toujours un écart. Toutefois, dans la perspective qui lui est propre, cet écart ne doit pas être considéré comme une défection mais comme la possibilité d’un trop-plein de sens. Ce n’est pas par hasard que les termes de riche et de richesse reviennent volontiers sous la plume de l’auteur dès lors qu’il aborde la question de l’imagination symbolique. S’annonce ici la possibilité d’une ontologie de la densité, par opposition aux ontologies de la défection. On peut alors pressentir que la question du sacré vient s’articuler sur cet inépuisable emboîtement de significations. Le symbole est toujours au-delà de lui-même et, comme tel, il est une invitation à une interprétation toujours renouvelée. De ce point de vue il est parfaitement l’analogon d’un objet ou d’un rite sacré. Il autorise et requiert, comme le dit la conclusion de la Philosophie des images, « une approche sans fin »[8]. Il contient quelque part en lui-même le lien d’une infinitude, qui est d’abord et avant tout la négation renouvelée de toute finitude. C’est pourquoi, et sans jeu de mots abusif, il mérite d’être pensé comme une in-finitude. Cela ne sera pas sans conséquence.
De plus il est remarquable que le sacré ne peut se penser qu’en tant qu’il émerge d’un fond indifférencié qu’on peut appeler le profane, comme l’ont expressément souligné un Mircea Eliade ou un Roger Caillois. Dès lors que le sacré n’est plus saisi sur le mode d’une in-finitude, il est désaisi de lui-même et s’abîme dans le profane. Or il est remarquable que les travaux de Jean-Jacques Wunenburger soient hantés par le spectre de la profanation bien que le terme ne semble pas fréquent dans son lexique fondamental. Ce qui précisément l’obsède, c’est le mauvais usage de l’imagination et de sa fonction symbolique : très souvent il rappelle qu’il existe une utilisation perverse de l’imagination, dont on a déjà vu l’actualisation dans l’univers des utopies politiques.
Un remarquable exemple de cette perversion nous est offert dans le livre consacré à la télévision. Certes la critique du phénomène télévisuel n’est pas inédite, mais Jean-Jacques Wunenburger lui donne une vigueur et une pertinence particulièrement décapantes. Sans prétendre nous substituer ici aux richesses de ses analyses, on peut en rappeler les grands traits. La boîte télévisuelle n’est pas sans évoquer la caverne de Platon, avec ses jeux d’ombres et ses simulacres. Elle ressemble aussi à un tabernacle, elle prétend rendre visible ce qui est ailleurs, au-delà. Son analogie avec un objet rituel et même religieux est patente : sans oublier les antennes dressées vers le ciel et qui semblent implorer l’attention des dieux ! Pléthore ininterrompue des images, démission des activités du corps, hantise des temps morts, voyeurisme fondamental, possibilité du zapping, éclatement de l’image, égalitarisme illusoire, intrusion du trucage et du canular, vedettariat éhonté : voici quelques-uns des paramètres qui caractérisent un phénomène à ce point envahissant qu’on finit par le croire naturel et que nombre d’intellectuels s’en accommodent bon gré mal gré au prix de sophismes embarrassés. L’auteur y voit « une des plus sournoises illusions de la société contemporaine […] »[9], un processus général d’infantilisation et de domestication. Nous sommes bien dans une sorte de profanation de l’image puisque la fonction symbolique de celle-ci est complètement estompée par sa fonction factuelle et transitoire. En résumé : elle asphyxie la fonction interprétative du sujet regardant. Le problème n’est pas de savoir si cette analyse pèche ou non par excès de pessimisme. Elle est surtout pour nous révélatrice d’une immersion dans le profane, qui dévoile aussi, par une sorte d’inversion des valeurs, ce que Wunenburger perçoit, ou plutôt pressent, de ce qui pourrait constituer la nature du sacré.
Le règne de l’imaginal et le désir de l’herméneutique
À plusieurs reprises, les travaux de Jean-Jacques Wunenburger rencontrent et croisent la notion d’imaginal, que Henry Corbin a forgée à partir de son imposant travail de traduction et de commentaire des corpus de littérature moyen-orientale. Dans un petit livre récent, il fournit une exposition condensée et limpide de cette notion, laquelle me paraît à bien des égards problématique[10]. L’imaginal désigne un mode de représentations imagées, autonomes, situées à mi-chemin du sensible et de l’intelligible. On mesure ce que cette conception doit très certainement au platonisme et au néo-platonisme. Et Wunenburger écrit : « Ces représentations désignent des images primordiales, à portée universelle, qui ne dépendent pas des seules conditions subjectives de celui qui les perçoit, qui y adhère, mais qui s’imposent à son esprit comme des réalités mentales autonomes, des faits noétiques »[11]. L’intérêt d’une telle conception est qu’elle fournit aux images primordiales une véritable assise ontologique, un enracinement fondamental qui les soustrait à tout arbitraire du signe. Bien que les travaux de Jean-Jacques Wunenburger ne paraissent pas intégrer délibérément l’imaginal dans leur arsenal conceptuel, on peut se risquer à dire que l’auteur semble fasciné par lui. Somme toute, l’imaginal incarnerait ce qui fait défaut au monde mouvant et impalpable du numineux : une strate objective et universelle de la sacralité. De même que Platon affirme que les Idées sont des essences divines, de même pourrait-on dire que les images primordiales dont Corbin se fait l’exégète sont des entités sacrées.
Toutefois ce n’est pas, sauf erreur de notre part, sur ce registre de l’imaginal que Wunenburger paraît concentrer toute son attention. C’est bien plutôt à la fonction symbolique de l’image en général qu’il revient de façon résolument récurrente. Ce qui le fascine dans la présence et la structure du symbole, c’est, outre sa richesse intrinsèque, le fait qu’il nous convie à un véritable désir, qu’on pourrait appeler le désir interprétatif et qu’une certaine tendance philosophique subsume sous le terme général d’herméneutique. Toutefois ce désir n’est pas déductible d’un quelconque principe de raison : il fonctionne à la manière d’un tropisme et met en jeu une émotion spécifique. C’est en ce sens qu’il s’apparente de quelque façon au sacré. Il est toujours déjà là, et nous confronte à la quête du sens, toujours différée et renvoyée au-delà d’elle-même. Le symbole fonctionne dans l’in-finitude et renvoie ipso facto à la « finitude humaine ». Il est donc désir d’accomplissement et perpétuelle réactualisation de celui-ci. À moins qu’on ne puisse parler de perpétuelle déception, mais l’auteur n’accepterait sûrement pas une telle manière d’appréhender les choses.
En tout cas le désir est fortement prégnant dans l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger. Ce n’est pas par hasard que son mémoire de maîtrise porte sur les limites de la dialectique platonicienne et qu’un passage de ce travail s’intéresse aux relations de la dialectique et de l’érotique. Ce n’est donc pas un hasard non plus si un livre majeur de l’auteur porte sur Sigmund Freud, dont la Traumdeutung, l’interprétation des rêves, constitue une voie royale dans le dispositif conceptuel du fondateur de la psychanalyse. On pourrait alors risquer – c’est un risque – un double rapprochement : le monde imaginal selon Henry Corbin pourrait apparaître comme une réinterprétation du platonisme. Et l’univers du freudisme pourrait apparaître comme la version moderne et laïcisée de la sacralité primitive telle qu’elle se dessine notamment dans l’interprétation des rêves et à travers le scénario audacieux mis en place dans Totem et tabou.
Ce qui est certain, c’est que Jean-Jacques Wunenburger refuse tout réductionnisme qui prétendrait réaliser le désir dans la cité et liquider ainsi l’inquiétude fondamentale qui habite la conscience symbolique. À cet égard nous avons déjà souligné que les utopies politiques constituent pour lui une cible fondamentale. Mais aussi les utopies scientifiques, positivistes, techniques, psychologiques et médicales. C’est en sens qu’il y a une place pour le religieux dans son œuvre, quoique cette notion même soit assez discrète dans la mesure où elle est plutôt relayée par la double référence au domaine du sacré et à celui du symbolisme. Ce qui lui est insupportable, c‘est ce que nous avons appelé la profanation, c’est -à-dire la chute dans la prose béate d’une conscience imbue de son savoir apparent et grisée par ses fantasmes d’émancipation technologique. La conscience occidentale paye le prix d’un rêve faustien dont elle n’a pas encore suffisamment mesuré les effets pervers.
Dans un texte relativement récent, il fustige une fois de plus l’imagination anémiée et repère les dégâts jusque dans les émeutes des banlieues. Il suggère la mise en place d’une « écologie symbolique », ce qui n’est pas peu surprenant au premier abord mais s’inscrit pourtant dans la ligne de pensée de l’auteur. Son exigence, qui peut sembler à première vue un peu abstraite, signifie que le symbole peut et doit aussi se lire dans une relation à ce qu’il faut bien appeler la nature, faute d’un vocable plus adéquat et certainement insuffisant ici. L’attention grandissante que l’auteur témoigne à Gaston Bachelard[12] depuis les années 1995 s’inscrit certainement dans ce regard sans doute davantage tourné vers le monde-autour. Le symbole y reste éminemment présent, mais dans une perspective immanentiste et tellurique. Faut-il y lire l’équivalent d’une évolution possible et qui n’est pas encore achevée ? C’est un beau sujet de discussion possible. C’est en tout cas volontairement que nous n’avons pas abordé frontalement cette question dans la présente étude : elle pourrait faire l’objet d’un autre développement.
Conclusion
Le monde du symbole suscite et entretient un mystérieux désir dont se nourrit l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger. La relation de celle-ci au sacré est complexe, à la fois subtilement prégnante et cependant, nous semble-t-il, quelque part incomplètement dévoilée. Elle pourrait évoquer le bois de laurier vénéré par les Anciens, qui montre et dissimule la présence des dieux, et l’entoure de zones d’ombre propres à exciter le goût de l’herméneutique. Dans le tout premier ouvrage de l’auteur, on trouve un passage très révélateur qui pourrait fonctionner comme un fil d’Ariane :
Nous osons maintenir, conforté par le passé des civilisations, confirmé par les aspirations troubles des esprits contemporains, que les hommes ne peuvent vivre sans relation avec un discours symbolique sur leur vécu quotidien, que les représentations religieuses constituent la condition de l’équilibre individuel et collectif de l’homme, qu’elles collaborent à l’auto-régulation de leurs actes et pensées ; mais qu’en même temps le sacré qui fonde aussi bien les intentions que l’institution de la fête n’est pas interchangeable et déformable à l’infini ; qu’il existe par conséquent des formes de faux sacré qui se profilent dans de nombreuses cultures et qui sont le signal d’une perturbation de l’espace mental de l’homme[13].
Texte essentiel en effet, qui nous autorise à esquisser des réponses tout en laissant ouvertes des questions. Si l’éminence du discours symbolique est le centre de gravité de la pensée de Wunenburger, au point qu’il connote avec lui toute la complexité de la notion de sacralité, en revanche on ne peut pas ignorer que l’idée même de religion instituée semble se raréfier au fur et à mesure que s’achemine cette œuvre. Ce qui invite à la penser davantage sous le signe de l’expérience du numineux plutôt que sous celui des institutions religieuses. On peut en même temps se demander si les animismes et les polythéismes n’y seraient pas implicitement privilégiés par rapport aux monothéismes : cela, toutefois, resterait à préciser. Enfin il est troublant et sans doute symptomatique que l’œuvre de Bachelard devienne toujours davantage ce en quoi Wunenburger donne satisfaction à la pulsion symbolique de l’homme et à son désir herméneutique. Est-ce à dire que l’immanence y prenne le pas sur la transcendance, malgré l’intérêt que l’auteur accorde à la notion d’ « imaginal », et malgré son point d’ancrage dans le platonisme ? Si nous avons risqué l’image du bois de laurier, c’est qu’elle se réfère aussi bien à une forme de la sacralité antique qu’à une préoccupation typiquement bachelardienne : celle de la sur-présence imaginaire et symbolique, d’un complexe végétal.
Enfin une bonne partie de cette œuvre s’emploie à dénoncer les tendances perverses de l’imagination et ses dégradations vers les effervescences du profane. Il reste à savoir si elle donne à ses lecteurs la possibilité de trouver une ligne de démarcation entre les manifestations vivantes du symbolisme et ses sous-emplois dégradés : cela n’est pas tout à fait sûr, sauf à penser que l’exercice assidu de la pensée herméneutique finit par devenir à lui-même son propre index. Quoi qu’il en soit, la vraie vie des images n’est pas la consécration des idoles.
Notes
[5] Une bonne synthèse, claire et nourrie, est proposée par Jean Chevalier dans son Introduction au Dictionnaire des Symboles, Editions Seghers.
Jean Libis
Association des amis de Gaston Bachelard, France
j.libis@wanadoo.fr
Jean Libis
The Crown of Laurels or Hiding the Sacred
Abstract: Jean-Jacques Wunenburger has writen a vast work. Its vastness yields to one essential enquiry best encapsulated in the title of one of his books: Philosophie des images. In spite of this, the complexity of the notion of the image itself prompts us to ask ourselves whether Wunenburger’s work privileges a certain type of imaginary. In this respect, the notion of the “sacred” holds a recurrent and hence problematical position. Whereas dominant in his first three books, it features less prominently in later works, somewhat disseminating itself, and taking a back seat. This enquiry sets out to demonstrate that the epiphany of the sacred gravitates around the symbolical image. The hermeneutic of the symbol engenders a logic of the interpretive desire that can be conjugated ad infinitum. At the same time, the author never ceases to denounce all contemporary hysterias which defile sacredness, especially by way of the horizontal projection of utopias or of the invasion of the televisual. As to the exact articulations of the sacred and the religious, they form the object of future enquiry.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Image; Symbol; Hermeneutics; Utopia; Profanation.
Tant par les ouvrages publiés que par la profusion de ses articles, l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger occupe une vaste surface. Dans la mesure où celle-ci constitue un véritable engagement en faveur de l’imagination et de l’imaginaire, on peut dire qu’elle présente une indiscutable homogénéité. Même dans les études qui semblent s’éloigner de son centre de gravité, comme dans les ouvrages sur Freud ou sur la télévision, la relation à l’image reste prégnante : elle sous-tend et structure la distribution du savoir. Seul l’ouvrage intitulé Questions d’éthique peut sembler quelque peu périphérique et pourrait relever d’une occurrence particulière.
La particularité des études wunenburgeriennes est qu’elles déploient une vaste culture anthropologique. De telle sorte que le matériau de référence est omniprésent, et que le travail de l’auteur est souvent et d’abord un travail de classification, de mise en ordre et d’organisation. Cela est patent notamment dans les livres directement consacrés à l’image et plus particulièrement dans ce livre central qui s’intitule Philosophie des images. Ce travail organisateur est d’autant plus nécessaire que la notion d’image est a priori d’une redoutable complexité.
Une question se pose alors. Dans ce vaste réseau pas toujours homogène qu’est le tissu de l’imaginaire, l’auteur entretient-t-il une relation privilégiée avec un certain type d’images, voire avec tel ou tel étage de l’imaginaire ? En d’autres termes : peut-on déceler dans son parcours une ontologie privilégiée de l’image ? À cet égard, il nous a semblé que la dimension du sacré pouvait constituer chez lui un fil conducteur cohérent. Toutefois une telle affirmation se doit de rester prudente : d’une part il y aurait chez l’auteur la possibilité de mettre en évidence d’autres émergences privilégies de l’image, l’image artistique notamment ; d’autre part le sacré semble parfois se dissimuler dans la substance même des textes, de sorte qu’il faut aller l’y chercher tout d’abord, afin de l’y décrypter ensuite.
Les trois ouvrages inauguraux
Dans une position initiale, l’ouvrage intitulé La fête, le jeu et le sacré nous invite, par son titre même, à entrer dans le débat. C’est en partant d’une interrogation sur le phénomène de la fête archaïque que l’auteur focalise d’emblée son attention sur le sacré qui est profondément consubstantiel à toute société. En effet toute collectivité primitive semble taraudée par une violence intime et une propension à l’excès. La littérature anthropologique est éloquente à cet égard ! La fête apparaît chez l’auteur comme un phénomène limite se situant à la jointure de l’institution sociale et de cette violence fondamentale. De celle-ci, dit Jean-Jacques Wunenburger, on peut avancer provisoirement qu’elle a partie liée avec le sacré. La fête serait donc tout à la fois une des manifestations privilégiées du sacré et sa tentative de socialisation. Tout l’axe de la démonstration va s’inscrire dans cette localisation d’une limite, dont l’évolution au cours du devenir historique montre par ailleurs le déplacement sournois et délétère. En termes clairs : la fête moderne s’étiole parce qu’elle a progressivement perdu le contact avec le sacré. Remarquons simplement que le terme de numineux, emprunté à Rudolf Otto, est souvent utilisé par l’auteur en une acception qui paraît équivalente à celle de sacré. Rarement utilisé dans la langue française, il n’en constitue pas moins un indice précieux lorsqu’il s’agit de comprendre et de saisir la conception wunenburgerienne du sacré. Otto lui-même tend à concevoir dans le numineux le moment originel de l’appréhension du sacré au sein d’une expérience irréductible de dépendance, d’effroi et de ravissement.
En vertu d’une dialectique presque percutante, le livre sur L’Utopie est le diagnostic d’une crise qui infléchit à la fois le sens de l’imaginaire et celui du sacré. Qu’est-ce au fond que l’utopie sinon la volonté de projeter et d’inclure dans le réel le fantasme d’une sacralité entièrement laïcisée ? Les utopistes rêvent à leur insu que les dieux viennent habiter la cité et lui accordent une radieuse protection. Wunenburger se montre d’une grande sévérité envers ces utopies politiques dont l’Histoire positive a montré empiriquement le caractère catastrophique. Pour aller à l’essentiel : « L’utopie est peut-être la plus subtile et malfaisante confiscation de l’imagination, en ce qu’elle l’aplatit dans un régime hybride, en ce qu’elle l’asservit à une domestication de l’histoire »[1]. L’utopie sera encore qualifiée de poison funeste, de tyrannie mentale, de vecteur du totalitarisme. Dans la mesure où elle confond imprudemment la verticalité de l’imaginaire et l’horizontalité de l’histoire, l’utopie soumet la cité à des rêves de sempiternité.
Il ne s’agit pas seulement d’une réduction, voire d’une mutilation, de l’imaginaire : l’œuvre de Wunenburger reviendra très souvent sur ces processus de l’appauvrissement. Il s’agit aussi d’une confiscation sournoise de la sacralité, comme le montre bien le rapprochement opéré par l’auteur entre l’utopie et la gnose. Tout ce passage est à lire avec attention. À l’instar de la pensée gnostique, prise dans sa plus large généralité, l’utopie se présente comme une foi éclairée par un savoir total. L’histoire du marxisme politique offre d’innombrables aperçus de ce mélange extrêmement dangereux entre l’idée d’une scientificité appliquée au devenir des sociétés et l’idée d’une confiance inébranlable en un avenir assurément radieux. Wunenburger cite à juste titre l’analyse impitoyable que Alain Besançon déploie dans son livre intitulé Les origines intellectuelles du léninisme[2].
Toutefois on ne saurait affirmer que l’étude wunenburgienne de l’utopie nous conduise au cœur du sacré, fût-ce au prix d’un retournement dialectique. Tout au plus y saisit-on la relation intime que l’auteur établit entre une foi politique (qu’il rejette résolument !) et une foi religieuse dépossédée de sa propre conscience de soi (jamais un militant marxiste ne reconnaîtra qu’il est possédé par un sentiment religieux). Et de toute façon la question de la foi religieuse ne se confond nullement avec la nature du sacré. On peut seulement dire ici que le travail de Wunenburger sur l’utopie constitue le moment, négatif, de son exposé sur la fête et le sacré.
L’ouvrage suivant arpente précisément le territoire du Sacré – c’est le titre même de cette publication. S’y déploie d’abord une analyse lexicologique, ainsi que la distinction entre le sacré et le religieux, que nous venons à l’instant de signaler. Puis viennent une phénoménologie des pratiques suivie d’une recension des théories du sacré. C’est seulement vers la fin de l’ouvrage que l’auteur esquisse une orientation philosophique spécifique de la notion du « sacré ». Ayant noté que le retour du sacré est dans l’air du temps, il congédie une nouvelle fois la dimension usurpatrice des religions politiques. Et, plus précisément, il profère cette affirmation tout à la fois troublante et symptomatique : « Dans tous les cas l’avenir du sacré dépendra de la capacité de l’homme à se réorienter vers une métahistoire, à re-dimensionner son existence […] »[3].
Cette prise de position doit être pensée comme centrale dans la question qui nous occupe. Il s’agit bien pour Wunenburger de briser les contraintes historicistes et de trouer l’horizontalité temporelle par une dimension de verticalité. Il y a bien ouverture à une transcendance mais pour autant que celle-ci s’enracine d’abord, et nous le verrons plus clairement ensuite, dans une dimension d’immanence. C’est ce que pourrait laisser entendre une curieuse affirmation qui suit immédiatement l’affirmation précédente : « Quoi qu’il en soit, l’avenir du sacré appartient à l’homme seul […] ». Si l’on prend en considération cette prise de position philosophique, et il n’y a pas de raison de ne pas le faire, c’est dans la disposition humaine, dans sa constitution transcendantale, qu’il faut chercher les racines mêmes du sacré.
La prééminence de la fonction symbolique
Le principe énoncé précédemment va se vérifier abondamment dans l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger, et tout particulièrement dans la place, essentielle et récurrente, que l’auteur accorde à la fonction symbolique. Dans son traité de La philosophie des images, que l’on peut dire central, et qui se livre à un rigoureux travail de définition et de classification, l’auteur note in fine que l’image à caractère symbolique occupe dans son espace mental une situation privilégiée : « Nous avons, par petites touches, mais délibérément, donné l’avantage à l’image symbolique, visuelle ou verbale, parce qu’elle ne s’achève jamais »[4]. Pour lui, l’homme est moins un animal raisonnable qu’un carrefour générateur et porteur de symboles.
Cela dit, et avouons-le sans détours, la notion de symbole nous paraît redoutable, d’autant plus qu’elle est elle aussi dans l’air du temps et qu’elle est souvent suremployée sans beaucoup de souci terminologique. Cependant, c’est clairement dans une épistémé dessinée par Carl-Gustav Jung, Gilbert Durand, et Paul Ricœur que Wunenburger utilise la notion de symbole. Au sein du vaste corpus[5] que constitue l’étude du symbolisme on retiendra cette définition de Gilbert Durand, personnalité à laquelle notre auteur reconnaît une dette toute particulière : « (Le symbole apparaît) en tant que signe renvoyant à un indicible et invisible signifié et par là étant obligé d’incarner concrètement cette adéquation qui lui échappe, et cela par le jeu des redondances mythiques, rituelles, iconographiques qui corrigent et complètent inépuisablement l’inadéquation »[6]. Approche à laquelle on peut adjoindre cette formule de Paul Ricœur : « Vouloir dire autre chose que ce que l’on dit, voilà la fonction symbolique »[7].
Cette idée d’une inadéquation fascine visiblement Wunenburger. Elle recouvre son affirmation selon laquelle l’image symbolique ne s’achève jamais. Elle implique qu’entre l’homme et le monde, entre l’homme et ses représentations du monde, subsiste toujours un écart. Toutefois, dans la perspective qui lui est propre, cet écart ne doit pas être considéré comme une défection mais comme la possibilité d’un trop-plein de sens. Ce n’est pas par hasard que les termes de riche et de richesse reviennent volontiers sous la plume de l’auteur dès lors qu’il aborde la question de l’imagination symbolique. S’annonce ici la possibilité d’une ontologie de la densité, par opposition aux ontologies de la défection. On peut alors pressentir que la question du sacré vient s’articuler sur cet inépuisable emboîtement de significations. Le symbole est toujours au-delà de lui-même et, comme tel, il est une invitation à une interprétation toujours renouvelée. De ce point de vue il est parfaitement l’analogon d’un objet ou d’un rite sacré. Il autorise et requiert, comme le dit la conclusion de la Philosophie des images, « une approche sans fin »[8]. Il contient quelque part en lui-même le lien d’une infinitude, qui est d’abord et avant tout la négation renouvelée de toute finitude. C’est pourquoi, et sans jeu de mots abusif, il mérite d’être pensé comme une in-finitude. Cela ne sera pas sans conséquence.
De plus il est remarquable que le sacré ne peut se penser qu’en tant qu’il émerge d’un fond indifférencié qu’on peut appeler le profane, comme l’ont expressément souligné un Mircea Eliade ou un Roger Caillois. Dès lors que le sacré n’est plus saisi sur le mode d’une in-finitude, il est désaisi de lui-même et s’abîme dans le profane. Or il est remarquable que les travaux de Jean-Jacques Wunenburger soient hantés par le spectre de la profanation bien que le terme ne semble pas fréquent dans son lexique fondamental. Ce qui précisément l’obsède, c’est le mauvais usage de l’imagination et de sa fonction symbolique : très souvent il rappelle qu’il existe une utilisation perverse de l’imagination, dont on a déjà vu l’actualisation dans l’univers des utopies politiques.
Un remarquable exemple de cette perversion nous est offert dans le livre consacré à la télévision. Certes la critique du phénomène télévisuel n’est pas inédite, mais Jean-Jacques Wunenburger lui donne une vigueur et une pertinence particulièrement décapantes. Sans prétendre nous substituer ici aux richesses de ses analyses, on peut en rappeler les grands traits. La boîte télévisuelle n’est pas sans évoquer la caverne de Platon, avec ses jeux d’ombres et ses simulacres. Elle ressemble aussi à un tabernacle, elle prétend rendre visible ce qui est ailleurs, au-delà. Son analogie avec un objet rituel et même religieux est patente : sans oublier les antennes dressées vers le ciel et qui semblent implorer l’attention des dieux ! Pléthore ininterrompue des images, démission des activités du corps, hantise des temps morts, voyeurisme fondamental, possibilité du zapping, éclatement de l’image, égalitarisme illusoire, intrusion du trucage et du canular, vedettariat éhonté : voici quelques-uns des paramètres qui caractérisent un phénomène à ce point envahissant qu’on finit par le croire naturel et que nombre d’intellectuels s’en accommodent bon gré mal gré au prix de sophismes embarrassés. L’auteur y voit « une des plus sournoises illusions de la société contemporaine […] »[9], un processus général d’infantilisation et de domestication. Nous sommes bien dans une sorte de profanation de l’image puisque la fonction symbolique de celle-ci est complètement estompée par sa fonction factuelle et transitoire. En résumé : elle asphyxie la fonction interprétative du sujet regardant. Le problème n’est pas de savoir si cette analyse pèche ou non par excès de pessimisme. Elle est surtout pour nous révélatrice d’une immersion dans le profane, qui dévoile aussi, par une sorte d’inversion des valeurs, ce que Wunenburger perçoit, ou plutôt pressent, de ce qui pourrait constituer la nature du sacré.
Le règne de l’imaginal et le désir de l’herméneutique
À plusieurs reprises, les travaux de Jean-Jacques Wunenburger rencontrent et croisent la notion d’imaginal, que Henry Corbin a forgée à partir de son imposant travail de traduction et de commentaire des corpus de littérature moyen-orientale. Dans un petit livre récent, il fournit une exposition condensée et limpide de cette notion, laquelle me paraît à bien des égards problématique[10]. L’imaginal désigne un mode de représentations imagées, autonomes, situées à mi-chemin du sensible et de l’intelligible. On mesure ce que cette conception doit très certainement au platonisme et au néo-platonisme. Et Wunenburger écrit : « Ces représentations désignent des images primordiales, à portée universelle, qui ne dépendent pas des seules conditions subjectives de celui qui les perçoit, qui y adhère, mais qui s’imposent à son esprit comme des réalités mentales autonomes, des faits noétiques »[11]. L’intérêt d’une telle conception est qu’elle fournit aux images primordiales une véritable assise ontologique, un enracinement fondamental qui les soustrait à tout arbitraire du signe. Bien que les travaux de Jean-Jacques Wunenburger ne paraissent pas intégrer délibérément l’imaginal dans leur arsenal conceptuel, on peut se risquer à dire que l’auteur semble fasciné par lui. Somme toute, l’imaginal incarnerait ce qui fait défaut au monde mouvant et impalpable du numineux : une strate objective et universelle de la sacralité. De même que Platon affirme que les Idées sont des essences divines, de même pourrait-on dire que les images primordiales dont Corbin se fait l’exégète sont des entités sacrées.
Toutefois ce n’est pas, sauf erreur de notre part, sur ce registre de l’imaginal que Wunenburger paraît concentrer toute son attention. C’est bien plutôt à la fonction symbolique de l’image en général qu’il revient de façon résolument récurrente. Ce qui le fascine dans la présence et la structure du symbole, c’est, outre sa richesse intrinsèque, le fait qu’il nous convie à un véritable désir, qu’on pourrait appeler le désir interprétatif et qu’une certaine tendance philosophique subsume sous le terme général d’herméneutique. Toutefois ce désir n’est pas déductible d’un quelconque principe de raison : il fonctionne à la manière d’un tropisme et met en jeu une émotion spécifique. C’est en ce sens qu’il s’apparente de quelque façon au sacré. Il est toujours déjà là, et nous confronte à la quête du sens, toujours différée et renvoyée au-delà d’elle-même. Le symbole fonctionne dans l’in-finitude et renvoie ipso facto à la « finitude humaine ». Il est donc désir d’accomplissement et perpétuelle réactualisation de celui-ci. À moins qu’on ne puisse parler de perpétuelle déception, mais l’auteur n’accepterait sûrement pas une telle manière d’appréhender les choses.
En tout cas le désir est fortement prégnant dans l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger. Ce n’est pas par hasard que son mémoire de maîtrise porte sur les limites de la dialectique platonicienne et qu’un passage de ce travail s’intéresse aux relations de la dialectique et de l’érotique. Ce n’est donc pas un hasard non plus si un livre majeur de l’auteur porte sur Sigmund Freud, dont la Traumdeutung, l’interprétation des rêves, constitue une voie royale dans le dispositif conceptuel du fondateur de la psychanalyse. On pourrait alors risquer – c’est un risque – un double rapprochement : le monde imaginal selon Henry Corbin pourrait apparaître comme une réinterprétation du platonisme. Et l’univers du freudisme pourrait apparaître comme la version moderne et laïcisée de la sacralité primitive telle qu’elle se dessine notamment dans l’interprétation des rêves et à travers le scénario audacieux mis en place dans Totem et tabou.
Ce qui est certain, c’est que Jean-Jacques Wunenburger refuse tout réductionnisme qui prétendrait réaliser le désir dans la cité et liquider ainsi l’inquiétude fondamentale qui habite la conscience symbolique. À cet égard nous avons déjà souligné que les utopies politiques constituent pour lui une cible fondamentale. Mais aussi les utopies scientifiques, positivistes, techniques, psychologiques et médicales. C’est en sens qu’il y a une place pour le religieux dans son œuvre, quoique cette notion même soit assez discrète dans la mesure où elle est plutôt relayée par la double référence au domaine du sacré et à celui du symbolisme. Ce qui lui est insupportable, c‘est ce que nous avons appelé la profanation, c’est -à-dire la chute dans la prose béate d’une conscience imbue de son savoir apparent et grisée par ses fantasmes d’émancipation technologique. La conscience occidentale paye le prix d’un rêve faustien dont elle n’a pas encore suffisamment mesuré les effets pervers.
Dans un texte relativement récent, il fustige une fois de plus l’imagination anémiée et repère les dégâts jusque dans les émeutes des banlieues. Il suggère la mise en place d’une « écologie symbolique », ce qui n’est pas peu surprenant au premier abord mais s’inscrit pourtant dans la ligne de pensée de l’auteur. Son exigence, qui peut sembler à première vue un peu abstraite, signifie que le symbole peut et doit aussi se lire dans une relation à ce qu’il faut bien appeler la nature, faute d’un vocable plus adéquat et certainement insuffisant ici. L’attention grandissante que l’auteur témoigne à Gaston Bachelard[12] depuis les années 1995 s’inscrit certainement dans ce regard sans doute davantage tourné vers le monde-autour. Le symbole y reste éminemment présent, mais dans une perspective immanentiste et tellurique. Faut-il y lire l’équivalent d’une évolution possible et qui n’est pas encore achevée ? C’est un beau sujet de discussion possible. C’est en tout cas volontairement que nous n’avons pas abordé frontalement cette question dans la présente étude : elle pourrait faire l’objet d’un autre développement.
Conclusion
Le monde du symbole suscite et entretient un mystérieux désir dont se nourrit l’œuvre de Jean-Jacques Wunenburger. La relation de celle-ci au sacré est complexe, à la fois subtilement prégnante et cependant, nous semble-t-il, quelque part incomplètement dévoilée. Elle pourrait évoquer le bois de laurier vénéré par les Anciens, qui montre et dissimule la présence des dieux, et l’entoure de zones d’ombre propres à exciter le goût de l’herméneutique. Dans le tout premier ouvrage de l’auteur, on trouve un passage très révélateur qui pourrait fonctionner comme un fil d’Ariane :
Nous osons maintenir, conforté par le passé des civilisations, confirmé par les aspirations troubles des esprits contemporains, que les hommes ne peuvent vivre sans relation avec un discours symbolique sur leur vécu quotidien, que les représentations religieuses constituent la condition de l’équilibre individuel et collectif de l’homme, qu’elles collaborent à l’auto-régulation de leurs actes et pensées ; mais qu’en même temps le sacré qui fonde aussi bien les intentions que l’institution de la fête n’est pas interchangeable et déformable à l’infini ; qu’il existe par conséquent des formes de faux sacré qui se profilent dans de nombreuses cultures et qui sont le signal d’une perturbation de l’espace mental de l’homme[13].
Texte essentiel en effet, qui nous autorise à esquisser des réponses tout en laissant ouvertes des questions. Si l’éminence du discours symbolique est le centre de gravité de la pensée de Wunenburger, au point qu’il connote avec lui toute la complexité de la notion de sacralité, en revanche on ne peut pas ignorer que l’idée même de religion instituée semble se raréfier au fur et à mesure que s’achemine cette œuvre. Ce qui invite à la penser davantage sous le signe de l’expérience du numineux plutôt que sous celui des institutions religieuses. On peut en même temps se demander si les animismes et les polythéismes n’y seraient pas implicitement privilégiés par rapport aux monothéismes : cela, toutefois, resterait à préciser. Enfin il est troublant et sans doute symptomatique que l’œuvre de Bachelard devienne toujours davantage ce en quoi Wunenburger donne satisfaction à la pulsion symbolique de l’homme et à son désir herméneutique. Est-ce à dire que l’immanence y prenne le pas sur la transcendance, malgré l’intérêt que l’auteur accorde à la notion d’ « imaginal », et malgré son point d’ancrage dans le platonisme ? Si nous avons risqué l’image du bois de laurier, c’est qu’elle se réfère aussi bien à une forme de la sacralité antique qu’à une préoccupation typiquement bachelardienne : celle de la sur-présence imaginaire et symbolique, d’un complexe végétal.
Enfin une bonne partie de cette œuvre s’emploie à dénoncer les tendances perverses de l’imagination et ses dégradations vers les effervescences du profane. Il reste à savoir si elle donne à ses lecteurs la possibilité de trouver une ligne de démarcation entre les manifestations vivantes du symbolisme et ses sous-emplois dégradés : cela n’est pas tout à fait sûr, sauf à penser que l’exercice assidu de la pensée herméneutique finit par devenir à lui-même son propre index. Quoi qu’il en soit, la vraie vie des images n’est pas la consécration des idoles.
Notes
[5] Une bonne synthèse, claire et nourrie, est proposée par Jean Chevalier dans son Introduction au Dictionnaire des Symboles, Editions Seghers.
L’image de la femme en ses métamorphosesImages of Women. African Literature in French (1950-2010)
Arlette Chemain
Université Sophia Antipolis, Nice, France
arlette.chemain@gmail.com
Arlette Chemain
L’image de la femme en ses métamorphoses –
Écritures subsahariennes de langue française (1950-2010)
Abstract : A return to sensible reason and the acknowledging of the impact of the imaginary are manifest in the Western thought of the turn of the century (encapsulated in the theories of Gilbert Durand and Jean-Jacques Wunenburger, among other). In the ex-centric Francophone literatures of Western and Central Africa, the images of the woman, with their powerful symbolical load, change in time. The existing variations correspond to the given historical circumstances: the coming out of the colonisation process, at the end of the trials undergone by the countries in the periods ensuing the gaining of their national independence; the crises and fratracide wars that were soon to follow. The seduction of the represenation of the female body undergoes changes illustrative of the notion of “plural beauty.” Renewed many times over – a process which strengthened their aesthetic worth – images correspond to synthetic, schizomorphous, and mystical regimens, making room for the emergence of new forces.
Keywords: African Literature in French; Postcolonialism; NationalIndependence; Internal War; Women; Gilbert Durand.
«Tu seras la même toujours
À travers tes métamorphoses j’adorerai le visage de Koumba Tam”
(L.S. Senghor, Chants pour Signare)
«Je t’aime je t’aime je t’atomise.”
(Tchicaya U Tam’si, Arc musical)
En des temps où la sensibilité et l’imaginaire retrouvent leur impact dans la pensée occidentale[1], une ouverture aux littératures du grand Sud, ou plutôt « du grand large » comme les nomme Gilbert Durand[2], élargira notre corpus. Une de ces littératures excentrées, dans une situation d’écart par rapport à l’horizon d’attente d’un public de culture française, tolère un élément doublement significatif : l’image de la femme d’Afrique noire. En des pages d’une originalité qui se cherche, alignées sur le modèle occidental ou ressourcées dans l’oralité traditionnelle, l’image que sculpte l’écriture exerce sa séduction sans cesse renouvelée.
Au risque de décevoir l’attente du lecteur occidental, l’image sculptée par les textes ne s’inscrit plus dans un exotisme de convention, attendu. Au regard du conquérant de l’époque coloniale succède la vision des natifs de pays désormais reconnus indépendants. Trois approches correspondent à trois périodes historiques : le temps de la Négritude senghorienne imposait une image de la silhouette féminine élue, projection idéale, au profil devenu répétitif et stéréotypé. L’époque immédiatement postérieure aux Indépendances nationales suscita paradoxalement une représentation agressive du personnage démembré, déchiré ; tandis que les années 1980 et 1990, sans estomper les ombres inquiétantes, réinstaurent la présence féminine dans sa noblesse, vision prospective à l’approche du nouveau siècle. Ces trois temps se superposent en des moments de transitions communes, cela s’entend.
Au Sénégal, une première élection par le maître de Joal dont chacun sait le destin politique, répond à une finalité historique. Pour revaloriser les cultures africaines, l’image de la femme selon L.S. Senghor, devient un symbole. Les signes antérieurement méprisés sont glorieusement retournés en faveur de l’élue pour la réhabilitation d’une race : Femme nue femme noire / vêtue de ta couleur qui est vie : le verbe transforme les clichés en traits positifs. Le personnage féminin est marqué par un destin sacrificiel, dans un appel au dépassement : Toi que le destin réduit en cendre pour nourrir les racines de vie, s’enchante L. S. Senghor dans les Chants d’ombre[3]. Les modèles dessinés par le poème sont des sujets à la féminité naissante : filles nubiles, jeunes filles aux seins dressés comme des tours, souples fiancées, promesses d’avenir, comme la communauté renaissant à la conscience d’elle-même, dans une évolution vers une reconnaissance historique, après la seconde guerre mondiale.
Depuis l’inventaire noble introduit par Senghor, il est entendu qu’un élément anatomique suggère l’ensemble du profil, procédé métonymique. Le corps traité par touches successives : servantes au long col, attaches de gazelles, douceur de son secret de pêche, la détermination par le complément de nom met en relief les qualités primordiales, prémisses fécondes. La conjonction entre la femme et le paysage naturel se confirme : mains plus douces que les palmes, douceur des collines jumelles, front bombé sous la forêt de senteurs. L’association au cosmos élargit la vision : ton sourire / comme une voie lactée les abeilles d’or sur tes joues d’ombre /la croix du Sud étincelle à la pointe de ton menton / le charriot flamboie à la pointe de ton front dextre, dans un effet de surimpression prolongée[4]. L’éloge du corps suppose une énumération de ses éléments distincts, une fragmentation qui prendra un tour dramatique dans des œuvres ultérieures et dissidentes, comme il sera observé ci-après.
L’image se construit non par référence au contexte indigène rural dans la misère du tiers monde, mais implicitement par contraste avec les linéaments inscrits dans la tradition occidentale. Au teint de rose et de lys qui emprunte à la beauté du jour selon les poètes de la Renaissance, s’oppose l’intensité sombre de la peau d’ébène. Le procédé oxymoronique permet de juxtaposer les extrêmes : ma lumineuse claire noire, à la peau de nuit diamantine, ma négresse blonde d’huile de palme. Au regard d’un bleu céleste – celui de la seconde épouse normande aux yeux violets – répond dans les Chants d’ombre, le magnétisme des pupilles sombres : Salut à la présente qui me fascine par le regard noir du mamba tout constellé d’or vert, formule réitérée dans Ethiopiques en 1961.
Ces comparaisons entrent dans un langage convenu dont s’empareront de nombreux épigones[5]. Le maître du Sénégal crée un horizon d’attente pour ne pas dire un stéréotype à partir duquel ses successeurs dessineront le corps de la femme. Ce précédent influence jusqu’aux poètes d’Afrique centrale. L’un d’entre eux Jean Baptiste Tati Loutard chante à son tour Eve congolaise faite au tour…. en 1968 ; il célèbre la Vierge noire de Rocamadour et composera une série de Nus féminins dans son recueil de 1997[6].
L’esthétique inspirée des «blasons du corps féminin» tend à rendre familière l’altérité. Dans l’œuvre initiale de L. S. Senghor, un équilibre retrouvé, l’harmonie des lignes, la justesse des courbes : ô visage plus beau qu’un masque pongwe / beauté qui n’est point angle (« Que m’accompagnent Koras et balafongs » in Chants d’ombre) rapprochent l’étrangère des canons de la beauté classique européenne. Une vision globale d’harmonie et de noblesse transfigure le sujet. La beauté sculpturale du sujet féminin contribue à son hiératisme. Le procédé réhabilite la séductrice dite auparavant « indigène » ou « exotique ». La silhouette féminine suggère un mouvement transitif vers des valeurs qu’elle incarne et qui la dépassent, valeurs morales et culturelles africaines. Cet acte de transfiguration de la réalité prosaïque, sera parodié par les écrivains les plus insolents comme Sony Labou Tansi au Congo à la fin du siècle. Dans l’image senghorienne, le corps perçu comme fondamentalement différent parce que féminin et parce que noir, grâce aux traits sélectionnés, verra son hétérogénéité s’estomper.
La réhabilitation de la culture et des civilisations africaines, dans des communautés excentrées au Sud, passe par la transfiguration et l’éloge de l’image féminine. Elle s’oppose au personnage dévalué, décrit par l’ancien colon.
II – L’image inversée
À la période historique littérairement féconde de la montée vers les Indépendances nationales succède le temps de la déception et de la contestation qui s’accompagne d’une conscience aiguë du sous-développement, phase dépressive. Les indépendances nationales une fois reconnues, une époque de crise économique et de remise en cause des valeurs, engendre une littérature du déchirement plutôt que du désenchantement.
Conséquence d’une déception qui marque les premières années des nouveaux régimes politiques, le personnage féminin cristallise une amertume qui souvent se mue en agressivité imputée à la femme elle-même. La violence faite au sexe faible puise ses origines dans les rituels traditionnels d’une part, et dans les comportements modernes d’autre part. À la catégorie des coutumes ancestrales, appartiennent par exemples les images des épouses conduites au tombeau en même temps que le maître défunt, celles des servantes décapitées dont la tête est servie en offrande aux ambassadeurs occidentaux en visite auprès du roi Ghézo, rappelait l’auteur du roman de Doguicimi au Dahomey (actuel Bénin)[7].
À un moment difficile de l’histoire de l’Afrique surgissent dans les romans francophones des exemples de femmes au corps rituellement défait : figures d’amazones légendairement amputées d’un sein pour mieux tirer à l’arc au royaume du Danhomè, troupes féminines de la reine Nzinga d’Angola en Afrique équatorieale, mises en scène par Tchicaya U Tam’si ou Labou Tansi, qui doivent leurs privilèges de guerrières d’élite au sacrifice de l’enfant issu de leur chair. Une naissance dans le camp militaire entraîne la mise à mort du nouveau-né, séparation définitive qui s’ajoute à celle de la parturition.
L’offense à l‘intégralité du corps féminin conformément aux rituels traditionnels est décrite en Afrique de l’Ouest par l’écrivain masculin Ahmadou Kourouma. Il enfreint un tabou et ose dès 1968, dans Les soleils des indépendances, dans une langue franco-Malinke, développer une thématique subversive, celle de l’initiation traditionnelle : il traite violemment l’entrée dans le cycle de la féminité des filles nubiles, narre l’excision cruelle des préadolescentes ; il s’entoure de précautions ethnologiques, mais laisse poindre des critiques. Le récit de la scène initiatique d’une précision clinique, répercuté périodiquement dans le roman, s’énonce en des termes de couleurs et de vertiges, d’un lyrisme violent et créatif. Le tournoiement des images se transmet de la victime au lecteur[8]. Le Malien Yambo Ouologuem avec moins de pudeur dans son roman de 1968 Le devoir de violence, Awa Thiam dans un essai en 1979, Ken Bougoul auteur du Baobab fou en 1983 et plus tard Calixthe Beyala au Cameroun (1987), évoquent cette mutilation parmi les épreuves du « marquage » du corps féminin condamné dans son altérité[9].
L’écrivain d’origine bantoue au Congo où fut anciennement la capitale de la France libre – Brazzaville – le poète Tchicaya U Tam’si loin d’être un inconditionnel des traditions ancestrales comme le voulait L.S.Senghor en sa préface de 1962, s’insurge. Certains de ses vers ne sont compréhensibles que par référence aux cérémonies coutumières contestées, comme celles de « la Tchicoumbi » décrite dans une nouvelle de La main sèche en 1980[10]. Les blessures infligées aux adolescentes sont reprochées aux matrones et aux aïeules qui officient. Elles-mêmes sont alors caricaturées dans les vers donnant l’image de leur cruauté sénile.
Le vocabulaire dépréciatif affecte le corps attirant et répulsif de femmes non encore accomplies : le sang de cent vierges caillant, mention réitérée. Sexe de pierre, vagin étroit[11] sont la preuve d’une attitude morale caractérisée par la froideur et le manque de générosité inévitablement reprochés à ses partenaires par le poète qui se veut en exil et mal-aimé : il n’y a pas d’amour sans lutte de race, professe-t-il[12].
La modernité introduit de nouvelles atteintes physiques d’origine individuelle ou collective. Des raisons culturelles : l’enfant conventionnellement repris par la famille paternelle, la relation manquée à la mère, des conditions sociales comme la difficulté de l’amour inter-racial, entraînent une appréhension pervertie de la féminité. Celle-ci est dépréciée à tous les âges de la vie, celui de la pucelle au sexe tranchant, de la prostituée complice de l’indigne soumission du Noir (Dans tous les lits on voit / ma mère ivre en rut Pouah !). L’image de la mère les bras en berceau vide, privée de son enfant comme ce dernier est privé du giron maternel où mettre ma tête au frais, est dévalorisée dans A triche cœur (Etiage). Les fantasmes nés des frustrations personnelles et les interdits nés d’une époque d’occupation coloniale, resurgissent pour dénoncer le temps des monnè selon Ahmadou Kourouma, et les données se superposent pour modifier l’image de la femme victime ou complice.
Le poète congolais Tchicaya U tam’si dans son œuvre lyrique, dramatique et romanesque tente de résoudre une contradiction qui le déchire entre deux cultures, deux langues, entre la frustration d’amour maternel, et l’appel du père que pourtant il fuit ; par extension il reporte sur l’Autre féminin les tensions qu’il subit. Les fantasmes nés de circonstances particulières conduisent aux agressions fantasmées: A toi ton ventre je vais t’y faire une plaie grasse. Il rêve d’une possession destructrice : L’hydre au bas de ton ventre condamne au démembrement – terme qui figure dans des poèmes de ses successeurs comme Sony Labou Tansi. Dans la même démarche fragmentaire, lors de l’enfantement, la parturiente que sa fonction en principe ennoblit, est imaginée dans un éclatement corporel : Face dos de face…le bassin craque, le sexe se déchire, ce sont autant de visions parodiques de l’enfantement voire de la Nativité[13]. U Tam’si se défendait d’être misogyne : « phallocrate lui seyait mieux », répondait-il. Une souffrance intérieure aiguë exacerbe la malédiction projetée sur l’image féminine.
Un acharnement s’exerce verbalement sur la féminité empêchée de s’accomplir. Le devenir femme semble interdit. L’amant déplore le cycle de la gestation interrompu : À Pâques […] un ventre refusa de traduire mon amour en chair, confie le poète dans La Veste d’intérieur, méditation sur soi en 1976. L’accouchement empêché d’une mère et conjointement d’une nation, « métaphore obsédante ou mythe personnel » selon le vocabulaire de Charles Mauron, signifierait le drame de l’espoir de vie brisé, qui assombrit l’image féminine.
Certains romans des temps post-coloniaux s’articulent sur une récurrence des séquences de l’enfant mort-né. L’écrivain camerounais Mongo Béti insiste sur les séquences obsessionnelles de la mort en couches de la parturiente et de son fruit, conséquence des mauvaises conditions sanitaires dans le Tiers-Monde. Ces séquences tragiques marquent l’image féminine et métaphorisent les conditions sociales, l’empêchement d’un pays à accoucher d’un monde nouveau heureux, suggère le roman Perpétue ou l’habitude du malheur[14].
Enfin l’enfant terrible de la littérature francophone, Sony Labou Tansi au Congo, modifie à son tour l’image féminine enrichie de tant de valeurs symboliques. Dans ses derniers vers il déplore l’espace tronqué du baiser – faut-il entendre l’étreinte inachevée ? Ces mots font écho au roman paru la même année Le commencement des douleurs dont l’argument est un refus lourd de conséquences dramatiques de consommer avec la compagne féminine l’union charnelle, pourtant source de vie.[15]
L’écriture des « romans-fables » du même auteur renouvelle la vision du corps féminin perçu dans son étrangeté. Le ton grotesque adopté interdit dolorisme et sensiblerie, et crée une distance qui permet de tolérer l’indicible. Les écarts de langue, les traits hyperboliques renforcent la menace du Corps farouche, (aux) formes affolantes. Ève arbore un teint de métal chauffé à blanc, les hanches bien équipées, abondante de corps et de gestes, farouche depuis les cheveux jusqu’à la pointe des orteils. La seconde Chaïdana dans le même roman inaugural La vie et demie en 1979, hérite d’un physique provoquant, à la fois attirant et menaçant, beauté mêlée de force : formes crues, seins techniquement fermes, le menton sensuel, brutal, fauve[16]. Dans la fiction, le personnage féminin vante ses propres avantages : J’avais les seins très fermes, ce qui paraît une auto-exaltation des fonctions de reproduction qui seront annulées dans le récit Le commencement des douleurs.
Cependant un héritage culturel africain faisant fonction d’hypotexte, pourrait atténuer la violence de la provocation écrite. La statuaire traditionnelle accentuait les caractères sexuels secondaires censés attirer sur le clan la fécondité. Les caractères sexuels hypertrophiés, l’alliance de termes contradictoires, la subversion systématique des portraits, repris dans le récit de langue française, accentuent l’inquiétude que transmet dans l’écriture un certain imaginaire de la féminité.
Une réécriture provocatrice remet en cause les textes canoniques africains de la période antérieure. Le congolais parodie le profil de médaille de la Grande Royale, érigé dans le roman de Cheik Hamidou Kane, L’aventure ambiguë[17]. Par contraste la séductrice paraît inquiétante, par l’éclat de la denture, le parfum mêlé de sèves, une diabolique étincelle à ses gros cheveux, dessinent la Vénus noire qu’affronte l’Abbé, personnage du roman initial La vie et demie (référence à l’Abbé Fulbert Youlou premier président du Congo de 1960 à 1963 ?) Plus femelle que femme, la séductrice entretient l’alliance des extrêmes en elle-même et dans sa relation au sexe opposé.
Le morcellement du sujet et le malaise du narrateur se confirment. Le turbulent romancier, poète tardivement édité, sacrifie à un inventaire devenu incontournable de l’image féminine. À son tour, il évoque la partie pour le tout : le ventre et le pubis, la bouche, les lèvres, les dents, détails indépendants les uns des autres ; s’y ajoutent les doigts, les ongles, la nuque, le cœur, liste méthodiquement récapitulée in Poèmes et vents lisses, recueil publié à titre posthume en 1995. Les cheveux, le regard sont isolés dans le roman de la même année Le commencement des douleurs tandis que l’amant proteste : Vos yeux avaient éventré mon coeur[18]. Le profil féminin ainsi appréhendé de façon morcelée, l’écriture parodie le procédé senghorien des blasons énumérés. Cet inventaire morcelé, donne à imaginer un corps désagréablement déstructuré.
Dans les années 1990 encore, l’éclosion des guerres civiles exerce une coercition accrue sur l’image d’Ève appelée Awa. Guerres interethniques, génocides, répressions mettent à rude épreuve la tendre chair féminine. La notion de démantèlement poussée à son paroxysme, l’enfant terrible de la littérature africaine écrite, surenchérit en élaborant l’image de la femme tantôt prédatrice aux membres «écartés», poussant des pseudopodes arachnéens – tantôt elle-même écartelée. Le poète menace : Femme voici venir le temps de la dislocation. “Entr’ouverte” pour un accueil tendre, la partenaire est perçue physiquement déchirée dans l’ultime recueil Poèmes et vents lisses[19] .
Dans une anthologie récente due à l’initiative de sa vaillante compatriote Marie-Léontine Tsibinda, le même auteur s’adresse à La femme castrée, mutilée à l’instar du peuple congolais durant les luttes fratricides qui marquent les années 1990. Ces données sont résumées dans Moi Congo ou les rêveurs de la souveraineté où s’exprime la seule voix féminine aussi véhémente protestant contre le démantèlement des ethnies et du personnage féminin. Léontine rédige dans ce recueil un poème où la silhouette féminine est décrite éclatée, fracturée, métaphore d’une condition humaine où nous sommes “ vivisectionnés”, “ sidaïsés”: Là un cœur, une jambe […] On enterre sans tête[20]. Subissant la violence de l’époque actuelle, le corps féminin supplicié s’expose morcelé. Il paraît ainsi disséqué par chacun des auteurs. Décrire l’être humain démembré trahit le désarroi individuel, ou métaphorise plus violemment que dans les années antérieures, la déstructuration du pays-même. Le corps est représenté dispersé, étoilé comme le pays crucifié sur la croix du Sud, insinue le recueil Le serpent austral que publie le poète T. Loutard en 1992[21].
Pouvoir politique hypertrophié et puissance sexuelle mâle restent liés ; tel «père de la nation» ne peut aimer que celles que sa torture a défigurées, énonce Labou Tansi dans L’État Honteux. Vingt ans plus tard, un conte cruel dit la violence perpétrée sur les vierges dont le corps sera découpé pour des cérémonies rituelles obscures destinées à renforcer l’autorité du chef de l’État, écrit Kadima Nzuji dans La chorale des mouches. Un précédent bien réel existe au Zaïre rebaptisé Congo Démocratique dans les récits de Valentin Yves Mudimbe comme Le bel immonde[22].
En fait, une représentation fragmentaire de l’image de « l‘autre sexe », non plus pour l’intégrer à une esthétique, mais pour le montrer douloureusement mutilé à l’instar du continent, constitue une phase négative d’un processus complexe. De l’excès de violence naîtra un mouvement contraire. Le mouvement de destruction contient en germe une restructuration symbolique. Celle-ci s’oriente selon deux tendances : une quête spirituelle réactivée ou la tentation d’une renaissance païenne.
III Eros et Thanatos
Au départ se trouve l’idée reçue que le spectre de la mort s’inscrit dans une apparence féminine, la mort hirsute et pieuvre serait tapie en transparence derrière chaque séductrice, insinue le poète natif de Loango. Souveraine/impériale et démone/elle est cette femme qui veut ma bouche, frémit le poète dans ses derniers chants (Le pain et la cendre, en 1978). À la fois goule, vampire et ventouse, la partenaire exerce une attraction redoutée. Le lit des amants se dégrade en ossuaire écroulé, ricane le poète (La veste d’Intérieur, Fête I). L’auteur s’inscrit dans la tradition épicurienne ou macabre qui exalte la jouissance en laissant pressentir l’état de nos ossements. La chevelure absente, la tête n’est plus qu’un crâne nu. Rasé en signe de deuil, le crâne brille sous la lune, vont répétant Noliwe ou Niyra confirmant la complicité de la femme avec l’astre nocturne et avec la mort dans Le Zulu, et dans les « Chants-pauses » qui jalonnent une « comédie-farce sinistre » Le destin glorieux du maréchal Nnikon Nniku prince qu’on sort de 1978[23].
L’échéance funèbre exalte la sensualité en présence du corps féminin. Labou Tansi partagé entre Eros et Thanatos, entre l’assouvissement du désir des sens et l’angoisse de la mort, à son tour relève le défi fatal : Vous avez eu raison d’être belles / de quelle autre manière peut-on escorter la mort ? Cynique, il poursuit dans son ultime recueil en hommage à la présence féminine mortifère : Mourir ne sera qu’une ardente plaisanterie[24]. Ainsi les images complexes nées dans des situations d’angoisse entre la vie et la mort seront à leur tour transformées dans un mouvement ascensionnel.
IV Image mystique
Les tensions violentes dépassées, une disposition nouvelle mérite d’être signalée : l’écriture du corps rejoint une tradition occidentale qui serait mystique. Influence des missionnaires chrétiens ou traits de l’âme bantoue ? Une reconversion à partir d’un ressenti douloureux vers un état apaisé, unit des poètes par ailleurs si distincts l’un de l’autre. De la part d’U Tam’si l’ancien, l’attitude d’un jouisseur s’accompagne d’un pressentiment mystique. «Esprit fort» et volontiers libertin, il cherche à dépasser une scission demeurée latente et le drame de la chair sans âme. La notion de dualité s’insinue dans le recueil La veste d’intérieur où une hypothèse est murmurée comme une intuition mystique : si la clé était de chair, la porte un corps de lumière...[25]. Le terme de lumière a ici toute sa force. Des intuitions voisines se lisent dans l’ouvrage ultime de son successeur congolais Labou Tansi.
Dans la poésie que nous a laissée celui-ci, le verbe déborde largement le mode descriptif pour repenser l’opposition de l’âme et du corps. Pressentie par Senghor, non éludée par Tchicaya, cette dualité s‘explicite dans les textes Labou Tansien de 1995 où la peinture des avantages féminins s’intègre à une aspiration mystique. Plus la mort est proche, plus une inquiétude s’insinue, et plus l’image féminine introduit une manière de salut.
Si une transgression violente et l’insulte envers le corps appelé viande ont fortement contribué depuis 1979 à une réception réticente des textes narratifs violents, la diffusion du recueil posthume, Poèmes et vents lisses[26], renouvelle la lecture de l’œuvre ; une évolution perceptible au cours des pages dissipe le malentendu. L’écrivain qui sait que ses jours sont comptés revient sur la séparation des esprits animaux et de l’âme en sa pureté solaire. Cette distinction éclaire rétrospectivement certains ouvrages précédents. La récurrence obsessionnelle des termes désignant la consommation phagique, la chair appelée « viande » seraient une réaction contre la perception trop matérielle du corps.
Une dichotomie se voit confirmée par les expressions qui réifient les parties du corps appelées les outils du baiser dans le recueil tardif et les vers intitulés « Vestiges » ou « Voyoussures» (terme forgé à partir du mot voyou). À cette antinomie se rattachent les gestes associés au métier d’aimer que le poète évoque non sans humour, ainsi que la passion ravalée au rang des exercices nuptiaux, formule reprise pour désigner les matériaux nuptiaux. L’amour limité à une activité physiologique est observé avec distance ; une véritable crise de la personne et une crise de la foi sont perceptibles dans l’ultime ouvrage et son poème initial, « Prière ».
L’angoisse de la personnalité schizée, partagée entre le poids de la matière et les aspirations à un idéal, trouve un apaisement quand le corps désiré est réinvesti d’une dimension spirituelle. L’amour physique est réhabilité s’il permet l’accès à une transcendance. L’apparence corporelle auparavant exclusivement plastique se charge d’un idéal sacré. Dans l’image de l’aimée hanche et ogive associées évoquent l’architecture religieuse : Tes hanches sont une fête / d’ogives. Pire, la femme est consacrée temple d’éternité, Voie d’exigence absolue (poème intitulé «Sexorange»). Une heureuse réconciliation relie le corps à la quête essentielle : Quand viendra l’avalanche / J’aurai mis mon âme à l’abri dans ton corps infini se rassure l’amant. Le véritable amour inscrit l’esprit dans la matière. Lorsque l’âme réinvestit la beauté physique, l’image féminine apparaît sanctifiée. Le corps empreint de spiritualité devient rayonnant, s’accordent à penser les poètes en langue française d’origine bantoue. Cette conception facilite une réconciliation avec la représentation de l’étrange féminin.
À l’ombre avide caractérisant l’apparence féminine diabolique se substitue la limpide nudité. Le poète appelle à nuancer /la lumière pour cerner l’aube, ce qui résume l’ambition des amants enlacés (poème «L’issue infinie»). L’entente des corps entraîne une sublimation des instincts. Parallèlement les symboles d’un désir d’élévation se multiplient grâce aux lignes verticales évoquées : les termes «cèdre», «tour» suggèrent un mouvement ascensionnel. Les moments de plénitude et d’entente charnelle provoquent une élévation de l’âme : nous étions toi et moi un couple en ascension éternelle […] Et ton nom grandit jusqu’au ciel/incorrigiblement décidé/ à piquer […]/ quelques bribes d’éternité (poème « Vestiges »). Le rêve est repris dans la formulation mariage d’éternité où l’image féminine suggère une victoire sur le temps qui s’écoule[27].
Une déclaration proférée dans une étreinte exaltée par les éléments cosmiques déchaînés, parodie un processus d’élévation : Vas-y assassine-moi jusqu’au ciel (in « L’archipel »). L’amant poursuit dans le même mouvement : J’ai pris l’irréfutable parti/ d’agrandir tes joies/ jusqu’aux étoiles / L’azur n’a pas menti… («Le son des choses»). L’écrivaine camerounaise Calixthe Beyala usait du même artifice pour réhabiliter la femme physiquement humiliée dont elle projetait la silhouette sur le ciel et les constellations, dans son Ier roman au titre biblique C’est le soleil qui m’a brûlée[28]. Union physique et ascension morale préparent une assomption et contribuent à « une esthétique de la transcendance ».
V Image décomposée / régénérée
Le dernier hommage du poète de Brazzaville, est destiné au corps féminin composite en des éloges qu’amplifie une langue inventive. Eulalie Zerma actionnait un sourire de technicienne et un habile déhanchement de la poupe à la hauteur de son expérience de femme-tonnerre, se plaît à écrire Labou Tansi dans le roman bientôt posthume. Au-delà d’un découpage virtuel obsessionnellement réitéré, une stimulante réhabilitation se profile. La femme réinstaurée dans sa plénitude corporelle retrouve les fonctions qui la destinent à la gestation attendue.
Le cil en sa délicatesse, l’œil vif, les mains, les lèvres scintillantes, le visage, les hanches à nouveau contribuent au rayonnement de l’icône[29]. Le charme physique accepté, l’image célébrée participe «au renouveau païen du monde» que le poète du littoral appelle de ses voeux[30]. L’éloge irrépressible sourd du plus profond de la culture première. Le poète en sa maturité, effectue un recentrement sur une authenticité qu’il proclame animiste : Nous voici revenus au temps de l’antéchrist, comprenons à un passé anté-colonial précédant l’évangélisation. La description fragmentaire comme pour mieux prendre possession de la partenaire, mieux régner sur son corps, rejoint une forme de fétichisme originel dont l’auteur joue avec humour. Une restructuration imaginaire a la force d’une résurgence vitale. Les fractures symboliquement, littérairement infligées au corps féminin précèdent une reconstitution. Est-ce une référence au mythe d’Isis et d’Osiris. L’exaltation du corps féminin se présente comme une réinsertion dans la culture africaine au sens large.
À la femme schizée ou saccagée s’oppose, au final du recueil Arc musical, l’image de l’élue transfigurée en des traits imaginaires : “mon vin astral […] ma très radio-active. Aux attributs terrifiants chargés d’un pouvoir d’envoûtement funeste, s’oppose la silhouette de l’amante au magnétisme revigorant. Le personnage transfiguré, celle «qui a dans les yeux un parfum d’Astre sauvage», rejoint celle qui «attelle sa charrue au temps », stature de déesse[31].
Un troisième poète élégiaque au Congo s’inscrit dans une tradition littéraire de sublimation de l’image féminine. Comme Pétrarque évoquait dans le Canzoniere in vita et in morte di Madonna Laura, l’image de Laure de Nove métamorphosée en un arbuste, le laurier, le poète Vili Jean Baptiste T. Loutard assimile sa compagne défunte au palmier-lyre. Issue de la terre-mère, d’une croissance rapide, la plante s’élance vers l’espace en un mouvement altier. Orgueil des parcs arborés, la tige évoque la flore et la luxuriance adoucie de la terre équatoriale. Sa forme s’épanouit latéralement comme un éventail. Les palmes rayonnent harmonieusement et bruissent sous la caresse du moindre alizée. La plante qui rappelle l’instrument de musique à cordes, symbolise l’expression lyrique ou poétique. Cette essence appelée abusivement «arbre du voyageur», grâce aux gouttes de rosée retenues au point d’attache de chaque pédoncule, étanche la soif. Sa silhouette élégante nous réconcilie avec une présence féminine rayonnante et fière dans une Afrique redevenue clémente[32].
La métamorphose de l’image féminine s’effectue différemment dans un roman comme Le lys et le flamboyant à la veille du nouveau siècle. Le personnage central disparaît et reparaît sous une apparence fragmentaire chaque fois renouvelée : marraine incestueuse ou maîtresse sensuelle, chanteuse de cabaret ou combattante de la révolution, métisse sino-congolaise et ainsi symbole culturel.[33] Les silences, « les blancs du texte » laissent au profil son mystère ; ombres et lumières le masquent et le démasquent. Présence et disparition alternées prolongent un jeu visuel. Pour finir, un retour aux origines dans clairière de la forêt, précède un incendie accidentel ou criminel. L’héroïne finit sublimée par le feu, puis transfigurée dans le chant qui immortalise son souvenir. Le personnage par sa fonction intermittente et ses éclipses entretient la mobilité et la diversité d’une image plurielle. Ce procédé d’écriture transforme différemment l’image féminine en figure mythique.
Ainsi de l’Afrique de l’Ouest peul ou sérère à l’Afrique Équatoriale bantoue, de la seconde moitié du XXe siècle aux temps actuels, persiste la vision fragmentaire de l’image féminine exaltée à partir de ses plus petits éléments ou tragiquement démembrée. Objet d’une destruction rageuse, celle-ci révèle les fractures intimes. Un mouvement destructeur correspond aux crises personnelles et historiques. Rarement dans un ensemble littéraire, le texte fut perçu aussi révélateur d’un malaise individuel et social. Mais un processus de reconstruction est à l’œuvre, en des pages lyriques.
Ne pourrait-on reconnaître dans ces métamorphoses de l’image féminine littérairement élaborée, les régimes successifs définis par les théories du philosophe et anthropologue Gilbert Durand ? Se succèdent le régime synthétique doux, le régime schizophrène déchiré, le régime mystique unissant la destruction par les guerres et le rétablissement d’une image rayonnante[34]. Le régime nocturne et les structures synthétiques commanderaient plutôt la phase initiale que nous avons évoquée : les images selon L.S. Senghor, impliquant douceur, harmonie, et chaleur maternelle pour revaloriser la culture de l’Afrique subsaharienne. Le régime diurne aux dominantes structurelles schizomorphes serait prédominant à l’époque suivante grevée de déceptions et d’amertume contre les pouvoirs autocratiques et la misère des humbles. Le régime nocturne réapparaîtrait avec les structures dites mystiques unissant les pires conditions d’existence et l’espoir de salut, suggérant une féminité qui symbolise à la fois l’échéance mortelle et la génération de la vie. La métamorphose serait l’essence de l’élue ainsi célébrée :
Femme que le destin réduit en cendre
Pour nourrir les racines de vie[35]
Notes
[1] Gilbert Durand, La sortie du XXe siècle, 2010 ; J.-J. Wunenburger, Philosophie des images, PUF, 1997 ; Epistémologie de l’imaginaire, éd. Transversales philosophiques, 2011 ; M. Maffesoli, Le réenchantement du monde, éd. La table ronde, 2007.
[2] Préface à Imaginaires francophones, A. R. Chemain, publication de l’Université de Nice, 1995 ; Eclipses et surgissements de constellations mythiques, Univ. Nice, 2001, Actes 2002.
[6] Tati-Loutard, Jean-Baptiste, Les racines congolaises, éd. P.J. Oswald, 1968 ; L’ordre des Phénomènes, éd. Présence africaine, 1996 ; Le Palmier-Lyre, id., 1998.
[8] Kourouma, Ahmadou, Les soleils des indépendances, éd. de la Francité, Sherbrook, 1968, 2e éd. Seuil, 1970.
[9] Ouologuem, Yambo, Le devoir de violence, éd. Seuil, 1968 ; Thiam, Awa, La parole aux négresses, éd. Denoël-Gonthier, 1969 ; Bougoul, Ken, Le baobab fou, 1983 ; Beyala, C., Tu t’appelleras Tanga, éd. Stock, 1988.
[10] U Tamsi, Tchicaya, La main sèche, éd. Laffont, 1980 ; Épitomé, éd., P.J. Oswald, 1962, Préface L.S. Senghor.
[16] Idem, “Le son des choses” in Poèmes et vents lisses, éd. Festival des francophonies de Limoges, coll. Le bruit des autres, 1995, Le commencement des douleurs, éd. Seuil, 1995. Idem, La vie et demie, éd. Seuil, 1979.
[20] Tsibinda, Marie-Léontine, Moi, Congo ou Les rêveurs de la souveraineté, éd. Bajag Méri, 1999 ; ”Mayombe ma tombe » ; Labou Tansi, S., ”La femme castrée”.
[22] Labou Tansi, S., L’État Honteux, éd. Seuil, 1981 ; Nziki, Kadima, ”Ben Makali” in Moi Congo ou les Rêveurs de la souveraineté ; Tati-Loutard, Jean-Baptiste, Le serpent austral, éd. Présence Africaine, 1992 ; Mudimbe, Valentin Yves, Le bel immonde, éd. Présence africaine, 1976.
[23] U Tam’si, Tchicaya, Le Zulu, éd. Nubia, 1977 ; Nnikon Nniku prince qu’on sort, comédie-farce sinistre, éd. Présence Africaine, 1978.
[31] «Nous revoilà au renouveau païen du monde […] De plus en plus païen devant un monde de moins en moins chrétien», “Le promenoir” in Epitome, 1962, et Danse rituelle in La veste d’intérieur, op.cit., 1976, p. 62, p.76 30 – “Equinoxiales” in A triche coeur, éd. P. J. Oswald, 1960.
Arlette Chemain
Université Sophia Antipolis, Nice, France
arlette.chemain@gmail.com
Arlette Chemain
Images of Women. African Literature in French (1950-2010)
Abstract : A return to sensible reason and the acknowledging of the impact of the imaginary are manifest in the Western thought of the turn of the century (encapsulated in the theories of Gilbert Durand and Jean-Jacques Wunenburger, among other). In the ex-centric Francophone literatures of Western and Central Africa, the images of the woman, with their powerful symbolical load, change in time. The existing variations correspond to the given historical circumstances: the coming out of the colonisation process, at the end of the trials undergone by the countries in the periods ensuing the gaining of their national independence; the crises and fratracide wars that were soon to follow. The seduction of the represenation of the female body undergoes changes illustrative of the notion of “plural beauty.” Renewed many times over – a process which strengthened their aesthetic worth – images correspond to synthetic, schizomorphous, and mystical regimens, making room for the emergence of new forces.
Keywords: African Literature in French; Postcolonialism; NationalIndependence; Internal War; Women; Gilbert Durand.
«Tu seras la même toujours
À travers tes métamorphoses j’adorerai le visage de Koumba Tam”
(L.S. Senghor, Chants pour Signare)
«Je t’aime je t’aime je t’atomise.”
(Tchicaya U Tam’si, Arc musical)
En des temps où la sensibilité et l’imaginaire retrouvent leur impact dans la pensée occidentale[1], une ouverture aux littératures du grand Sud, ou plutôt « du grand large » comme les nomme Gilbert Durand[2], élargira notre corpus. Une de ces littératures excentrées, dans une situation d’écart par rapport à l’horizon d’attente d’un public de culture française, tolère un élément doublement significatif : l’image de la femme d’Afrique noire. En des pages d’une originalité qui se cherche, alignées sur le modèle occidental ou ressourcées dans l’oralité traditionnelle, l’image que sculpte l’écriture exerce sa séduction sans cesse renouvelée.
Au risque de décevoir l’attente du lecteur occidental, l’image sculptée par les textes ne s’inscrit plus dans un exotisme de convention, attendu. Au regard du conquérant de l’époque coloniale succède la vision des natifs de pays désormais reconnus indépendants. Trois approches correspondent à trois périodes historiques : le temps de la Négritude senghorienne imposait une image de la silhouette féminine élue, projection idéale, au profil devenu répétitif et stéréotypé. L’époque immédiatement postérieure aux Indépendances nationales suscita paradoxalement une représentation agressive du personnage démembré, déchiré ; tandis que les années 1980 et 1990, sans estomper les ombres inquiétantes, réinstaurent la présence féminine dans sa noblesse, vision prospective à l’approche du nouveau siècle. Ces trois temps se superposent en des moments de transitions communes, cela s’entend.
Au Sénégal, une première élection par le maître de Joal dont chacun sait le destin politique, répond à une finalité historique. Pour revaloriser les cultures africaines, l’image de la femme selon L.S. Senghor, devient un symbole. Les signes antérieurement méprisés sont glorieusement retournés en faveur de l’élue pour la réhabilitation d’une race : Femme nue femme noire / vêtue de ta couleur qui est vie : le verbe transforme les clichés en traits positifs. Le personnage féminin est marqué par un destin sacrificiel, dans un appel au dépassement : Toi que le destin réduit en cendre pour nourrir les racines de vie, s’enchante L. S. Senghor dans les Chants d’ombre[3]. Les modèles dessinés par le poème sont des sujets à la féminité naissante : filles nubiles, jeunes filles aux seins dressés comme des tours, souples fiancées, promesses d’avenir, comme la communauté renaissant à la conscience d’elle-même, dans une évolution vers une reconnaissance historique, après la seconde guerre mondiale.
Depuis l’inventaire noble introduit par Senghor, il est entendu qu’un élément anatomique suggère l’ensemble du profil, procédé métonymique. Le corps traité par touches successives : servantes au long col, attaches de gazelles, douceur de son secret de pêche, la détermination par le complément de nom met en relief les qualités primordiales, prémisses fécondes. La conjonction entre la femme et le paysage naturel se confirme : mains plus douces que les palmes, douceur des collines jumelles, front bombé sous la forêt de senteurs. L’association au cosmos élargit la vision : ton sourire / comme une voie lactée les abeilles d’or sur tes joues d’ombre /la croix du Sud étincelle à la pointe de ton menton / le charriot flamboie à la pointe de ton front dextre, dans un effet de surimpression prolongée[4]. L’éloge du corps suppose une énumération de ses éléments distincts, une fragmentation qui prendra un tour dramatique dans des œuvres ultérieures et dissidentes, comme il sera observé ci-après.
L’image se construit non par référence au contexte indigène rural dans la misère du tiers monde, mais implicitement par contraste avec les linéaments inscrits dans la tradition occidentale. Au teint de rose et de lys qui emprunte à la beauté du jour selon les poètes de la Renaissance, s’oppose l’intensité sombre de la peau d’ébène. Le procédé oxymoronique permet de juxtaposer les extrêmes : ma lumineuse claire noire, à la peau de nuit diamantine, ma négresse blonde d’huile de palme. Au regard d’un bleu céleste – celui de la seconde épouse normande aux yeux violets – répond dans les Chants d’ombre, le magnétisme des pupilles sombres : Salut à la présente qui me fascine par le regard noir du mamba tout constellé d’or vert, formule réitérée dans Ethiopiques en 1961.
Ces comparaisons entrent dans un langage convenu dont s’empareront de nombreux épigones[5]. Le maître du Sénégal crée un horizon d’attente pour ne pas dire un stéréotype à partir duquel ses successeurs dessineront le corps de la femme. Ce précédent influence jusqu’aux poètes d’Afrique centrale. L’un d’entre eux Jean Baptiste Tati Loutard chante à son tour Eve congolaise faite au tour…. en 1968 ; il célèbre la Vierge noire de Rocamadour et composera une série de Nus féminins dans son recueil de 1997[6].
L’esthétique inspirée des «blasons du corps féminin» tend à rendre familière l’altérité. Dans l’œuvre initiale de L. S. Senghor, un équilibre retrouvé, l’harmonie des lignes, la justesse des courbes : ô visage plus beau qu’un masque pongwe / beauté qui n’est point angle (« Que m’accompagnent Koras et balafongs » in Chants d’ombre) rapprochent l’étrangère des canons de la beauté classique européenne. Une vision globale d’harmonie et de noblesse transfigure le sujet. La beauté sculpturale du sujet féminin contribue à son hiératisme. Le procédé réhabilite la séductrice dite auparavant « indigène » ou « exotique ». La silhouette féminine suggère un mouvement transitif vers des valeurs qu’elle incarne et qui la dépassent, valeurs morales et culturelles africaines. Cet acte de transfiguration de la réalité prosaïque, sera parodié par les écrivains les plus insolents comme Sony Labou Tansi au Congo à la fin du siècle. Dans l’image senghorienne, le corps perçu comme fondamentalement différent parce que féminin et parce que noir, grâce aux traits sélectionnés, verra son hétérogénéité s’estomper.
La réhabilitation de la culture et des civilisations africaines, dans des communautés excentrées au Sud, passe par la transfiguration et l’éloge de l’image féminine. Elle s’oppose au personnage dévalué, décrit par l’ancien colon.
II – L’image inversée
À la période historique littérairement féconde de la montée vers les Indépendances nationales succède le temps de la déception et de la contestation qui s’accompagne d’une conscience aiguë du sous-développement, phase dépressive. Les indépendances nationales une fois reconnues, une époque de crise économique et de remise en cause des valeurs, engendre une littérature du déchirement plutôt que du désenchantement.
Conséquence d’une déception qui marque les premières années des nouveaux régimes politiques, le personnage féminin cristallise une amertume qui souvent se mue en agressivité imputée à la femme elle-même. La violence faite au sexe faible puise ses origines dans les rituels traditionnels d’une part, et dans les comportements modernes d’autre part. À la catégorie des coutumes ancestrales, appartiennent par exemples les images des épouses conduites au tombeau en même temps que le maître défunt, celles des servantes décapitées dont la tête est servie en offrande aux ambassadeurs occidentaux en visite auprès du roi Ghézo, rappelait l’auteur du roman de Doguicimi au Dahomey (actuel Bénin)[7].
À un moment difficile de l’histoire de l’Afrique surgissent dans les romans francophones des exemples de femmes au corps rituellement défait : figures d’amazones légendairement amputées d’un sein pour mieux tirer à l’arc au royaume du Danhomè, troupes féminines de la reine Nzinga d’Angola en Afrique équatorieale, mises en scène par Tchicaya U Tam’si ou Labou Tansi, qui doivent leurs privilèges de guerrières d’élite au sacrifice de l’enfant issu de leur chair. Une naissance dans le camp militaire entraîne la mise à mort du nouveau-né, séparation définitive qui s’ajoute à celle de la parturition.
L’offense à l‘intégralité du corps féminin conformément aux rituels traditionnels est décrite en Afrique de l’Ouest par l’écrivain masculin Ahmadou Kourouma. Il enfreint un tabou et ose dès 1968, dans Les soleils des indépendances, dans une langue franco-Malinke, développer une thématique subversive, celle de l’initiation traditionnelle : il traite violemment l’entrée dans le cycle de la féminité des filles nubiles, narre l’excision cruelle des préadolescentes ; il s’entoure de précautions ethnologiques, mais laisse poindre des critiques. Le récit de la scène initiatique d’une précision clinique, répercuté périodiquement dans le roman, s’énonce en des termes de couleurs et de vertiges, d’un lyrisme violent et créatif. Le tournoiement des images se transmet de la victime au lecteur[8]. Le Malien Yambo Ouologuem avec moins de pudeur dans son roman de 1968 Le devoir de violence, Awa Thiam dans un essai en 1979, Ken Bougoul auteur du Baobab fou en 1983 et plus tard Calixthe Beyala au Cameroun (1987), évoquent cette mutilation parmi les épreuves du « marquage » du corps féminin condamné dans son altérité[9].
L’écrivain d’origine bantoue au Congo où fut anciennement la capitale de la France libre – Brazzaville – le poète Tchicaya U Tam’si loin d’être un inconditionnel des traditions ancestrales comme le voulait L.S.Senghor en sa préface de 1962, s’insurge. Certains de ses vers ne sont compréhensibles que par référence aux cérémonies coutumières contestées, comme celles de « la Tchicoumbi » décrite dans une nouvelle de La main sèche en 1980[10]. Les blessures infligées aux adolescentes sont reprochées aux matrones et aux aïeules qui officient. Elles-mêmes sont alors caricaturées dans les vers donnant l’image de leur cruauté sénile.
Le vocabulaire dépréciatif affecte le corps attirant et répulsif de femmes non encore accomplies : le sang de cent vierges caillant, mention réitérée. Sexe de pierre, vagin étroit[11] sont la preuve d’une attitude morale caractérisée par la froideur et le manque de générosité inévitablement reprochés à ses partenaires par le poète qui se veut en exil et mal-aimé : il n’y a pas d’amour sans lutte de race, professe-t-il[12].
La modernité introduit de nouvelles atteintes physiques d’origine individuelle ou collective. Des raisons culturelles : l’enfant conventionnellement repris par la famille paternelle, la relation manquée à la mère, des conditions sociales comme la difficulté de l’amour inter-racial, entraînent une appréhension pervertie de la féminité. Celle-ci est dépréciée à tous les âges de la vie, celui de la pucelle au sexe tranchant, de la prostituée complice de l’indigne soumission du Noir (Dans tous les lits on voit / ma mère ivre en rut Pouah !). L’image de la mère les bras en berceau vide, privée de son enfant comme ce dernier est privé du giron maternel où mettre ma tête au frais, est dévalorisée dans A triche cœur (Etiage). Les fantasmes nés des frustrations personnelles et les interdits nés d’une époque d’occupation coloniale, resurgissent pour dénoncer le temps des monnè selon Ahmadou Kourouma, et les données se superposent pour modifier l’image de la femme victime ou complice.
Le poète congolais Tchicaya U tam’si dans son œuvre lyrique, dramatique et romanesque tente de résoudre une contradiction qui le déchire entre deux cultures, deux langues, entre la frustration d’amour maternel, et l’appel du père que pourtant il fuit ; par extension il reporte sur l’Autre féminin les tensions qu’il subit. Les fantasmes nés de circonstances particulières conduisent aux agressions fantasmées: A toi ton ventre je vais t’y faire une plaie grasse. Il rêve d’une possession destructrice : L’hydre au bas de ton ventre condamne au démembrement – terme qui figure dans des poèmes de ses successeurs comme Sony Labou Tansi. Dans la même démarche fragmentaire, lors de l’enfantement, la parturiente que sa fonction en principe ennoblit, est imaginée dans un éclatement corporel : Face dos de face…le bassin craque, le sexe se déchire, ce sont autant de visions parodiques de l’enfantement voire de la Nativité[13]. U Tam’si se défendait d’être misogyne : « phallocrate lui seyait mieux », répondait-il. Une souffrance intérieure aiguë exacerbe la malédiction projetée sur l’image féminine.
Un acharnement s’exerce verbalement sur la féminité empêchée de s’accomplir. Le devenir femme semble interdit. L’amant déplore le cycle de la gestation interrompu : À Pâques […] un ventre refusa de traduire mon amour en chair, confie le poète dans La Veste d’intérieur, méditation sur soi en 1976. L’accouchement empêché d’une mère et conjointement d’une nation, « métaphore obsédante ou mythe personnel » selon le vocabulaire de Charles Mauron, signifierait le drame de l’espoir de vie brisé, qui assombrit l’image féminine.
Certains romans des temps post-coloniaux s’articulent sur une récurrence des séquences de l’enfant mort-né. L’écrivain camerounais Mongo Béti insiste sur les séquences obsessionnelles de la mort en couches de la parturiente et de son fruit, conséquence des mauvaises conditions sanitaires dans le Tiers-Monde. Ces séquences tragiques marquent l’image féminine et métaphorisent les conditions sociales, l’empêchement d’un pays à accoucher d’un monde nouveau heureux, suggère le roman Perpétue ou l’habitude du malheur[14].
Enfin l’enfant terrible de la littérature francophone, Sony Labou Tansi au Congo, modifie à son tour l’image féminine enrichie de tant de valeurs symboliques. Dans ses derniers vers il déplore l’espace tronqué du baiser – faut-il entendre l’étreinte inachevée ? Ces mots font écho au roman paru la même année Le commencement des douleurs dont l’argument est un refus lourd de conséquences dramatiques de consommer avec la compagne féminine l’union charnelle, pourtant source de vie.[15]
L’écriture des « romans-fables » du même auteur renouvelle la vision du corps féminin perçu dans son étrangeté. Le ton grotesque adopté interdit dolorisme et sensiblerie, et crée une distance qui permet de tolérer l’indicible. Les écarts de langue, les traits hyperboliques renforcent la menace du Corps farouche, (aux) formes affolantes. Ève arbore un teint de métal chauffé à blanc, les hanches bien équipées, abondante de corps et de gestes, farouche depuis les cheveux jusqu’à la pointe des orteils. La seconde Chaïdana dans le même roman inaugural La vie et demie en 1979, hérite d’un physique provoquant, à la fois attirant et menaçant, beauté mêlée de force : formes crues, seins techniquement fermes, le menton sensuel, brutal, fauve[16]. Dans la fiction, le personnage féminin vante ses propres avantages : J’avais les seins très fermes, ce qui paraît une auto-exaltation des fonctions de reproduction qui seront annulées dans le récit Le commencement des douleurs.
Cependant un héritage culturel africain faisant fonction d’hypotexte, pourrait atténuer la violence de la provocation écrite. La statuaire traditionnelle accentuait les caractères sexuels secondaires censés attirer sur le clan la fécondité. Les caractères sexuels hypertrophiés, l’alliance de termes contradictoires, la subversion systématique des portraits, repris dans le récit de langue française, accentuent l’inquiétude que transmet dans l’écriture un certain imaginaire de la féminité.
Une réécriture provocatrice remet en cause les textes canoniques africains de la période antérieure. Le congolais parodie le profil de médaille de la Grande Royale, érigé dans le roman de Cheik Hamidou Kane, L’aventure ambiguë[17]. Par contraste la séductrice paraît inquiétante, par l’éclat de la denture, le parfum mêlé de sèves, une diabolique étincelle à ses gros cheveux, dessinent la Vénus noire qu’affronte l’Abbé, personnage du roman initial La vie et demie (référence à l’Abbé Fulbert Youlou premier président du Congo de 1960 à 1963 ?) Plus femelle que femme, la séductrice entretient l’alliance des extrêmes en elle-même et dans sa relation au sexe opposé.
Le morcellement du sujet et le malaise du narrateur se confirment. Le turbulent romancier, poète tardivement édité, sacrifie à un inventaire devenu incontournable de l’image féminine. À son tour, il évoque la partie pour le tout : le ventre et le pubis, la bouche, les lèvres, les dents, détails indépendants les uns des autres ; s’y ajoutent les doigts, les ongles, la nuque, le cœur, liste méthodiquement récapitulée in Poèmes et vents lisses, recueil publié à titre posthume en 1995. Les cheveux, le regard sont isolés dans le roman de la même année Le commencement des douleurs tandis que l’amant proteste : Vos yeux avaient éventré mon coeur[18]. Le profil féminin ainsi appréhendé de façon morcelée, l’écriture parodie le procédé senghorien des blasons énumérés. Cet inventaire morcelé, donne à imaginer un corps désagréablement déstructuré.
Dans les années 1990 encore, l’éclosion des guerres civiles exerce une coercition accrue sur l’image d’Ève appelée Awa. Guerres interethniques, génocides, répressions mettent à rude épreuve la tendre chair féminine. La notion de démantèlement poussée à son paroxysme, l’enfant terrible de la littérature africaine écrite, surenchérit en élaborant l’image de la femme tantôt prédatrice aux membres «écartés», poussant des pseudopodes arachnéens – tantôt elle-même écartelée. Le poète menace : Femme voici venir le temps de la dislocation. “Entr’ouverte” pour un accueil tendre, la partenaire est perçue physiquement déchirée dans l’ultime recueil Poèmes et vents lisses[19] .
Dans une anthologie récente due à l’initiative de sa vaillante compatriote Marie-Léontine Tsibinda, le même auteur s’adresse à La femme castrée, mutilée à l’instar du peuple congolais durant les luttes fratricides qui marquent les années 1990. Ces données sont résumées dans Moi Congo ou les rêveurs de la souveraineté où s’exprime la seule voix féminine aussi véhémente protestant contre le démantèlement des ethnies et du personnage féminin. Léontine rédige dans ce recueil un poème où la silhouette féminine est décrite éclatée, fracturée, métaphore d’une condition humaine où nous sommes “ vivisectionnés”, “ sidaïsés”: Là un cœur, une jambe […] On enterre sans tête[20]. Subissant la violence de l’époque actuelle, le corps féminin supplicié s’expose morcelé. Il paraît ainsi disséqué par chacun des auteurs. Décrire l’être humain démembré trahit le désarroi individuel, ou métaphorise plus violemment que dans les années antérieures, la déstructuration du pays-même. Le corps est représenté dispersé, étoilé comme le pays crucifié sur la croix du Sud, insinue le recueil Le serpent austral que publie le poète T. Loutard en 1992[21].
Pouvoir politique hypertrophié et puissance sexuelle mâle restent liés ; tel «père de la nation» ne peut aimer que celles que sa torture a défigurées, énonce Labou Tansi dans L’État Honteux. Vingt ans plus tard, un conte cruel dit la violence perpétrée sur les vierges dont le corps sera découpé pour des cérémonies rituelles obscures destinées à renforcer l’autorité du chef de l’État, écrit Kadima Nzuji dans La chorale des mouches. Un précédent bien réel existe au Zaïre rebaptisé Congo Démocratique dans les récits de Valentin Yves Mudimbe comme Le bel immonde[22].
En fait, une représentation fragmentaire de l’image de « l‘autre sexe », non plus pour l’intégrer à une esthétique, mais pour le montrer douloureusement mutilé à l’instar du continent, constitue une phase négative d’un processus complexe. De l’excès de violence naîtra un mouvement contraire. Le mouvement de destruction contient en germe une restructuration symbolique. Celle-ci s’oriente selon deux tendances : une quête spirituelle réactivée ou la tentation d’une renaissance païenne.
III Eros et Thanatos
Au départ se trouve l’idée reçue que le spectre de la mort s’inscrit dans une apparence féminine, la mort hirsute et pieuvre serait tapie en transparence derrière chaque séductrice, insinue le poète natif de Loango. Souveraine/impériale et démone/elle est cette femme qui veut ma bouche, frémit le poète dans ses derniers chants (Le pain et la cendre, en 1978). À la fois goule, vampire et ventouse, la partenaire exerce une attraction redoutée. Le lit des amants se dégrade en ossuaire écroulé, ricane le poète (La veste d’Intérieur, Fête I). L’auteur s’inscrit dans la tradition épicurienne ou macabre qui exalte la jouissance en laissant pressentir l’état de nos ossements. La chevelure absente, la tête n’est plus qu’un crâne nu. Rasé en signe de deuil, le crâne brille sous la lune, vont répétant Noliwe ou Niyra confirmant la complicité de la femme avec l’astre nocturne et avec la mort dans Le Zulu, et dans les « Chants-pauses » qui jalonnent une « comédie-farce sinistre » Le destin glorieux du maréchal Nnikon Nniku prince qu’on sort de 1978[23].
L’échéance funèbre exalte la sensualité en présence du corps féminin. Labou Tansi partagé entre Eros et Thanatos, entre l’assouvissement du désir des sens et l’angoisse de la mort, à son tour relève le défi fatal : Vous avez eu raison d’être belles / de quelle autre manière peut-on escorter la mort ? Cynique, il poursuit dans son ultime recueil en hommage à la présence féminine mortifère : Mourir ne sera qu’une ardente plaisanterie[24]. Ainsi les images complexes nées dans des situations d’angoisse entre la vie et la mort seront à leur tour transformées dans un mouvement ascensionnel.
IV Image mystique
Les tensions violentes dépassées, une disposition nouvelle mérite d’être signalée : l’écriture du corps rejoint une tradition occidentale qui serait mystique. Influence des missionnaires chrétiens ou traits de l’âme bantoue ? Une reconversion à partir d’un ressenti douloureux vers un état apaisé, unit des poètes par ailleurs si distincts l’un de l’autre. De la part d’U Tam’si l’ancien, l’attitude d’un jouisseur s’accompagne d’un pressentiment mystique. «Esprit fort» et volontiers libertin, il cherche à dépasser une scission demeurée latente et le drame de la chair sans âme. La notion de dualité s’insinue dans le recueil La veste d’intérieur où une hypothèse est murmurée comme une intuition mystique : si la clé était de chair, la porte un corps de lumière...[25]. Le terme de lumière a ici toute sa force. Des intuitions voisines se lisent dans l’ouvrage ultime de son successeur congolais Labou Tansi.
Dans la poésie que nous a laissée celui-ci, le verbe déborde largement le mode descriptif pour repenser l’opposition de l’âme et du corps. Pressentie par Senghor, non éludée par Tchicaya, cette dualité s‘explicite dans les textes Labou Tansien de 1995 où la peinture des avantages féminins s’intègre à une aspiration mystique. Plus la mort est proche, plus une inquiétude s’insinue, et plus l’image féminine introduit une manière de salut.
Si une transgression violente et l’insulte envers le corps appelé viande ont fortement contribué depuis 1979 à une réception réticente des textes narratifs violents, la diffusion du recueil posthume, Poèmes et vents lisses[26], renouvelle la lecture de l’œuvre ; une évolution perceptible au cours des pages dissipe le malentendu. L’écrivain qui sait que ses jours sont comptés revient sur la séparation des esprits animaux et de l’âme en sa pureté solaire. Cette distinction éclaire rétrospectivement certains ouvrages précédents. La récurrence obsessionnelle des termes désignant la consommation phagique, la chair appelée « viande » seraient une réaction contre la perception trop matérielle du corps.
Une dichotomie se voit confirmée par les expressions qui réifient les parties du corps appelées les outils du baiser dans le recueil tardif et les vers intitulés « Vestiges » ou « Voyoussures» (terme forgé à partir du mot voyou). À cette antinomie se rattachent les gestes associés au métier d’aimer que le poète évoque non sans humour, ainsi que la passion ravalée au rang des exercices nuptiaux, formule reprise pour désigner les matériaux nuptiaux. L’amour limité à une activité physiologique est observé avec distance ; une véritable crise de la personne et une crise de la foi sont perceptibles dans l’ultime ouvrage et son poème initial, « Prière ».
L’angoisse de la personnalité schizée, partagée entre le poids de la matière et les aspirations à un idéal, trouve un apaisement quand le corps désiré est réinvesti d’une dimension spirituelle. L’amour physique est réhabilité s’il permet l’accès à une transcendance. L’apparence corporelle auparavant exclusivement plastique se charge d’un idéal sacré. Dans l’image de l’aimée hanche et ogive associées évoquent l’architecture religieuse : Tes hanches sont une fête / d’ogives. Pire, la femme est consacrée temple d’éternité, Voie d’exigence absolue (poème intitulé «Sexorange»). Une heureuse réconciliation relie le corps à la quête essentielle : Quand viendra l’avalanche / J’aurai mis mon âme à l’abri dans ton corps infini se rassure l’amant. Le véritable amour inscrit l’esprit dans la matière. Lorsque l’âme réinvestit la beauté physique, l’image féminine apparaît sanctifiée. Le corps empreint de spiritualité devient rayonnant, s’accordent à penser les poètes en langue française d’origine bantoue. Cette conception facilite une réconciliation avec la représentation de l’étrange féminin.
À l’ombre avide caractérisant l’apparence féminine diabolique se substitue la limpide nudité. Le poète appelle à nuancer /la lumière pour cerner l’aube, ce qui résume l’ambition des amants enlacés (poème «L’issue infinie»). L’entente des corps entraîne une sublimation des instincts. Parallèlement les symboles d’un désir d’élévation se multiplient grâce aux lignes verticales évoquées : les termes «cèdre», «tour» suggèrent un mouvement ascensionnel. Les moments de plénitude et d’entente charnelle provoquent une élévation de l’âme : nous étions toi et moi un couple en ascension éternelle […] Et ton nom grandit jusqu’au ciel/incorrigiblement décidé/ à piquer […]/ quelques bribes d’éternité (poème « Vestiges »). Le rêve est repris dans la formulation mariage d’éternité où l’image féminine suggère une victoire sur le temps qui s’écoule[27].
Une déclaration proférée dans une étreinte exaltée par les éléments cosmiques déchaînés, parodie un processus d’élévation : Vas-y assassine-moi jusqu’au ciel (in « L’archipel »). L’amant poursuit dans le même mouvement : J’ai pris l’irréfutable parti/ d’agrandir tes joies/ jusqu’aux étoiles / L’azur n’a pas menti… («Le son des choses»). L’écrivaine camerounaise Calixthe Beyala usait du même artifice pour réhabiliter la femme physiquement humiliée dont elle projetait la silhouette sur le ciel et les constellations, dans son Ier roman au titre biblique C’est le soleil qui m’a brûlée[28]. Union physique et ascension morale préparent une assomption et contribuent à « une esthétique de la transcendance ».
V Image décomposée / régénérée
Le dernier hommage du poète de Brazzaville, est destiné au corps féminin composite en des éloges qu’amplifie une langue inventive. Eulalie Zerma actionnait un sourire de technicienne et un habile déhanchement de la poupe à la hauteur de son expérience de femme-tonnerre, se plaît à écrire Labou Tansi dans le roman bientôt posthume. Au-delà d’un découpage virtuel obsessionnellement réitéré, une stimulante réhabilitation se profile. La femme réinstaurée dans sa plénitude corporelle retrouve les fonctions qui la destinent à la gestation attendue.
Le cil en sa délicatesse, l’œil vif, les mains, les lèvres scintillantes, le visage, les hanches à nouveau contribuent au rayonnement de l’icône[29]. Le charme physique accepté, l’image célébrée participe «au renouveau païen du monde» que le poète du littoral appelle de ses voeux[30]. L’éloge irrépressible sourd du plus profond de la culture première. Le poète en sa maturité, effectue un recentrement sur une authenticité qu’il proclame animiste : Nous voici revenus au temps de l’antéchrist, comprenons à un passé anté-colonial précédant l’évangélisation. La description fragmentaire comme pour mieux prendre possession de la partenaire, mieux régner sur son corps, rejoint une forme de fétichisme originel dont l’auteur joue avec humour. Une restructuration imaginaire a la force d’une résurgence vitale. Les fractures symboliquement, littérairement infligées au corps féminin précèdent une reconstitution. Est-ce une référence au mythe d’Isis et d’Osiris. L’exaltation du corps féminin se présente comme une réinsertion dans la culture africaine au sens large.
À la femme schizée ou saccagée s’oppose, au final du recueil Arc musical, l’image de l’élue transfigurée en des traits imaginaires : “mon vin astral […] ma très radio-active. Aux attributs terrifiants chargés d’un pouvoir d’envoûtement funeste, s’oppose la silhouette de l’amante au magnétisme revigorant. Le personnage transfiguré, celle «qui a dans les yeux un parfum d’Astre sauvage», rejoint celle qui «attelle sa charrue au temps », stature de déesse[31].
Un troisième poète élégiaque au Congo s’inscrit dans une tradition littéraire de sublimation de l’image féminine. Comme Pétrarque évoquait dans le Canzoniere in vita et in morte di Madonna Laura, l’image de Laure de Nove métamorphosée en un arbuste, le laurier, le poète Vili Jean Baptiste T. Loutard assimile sa compagne défunte au palmier-lyre. Issue de la terre-mère, d’une croissance rapide, la plante s’élance vers l’espace en un mouvement altier. Orgueil des parcs arborés, la tige évoque la flore et la luxuriance adoucie de la terre équatoriale. Sa forme s’épanouit latéralement comme un éventail. Les palmes rayonnent harmonieusement et bruissent sous la caresse du moindre alizée. La plante qui rappelle l’instrument de musique à cordes, symbolise l’expression lyrique ou poétique. Cette essence appelée abusivement «arbre du voyageur», grâce aux gouttes de rosée retenues au point d’attache de chaque pédoncule, étanche la soif. Sa silhouette élégante nous réconcilie avec une présence féminine rayonnante et fière dans une Afrique redevenue clémente[32].
La métamorphose de l’image féminine s’effectue différemment dans un roman comme Le lys et le flamboyant à la veille du nouveau siècle. Le personnage central disparaît et reparaît sous une apparence fragmentaire chaque fois renouvelée : marraine incestueuse ou maîtresse sensuelle, chanteuse de cabaret ou combattante de la révolution, métisse sino-congolaise et ainsi symbole culturel.[33] Les silences, « les blancs du texte » laissent au profil son mystère ; ombres et lumières le masquent et le démasquent. Présence et disparition alternées prolongent un jeu visuel. Pour finir, un retour aux origines dans clairière de la forêt, précède un incendie accidentel ou criminel. L’héroïne finit sublimée par le feu, puis transfigurée dans le chant qui immortalise son souvenir. Le personnage par sa fonction intermittente et ses éclipses entretient la mobilité et la diversité d’une image plurielle. Ce procédé d’écriture transforme différemment l’image féminine en figure mythique.
Ainsi de l’Afrique de l’Ouest peul ou sérère à l’Afrique Équatoriale bantoue, de la seconde moitié du XXe siècle aux temps actuels, persiste la vision fragmentaire de l’image féminine exaltée à partir de ses plus petits éléments ou tragiquement démembrée. Objet d’une destruction rageuse, celle-ci révèle les fractures intimes. Un mouvement destructeur correspond aux crises personnelles et historiques. Rarement dans un ensemble littéraire, le texte fut perçu aussi révélateur d’un malaise individuel et social. Mais un processus de reconstruction est à l’œuvre, en des pages lyriques.
Ne pourrait-on reconnaître dans ces métamorphoses de l’image féminine littérairement élaborée, les régimes successifs définis par les théories du philosophe et anthropologue Gilbert Durand ? Se succèdent le régime synthétique doux, le régime schizophrène déchiré, le régime mystique unissant la destruction par les guerres et le rétablissement d’une image rayonnante[34]. Le régime nocturne et les structures synthétiques commanderaient plutôt la phase initiale que nous avons évoquée : les images selon L.S. Senghor, impliquant douceur, harmonie, et chaleur maternelle pour revaloriser la culture de l’Afrique subsaharienne. Le régime diurne aux dominantes structurelles schizomorphes serait prédominant à l’époque suivante grevée de déceptions et d’amertume contre les pouvoirs autocratiques et la misère des humbles. Le régime nocturne réapparaîtrait avec les structures dites mystiques unissant les pires conditions d’existence et l’espoir de salut, suggérant une féminité qui symbolise à la fois l’échéance mortelle et la génération de la vie. La métamorphose serait l’essence de l’élue ainsi célébrée :
Femme que le destin réduit en cendre
Pour nourrir les racines de vie[35]
Notes
[1] Gilbert Durand, La sortie du XXe siècle, 2010 ; J.-J. Wunenburger, Philosophie des images, PUF, 1997 ; Epistémologie de l’imaginaire, éd. Transversales philosophiques, 2011 ; M. Maffesoli, Le réenchantement du monde, éd. La table ronde, 2007.
[2] Préface à Imaginaires francophones, A. R. Chemain, publication de l’Université de Nice, 1995 ; Eclipses et surgissements de constellations mythiques, Univ. Nice, 2001, Actes 2002.
[6] Tati-Loutard, Jean-Baptiste, Les racines congolaises, éd. P.J. Oswald, 1968 ; L’ordre des Phénomènes, éd. Présence africaine, 1996 ; Le Palmier-Lyre, id., 1998.
[8] Kourouma, Ahmadou, Les soleils des indépendances, éd. de la Francité, Sherbrook, 1968, 2e éd. Seuil, 1970.
[9] Ouologuem, Yambo, Le devoir de violence, éd. Seuil, 1968 ; Thiam, Awa, La parole aux négresses, éd. Denoël-Gonthier, 1969 ; Bougoul, Ken, Le baobab fou, 1983 ; Beyala, C., Tu t’appelleras Tanga, éd. Stock, 1988.
[10] U Tamsi, Tchicaya, La main sèche, éd. Laffont, 1980 ; Épitomé, éd., P.J. Oswald, 1962, Préface L.S. Senghor.
[16] Idem, “Le son des choses” in Poèmes et vents lisses, éd. Festival des francophonies de Limoges, coll. Le bruit des autres, 1995, Le commencement des douleurs, éd. Seuil, 1995. Idem, La vie et demie, éd. Seuil, 1979.
[20] Tsibinda, Marie-Léontine, Moi, Congo ou Les rêveurs de la souveraineté, éd. Bajag Méri, 1999 ; ”Mayombe ma tombe » ; Labou Tansi, S., ”La femme castrée”.
[22] Labou Tansi, S., L’État Honteux, éd. Seuil, 1981 ; Nziki, Kadima, ”Ben Makali” in Moi Congo ou les Rêveurs de la souveraineté ; Tati-Loutard, Jean-Baptiste, Le serpent austral, éd. Présence Africaine, 1992 ; Mudimbe, Valentin Yves, Le bel immonde, éd. Présence africaine, 1976.
[23] U Tam’si, Tchicaya, Le Zulu, éd. Nubia, 1977 ; Nnikon Nniku prince qu’on sort, comédie-farce sinistre, éd. Présence Africaine, 1978.
[31] «Nous revoilà au renouveau païen du monde […] De plus en plus païen devant un monde de moins en moins chrétien», “Le promenoir” in Epitome, 1962, et Danse rituelle in La veste d’intérieur, op.cit., 1976, p. 62, p.76 30 – “Equinoxiales” in A triche coeur, éd. P. J. Oswald, 1960.
Imaginaire et rationalité cartographiquesImagination and Reason in Cartography
Une si discrète présence, l’eau, le jardin et le roi dans les miniatures de l’Iran médiévalWater, gardens and the King in Medieval Iran miniatures
L’ère de l’art profusionnelThe Age of Profusional Art
Lambros Couloubaritsis
Académie Royale de Belgique et Université Libre de Bruxelles
ousia@swing.be
Lambros Couloubaritsis
L’ère de l’art profusionnel
Abstract: If modern art has usually been defined by means of a specific relationship with rules and a predisposition to develop new modes of expression, modes that do not always take into account an objective, exterior reality as a model for the work of art, profusion as its distinctive trait has formed the object of a lot less critical attention. While, as this essay argues, creativity and originality might cease to seem exclusively modern when one compares European and non-European art, the remarkable abundance and diversity that epitomizes art throughout the last century could provide a key element for understanding it.
Keywords: Profusion; Modernism; Visual Arts; Technology; Creative Imagination; Originality.
1. Un effort occulté
La première version de ce texte a été écrite en 1988, pour introduire le Guide Européen des collections d’Art du XXe siècle (en particulier des créations plastiques, peintures et sculptures), établi par Yvonne Resseler. Ce guide n’a jamais vu le jour pour des raisons sur lesquelles je ne m’attarderai pas ici. Sur le site de Yvonne Resseler, qui nous invite à son « laboratoire secret de l’art contemporain », il est indiqué : « L’art du XXe siècle. Guide des Musées. Fondations et Centres d’Art en Europe, 1988-2000 », non édité. Je dois donc me considérer comme un privilégié d’avoir lu un livre que peu connaissent et, en plus, de l’avoir introduit par un texte qui est également resté, jusqu’ici, « secret ».
Ce livre fait partie (je l’espère provisoirement) de cet ensemble de travaux qui appartiennent à la production profusionnelle des êtres humains, mais qui n’ont pas eu la chance, de bénéficier de la promotion qu’ils méritaient, de s’inscrire dans l’ordre historique et de s’imposer, sans doute parce qu’ils ne sont pas arrivés à un moment propice dans le monde actuel dominé par la technico-économie. Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion d’insister sur ce phénomène dans le domaine de l’histoire de la pensée, phénomène qui se manifeste à travers l’opposition entre la profusion des expériences humaines et la promotion de certaines seulement d’entre elles, qui ne représentent qu’une infime minorité et qui pourtant dominent et créent l’histoire que nous adoptons sans autre forme de procès[1]. Ce qui a disparu définitivement et ce qui reste latent et que nous attendons, peut-être d’ailleurs en vain, d’être révélé à un moment de l’histoire, alimentant fatalement l’imaginaire. Aussi ai-je pensé qu’il était opportun, à l’occasion de la publication de ce volume en hommage à Jean-Jacques Wunenburger, avec qui j’ai eu l’occasion, non seulement de collaborer étroitement à plusieurs reprises, mais de nouer des liens d’amitié, de reprendre ce texte, qui symbolise le pouvoir de l’imagination, — dont Jean-Jacques Wunenburger est un des meilleurs spécialistes contemporains.
L’imagination joue bien un rôle essentiel dans l’opposition entre la profusion des expériences humaines et la promotion de certaines d’entre elles, qui ne représentent qu’une infime minorité et qui pourtant dominent et créent l’histoire. Mais, plus généralement, cette opposition me semble constituer un trait essentiel de l’activité humaine de tout temps. Elle permet de voir que ce qui est perdu peut être aussi (pour ne pas dire plus) important que ce qui a subsisté, et chacune de ces deux situations met en œuvre d’autres fonctions de l’imagination. En effet, si l’absence, parce qu’elle est due à plusieurs raisons (destruction naturelle ou violente des textes, négligence ou oubli, etc.) féconde nécessairement l’imagination, ce qui s’est imposé comme réalité semble exclure l’imaginaire, alors qu’en réalité il le réintroduit obliquement dès lors que d’autres dimensions du réel révèlent sa polyvalence et sa complexité.
Cette constatation m’autorise à dire que l’image que nous avons généralement des créations humaines n’est ni objective, ni nécessairement représentative de la réalité historique, car elle se laisse souvent éblouir par ce qui s’est imposé et façonné en dehors d’une réflexion critique sur les raisons d’un tel succès. Il faut une imagination créatrice pour réhabiliter ce qui a disparu, ce qui est demeuré latent ou même ce qui s’impose en occultant la complexité du réel. Or, aujourd’hui, dans le monde dominé par la technico-économie et la marchandisation des choses et des activités, les critères de rendements sont devenus un facteur décisif dans le domaine des publications, de sorte que le processus de promotion prévaut et oriente souvent celui de la profusion des expériences humaines, parmi lesquelles nombreuses sont sacrifiées ou laissées dans l’ombre, occultées pour de multiples prétextes. Lorsqu’elles ne sont pas anéanties ou effacées par l’action extatique du temps, ces créations peuvent persévérer dans leur retrait et alimenter l’imaginaire, préparant leur irruption au moment propice, pour acquérir la force et la vigueur requises pour s’imposer.
Le Guide d’Yvonne Resseler confirmera-t-il le destin tragique de ce qui est rejeté et anéanti, ou sortira-t-il un jour de l’ombre ? L’avenir le dira. Mais décider d’en parler signifie aussi créer, chez le lecteur, une configuration propice à l’action de l’imagination pour s’enquérir de son contenu. Cette configuration peut susciter la curiosité, mais elle peut aussi faire naître un intérêt sincère pour un effort qui n’a pas été récompensé à sa juste valeur. En attendant l’irruption de cet intérêt, et pour marquer ici d’une trace symbolique son effort et pour alléger la souffrance de l’attente, je me permets de rappeler, avant de reprendre le contenu de mon texte sur « l’ère de l’art profusionnel », ce que j’avais indiqué à l’époque en faisant la promotion de son travail.
J’écrivais en effet que l’établissement d’un Guide des collections d’Art du XXe siècle, en particulier des créations plastiques, peintures et sculptures, constitue une tâche immense qui méritait notre attention. Non seulement parce que cette démarche contribue à donner une vue synoptique d’un aspect essentiel de la civilisation européenne, au moment où l’humanité atteint son épanouissement planétaire, mais parce qu’elle favorise aussi et surtout, au-delà des controverses que l’art moderne n’a cessé de susciter, la démocratisation de la culture et la prise de conscience, par le grand public, de la fécondité infinie de notre contemporanéité. J’ajoutais que ce Guide arrivait au bon moment pour faire voir que le XXe siècle nous adresse un défi tant par l’épanouissement de la technique moderne et par la volonté de plus en plus pressante de réaliser des institutions démocratiques fondées sur la liberté et la justice, que par une révolution artistique qui ne peut plus laisser personne indifférent. Qu’on le veuille ou non, concluais-je, nous sommes désormais contraints de constater que l’art contribue d’une façon décisive à la formation d’une culture véritablement contemporaine, au-delà de ce qu’on a appelé, un peu rapidement, la fin de l’art.
Depuis, je n’ai pas changé d’avis, et c’est pourquoi j’ai décidé de reprendre mon texte sans modifications, si ce n’est en écartant les allusions circonstanciées au Guide en question et en ajoutant, en conclusion, une réflexion sur l’autonomie de l’activité propre à l’imagination.
2. De la pratique des canons à l’éclosion des règles
Par sa vocation multiplement créatrice, l’art contemporain parvient à se détacher du passé et en même temps à subvertir le cloisonnement dominateur et universel de la technique moderne qui semble réaliser irréversiblement une sorte d’acculturation universelle. Parallèlement au fonctionnement des institutions démocratiques qui expriment un trait essentiel de notre contemporanéité, quand bien même la pratique démocratique demeure en retrait, l’art atteste aujourd’hui une ouverture sans précédent dont le sens véritable reste encore à établir. La conjonction entre liberté de production et liberté dans l’action est un signe révélateur d’un nouveau cheminement civilisateur. Aussi cette ouverture ne peut qu’interpeller le philosophe et tous ceux qui sont sensibles à la capacité créatrice de l’homme. Elle ne signifie pas pour autant que l’art créateur serait un phénomène récent propre à la civilisation européenne, comme si les autres civilisations n’avaient produit que des œuvres cultuelles ou fonctionnelles inscrites dans un cadre idéologique restreint.
Si, comme je le pense, l’art réalise un des modes privilégiés d’accès de l’homme au monde qui l’entoure et le cerne de toutes parts, — monde qui met en jeu à la fois le visible et l’invisible imaginaire (y compris celui qu’on suppose être peuplé de dieux, de démons, d’anges, de héros, de saints, de morts, etc.) —, il est sûrement indissociable de l’activité de l’homme depuis ses origines. C’est pourquoi l’ouverture en question signifie plutôt que l’art moderne et contemporain impose son détachement par rapport à une pratique universelle jusqu’au XVIIIe siècle, qui, le plus souvent, soumettait l’activité artistique à des systèmes canoniques prédéterminés. Face à cette pratique permanente des canons, le propre de l’art contemporain, préparé au XIXe siècle par plusieurs tentatives, et plus particulièrement par celles de Manet, Renoir ou Cézanne, est de substituer aux canons des règles toujours nouvelles qui infléchissent la rigidité des canons et qui visent, à la limite, à la destruction de toute règle[2].
Ce défi insolite, qui confère à l’activité artistique une liberté intrinsèque et une volonté créatrice infinie, au point d’assigner à l’art un statut pour ainsi dire auto-référentiel, modifie radicalement le rapport de l’homme contemporain au monde qui l’entoure. Une rupture radicale à l’égard du passé s’est établie peu à peu et ne cesse de se consolider. Cette rupture rejoint, mais autrement, une autre rupture dans l’historicité de l’homme, à savoir celle qui distingue activité artisanale et activité technique. C’est bien dans la connivence énigmatique qui relie l’art à la technique, mais également dans ce qui l’en détache tout aussi énigmatiquement, que se joue l’essence de l’homme contemporain.
3. Technè, technique et art
On ne peut pas oublier que les Anciens utilisaient le même terme “technè” pour désigner l’activité artistique et l’activité artisanale, ce qui n’est plus possible aujourd’hui où la technique dépasse l’homme et devient une puissance en soi constituée par un ensemble de chaînes de productions présupposées à la constitution d’un produit et indissociable de l’économie. À telle enseigne que, dans son élan irrésistible, la technique moderne, comme l’a montré Heidegger, défie et arraisonne la nature, au point de la détruire[3]. Par suite, il apparaît bien que la conjonction entre production artistique et production artisanale, telle que l’avaient pensée certains penseurs anciens, comme, par exemple Aristote, est désormais dépassée.
En effet, avec la technique moderne on ne peut plus envisager la production en tant que production comme l’entre-deux fondé sur le contact continu ou discontinu entre le producteur qui produit (le produisant) et le productible qui est produit (ou ce qui est se produit), contact qui réalise le traçage (dessin, gravure, écriture, sculpture, etc.), et dont le résultat est une œuvre constituée qui s’offre à nous, et qui peut être pensée comme telle[4]. Le produit de la technique moderne est au contraire le résultat de chaînes variables de production qui produisent des éléments rassemblés après coup pour le réaliser en fonction d’un plan préalablement déterminé. À cette diversification productive qui met en jeu une multiple provenance, s’ajoute une finalité qui est soumise à une fonctionnalité multiple et toujours perfectible, comme par exemple ces machines à laver dont le nombre de fonctions s’accroît au fil des années, et que la nature de chacune d’elles est sans cesse améliorée, ou comme ces P.C. qui ne cessent de multiplier les fonctions grâce à des logiciels toujours plus performants. Or, l’enchaînement producteur, diversifié et susceptible d’assurer au produit une multiplicité de fonctions, dilue en quelque sorte le contact propre à l’art ou à l’artisanat où la production se manifeste chaque fois comme le surgissement d’une forme quelle qu’elle soit, par l’action quasi immédiate du producteur, en vue de réaliser une œuvre unique. Par ces effacements successifs l’origine elle-même devient imperceptible et inaccessible, perturbant tout effort de traçabilité.
Il s’ensuit que dans la technique moderne, la production en tant que production perd sa simplicité et son unicité et, pour ainsi dire, son innocence, au bénéfice d’une diversité d’activités médiatrices qui visent à produire une multiplicité de produits semblables. Dans l’art du passé, c’est sans doute l’art de la gravure qui s’est le plus rapproché de la structure de la technique, bien que la reproduction qu’elle suppose en de multiples exemplaires, ne mette pas en cause la complexité de l’enchaînement impliqué par la technique moderne, et encore moins celle de l’objet produit. Quant à l’art contemporain, bien qu’il parvienne encore souvent à éviter la tentation de la répétition, il demeure, en dépit de son opposition à l’art du passé, plus près de la technè ancienne que de la technique moderne, ne serait-ce que parce qu’il sauvegarde l’essence même de l’activité de production (c’est-à-dire le rapport entre producteur et productible).
Bien sûr, ces constatations ne signifient pas que des tentatives n’ont pas été faites, notamment au XXe siècle, pour rapprocher l’art de la technique. Je ne pense pas tellement à l’usage des matériaux utilisés, en particulier par les sculpteurs, tels Duchamp-Villon, Tinguely ou Pevsner, ou encore par les adeptes du “land art”. Je songe plutôt à cet art actuel qui utilise l’informatique pour créer des images ou encore à l’art vidéo appliqué par Nam June Paik. Cette orientation nouvelle de l’art est certes aujourd’hui embryonnaire, mais tout porte à croire qu’elle bouleversera un jour notre conception de l’art. En attendant, et à condition d’accepter une frange d’activités exceptionnelles qui ne sont pas pour autant marginales, comme par exemple l’art cinétique, le “happening”, etc., il faut reconnaître que dans la façon dont l’art contemporain assume l’activité du produire, il ne s’éloigne pas radicalement de l’art du passé, alors qu’il rompt avec la technique d’une façon plus décisive que toutes les formes de rupture que les artistes ont pu envisager, dans le passé, avec l’art des artisans. C’est plutôt dans l’invention grâce à l’imagination de règles nouvelles par les artistes contemporains, en mettant en question les canons propres aux diverses formes de beau (beau régi par la symétrie, la proportion ou l’harmonie, ou beau fondé sur l’élévation et le sublime), qu’il faut repérer la véritable rupture[5]. Par cette démarche, ils mettent en jeu les rapports que nous entretenons avec le monde en supprimant les références à une réalité invisible existante en soi ou idéalement, qui étaient longtemps l’une des caractéristiques de l’art, et plus spécialement de l’art religieux[6]. Déplaçant ainsi le rôle de l’imaginaire d’une activité capable de faire voir l’invisible à une activité créatrice de règles aptes à configurer une autre « réalité » à voir, ils libèrent l’imaginaire en multipliant ses potentialités et en révélant la dimension multiple du réel, qu’on exprime souvent sous le vocable de « post-modernité ».
Par conséquent, si l’on est disposé à admettre que l’art constitue à toutes les époques et dans toutes les cultures de notre planète, l’une des activités essentielles de l’imagination par lesquelles l’homme manifeste son rapport au monde, il faut aussi reconnaître qu’il marque aujourd’hui de son empreinte autrement qu’auparavant l’état de notre civilisation et touche autrement l’âme de l’homme contemporain, dévoilant une forme inédite de son rapport au monde, tributaire du pouvoir de l’imagination. Or, cette forme n’est pas, comme je viens de le rappeler, le reflet de ce qui constitue le trait essentiel de notre époque, à savoir la technique moderne et sa dimension calculatrice, où l’imagination délimite ses fonctions. En réalité, elle subvertit la présence d’une raison instrumentale au profit d’une irréductible profusion, posant, de ce fait même, les racines d’une activité libre où l’imagination joue un rôle déterminant, — activité parallèle à celle que l’homme contemporain cherche également à instaurer dans le domaine de l’action[7].
Cependant, cela ne signifie pas que l’on doit rendre antinomique le rapport de l’art contemporain et de la technique contemporaine. Non seulement parce qu’on peut intégrer la technique moderne dans l’art contemporain, comme je l’ai signalé plus haut à propos de l’art vidéo appliqué par Nam June Paik ou d’autres cas semblables, mais parce qu’il est important que la technique moderne soit investie par l’art comme tente de le faire le « design » industriel[8].
Cette perspective, qui demande une réflexion particulière — que je ne peux développer ici — suffit à faire voir que le foisonnement des objets techniques aujourd’hui dans une civilisation de surconsommation entraîne, dans son sillage, de nouvelles possibilités pour l’art, renforçant davantage encore la thèse que je défends de l’art profusionnel. Mais il faut préciser que le concept doit être envisagé selon deux perspectives complémentaires : l’art est par essence profusionnel, mais l’art contemporain circonscrit, en plus, une ère particulière marquée par la profusion même.
4. La question de la profusion
Tout d’abord, la profusion peut être considérée comme un caractère essentiel de l’art. Je veux dire par là que les multiples formes de l’art que l’on rencontre dans les innombrables civilisations de notre planète, aussi bien dans le passé qu’aujourd’hui, et que l’anthropologie n’a pas manqué de circonscrire, font voir que l’activité de production en tant que production est universelle et que l’originalité ne constitue pas un privilège exclusif de l’art moderne[9]. L’originalité, conçue à partir de ce qui constitue chaque fois la spécificité de tel ou tel art, se tient au cœur même de l’activité artistique.
En effet, peut-on refuser aux arts égyptiens, taoïstes, africains, précolombiens, cycladiques ou byzantins, leur spécificité et leur profonde originalité? Une statue africaine allongée, une mandala orientale, un tableau Tao, une statue grecque ou une icône byzantine ne manifestent-ils pas, chaque fois, un caractère original irremplaçable? Toute œuvre d’art, quelle qu’elle soit et quelle que soit sa finalité propre, que celle-ci soit cultuelle, constitutionnelle ou autre, ne marque-t-elle pas une surprenante unicité ? Peut-on nier ces évidences ? Pourtant, on ne cesse de parler de l’originalité comme trait essentiel de l’art contemporain, la refusant à toute autre forme d’art. Cette vision restrictive de l’art n’est défendable que si l’on ne discerne pas que l’art est une activité autonome de l’homme manifestant son rapport au monde au moyen d’œuvres médiatrices qui sont produites selon des canons ou des règles prescrites d’avance. L’œuvre d’art produite à partir de ces canons pris comme modèles par les artistes d’une même constellation idéologique constitue en elle-même une sorte d’entité qui se réfère à un modèle idéal, avec ses propres canons, comme si ce modèle était institué originellement pour être reproduit indéfiniment.
Cette répétition, qui ne s’oppose pas à la diversité qui s’impose également pour les œuvres d’un même type, permet de sauvegarder, dans une culture donnée, le rapport permanent de l’homme au monde qui l’entoure et le cerne de toutes parts. C’est à ce titre que les icônes byzantines ou les tableaux taoïstes, tout en divergeant selon les Écoles et les époques, conservent un système canonique quasi immuable, que la répétition cherche à approfondir, révélant une forme d’unité dans la répétition. En d’autres termes, s’il est vrai qu’une œuvre d’art du passé ou celle qui appartient aux cultures extérieures à la civilisation occidentale ouvre bien à un monde élargi, où l’invisible peuplé de dieux, de puissances maléfiques ou bénéfiques, de morts, etc., est souvent pris en considération, il n’est pas moins vrai qu’elle recèle en elle un système canonique précis reflétant son originalité. Quoique le créateur obéisse à certains critères idéologiques, il ne renie pas pour autant une forme d’activité créatrice et originale qui caractérise le type d’art qu’il assume.
Que l’art, quel qu’il soit, même celui qui est déterminé par une idéologie, atteste ainsi une originalité et une créativité, indique que la multiplicité de pratiques artistiques suit la loi de la profusion. Cette profusion de modèles originaux à travers le monde, témoigne de la capacité créatrice de l’homme et de ses possibilités diversifiées. C’est pourquoi, lorsqu’au début du XXe siècle, les œuvres d’art africaines envahirent les expositions et les musées européens, elles n’ont pas échappé à la perspicacité des artistes. Par leur médiation, une nouvelle forme d’art a été conçue, grâce à Picasso, Modigliani et d’autres, qui s’en sont inspirés, sans pour autant adopter leur cadre idéologique, fondé sur un monde invisible peuplé de dieux ou de puissances infernales, qui n’était d’ailleurs pas indépendant d’un symbolisme énergétique et actif. Du fait que les cadres contextuels de la production de cet art inconnu aux Européens, étaient ignorés par les artistes et les spectateurs, leur influence a pu emprunter, en plus des perspectives formelles, d’autres voies encore, comme par exemple, la recherche d’un retour à la pureté originaire ou archaïque, telle qu’elle a été pratiquée par l’expressionnisme allemand, ouvrant à des potentialités idéologiques nouvelles. Il apparaît ainsi que l’ignorance d’un contexte culturel ou idéologique n’est pas nécessairement un obstacle à la création d’une autre culture ou d’une autre idéologie. Dès lors se pose la question de savoir ce qui distingue l’art contemporain des autres formes d’art qui s’accordent à l’idée de profusion.
5. Le sens contemporain de la profusion
Il va de soi que la multiple appropriation d’un style ou des formes d’un art étranger par les artistes européens suscita aussitôt un nouveau rapport au monde, où la profusion de modèles originaux s’accompagna d’emblée du foisonnement créateur et de la recherche d’une profusion de couleurs et de formes, bref d’une profusion d’originalités. L’application de la couleur comme productrice de formes, déjà manifeste dans l’impressionnisme du XIXe siècle et le néo-impressionnisme, marqua profondément ce phénomène de profusion, dans la mesure où elle rendait possible des voies nouvelles dans la lecture du monde, voies qui s’étendent de l’art naïf d’un Rousseau, au fauvisme et, au-delà de lui, à l’art abstrait. Mieux, le phénomène d’appropriation s’est peu à peu déplacé de l’art étranger vers l’objet étranger à l’art même, donc vers tout objet possible. C’est le cas de l’activité “ready-made” introduite par Marcel Duchamp, qui cherche, par un acte gratuit, à dévier n’importe quel objet de sa fonction propre en décrétant arbitrairement son statut d’œuvre d’art, ou encore dans des mouvements comme “dada” qui intercalent dans l’art, à côté ou à la place des matériaux habituels de la production, des matériaux de la vie quotidienne.
Cette démarche qui investit un objet d’une autre fonction, en l’occurrence artistique ou esthétique, n’est pas nouvelle, puisqu’elle est au cœur des pratiques symboliques. C’est à ce titre qu’un objet peut devenir un objet de culte par une surcharge de sacralité, ou encore que l’eau bénite manifeste du sacré. L’investissement symbolique n’est cependant pas toujours de l’ordre du sacré, mais peut se limiter à des surcharges affectives, comme par exemple, pour les symboles d’une nation, la couleur d’un drapeau, etc. Aujourd’hui ce phénomène change une fois encore de visage et prend une ampleur sans précédent par la marchandisation des objets et des activités, puisqu’un objet peut, en dehors de sa nature ou son statut propre constituer un objet avec une valeur marchande[10]. C’est dire que cette transfiguration de la destinée d’un objet, qui appartient à l’ordre traditionnel d’une démarche symbolique, récupérée désormais massivement par notre système technico-économique, peut également trouver une autre voie de valorisation à travers l’art, tantôt par une liberté adaptée à l’objet investi par de l’art, comme dans le cas du design industriel, tantôt par une liberté créatrice quasi absolue pour l’art qui s’en écarte.
Ces diverses démarches qui peuvent multiplier à l’infini les œuvres d’art originales et uniques, portent sur la question de la profusion dans son éclosion même, au-delà de l’originalité des modèles, comme une sorte de profusion de la profusion. Cette volonté d’une profusion illimitée en art se tient au cœur de l’art du XXe siècle, et s’accentue davantage encore dans l’art postérieur aux années soixante, qu’il s’agisse du “pop’art”, de l’« op’art » ou de l’« art pauvre » qui s’y oppose en vue de revaloriser les matériaux naturels, voire de l’« art conceptuel » qui, en fin de compte, fait pulluler la profusion même, en accordant faussement au spectateur le privilège d’indiquer le sens de ce qu’il comprend, comme si l’on pouvait confondre la production en tant que production (qui est le privilège du seul artiste créateur) et l’interprétation comme telle qui appartient à chaque spectateur, y compris à l’artiste une fois qu’il a achevé son travail[11].
Sans succomber à une périlleuse simplification de cette question, on peut évidemment admettre que, dans la plupart des formes de l’art du XXe siècle, le spectateur ne cesse d’être sollicité. Mais cela ne dispense pas cet art de la soumission à certaines règles qui, tout en évitant la rigidité des canons du passé, n’en demeurent pas moins des règles précises, sujets d’une certaine répétition. C’est ainsi, par exemple, que le cubisme ou le surréalisme sont reconnaissables par ce que chaque œuvre appartenant au mouvement laisse manifester, en attestant l’existence de règles de production et, de ce fait, d’une École cubiste ou d’une École surréaliste.
Mais cette régularité intrinsèque à une attitude artistique qui en rend la cohérence, n’amoindrit en rien la capacité des artistes de marquer leur propre originalité et leur singularité même, avec des marges de liberté plus grandes que celles des arts traditionnels, comme par exemple l’art Tao ou l’art byzantin, perturbant le regard qui s’y porte pour susciter aussitôt la réflexion. Tout se passe alors comme si la profusion s’inscrivait dans le regard même, en décentrant son lieu propre. Il n’est dès lors pas étonnant qu’une telle visée profusionnelle ait atteint un sommet et produit en même temps son éclatement dans l’art abstrait où la simplicité remarquable de certaines œuvres (Malevitch, Lissitzky ou Mondrian) s’accorde étonnamment bien avec la complexité sinueuse d’autres œuvres (Kandinsky, Gorky ou Pollock), alors même que l’on peut dénombrer toute une gamme de situations intermédiaires où la profusion des couleurs et des formes articulent une réalité en voie de réalisation qui laisse en quelque sorte émerger la genèse comme telle (Klee, Delaunay, Kupka ou Dubuffet).
6. Loi de la différence et profusion à l’infini
Dans ces nouvelles perspectives où la profusion atteint l’art dans les règles mêmes qui décidaient dans le passé du type de rapport au monde que l’homme devait entretenir, l’art réussit un renversement surprenant, dans la mesure où il ne saurait plus être seulement médiateur entre l’homme et le monde, mais devient paradoxalement condition de création de nouveaux rapports entre l’homme et le monde. Bien plus, en mettant en question des systèmes canoniques prescrits d’avance et prédéterminés par un cadre idéologique précis, sans qu’il renie pour autant une certaine référence à des règles de production — au risque d’être méconnaissable et étranger à toute possibilité d’être pris comme modèle par les artistes successifs qui inscrivent délibérément leur démarche dans tel ou tel mouvement —, l’art contemporain révèle que tout rapport de l’homme au monde moyennant l’art s’inscrit dans le domaine de l’imaginaire. Tout se passe comme si l’imagination avait dans les divers modes de rapports cognitifs, praxiologiques ou productifs de l’homme au monde, sa propre autonomie, c’est-à-dire sa propre sphère d’activité et de puissance, marquée par la créativité. Par rapport à tous les rapports de l’homme au monde, que chacun de nous ne cesse de façonner par des configurations[12], l’imagination atteste sa spécificité configuratrice. Et dans cette spécificité configuratrice, l’art apparaît comme l’activité qui confirme de la façon la plus convaincante le caractère autonome de l’imagination. Par l’imagination l’homme réussit à transcender l’objet même en suscitant un processus infini de réflexion et de création.
Ce processus devient d’autant plus fécond que l’art contemporain se libère de ses attaches canoniques et du réel objectif, rendant possible une profusion sans précédent d’œuvres d’art originales et toujours en quête d’un modèle nouveau, d’un modèle qui se veut même souvent comme une sorte d’anti-modèle au profit de la seule genèse, comme si ce qui était chaque fois recherché n’était autre qu’une autre genèse. Dominé ainsi par la loi de la différence, qui porte la genèse même dans la profusion en cherchant à accomplir une profusion à l’infini, l’art contemporain reflète plus clairement qu’auparavant que l’essence de l’art est déterminé par la profusion créatrice. C’est à ce titre qu’on peut parler, pour l’art contemporain, d’ère de l’art profusionnel.
C’est pourquoi je conclurai en affirmant que, grâce à la profusion créatrice qui caractérise l’art contemporain, l’homme peut conférer une réalité à quelque chose qui, en soi, n’a aucune réalité et créer un espace infini de production dans lequel la profusion devient la seule règle d’action. Par cet acte même, l’art du XXe siècle fait voir, grâce à son foisonnement même, que la liberté propre à l’imagination, est un trait propre de l’essence de l’homme.
Notes
[2] Voir mon étude “Fondements anthropologiques et métaphysiques de l’œuvre d’art” (Actes du Colloque Intern.sur la Philosophie de l’art, Corfou, sept. 1984), Diotima, 14, 1986, pp. 108-118.
[3] Voir mon étude “Technè ancienne et technique moderne selon Heidegger”, Revue de philosophie ancienne, 4 (2), 1986, pp. 253-297
[4] Voir mon étude “La signification philosophique de la poïésis aristotélicienne” (Acte du Colloque de Samos, 1980), Diotima, 9, 1981, pp. 94-100. ; “Poïésis et théôria dans l’art”, Actes du IXe Congrès International d’Esthétique (Dubrovnik, août 1980), éd. Damnianovic, Belgrade, 1980, pp. 203-208.
[6] Voir mon étude “L’art comme mode d’accès à l’invisible”, La part de l’œil, 7, 1991, pp. 127-134.
[7] À travers de configurations comme celles, par exemple, de « l’imagination au pouvoir » ou encore de la nécessité de promouvoir les aspirations humaines, et de ne pas se limiter, comme le fait la philosophie politique actuelle, à des considérations limitées à la question de la justice, qui est certes une condition nécessaire de l’action, mais sûrement pas suffisante pour l’épanouissement de l’être humain.
[8] Voir mon étude : L’art du design comme ouverture au monde contemporain », dans F. Lahaut (éd.), School & Design in Europe, Acte Expo, Bruxelles, 1984, p. 16-21.
[9] Sur cette question voir mon étude déjà citée ”Fondements anthropologiques et métaphysiques de l’œuvre d’art”, op. cit.
Lambros Couloubaritsis
Académie Royale de Belgique et Université Libre de Bruxelles
ousia@swing.be
Lambros Couloubaritsis
The Age of Profusional Art
Abstract: If modern art has usually been defined by means of a specific relationship with rules and a predisposition to develop new modes of expression, modes that do not always take into account an objective, exterior reality as a model for the work of art, profusion as its distinctive trait has formed the object of a lot less critical attention. While, as this essay argues, creativity and originality might cease to seem exclusively modern when one compares European and non-European art, the remarkable abundance and diversity that epitomizes art throughout the last century could provide a key element for understanding it.
Keywords: Profusion; Modernism; Visual Arts; Technology; Creative Imagination; Originality.
1. Un effort occulté
La première version de ce texte a été écrite en 1988, pour introduire le Guide Européen des collections d’Art du XXe siècle (en particulier des créations plastiques, peintures et sculptures), établi par Yvonne Resseler. Ce guide n’a jamais vu le jour pour des raisons sur lesquelles je ne m’attarderai pas ici. Sur le site de Yvonne Resseler, qui nous invite à son « laboratoire secret de l’art contemporain », il est indiqué : « L’art du XXe siècle. Guide des Musées. Fondations et Centres d’Art en Europe, 1988-2000 », non édité. Je dois donc me considérer comme un privilégié d’avoir lu un livre que peu connaissent et, en plus, de l’avoir introduit par un texte qui est également resté, jusqu’ici, « secret ».
Ce livre fait partie (je l’espère provisoirement) de cet ensemble de travaux qui appartiennent à la production profusionnelle des êtres humains, mais qui n’ont pas eu la chance, de bénéficier de la promotion qu’ils méritaient, de s’inscrire dans l’ordre historique et de s’imposer, sans doute parce qu’ils ne sont pas arrivés à un moment propice dans le monde actuel dominé par la technico-économie. Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion d’insister sur ce phénomène dans le domaine de l’histoire de la pensée, phénomène qui se manifeste à travers l’opposition entre la profusion des expériences humaines et la promotion de certaines seulement d’entre elles, qui ne représentent qu’une infime minorité et qui pourtant dominent et créent l’histoire que nous adoptons sans autre forme de procès[1]. Ce qui a disparu définitivement et ce qui reste latent et que nous attendons, peut-être d’ailleurs en vain, d’être révélé à un moment de l’histoire, alimentant fatalement l’imaginaire. Aussi ai-je pensé qu’il était opportun, à l’occasion de la publication de ce volume en hommage à Jean-Jacques Wunenburger, avec qui j’ai eu l’occasion, non seulement de collaborer étroitement à plusieurs reprises, mais de nouer des liens d’amitié, de reprendre ce texte, qui symbolise le pouvoir de l’imagination, — dont Jean-Jacques Wunenburger est un des meilleurs spécialistes contemporains.
L’imagination joue bien un rôle essentiel dans l’opposition entre la profusion des expériences humaines et la promotion de certaines d’entre elles, qui ne représentent qu’une infime minorité et qui pourtant dominent et créent l’histoire. Mais, plus généralement, cette opposition me semble constituer un trait essentiel de l’activité humaine de tout temps. Elle permet de voir que ce qui est perdu peut être aussi (pour ne pas dire plus) important que ce qui a subsisté, et chacune de ces deux situations met en œuvre d’autres fonctions de l’imagination. En effet, si l’absence, parce qu’elle est due à plusieurs raisons (destruction naturelle ou violente des textes, négligence ou oubli, etc.) féconde nécessairement l’imagination, ce qui s’est imposé comme réalité semble exclure l’imaginaire, alors qu’en réalité il le réintroduit obliquement dès lors que d’autres dimensions du réel révèlent sa polyvalence et sa complexité.
Cette constatation m’autorise à dire que l’image que nous avons généralement des créations humaines n’est ni objective, ni nécessairement représentative de la réalité historique, car elle se laisse souvent éblouir par ce qui s’est imposé et façonné en dehors d’une réflexion critique sur les raisons d’un tel succès. Il faut une imagination créatrice pour réhabiliter ce qui a disparu, ce qui est demeuré latent ou même ce qui s’impose en occultant la complexité du réel. Or, aujourd’hui, dans le monde dominé par la technico-économie et la marchandisation des choses et des activités, les critères de rendements sont devenus un facteur décisif dans le domaine des publications, de sorte que le processus de promotion prévaut et oriente souvent celui de la profusion des expériences humaines, parmi lesquelles nombreuses sont sacrifiées ou laissées dans l’ombre, occultées pour de multiples prétextes. Lorsqu’elles ne sont pas anéanties ou effacées par l’action extatique du temps, ces créations peuvent persévérer dans leur retrait et alimenter l’imaginaire, préparant leur irruption au moment propice, pour acquérir la force et la vigueur requises pour s’imposer.
Le Guide d’Yvonne Resseler confirmera-t-il le destin tragique de ce qui est rejeté et anéanti, ou sortira-t-il un jour de l’ombre ? L’avenir le dira. Mais décider d’en parler signifie aussi créer, chez le lecteur, une configuration propice à l’action de l’imagination pour s’enquérir de son contenu. Cette configuration peut susciter la curiosité, mais elle peut aussi faire naître un intérêt sincère pour un effort qui n’a pas été récompensé à sa juste valeur. En attendant l’irruption de cet intérêt, et pour marquer ici d’une trace symbolique son effort et pour alléger la souffrance de l’attente, je me permets de rappeler, avant de reprendre le contenu de mon texte sur « l’ère de l’art profusionnel », ce que j’avais indiqué à l’époque en faisant la promotion de son travail.
J’écrivais en effet que l’établissement d’un Guide des collections d’Art du XXe siècle, en particulier des créations plastiques, peintures et sculptures, constitue une tâche immense qui méritait notre attention. Non seulement parce que cette démarche contribue à donner une vue synoptique d’un aspect essentiel de la civilisation européenne, au moment où l’humanité atteint son épanouissement planétaire, mais parce qu’elle favorise aussi et surtout, au-delà des controverses que l’art moderne n’a cessé de susciter, la démocratisation de la culture et la prise de conscience, par le grand public, de la fécondité infinie de notre contemporanéité. J’ajoutais que ce Guide arrivait au bon moment pour faire voir que le XXe siècle nous adresse un défi tant par l’épanouissement de la technique moderne et par la volonté de plus en plus pressante de réaliser des institutions démocratiques fondées sur la liberté et la justice, que par une révolution artistique qui ne peut plus laisser personne indifférent. Qu’on le veuille ou non, concluais-je, nous sommes désormais contraints de constater que l’art contribue d’une façon décisive à la formation d’une culture véritablement contemporaine, au-delà de ce qu’on a appelé, un peu rapidement, la fin de l’art.
Depuis, je n’ai pas changé d’avis, et c’est pourquoi j’ai décidé de reprendre mon texte sans modifications, si ce n’est en écartant les allusions circonstanciées au Guide en question et en ajoutant, en conclusion, une réflexion sur l’autonomie de l’activité propre à l’imagination.
2. De la pratique des canons à l’éclosion des règles
Par sa vocation multiplement créatrice, l’art contemporain parvient à se détacher du passé et en même temps à subvertir le cloisonnement dominateur et universel de la technique moderne qui semble réaliser irréversiblement une sorte d’acculturation universelle. Parallèlement au fonctionnement des institutions démocratiques qui expriment un trait essentiel de notre contemporanéité, quand bien même la pratique démocratique demeure en retrait, l’art atteste aujourd’hui une ouverture sans précédent dont le sens véritable reste encore à établir. La conjonction entre liberté de production et liberté dans l’action est un signe révélateur d’un nouveau cheminement civilisateur. Aussi cette ouverture ne peut qu’interpeller le philosophe et tous ceux qui sont sensibles à la capacité créatrice de l’homme. Elle ne signifie pas pour autant que l’art créateur serait un phénomène récent propre à la civilisation européenne, comme si les autres civilisations n’avaient produit que des œuvres cultuelles ou fonctionnelles inscrites dans un cadre idéologique restreint.
Si, comme je le pense, l’art réalise un des modes privilégiés d’accès de l’homme au monde qui l’entoure et le cerne de toutes parts, — monde qui met en jeu à la fois le visible et l’invisible imaginaire (y compris celui qu’on suppose être peuplé de dieux, de démons, d’anges, de héros, de saints, de morts, etc.) —, il est sûrement indissociable de l’activité de l’homme depuis ses origines. C’est pourquoi l’ouverture en question signifie plutôt que l’art moderne et contemporain impose son détachement par rapport à une pratique universelle jusqu’au XVIIIe siècle, qui, le plus souvent, soumettait l’activité artistique à des systèmes canoniques prédéterminés. Face à cette pratique permanente des canons, le propre de l’art contemporain, préparé au XIXe siècle par plusieurs tentatives, et plus particulièrement par celles de Manet, Renoir ou Cézanne, est de substituer aux canons des règles toujours nouvelles qui infléchissent la rigidité des canons et qui visent, à la limite, à la destruction de toute règle[2].
Ce défi insolite, qui confère à l’activité artistique une liberté intrinsèque et une volonté créatrice infinie, au point d’assigner à l’art un statut pour ainsi dire auto-référentiel, modifie radicalement le rapport de l’homme contemporain au monde qui l’entoure. Une rupture radicale à l’égard du passé s’est établie peu à peu et ne cesse de se consolider. Cette rupture rejoint, mais autrement, une autre rupture dans l’historicité de l’homme, à savoir celle qui distingue activité artisanale et activité technique. C’est bien dans la connivence énigmatique qui relie l’art à la technique, mais également dans ce qui l’en détache tout aussi énigmatiquement, que se joue l’essence de l’homme contemporain.
3. Technè, technique et art
On ne peut pas oublier que les Anciens utilisaient le même terme “technè” pour désigner l’activité artistique et l’activité artisanale, ce qui n’est plus possible aujourd’hui où la technique dépasse l’homme et devient une puissance en soi constituée par un ensemble de chaînes de productions présupposées à la constitution d’un produit et indissociable de l’économie. À telle enseigne que, dans son élan irrésistible, la technique moderne, comme l’a montré Heidegger, défie et arraisonne la nature, au point de la détruire[3]. Par suite, il apparaît bien que la conjonction entre production artistique et production artisanale, telle que l’avaient pensée certains penseurs anciens, comme, par exemple Aristote, est désormais dépassée.
En effet, avec la technique moderne on ne peut plus envisager la production en tant que production comme l’entre-deux fondé sur le contact continu ou discontinu entre le producteur qui produit (le produisant) et le productible qui est produit (ou ce qui est se produit), contact qui réalise le traçage (dessin, gravure, écriture, sculpture, etc.), et dont le résultat est une œuvre constituée qui s’offre à nous, et qui peut être pensée comme telle[4]. Le produit de la technique moderne est au contraire le résultat de chaînes variables de production qui produisent des éléments rassemblés après coup pour le réaliser en fonction d’un plan préalablement déterminé. À cette diversification productive qui met en jeu une multiple provenance, s’ajoute une finalité qui est soumise à une fonctionnalité multiple et toujours perfectible, comme par exemple ces machines à laver dont le nombre de fonctions s’accroît au fil des années, et que la nature de chacune d’elles est sans cesse améliorée, ou comme ces P.C. qui ne cessent de multiplier les fonctions grâce à des logiciels toujours plus performants. Or, l’enchaînement producteur, diversifié et susceptible d’assurer au produit une multiplicité de fonctions, dilue en quelque sorte le contact propre à l’art ou à l’artisanat où la production se manifeste chaque fois comme le surgissement d’une forme quelle qu’elle soit, par l’action quasi immédiate du producteur, en vue de réaliser une œuvre unique. Par ces effacements successifs l’origine elle-même devient imperceptible et inaccessible, perturbant tout effort de traçabilité.
Il s’ensuit que dans la technique moderne, la production en tant que production perd sa simplicité et son unicité et, pour ainsi dire, son innocence, au bénéfice d’une diversité d’activités médiatrices qui visent à produire une multiplicité de produits semblables. Dans l’art du passé, c’est sans doute l’art de la gravure qui s’est le plus rapproché de la structure de la technique, bien que la reproduction qu’elle suppose en de multiples exemplaires, ne mette pas en cause la complexité de l’enchaînement impliqué par la technique moderne, et encore moins celle de l’objet produit. Quant à l’art contemporain, bien qu’il parvienne encore souvent à éviter la tentation de la répétition, il demeure, en dépit de son opposition à l’art du passé, plus près de la technè ancienne que de la technique moderne, ne serait-ce que parce qu’il sauvegarde l’essence même de l’activité de production (c’est-à-dire le rapport entre producteur et productible).
Bien sûr, ces constatations ne signifient pas que des tentatives n’ont pas été faites, notamment au XXe siècle, pour rapprocher l’art de la technique. Je ne pense pas tellement à l’usage des matériaux utilisés, en particulier par les sculpteurs, tels Duchamp-Villon, Tinguely ou Pevsner, ou encore par les adeptes du “land art”. Je songe plutôt à cet art actuel qui utilise l’informatique pour créer des images ou encore à l’art vidéo appliqué par Nam June Paik. Cette orientation nouvelle de l’art est certes aujourd’hui embryonnaire, mais tout porte à croire qu’elle bouleversera un jour notre conception de l’art. En attendant, et à condition d’accepter une frange d’activités exceptionnelles qui ne sont pas pour autant marginales, comme par exemple l’art cinétique, le “happening”, etc., il faut reconnaître que dans la façon dont l’art contemporain assume l’activité du produire, il ne s’éloigne pas radicalement de l’art du passé, alors qu’il rompt avec la technique d’une façon plus décisive que toutes les formes de rupture que les artistes ont pu envisager, dans le passé, avec l’art des artisans. C’est plutôt dans l’invention grâce à l’imagination de règles nouvelles par les artistes contemporains, en mettant en question les canons propres aux diverses formes de beau (beau régi par la symétrie, la proportion ou l’harmonie, ou beau fondé sur l’élévation et le sublime), qu’il faut repérer la véritable rupture[5]. Par cette démarche, ils mettent en jeu les rapports que nous entretenons avec le monde en supprimant les références à une réalité invisible existante en soi ou idéalement, qui étaient longtemps l’une des caractéristiques de l’art, et plus spécialement de l’art religieux[6]. Déplaçant ainsi le rôle de l’imaginaire d’une activité capable de faire voir l’invisible à une activité créatrice de règles aptes à configurer une autre « réalité » à voir, ils libèrent l’imaginaire en multipliant ses potentialités et en révélant la dimension multiple du réel, qu’on exprime souvent sous le vocable de « post-modernité ».
Par conséquent, si l’on est disposé à admettre que l’art constitue à toutes les époques et dans toutes les cultures de notre planète, l’une des activités essentielles de l’imagination par lesquelles l’homme manifeste son rapport au monde, il faut aussi reconnaître qu’il marque aujourd’hui de son empreinte autrement qu’auparavant l’état de notre civilisation et touche autrement l’âme de l’homme contemporain, dévoilant une forme inédite de son rapport au monde, tributaire du pouvoir de l’imagination. Or, cette forme n’est pas, comme je viens de le rappeler, le reflet de ce qui constitue le trait essentiel de notre époque, à savoir la technique moderne et sa dimension calculatrice, où l’imagination délimite ses fonctions. En réalité, elle subvertit la présence d’une raison instrumentale au profit d’une irréductible profusion, posant, de ce fait même, les racines d’une activité libre où l’imagination joue un rôle déterminant, — activité parallèle à celle que l’homme contemporain cherche également à instaurer dans le domaine de l’action[7].
Cependant, cela ne signifie pas que l’on doit rendre antinomique le rapport de l’art contemporain et de la technique contemporaine. Non seulement parce qu’on peut intégrer la technique moderne dans l’art contemporain, comme je l’ai signalé plus haut à propos de l’art vidéo appliqué par Nam June Paik ou d’autres cas semblables, mais parce qu’il est important que la technique moderne soit investie par l’art comme tente de le faire le « design » industriel[8].
Cette perspective, qui demande une réflexion particulière — que je ne peux développer ici — suffit à faire voir que le foisonnement des objets techniques aujourd’hui dans une civilisation de surconsommation entraîne, dans son sillage, de nouvelles possibilités pour l’art, renforçant davantage encore la thèse que je défends de l’art profusionnel. Mais il faut préciser que le concept doit être envisagé selon deux perspectives complémentaires : l’art est par essence profusionnel, mais l’art contemporain circonscrit, en plus, une ère particulière marquée par la profusion même.
4. La question de la profusion
Tout d’abord, la profusion peut être considérée comme un caractère essentiel de l’art. Je veux dire par là que les multiples formes de l’art que l’on rencontre dans les innombrables civilisations de notre planète, aussi bien dans le passé qu’aujourd’hui, et que l’anthropologie n’a pas manqué de circonscrire, font voir que l’activité de production en tant que production est universelle et que l’originalité ne constitue pas un privilège exclusif de l’art moderne[9]. L’originalité, conçue à partir de ce qui constitue chaque fois la spécificité de tel ou tel art, se tient au cœur même de l’activité artistique.
En effet, peut-on refuser aux arts égyptiens, taoïstes, africains, précolombiens, cycladiques ou byzantins, leur spécificité et leur profonde originalité? Une statue africaine allongée, une mandala orientale, un tableau Tao, une statue grecque ou une icône byzantine ne manifestent-ils pas, chaque fois, un caractère original irremplaçable? Toute œuvre d’art, quelle qu’elle soit et quelle que soit sa finalité propre, que celle-ci soit cultuelle, constitutionnelle ou autre, ne marque-t-elle pas une surprenante unicité ? Peut-on nier ces évidences ? Pourtant, on ne cesse de parler de l’originalité comme trait essentiel de l’art contemporain, la refusant à toute autre forme d’art. Cette vision restrictive de l’art n’est défendable que si l’on ne discerne pas que l’art est une activité autonome de l’homme manifestant son rapport au monde au moyen d’œuvres médiatrices qui sont produites selon des canons ou des règles prescrites d’avance. L’œuvre d’art produite à partir de ces canons pris comme modèles par les artistes d’une même constellation idéologique constitue en elle-même une sorte d’entité qui se réfère à un modèle idéal, avec ses propres canons, comme si ce modèle était institué originellement pour être reproduit indéfiniment.
Cette répétition, qui ne s’oppose pas à la diversité qui s’impose également pour les œuvres d’un même type, permet de sauvegarder, dans une culture donnée, le rapport permanent de l’homme au monde qui l’entoure et le cerne de toutes parts. C’est à ce titre que les icônes byzantines ou les tableaux taoïstes, tout en divergeant selon les Écoles et les époques, conservent un système canonique quasi immuable, que la répétition cherche à approfondir, révélant une forme d’unité dans la répétition. En d’autres termes, s’il est vrai qu’une œuvre d’art du passé ou celle qui appartient aux cultures extérieures à la civilisation occidentale ouvre bien à un monde élargi, où l’invisible peuplé de dieux, de puissances maléfiques ou bénéfiques, de morts, etc., est souvent pris en considération, il n’est pas moins vrai qu’elle recèle en elle un système canonique précis reflétant son originalité. Quoique le créateur obéisse à certains critères idéologiques, il ne renie pas pour autant une forme d’activité créatrice et originale qui caractérise le type d’art qu’il assume.
Que l’art, quel qu’il soit, même celui qui est déterminé par une idéologie, atteste ainsi une originalité et une créativité, indique que la multiplicité de pratiques artistiques suit la loi de la profusion. Cette profusion de modèles originaux à travers le monde, témoigne de la capacité créatrice de l’homme et de ses possibilités diversifiées. C’est pourquoi, lorsqu’au début du XXe siècle, les œuvres d’art africaines envahirent les expositions et les musées européens, elles n’ont pas échappé à la perspicacité des artistes. Par leur médiation, une nouvelle forme d’art a été conçue, grâce à Picasso, Modigliani et d’autres, qui s’en sont inspirés, sans pour autant adopter leur cadre idéologique, fondé sur un monde invisible peuplé de dieux ou de puissances infernales, qui n’était d’ailleurs pas indépendant d’un symbolisme énergétique et actif. Du fait que les cadres contextuels de la production de cet art inconnu aux Européens, étaient ignorés par les artistes et les spectateurs, leur influence a pu emprunter, en plus des perspectives formelles, d’autres voies encore, comme par exemple, la recherche d’un retour à la pureté originaire ou archaïque, telle qu’elle a été pratiquée par l’expressionnisme allemand, ouvrant à des potentialités idéologiques nouvelles. Il apparaît ainsi que l’ignorance d’un contexte culturel ou idéologique n’est pas nécessairement un obstacle à la création d’une autre culture ou d’une autre idéologie. Dès lors se pose la question de savoir ce qui distingue l’art contemporain des autres formes d’art qui s’accordent à l’idée de profusion.
5. Le sens contemporain de la profusion
Il va de soi que la multiple appropriation d’un style ou des formes d’un art étranger par les artistes européens suscita aussitôt un nouveau rapport au monde, où la profusion de modèles originaux s’accompagna d’emblée du foisonnement créateur et de la recherche d’une profusion de couleurs et de formes, bref d’une profusion d’originalités. L’application de la couleur comme productrice de formes, déjà manifeste dans l’impressionnisme du XIXe siècle et le néo-impressionnisme, marqua profondément ce phénomène de profusion, dans la mesure où elle rendait possible des voies nouvelles dans la lecture du monde, voies qui s’étendent de l’art naïf d’un Rousseau, au fauvisme et, au-delà de lui, à l’art abstrait. Mieux, le phénomène d’appropriation s’est peu à peu déplacé de l’art étranger vers l’objet étranger à l’art même, donc vers tout objet possible. C’est le cas de l’activité “ready-made” introduite par Marcel Duchamp, qui cherche, par un acte gratuit, à dévier n’importe quel objet de sa fonction propre en décrétant arbitrairement son statut d’œuvre d’art, ou encore dans des mouvements comme “dada” qui intercalent dans l’art, à côté ou à la place des matériaux habituels de la production, des matériaux de la vie quotidienne.
Cette démarche qui investit un objet d’une autre fonction, en l’occurrence artistique ou esthétique, n’est pas nouvelle, puisqu’elle est au cœur des pratiques symboliques. C’est à ce titre qu’un objet peut devenir un objet de culte par une surcharge de sacralité, ou encore que l’eau bénite manifeste du sacré. L’investissement symbolique n’est cependant pas toujours de l’ordre du sacré, mais peut se limiter à des surcharges affectives, comme par exemple, pour les symboles d’une nation, la couleur d’un drapeau, etc. Aujourd’hui ce phénomène change une fois encore de visage et prend une ampleur sans précédent par la marchandisation des objets et des activités, puisqu’un objet peut, en dehors de sa nature ou son statut propre constituer un objet avec une valeur marchande[10]. C’est dire que cette transfiguration de la destinée d’un objet, qui appartient à l’ordre traditionnel d’une démarche symbolique, récupérée désormais massivement par notre système technico-économique, peut également trouver une autre voie de valorisation à travers l’art, tantôt par une liberté adaptée à l’objet investi par de l’art, comme dans le cas du design industriel, tantôt par une liberté créatrice quasi absolue pour l’art qui s’en écarte.
Ces diverses démarches qui peuvent multiplier à l’infini les œuvres d’art originales et uniques, portent sur la question de la profusion dans son éclosion même, au-delà de l’originalité des modèles, comme une sorte de profusion de la profusion. Cette volonté d’une profusion illimitée en art se tient au cœur de l’art du XXe siècle, et s’accentue davantage encore dans l’art postérieur aux années soixante, qu’il s’agisse du “pop’art”, de l’« op’art » ou de l’« art pauvre » qui s’y oppose en vue de revaloriser les matériaux naturels, voire de l’« art conceptuel » qui, en fin de compte, fait pulluler la profusion même, en accordant faussement au spectateur le privilège d’indiquer le sens de ce qu’il comprend, comme si l’on pouvait confondre la production en tant que production (qui est le privilège du seul artiste créateur) et l’interprétation comme telle qui appartient à chaque spectateur, y compris à l’artiste une fois qu’il a achevé son travail[11].
Sans succomber à une périlleuse simplification de cette question, on peut évidemment admettre que, dans la plupart des formes de l’art du XXe siècle, le spectateur ne cesse d’être sollicité. Mais cela ne dispense pas cet art de la soumission à certaines règles qui, tout en évitant la rigidité des canons du passé, n’en demeurent pas moins des règles précises, sujets d’une certaine répétition. C’est ainsi, par exemple, que le cubisme ou le surréalisme sont reconnaissables par ce que chaque œuvre appartenant au mouvement laisse manifester, en attestant l’existence de règles de production et, de ce fait, d’une École cubiste ou d’une École surréaliste.
Mais cette régularité intrinsèque à une attitude artistique qui en rend la cohérence, n’amoindrit en rien la capacité des artistes de marquer leur propre originalité et leur singularité même, avec des marges de liberté plus grandes que celles des arts traditionnels, comme par exemple l’art Tao ou l’art byzantin, perturbant le regard qui s’y porte pour susciter aussitôt la réflexion. Tout se passe alors comme si la profusion s’inscrivait dans le regard même, en décentrant son lieu propre. Il n’est dès lors pas étonnant qu’une telle visée profusionnelle ait atteint un sommet et produit en même temps son éclatement dans l’art abstrait où la simplicité remarquable de certaines œuvres (Malevitch, Lissitzky ou Mondrian) s’accorde étonnamment bien avec la complexité sinueuse d’autres œuvres (Kandinsky, Gorky ou Pollock), alors même que l’on peut dénombrer toute une gamme de situations intermédiaires où la profusion des couleurs et des formes articulent une réalité en voie de réalisation qui laisse en quelque sorte émerger la genèse comme telle (Klee, Delaunay, Kupka ou Dubuffet).
6. Loi de la différence et profusion à l’infini
Dans ces nouvelles perspectives où la profusion atteint l’art dans les règles mêmes qui décidaient dans le passé du type de rapport au monde que l’homme devait entretenir, l’art réussit un renversement surprenant, dans la mesure où il ne saurait plus être seulement médiateur entre l’homme et le monde, mais devient paradoxalement condition de création de nouveaux rapports entre l’homme et le monde. Bien plus, en mettant en question des systèmes canoniques prescrits d’avance et prédéterminés par un cadre idéologique précis, sans qu’il renie pour autant une certaine référence à des règles de production — au risque d’être méconnaissable et étranger à toute possibilité d’être pris comme modèle par les artistes successifs qui inscrivent délibérément leur démarche dans tel ou tel mouvement —, l’art contemporain révèle que tout rapport de l’homme au monde moyennant l’art s’inscrit dans le domaine de l’imaginaire. Tout se passe comme si l’imagination avait dans les divers modes de rapports cognitifs, praxiologiques ou productifs de l’homme au monde, sa propre autonomie, c’est-à-dire sa propre sphère d’activité et de puissance, marquée par la créativité. Par rapport à tous les rapports de l’homme au monde, que chacun de nous ne cesse de façonner par des configurations[12], l’imagination atteste sa spécificité configuratrice. Et dans cette spécificité configuratrice, l’art apparaît comme l’activité qui confirme de la façon la plus convaincante le caractère autonome de l’imagination. Par l’imagination l’homme réussit à transcender l’objet même en suscitant un processus infini de réflexion et de création.
Ce processus devient d’autant plus fécond que l’art contemporain se libère de ses attaches canoniques et du réel objectif, rendant possible une profusion sans précédent d’œuvres d’art originales et toujours en quête d’un modèle nouveau, d’un modèle qui se veut même souvent comme une sorte d’anti-modèle au profit de la seule genèse, comme si ce qui était chaque fois recherché n’était autre qu’une autre genèse. Dominé ainsi par la loi de la différence, qui porte la genèse même dans la profusion en cherchant à accomplir une profusion à l’infini, l’art contemporain reflète plus clairement qu’auparavant que l’essence de l’art est déterminé par la profusion créatrice. C’est à ce titre qu’on peut parler, pour l’art contemporain, d’ère de l’art profusionnel.
C’est pourquoi je conclurai en affirmant que, grâce à la profusion créatrice qui caractérise l’art contemporain, l’homme peut conférer une réalité à quelque chose qui, en soi, n’a aucune réalité et créer un espace infini de production dans lequel la profusion devient la seule règle d’action. Par cet acte même, l’art du XXe siècle fait voir, grâce à son foisonnement même, que la liberté propre à l’imagination, est un trait propre de l’essence de l’homme.
Notes
[2] Voir mon étude “Fondements anthropologiques et métaphysiques de l’œuvre d’art” (Actes du Colloque Intern.sur la Philosophie de l’art, Corfou, sept. 1984), Diotima, 14, 1986, pp. 108-118.
[3] Voir mon étude “Technè ancienne et technique moderne selon Heidegger”, Revue de philosophie ancienne, 4 (2), 1986, pp. 253-297
[4] Voir mon étude “La signification philosophique de la poïésis aristotélicienne” (Acte du Colloque de Samos, 1980), Diotima, 9, 1981, pp. 94-100. ; “Poïésis et théôria dans l’art”, Actes du IXe Congrès International d’Esthétique (Dubrovnik, août 1980), éd. Damnianovic, Belgrade, 1980, pp. 203-208.
[6] Voir mon étude “L’art comme mode d’accès à l’invisible”, La part de l’œil, 7, 1991, pp. 127-134.
[7] À travers de configurations comme celles, par exemple, de « l’imagination au pouvoir » ou encore de la nécessité de promouvoir les aspirations humaines, et de ne pas se limiter, comme le fait la philosophie politique actuelle, à des considérations limitées à la question de la justice, qui est certes une condition nécessaire de l’action, mais sûrement pas suffisante pour l’épanouissement de l’être humain.
[8] Voir mon étude : L’art du design comme ouverture au monde contemporain », dans F. Lahaut (éd.), School & Design in Europe, Acte Expo, Bruxelles, 1984, p. 16-21.
[9] Sur cette question voir mon étude déjà citée ”Fondements anthropologiques et métaphysiques de l’œuvre d’art”, op. cit.
Quinze ans après. La Philosophie des images aujourd’huiFifteen Years After. The Philosophy of the Images Today
Imagination between Fiction and LieImagination between Fiction and Lie
Felix Nicolau
“Hyperion” University of Bucharest, Romania
felix_nicus@yahoo.com
Felix Nicolau
Imagination between Fiction and Lie
Abstract: French philosopher Jean-Jacques Wunenburger questions the propensity of human mind to binary structures. This attraction has proved to be tragic as it generated all sorts of conflicts. The source of evil is our narrow-mindedness and refusal to apprehend the multi-dimensional nature of reality. His book, The Contradictory Rationality (1990) is a plea for a more tolerant “trialectics”. His second book quoted in my article is The Imaginaries of Politics and my research focuses on the double-faced nature of fiction. Could we speak about an amoral fiction in the arts, and an immoral one in politics? Is political fiction a lie? Should an ethical literature de-fictionalize itself as much as possible? Should literature unmask the political carnival?
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Dialectics; Imagination; Fake; Fiction; Politics; Rationality.
Oscar Wilde was writing about the decaying of lie, the dwindling of the fantasizing capacity. The Irish-British writer targeted in his essay the quality of artistic aestheticism. I cannot figure out how enchanted would the pontiff of the absolute aestheticism be if he could see that fantastic apparatus of lying relocated in the political realm.
In The Imaginaries of Politics, Jean-Jacques Wunenburger comes up with “another hermeneutics of politics, milder, more complex” (translation mine) (9). The intention is to re-legitimate the non-rational, with a view to make room for a sanitizing imaginary. The philosopher is perfectly conscious of the rigidity of the utopian projects of the past, fact that resulted in the criminal rationalistic excesses of the 20th century. This is the reason why he wonders whether “the imaginary weren’t the best supporter of rationality and, simultaneously, a defending wall against perverted ways of thinking” (Ibid 11). The sanitizing function of the imaginary is backed up by the aggressive ingredient in the structure of whatever social organization. The great liars of world literature – the baron Münchausen, Pinocchio, Păcală etc – developed their creative qualities as a reaction against the aggressiveness of the system towards the free individual. To lie means to practise subtlety with the purpose of persuasion. But this can stay amoral only in arts, because art is pure fiction. Behind the frontiers of arts, lie can be useful, but it becomes completely immoral.
The prejudicial legitimacy
To what extent does lie cover the perimeter of the imaginary? A function of the imaginary is, in Jean Jacques Wunenburger’s opinion, to support the royal ointment. This can be visualized during the enthronement ceremony and in the divine protection: “The people have needed since immemorial times the incarnated image of grandeur, majesty, omnipotence that connects power with something superhuman” (Ibid 16). Politics is a chameleon – its ambitions camouflage in altruistic scenery; it ceased long ago to be preoccupied with generosity and improvement. Nowadays its interests are strictly captivated by the advantages of a faction. In order to instil life into the altruistic illusion one needs legitimacy and faith. A makeshift faith! If “the political liturgy overlaps oftentimes the religious ritual” (Ibid 20), this is possible only because the cunning politicians understood that reason by itself cannot seduce for long as its spectacular range of manifestation is limited. To be followed, one has to be charismatic. But charisma is a strictly individual attribute.
The lie, so to speak, is divided between artistic fiction and political fiction. The artist, starting with modernism but tracing back the romantics, seeks shelter in the ivory tower. “Poets went out of their way to create a gulf between themselves and their public” (Stanciu 18). The postmodernists, in their turn, are interested in public as long as they can put up a show with their views and obsessions. Literature progressively manifests the tendency to raise reality from the spell put on it, while politics does whatever possible to manipulate through fiction.
Wunenburger’s idea is that the individual attitude and charisma come in first place when we speak about politics as a system. Simultaneously, he tries to legitimate politics by identifying a sublime dimension of power. This would ensure the sacredness of the one in charge with justice: “there is an imaginary even more archaic than the political power’s one, that of the power to make justice” (Wunenburger, The Imaginaries of Politics 24). The sublimity of power is paradoxical, because it legalizes punishment: a violence which is to fight the violence directed against the state system. Its implications are so intricate that some people could invoke the sanctity of the legislator. The law-maker is a genuine individual, above political games, an inspired figure free of human frailties. “The sacred connotation of law” (Ibid 32) is a guaranty for its observance. But this sacredness requires a set of adjacent rituals, able to ceaselessly remind the superhuman – that is objectivity. The judiciary fiction is maybe the only one distant from lie – in an ideal society – and the closest to the condition of religious imaginary.
Superstition and manipulation
The looming question: which is the strict difference between fiction and lie? More exactly: do we witness a moral and an immoral imaginary? The French philosopher warns: the loss or decline of the religious imaginary either triggers chronic crises in the sphere of politics, or, and this is the most dazzling hypothesis, engenders resurgences of the same imaginaries of substitution? (Ibid 34). Owing to the fact that between the religious imaginary – such an awkward formulation – and the political imaginary has always existed an uninterrupted connection, it is implied that the decaying of one should influence the situation of the other. If the religious imaginary has progressively diluted in superstition as it was expectable in a society interested only in image, and not in text any longer –, the political imaginary is confined to strategies of manipulation by the advancement of makeshift myths. Charisma continues to be as important in the post-industrial society as it has been throughout history. Only that people don’t look up anymore to the human qualities helpful to society, but to those qualities fit for assuring success in a profit-oriented, mercantile society. In this fashion, fiction becomes a set of lies which comes in handy when the slaves are supposed to elect their masters through vote – if we resort to the Nietzschean paradigm. Characteristic to the degradation of fiction down to the level of lie is the disappearance of the middle class, the class of intellectual workers. In broad lines, we are left with two classes: the one who, once upon a time, constituted the gentry, later replaced by the haute bourgeoisie, and which, at the time being, is formed by the salient members of business and political milieu, and a second class comprising corporatists and proletarians. Specific to middle class was the investment of their pastime in intellectual-artistical activities. The two classes left are interested exclusively in entertainment. The intellectual-artistic activities are approached today only as a background for social events: fashion parades, philanthropic soirées, cultural-sportive festivals, where the stress is put on consumerism, etc.
Starting from this polarization of social classes, we can debate upon Jean-Jacques Wunenburger’s question put in The Contradictory Reason, whether the Western thinking got stuck into “an Aristotelian and Cartesian orthodoxy”, one which crams “all determinations under the sign of the Same or Another”, because “thinking nestles around the non-contradiction principle, the classificatory approach and around a nucleus of substances” (Wunenburger The Contradictory Reason 9). If these are true, it means the difference is consciously underestimated with the view to attaining a utilitarian comfort lucrative in the worldly order. I remember the case of a remarkable student in Foreign Languages. He had graduated from Polytechnics, worked as a programmer, had a real capacity of assimilating foreign languages and he even read a lot. After one year he had a nervous breakdown. The cause was the plurality of the humanistic approaches, so much confusing if compared to the efficient, binary system which had been his referential cardinal point when he worked as a programmer. He confessed to me that he was completely baffled and he longed for straight and limited thinking directions. Nostalgia after a logic of conjunction, which wouldn’t “highlight the multiform animation of differences” (Ibid 10) is more spread than we should imagine. The attraction to simplification and the focus on strategies conceived to yield fast, palpable results is a symptom of non-philosophical thinking. Wunenburger believes that modernity hyperbolised the left brain hemisphere, the one specialized in analytical understanding (Ibid 11). Slowly but irreversibly, the numen vanishes from the pragmatist thinking as it is considered a “rationality of the shadow” (Ibid 13) which damages the perspectives of social success. The author of The Contradictory Reason supports the festering of “some ways of thinking contradictory and paradoxical” (Ibid 14), that is of the heuristic ways. In order to promote such thinking we need to invest in the courage of contradiction and of understanding reality as unitas multiplex. The acceptance of a hermeneutic state of conflict means going further than Aristotelianism and Cartesianism, but further than Kantism and Hegelian dialectic as well. All these demands are propounded in an epoch in which social sciences proliferate and education is distorted by the imperatives of efficiency and exactitude. The system postpones thus the essential in order to faster obtain economic advantages, but becomes toxic in this way for human nature and for the environment we inhabit.
The n-dimensional geometry
Wunenburger questions the nature of contemporary excesses: “The excess of alterity, on the one side, the excess of identity, on the other side, don’t they often have their origin in the incapacity of binary schemes to apprehend the many-headed structure of forms? “ (Ibid 24). It would be a naivety, though, to believe that the binary representation of reality is a characteristic of modernism. We very well know that Heraclitus saw the universe as a result of attraction between opposites, that Plato, in the last stage of constructing his system, was fascinated by geometrical bodies, the triangle being their core, and that Plotinus derived the world, by way of emanation, from the One. Even the Socratic maieutics, from what Plato transmitted us, was a dispute or a debate with the purpose of filtering out the truth. The move from 1 to 2 is the first step in splitting the monad, but it is not such a dramatic step in Wunenburger’s opinion: “The homogeneous treatment of dyads assures the status of epithetic correlates of the Unity” (Ibid 32). This happens because the structures of reality never confine to binarity, as we are lured to organize them, out of gnoseological comfort. Symmetry would be a maniacal reflex of identitary thinking. These mirages generated by “speculum” emerge from a “paradigm of reflection” (Ibid 38) that doesn’t take into account the geometrical irregularity of creation. Or, if we want, the divine geometry is infinitely more complex than the one we know and doesn’t rely on the straight line. Only the curve allows for that special judgement of what is behind good and evil.
The true creative tension which generates a “space of mediations” (Ibid 38) is provoked by the existence of a tertium quid able to relativize “the alternation from simple unity to fragmented duality” (Ibid 56). This third dimension discharges the tensions of bipolarity, but it simultaneously charges a relation. The philosopher doesn’t reject in any way the n-dimensional space of modern physics. He only promotes the triad as the perfect structure from the point of view of the energy, that is of creativity. The tetraktys compensates for “the insufficiency of the dyad” (Ibid 60). He overtakes its antagonisms by introducing into equation the excluded tertium, the scapegoat. The horizontal duality victim – assailant would thus be surpassed by transferring the hubris to a transcendent tertium (Ibid 72).
Civilization overtakes culture
In his book from 1930, Mass Civilization and Minority Culture, the British literary critic F.R. Leavis warned about the dangers of industrialization. The uncultivated majority started deriding the values of the refined minority. The word “high-brow”, which appeared in that period, was indicative of this aggressive mockery. Much in the same vein, Guillaume Apollinaire bemoaned in his poem Zone the end of an aesthetic world: “c’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté” (Apollinaire 12).
The tense dyad is now represented by the conflict between culture and civilization. The latter progressively invades the former and subsequently assumes its status as well. Even the multiples of 2 seem to be menacing in the opinion of the American writer Jerome Rothenberg: “I found that the letters in the Hebrew god-name aleph-lamed-vav-hey (eloha) add up numerically (=42) to the Hebrew word bet-hey-lamed-hey (behalah), ‘terror, panic, alarm’ ” (Rothenberg 17). This is Jahve of the Old Testament and he becomes more and more the God worshipped by the masses: a civilized, but not a cultural God. Terror, even if holy, begets superstition. Superstition proves very useful for what Bogdan Ghiu, in his book Dadasein, called the necropolitics. Superstitious people are easier to manipulate and, more than this, they need the strong presence of a master. We have the famous couple in Samuel Beckett’s Waiting for Godot, Pozzo and Lucky. The ironical shade of the name Lucky is obvious when we realize it is used for a slave who is happy to carry in his mouth the whip with which he is flogged, to sleep while standing loaded with the bags of his master Pozzo. He does all these things in order to impress his tormenter so that he will not fire him. Slavery can be assumed as a job. The contemporary slave becomes prostrate if he is not used as a tool by his owner. In terms of identity, the individual depends upon the relations of power with other individuals. Identity could be perceived as a twofold condition: on the one hand the master, on the other hand the slave. Of course, as it happens in Harold Pinter’s theatre, these apparently opposed conditions can be whimsically inverted. Every victim nurtures the desire to dominate and every executioner longs for the pleasure to be dominated. Sadism and masochism swap roles in order to ensure the contemporary imperative of pleasure. Beckett imagined the two beggars that wait for Godot: “Huddled together, shoulders hunched, cringing away from the menace they wait” (Pinter 22). The more modernism melted into postmodernism, the menace was obliterated by pleasure. An indefinite and looming threat triggers unexpected reactions. Terror is gradually replaced by hysterical fun. The defenceless victim resists the impending danger by ignoring it.
The aleatory technicalities
Alexandru Ivasiuc, who spent several years in the communist jails, describes the logic of annihilating identities while preserving people’s attachment to the unique party in his novel The Crayfish. The first step in advancing political “reforms” is to twist the meaning of such words as honour, responsibility, and justice: “By eliminating from our vocabulary the option of individuality, responsibility, justice, we shall replace it with the all-inclusive notion of technique. Clearly thought, obscurely felt. The operation will have an en-gi-ne-er-like precision. But it will bring forth a new ingredient, as well, in accord with the most modern techniques. The notion of aleatory, which will make it mysterious. We shall re-offer the world, in order to more efficiently govern it, something of the old mystery it lost with the advent of the rationalist in-di-vi-du-a-lism.”[1] (translation mine) (Ivasiuc 8). Don Fernando has the intuition of political power as natural and unpredictable revelation. Terror becomes sacred and the awestricken people worship the guillotine. Justice and rightfulness are replaced in the limelight by aberration, chance and subjectivity: “The state power shall be completely arbitrary and mysterious. Nobody shall feel sheltered because the real criterion shall remain or seem hidden”[2] (Idem). This is a poetic justice in the end, as it punishes in conformity with the political reason of appalling people. This is the contradictory reason in Jean-Jacques Wunenburger’s terminology. Its effects are artistic as long as they correspond to Jed Rasula’s theorizing on tropes: “Privileging tropes, the poet turns screen into filter, sifting rule into detour” (Rasula 137).
The judiciary chaos cannot go totally berserk. To secure their positions, the manipulators strew the contradictory reason with what Julia Kristeva coined as ideologemes: “The micrological unit known as the ideologeme, the smallest ideological component in a system” (in Lane 189). These microunits would coordinate “the connectivity of texts to form an intertextual network of meaning” (Idem). The meaningful clusters of sense functioning like some astrocytes fictionalize politics and embellish all sorts of atrocities.
The self-deceived deceiver
The same Jerome Rothenberg warned that “mythology always carries with it an element of automythology” (Rothenberg 44). Owing to such a reflecting phenomenon, the manipulators manipulate themselves until they completely annihilate their lucidity. All dictators end up believing in their godly nature and in their benign role in history. The auto-mythologizing illusion has the efficiency of a convex mirror. Analyzing Francesco Parmigianino’s Self-portrait in a convex mirror, Stephen Paul Miller concludes: “A convex mirror is a perfect surveillance mechanism. […] No one can stand at an angle too oblique from a convex mirror’s perimeter to avoid being observed by another occupant of the same room.
The convex room therefore conveys a notion of supreme “surveillance” (in Bloom 32). The researcher even spots the kinship between poetry and politics as he constantly reports his considerations to the Watergate scandal and the controversial figure of President Richard Nixon. This kinship is not an innocent merry-go-round. Politics, through its inherent pragmatism and cynicism, falls short of understanding the economic uselessness of literature. Stephen Paul Miller approaches the equation from the opposite end: “all literature is primarily political because it is only through the language of culture, in its broadest sense that the contradictions of economic and political power and inequity can be dynamically yet unconsciously reconciled. Put simply, culture is a cover-up” (Ibid 33).
Works cited
Apollinaire, Guillaume. Alcools. Piteşti: Paralela 45, 2008.
Bloom, Harold, ed.. Bloom’s Modern Critical Views: Contemporary Poets – New Edition. New York: Infobase Publishing, 2010.
Ghiu, Bogdan. Dadasein. Bucureşti: Tracus Arte, 2011.
Ivasiuc, Alexandru. Racul. Bucureşti: Editura Albatros, 1994.
Lane, J. Richard. 50 Key Literary Theorists. London: Routledge, 2006.
Rasula, Jed. This Compost: Ecological Imperatives in American Poetry. Athens: Uiversity of Georgia Press, 2002.
Rothenberg, Jerome. Poetics & Polemics, 1980-2005. U.S.A.: University of Alabama Press, 2008.
Stanciu, Virgil. The Transition to Modernism in English Literature. Cluj-Napoca: Editura Limes, 2007.
Wunenburger, Jean-Jacques, Imaginariile politicului, Bucureşti, Editura Paideia, traducere de Ionel Buşe şi Laurenţiu Ciontescu-Samfireag, 2005.
Wunenburger, Jean-Jacques, Raţiunea contradictorie. Filosofia şi ştiinţele moderne: gândirea complexităţii, Bucureşti, Editura Paideia, traducere de Dorin Ciontescu-Samfireag şi Laurenţiu Ciontescu-Samfireag, 2006.
Notes
[1] „Scoţând deci din vocabularul nostru opţiunea de individ, răspundere, justiţie, o vom înlocui cu noţiunea atotcuprinzătoare de tehnică. Clar gândită, obscur resimţită. Operaţia va avea o precizie in-gi-ne-reas-că. Însă va aduce şi un element nou, în acord cu tehnicile cele mai moderne. Noţiunea de aleatoriu, care o va face misterioasă. Noi vom reda lumii, pentru a o putea eficient guverna, ceva din vechiul mister pe care l-a pierdut odata cu in-di-vi-du-a-lis-mul raţionalist.”
Felix Nicolau
“Hyperion” University of Bucharest, Romania
felix_nicus@yahoo.com
Felix Nicolau
Imagination between Fiction and Lie
Abstract: French philosopher Jean-Jacques Wunenburger questions the propensity of human mind to binary structures. This attraction has proved to be tragic as it generated all sorts of conflicts. The source of evil is our narrow-mindedness and refusal to apprehend the multi-dimensional nature of reality. His book, The Contradictory Rationality (1990) is a plea for a more tolerant “trialectics”. His second book quoted in my article is The Imaginaries of Politics and my research focuses on the double-faced nature of fiction. Could we speak about an amoral fiction in the arts, and an immoral one in politics? Is political fiction a lie? Should an ethical literature de-fictionalize itself as much as possible? Should literature unmask the political carnival?
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Dialectics; Imagination; Fake; Fiction; Politics; Rationality.
Oscar Wilde was writing about the decaying of lie, the dwindling of the fantasizing capacity. The Irish-British writer targeted in his essay the quality of artistic aestheticism. I cannot figure out how enchanted would the pontiff of the absolute aestheticism be if he could see that fantastic apparatus of lying relocated in the political realm.
In The Imaginaries of Politics, Jean-Jacques Wunenburger comes up with “another hermeneutics of politics, milder, more complex” (translation mine) (9). The intention is to re-legitimate the non-rational, with a view to make room for a sanitizing imaginary. The philosopher is perfectly conscious of the rigidity of the utopian projects of the past, fact that resulted in the criminal rationalistic excesses of the 20th century. This is the reason why he wonders whether “the imaginary weren’t the best supporter of rationality and, simultaneously, a defending wall against perverted ways of thinking” (Ibid 11). The sanitizing function of the imaginary is backed up by the aggressive ingredient in the structure of whatever social organization. The great liars of world literature – the baron Münchausen, Pinocchio, Păcală etc – developed their creative qualities as a reaction against the aggressiveness of the system towards the free individual. To lie means to practise subtlety with the purpose of persuasion. But this can stay amoral only in arts, because art is pure fiction. Behind the frontiers of arts, lie can be useful, but it becomes completely immoral.
The prejudicial legitimacy
To what extent does lie cover the perimeter of the imaginary? A function of the imaginary is, in Jean Jacques Wunenburger’s opinion, to support the royal ointment. This can be visualized during the enthronement ceremony and in the divine protection: “The people have needed since immemorial times the incarnated image of grandeur, majesty, omnipotence that connects power with something superhuman” (Ibid 16). Politics is a chameleon – its ambitions camouflage in altruistic scenery; it ceased long ago to be preoccupied with generosity and improvement. Nowadays its interests are strictly captivated by the advantages of a faction. In order to instil life into the altruistic illusion one needs legitimacy and faith. A makeshift faith! If “the political liturgy overlaps oftentimes the religious ritual” (Ibid 20), this is possible only because the cunning politicians understood that reason by itself cannot seduce for long as its spectacular range of manifestation is limited. To be followed, one has to be charismatic. But charisma is a strictly individual attribute.
The lie, so to speak, is divided between artistic fiction and political fiction. The artist, starting with modernism but tracing back the romantics, seeks shelter in the ivory tower. “Poets went out of their way to create a gulf between themselves and their public” (Stanciu 18). The postmodernists, in their turn, are interested in public as long as they can put up a show with their views and obsessions. Literature progressively manifests the tendency to raise reality from the spell put on it, while politics does whatever possible to manipulate through fiction.
Wunenburger’s idea is that the individual attitude and charisma come in first place when we speak about politics as a system. Simultaneously, he tries to legitimate politics by identifying a sublime dimension of power. This would ensure the sacredness of the one in charge with justice: “there is an imaginary even more archaic than the political power’s one, that of the power to make justice” (Wunenburger, The Imaginaries of Politics 24). The sublimity of power is paradoxical, because it legalizes punishment: a violence which is to fight the violence directed against the state system. Its implications are so intricate that some people could invoke the sanctity of the legislator. The law-maker is a genuine individual, above political games, an inspired figure free of human frailties. “The sacred connotation of law” (Ibid 32) is a guaranty for its observance. But this sacredness requires a set of adjacent rituals, able to ceaselessly remind the superhuman – that is objectivity. The judiciary fiction is maybe the only one distant from lie – in an ideal society – and the closest to the condition of religious imaginary.
Superstition and manipulation
The looming question: which is the strict difference between fiction and lie? More exactly: do we witness a moral and an immoral imaginary? The French philosopher warns: the loss or decline of the religious imaginary either triggers chronic crises in the sphere of politics, or, and this is the most dazzling hypothesis, engenders resurgences of the same imaginaries of substitution? (Ibid 34). Owing to the fact that between the religious imaginary – such an awkward formulation – and the political imaginary has always existed an uninterrupted connection, it is implied that the decaying of one should influence the situation of the other. If the religious imaginary has progressively diluted in superstition as it was expectable in a society interested only in image, and not in text any longer –, the political imaginary is confined to strategies of manipulation by the advancement of makeshift myths. Charisma continues to be as important in the post-industrial society as it has been throughout history. Only that people don’t look up anymore to the human qualities helpful to society, but to those qualities fit for assuring success in a profit-oriented, mercantile society. In this fashion, fiction becomes a set of lies which comes in handy when the slaves are supposed to elect their masters through vote – if we resort to the Nietzschean paradigm. Characteristic to the degradation of fiction down to the level of lie is the disappearance of the middle class, the class of intellectual workers. In broad lines, we are left with two classes: the one who, once upon a time, constituted the gentry, later replaced by the haute bourgeoisie, and which, at the time being, is formed by the salient members of business and political milieu, and a second class comprising corporatists and proletarians. Specific to middle class was the investment of their pastime in intellectual-artistical activities. The two classes left are interested exclusively in entertainment. The intellectual-artistic activities are approached today only as a background for social events: fashion parades, philanthropic soirées, cultural-sportive festivals, where the stress is put on consumerism, etc.
Starting from this polarization of social classes, we can debate upon Jean-Jacques Wunenburger’s question put in The Contradictory Reason, whether the Western thinking got stuck into “an Aristotelian and Cartesian orthodoxy”, one which crams “all determinations under the sign of the Same or Another”, because “thinking nestles around the non-contradiction principle, the classificatory approach and around a nucleus of substances” (Wunenburger The Contradictory Reason 9). If these are true, it means the difference is consciously underestimated with the view to attaining a utilitarian comfort lucrative in the worldly order. I remember the case of a remarkable student in Foreign Languages. He had graduated from Polytechnics, worked as a programmer, had a real capacity of assimilating foreign languages and he even read a lot. After one year he had a nervous breakdown. The cause was the plurality of the humanistic approaches, so much confusing if compared to the efficient, binary system which had been his referential cardinal point when he worked as a programmer. He confessed to me that he was completely baffled and he longed for straight and limited thinking directions. Nostalgia after a logic of conjunction, which wouldn’t “highlight the multiform animation of differences” (Ibid 10) is more spread than we should imagine. The attraction to simplification and the focus on strategies conceived to yield fast, palpable results is a symptom of non-philosophical thinking. Wunenburger believes that modernity hyperbolised the left brain hemisphere, the one specialized in analytical understanding (Ibid 11). Slowly but irreversibly, the numen vanishes from the pragmatist thinking as it is considered a “rationality of the shadow” (Ibid 13) which damages the perspectives of social success. The author of The Contradictory Reason supports the festering of “some ways of thinking contradictory and paradoxical” (Ibid 14), that is of the heuristic ways. In order to promote such thinking we need to invest in the courage of contradiction and of understanding reality as unitas multiplex. The acceptance of a hermeneutic state of conflict means going further than Aristotelianism and Cartesianism, but further than Kantism and Hegelian dialectic as well. All these demands are propounded in an epoch in which social sciences proliferate and education is distorted by the imperatives of efficiency and exactitude. The system postpones thus the essential in order to faster obtain economic advantages, but becomes toxic in this way for human nature and for the environment we inhabit.
The n-dimensional geometry
Wunenburger questions the nature of contemporary excesses: “The excess of alterity, on the one side, the excess of identity, on the other side, don’t they often have their origin in the incapacity of binary schemes to apprehend the many-headed structure of forms? “ (Ibid 24). It would be a naivety, though, to believe that the binary representation of reality is a characteristic of modernism. We very well know that Heraclitus saw the universe as a result of attraction between opposites, that Plato, in the last stage of constructing his system, was fascinated by geometrical bodies, the triangle being their core, and that Plotinus derived the world, by way of emanation, from the One. Even the Socratic maieutics, from what Plato transmitted us, was a dispute or a debate with the purpose of filtering out the truth. The move from 1 to 2 is the first step in splitting the monad, but it is not such a dramatic step in Wunenburger’s opinion: “The homogeneous treatment of dyads assures the status of epithetic correlates of the Unity” (Ibid 32). This happens because the structures of reality never confine to binarity, as we are lured to organize them, out of gnoseological comfort. Symmetry would be a maniacal reflex of identitary thinking. These mirages generated by “speculum” emerge from a “paradigm of reflection” (Ibid 38) that doesn’t take into account the geometrical irregularity of creation. Or, if we want, the divine geometry is infinitely more complex than the one we know and doesn’t rely on the straight line. Only the curve allows for that special judgement of what is behind good and evil.
The true creative tension which generates a “space of mediations” (Ibid 38) is provoked by the existence of a tertium quid able to relativize “the alternation from simple unity to fragmented duality” (Ibid 56). This third dimension discharges the tensions of bipolarity, but it simultaneously charges a relation. The philosopher doesn’t reject in any way the n-dimensional space of modern physics. He only promotes the triad as the perfect structure from the point of view of the energy, that is of creativity. The tetraktys compensates for “the insufficiency of the dyad” (Ibid 60). He overtakes its antagonisms by introducing into equation the excluded tertium, the scapegoat. The horizontal duality victim – assailant would thus be surpassed by transferring the hubris to a transcendent tertium (Ibid 72).
Civilization overtakes culture
In his book from 1930, Mass Civilization and Minority Culture, the British literary critic F.R. Leavis warned about the dangers of industrialization. The uncultivated majority started deriding the values of the refined minority. The word “high-brow”, which appeared in that period, was indicative of this aggressive mockery. Much in the same vein, Guillaume Apollinaire bemoaned in his poem Zone the end of an aesthetic world: “c’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté” (Apollinaire 12).
The tense dyad is now represented by the conflict between culture and civilization. The latter progressively invades the former and subsequently assumes its status as well. Even the multiples of 2 seem to be menacing in the opinion of the American writer Jerome Rothenberg: “I found that the letters in the Hebrew god-name aleph-lamed-vav-hey (eloha) add up numerically (=42) to the Hebrew word bet-hey-lamed-hey (behalah), ‘terror, panic, alarm’ ” (Rothenberg 17). This is Jahve of the Old Testament and he becomes more and more the God worshipped by the masses: a civilized, but not a cultural God. Terror, even if holy, begets superstition. Superstition proves very useful for what Bogdan Ghiu, in his book Dadasein, called the necropolitics. Superstitious people are easier to manipulate and, more than this, they need the strong presence of a master. We have the famous couple in Samuel Beckett’s Waiting for Godot, Pozzo and Lucky. The ironical shade of the name Lucky is obvious when we realize it is used for a slave who is happy to carry in his mouth the whip with which he is flogged, to sleep while standing loaded with the bags of his master Pozzo. He does all these things in order to impress his tormenter so that he will not fire him. Slavery can be assumed as a job. The contemporary slave becomes prostrate if he is not used as a tool by his owner. In terms of identity, the individual depends upon the relations of power with other individuals. Identity could be perceived as a twofold condition: on the one hand the master, on the other hand the slave. Of course, as it happens in Harold Pinter’s theatre, these apparently opposed conditions can be whimsically inverted. Every victim nurtures the desire to dominate and every executioner longs for the pleasure to be dominated. Sadism and masochism swap roles in order to ensure the contemporary imperative of pleasure. Beckett imagined the two beggars that wait for Godot: “Huddled together, shoulders hunched, cringing away from the menace they wait” (Pinter 22). The more modernism melted into postmodernism, the menace was obliterated by pleasure. An indefinite and looming threat triggers unexpected reactions. Terror is gradually replaced by hysterical fun. The defenceless victim resists the impending danger by ignoring it.
The aleatory technicalities
Alexandru Ivasiuc, who spent several years in the communist jails, describes the logic of annihilating identities while preserving people’s attachment to the unique party in his novel The Crayfish. The first step in advancing political “reforms” is to twist the meaning of such words as honour, responsibility, and justice: “By eliminating from our vocabulary the option of individuality, responsibility, justice, we shall replace it with the all-inclusive notion of technique. Clearly thought, obscurely felt. The operation will have an en-gi-ne-er-like precision. But it will bring forth a new ingredient, as well, in accord with the most modern techniques. The notion of aleatory, which will make it mysterious. We shall re-offer the world, in order to more efficiently govern it, something of the old mystery it lost with the advent of the rationalist in-di-vi-du-a-lism.”[1] (translation mine) (Ivasiuc 8). Don Fernando has the intuition of political power as natural and unpredictable revelation. Terror becomes sacred and the awestricken people worship the guillotine. Justice and rightfulness are replaced in the limelight by aberration, chance and subjectivity: “The state power shall be completely arbitrary and mysterious. Nobody shall feel sheltered because the real criterion shall remain or seem hidden”[2] (Idem). This is a poetic justice in the end, as it punishes in conformity with the political reason of appalling people. This is the contradictory reason in Jean-Jacques Wunenburger’s terminology. Its effects are artistic as long as they correspond to Jed Rasula’s theorizing on tropes: “Privileging tropes, the poet turns screen into filter, sifting rule into detour” (Rasula 137).
The judiciary chaos cannot go totally berserk. To secure their positions, the manipulators strew the contradictory reason with what Julia Kristeva coined as ideologemes: “The micrological unit known as the ideologeme, the smallest ideological component in a system” (in Lane 189). These microunits would coordinate “the connectivity of texts to form an intertextual network of meaning” (Idem). The meaningful clusters of sense functioning like some astrocytes fictionalize politics and embellish all sorts of atrocities.
The self-deceived deceiver
The same Jerome Rothenberg warned that “mythology always carries with it an element of automythology” (Rothenberg 44). Owing to such a reflecting phenomenon, the manipulators manipulate themselves until they completely annihilate their lucidity. All dictators end up believing in their godly nature and in their benign role in history. The auto-mythologizing illusion has the efficiency of a convex mirror. Analyzing Francesco Parmigianino’s Self-portrait in a convex mirror, Stephen Paul Miller concludes: “A convex mirror is a perfect surveillance mechanism. […] No one can stand at an angle too oblique from a convex mirror’s perimeter to avoid being observed by another occupant of the same room.
The convex room therefore conveys a notion of supreme “surveillance” (in Bloom 32). The researcher even spots the kinship between poetry and politics as he constantly reports his considerations to the Watergate scandal and the controversial figure of President Richard Nixon. This kinship is not an innocent merry-go-round. Politics, through its inherent pragmatism and cynicism, falls short of understanding the economic uselessness of literature. Stephen Paul Miller approaches the equation from the opposite end: “all literature is primarily political because it is only through the language of culture, in its broadest sense that the contradictions of economic and political power and inequity can be dynamically yet unconsciously reconciled. Put simply, culture is a cover-up” (Ibid 33).
Works cited
Apollinaire, Guillaume. Alcools. Piteşti: Paralela 45, 2008.
Bloom, Harold, ed.. Bloom’s Modern Critical Views: Contemporary Poets – New Edition. New York: Infobase Publishing, 2010.
Ghiu, Bogdan. Dadasein. Bucureşti: Tracus Arte, 2011.
Ivasiuc, Alexandru. Racul. Bucureşti: Editura Albatros, 1994.
Lane, J. Richard. 50 Key Literary Theorists. London: Routledge, 2006.
Rasula, Jed. This Compost: Ecological Imperatives in American Poetry. Athens: Uiversity of Georgia Press, 2002.
Rothenberg, Jerome. Poetics & Polemics, 1980-2005. U.S.A.: University of Alabama Press, 2008.
Stanciu, Virgil. The Transition to Modernism in English Literature. Cluj-Napoca: Editura Limes, 2007.
Wunenburger, Jean-Jacques, Imaginariile politicului, Bucureşti, Editura Paideia, traducere de Ionel Buşe şi Laurenţiu Ciontescu-Samfireag, 2005.
Wunenburger, Jean-Jacques, Raţiunea contradictorie. Filosofia şi ştiinţele moderne: gândirea complexităţii, Bucureşti, Editura Paideia, traducere de Dorin Ciontescu-Samfireag şi Laurenţiu Ciontescu-Samfireag, 2006.
Notes
[1] „Scoţând deci din vocabularul nostru opţiunea de individ, răspundere, justiţie, o vom înlocui cu noţiunea atotcuprinzătoare de tehnică. Clar gândită, obscur resimţită. Operaţia va avea o precizie in-gi-ne-reas-că. Însă va aduce şi un element nou, în acord cu tehnicile cele mai moderne. Noţiunea de aleatoriu, care o va face misterioasă. Noi vom reda lumii, pentru a o putea eficient guverna, ceva din vechiul mister pe care l-a pierdut odata cu in-di-vi-du-a-lis-mul raţionalist.”
Une parole sans image est-elle concevable?Is Language without Images Conceivable?
Alvaro de Pinheiro Gouvêa
Université Pontificale Catholique de Rio de Janeiro, Brésil
agouvea@puc-rio.br
Alvaro de Pinheiro Gouvêa
Une parole sans image est-elle concevable ?
Abstract
What puts our practices as analysts or psychotherapists to the test of the various types of reflections on the image is the very existence of image philosopheres such as Jean-Jacques Wunenburger. La philosophie des Images (The Philosophy of Images) is one among his works in which, far from denying the ontological, psychological, metaphysical, and theological dimension of the image from the vantage point of the psychologist and the analyst, Wunenburger urges one to delve into the various modes of image emergence in search of an answer to the question: are words conceivable in absence of images within the analytic process? This imagery reveals the rapport between imago and image in the guise of the conflict between the individual, his/ her body and a useful object (l’objeu). The scope of this article is to valorize Wunenburger’s reflections with a view to approaching the intelligence of images preeminently, and in so doing triggering a more liberated take on the concrete world of the clinical, where images and the object-place represent the sources of actions that testify to the existence of our inner imagination.
Keywords
Jean-Jacques Wunenburger; Active Imagination; Sensory Imagination; Object Relations; Objeu; Object of the game.
Introduction
Exister en image c’est être dans l’image. C’est être dans le devenir et la forme secrète de l’image. Il s’agit donc d’entrer dans l’émotion qui régit les mécanismes psychiques, où la logique instantanée de la médiation et de la représentation capture sa nature pour modeler le réel. Bien que la réflexion philosophique cherche une précision moins passionnée pour créer, recréer et donner une parole à ses images, dans l’ouvrage Philosophie des Images, il y a aussi un compromis pour respecter la vie des images. Les écrits de Wunenburger peuvent être présentés à nous, psychologues et analystes, comme une lecture nécessaire pour comprendre l’image «comme une perspective de l’âme», une manière de travailler la contradiction entre l’infini et l’incertitude d’une image-passion, et l’objectivité dite rationnelle, avec lesquelles sont tissés le sensible et l’intelligible. Il nous tient dans cet ouvrage le propos suivant :
Nous avons pris le parti de prendre la catégorie de l’image en son extension la plus large, en refusant ainsi de privilégier telle ou telle image, mentale ou matérielle, visuelle ou verbale, métaphorique ou symbolique, etc. En prenant acte de cette multiplicité et de cette diversité des images, nous avons peut-être perdu en précision, en bien des analyses, mais avons respecté la vie des images, dans le sujet ou dans la culture, qui implique liaisons, glissements, emboîtements, des représentations. Ainsi les images perceptives, issues des impressions sensorielles, et les images langagières, fondées sur l’expressivité sémiotique, obéissent à des fonctions symétriques et circulaires, qui ne sont que rarement vraiment disjointes. Le dénominateur commun de toutes ces représentations reste, en fin de compte, leur nature double ou leur identité à mi-chemin, c’est-à-dire le fait qu’elles sont semi-concrètes, semi-abstraites, tissées de sensible et d’intelligible (Wunenburger, 1997 : 293).
Dans cette multiplicité, et à partir de cette diversité d’image, je m’interroge sur la manière dont s’opère le passage du touchable de l’image à sa visibilité et intelligibilité? Quelle valeur accorder aux images de nos émotions? À partir de la philosophie, Wunenburger peut dire : « La philosophie, loin d’être indifférente aux images, n’a cessé de se préoccuper de leurs valeurs, de leur conférer un statut moral, en parlant d’elles comme d’un mal ou d’un bien, comme ce qu’il faut fuir ou rechercher » (Wunenburger, 1997 : 249).
La psychologie, pour éviter les embûches, cherche à ne pas perdre de vue et à comprendre le fait que nous ne pouvons pas être libérés de l’image seulement par nous-mêmes, c’est-à-dire en confrontation avec nos émotions où le bien et le mal sont presque toujours liés à l’affectif et au sexuel. Mais il est aussi tout à fait faux de croire que la confrontation avec nos émotions est possible hors de l’ordre de la visibilité et spatialité qui s’organise dans un jeu de présence-absence entre l’image-désir et les objets supports dits inanimés (l’argile, les pigments, la pierre, par exemple).
Ainsi, l’analyste sait que la connaissance qu’il y a sur l’image est fort sujette à l’erreur s’il n’en juge que par le message verbal qu’elle veut faire comprendre. Être nettement détaché des choses en tant que supports fixes dans une démarche analytique peut engendrer des résistances à l’analyse et faire barrage au désir de l’être. Dans ce cas, nous verrons entrer en scène des intentions subjectives, issues en droite ligne des résistances à l’analyse, qui provoqueront l’aliénation du Moi chez l’analysant.
Nous avons déjà appris que l’enfant va structurer son Moi, son âme et prendre la parole, qui donne un sens particulier à son réel par le biais de différentes images et d’une pluralité d’objets qui l’entourent. En d’autres mots, on pourrait dire qu’un système d’images se trouve identifié à la constellation des traits d’un discours unidimensionnel qui subit l’action réelle d’une pluralité d’images. Ces réflexions m’amènent à Wunenburger quand il écrit:
[…] les images ne peuvent se comprendre qu’au pluriel, mais que cette diversité n’équivaut pas à un kaléidoscope hétéroclite de formes, puisqu’en fin de compte elles font bien partie d’un même monde, c’est-à-dire d’un ensemble différencié doté d’une unité et d’une totalité, au moins pour la réflexion (Wunenburger, 1997 : 1).
Avant que l’enfant ne parle, avant que le langage n’advienne, tout un travail d’imagination s’établit autour de l’image sensori-motrice de la chose. Quand nous sommes dans le domaine de la réalité de la relation analytique, où il est interdit de détacher l’expérience du langage de la situation qu’elle implique, l’image et l’émotion qu’elle porte, deviennent une sorte de témoignage d’un désir lointain de l’analysant.
On pourrait même dire que l’image est le véhicule suprême de l’expression de son inconscient, de son «réel», de sa vie. L’expérience analytique fait donc partie de deux domaines : en premier lieu du domaine de l’imago de l’objet, de l’intuition pure, du désir, c’est-à-dire de la recherche poétique, créative, affective et imaginaire du désir par la voie des images de nos émotions et en second, du domaine fixe des objets dans l’espace-temps. Ces deux domaines constituent le pôle unificateur autour duquel s’organise la structure du processus analytique et du sujet lui-même.
Marquant ainsi l’impossibilité de prendre une position exacte sur le contenu symbolique des images de nos émotions, il nous reste à nous situer sur le champ de bataille de nos fantasmes imaginaires et à prendre une position, c’est-à-dire remonter pour notre propre compte les éléments factuels qui nous donnent accès à la magie de penser et de bâtir des images malgré les défiances envers la nature des désirs inconscients qui sont en jeu dans le Moi.
En déjouant l’illusion d’une position qui consiste à déchiffrer le phénomène « Image » dans la dialectique entre le Moi et l’inconscient, il reste l’action même de simplement refléter sur mon intuition, ma perception, mon étonnement, ma curiosité et mon regard critique,et de me demander : Pourquoi des images ? Comment l’idée de l’image se déroule chez les analystes ? S’agit-il du fruit du rapport de l’être et l’apparaître de l’image ? De la relation entre l’analyste, l’analysant et la chose ? De la conscience à l’objet ? De la relation entre le sujet et l’objet-idée ? Toujours sur la scène d’un œil rêveur d’analyste qui est habitué de manière sérieuse, insolite ou banale à s’appliquer sur le terrain symbolique de l’image (et n’importe quelle détermination de l’image), je me trouve obligé à plonger dans l’étrangeté des rapports quotidiens pour aborder l’image de l’image, c’est-à-dire chercher l’essence de l’image dans les rêves de mes analysants et de moi-même, pour essayer quelques considérations sur le sujet de cette étrange relation « sujet-objet » envers la fabrication de l’image dans notre psychisme.
Normalement les analystes, à la différence des philosophes, cherchent à évoquer le refoulement dans la perception de l’analysant pour entamer avec rigueur une réflexion sur l’image. Chez les analystes, les analysants ne sont pas des idiots, ils ne méconnaissent pas ces problèmes, ils les refoulent. Mais nous connaissons toujours l’importance d’une philosophie des images pour trouver le sens du refoulement des problèmes. Ceci m’amène au besoin d’une réflexion clinique sur ma perception du phénomène image. Je constate que ma perception en tant qu’analyste est évidemment tracée par mes rapports vécus entre mes propres images et celles de mes analysants, entre la production des images de nos rêves et l’état d’excitation que, pour moi, constitue le défouloir des impulsions inconscientes.
Cet article est pour moi un instrument pour ouvrir un chemin dans mon labyrinthe d’idées sur la genèse des images. Mon désir est de partager avec le lecteur l’aventure d’entrer dans mes questionnements sur l’image sans la préoccupation de trouver des certitudes théoriques ou pratiques. Mon but a été de faire une sorte d’« association libre » et créatrice entre : mes dernières années de théorie et d’expérience pratique comme psychanalyste jungien et la pensée de Jean-Jacques Wunenburger dans ses œuvres sur l’image. Ainsi, sans aucune préoccupation formelle, cet article se veut être le montage en paroles, rien de plus qu’en paroles, de ces petites et fragiles réflexions qui lui sont dédiées.
L’image comme désir de l’être et parole de Dieu
Qu’est-ce que la trinité dans le christianisme ? Il y a dans ce dogme du christianisme une sagesse qui nous conduit et éclaire notre ignorance sur la vie et le fonctionnement psychique. Cette symétrie très particulière entre Dieu-Père, archétype du Dieu-Christ, et le Dieu-Esprit-Saint, n’est qu’une vérité qu’il n’est pas judicieux de dire. Selon le point de vue un peu mystique d’un analyste, l’Esprit-Saint reflète l’échange amoureux entre le Père et le Fils qui n’est rien d’autre qu’une manière de tracer et tisser une continuité symbolique entre les données liées à la foi et les catégories de l’entendement.
Dès lors, les trois personnes de la trinité qui ont révélé un Dieu unique, ne peuvent que prendre racine dans une sorte de puissance amoureuse de l’être qui triomphe par avance sur le virtuel de l’image. Cette dimension trinitaire qui propose d’examiner l’image comme phénomène religieux doit toujours être pensée dans un ensemble. Ainsi, le Mystère de la Trinité chez les catholiques (le Père, le Fils et l’Esprit-Saint), les notions d’« Archétype, Complexe et Symbole » chez Jung, comme aussi les concepts d’« Imaginaire, Réel et Symbolique » chez Lacan, sont des notions qui se mélangent entre elles dans notre pensée et dans notre quotidien humain. Cette dynamique trinitaire inscrit la genèse de l’image dans le cadre d’un nouveau discours et fait croire que l’affectivité et l’amour règnent dans l’immensité d’une âme toujours trinitaire.
À vrai dire, cette sorte de topique trinitaire du christianisme, héritage du judaïsme d’où est bannie toute image visible et du platonisme, pour qui toute image demeure un artefact externe (Wunenburger, 1997 :113), deviendra plus tard la partie du discours théorique de la psychologie qui reconnaîtra que la relation entre le conscient et l’inconscient est composée comme un «Axe», fruit de la dialectique entre le Soi-même et le Moi (L’axe Moi-Soi-même). Nous pouvons aisément comprendre que ce curieux montage trinitaire est un moyen d’expression de l’être. Une sorte de formule qui rend possible à l’être de marcher dans un ensemble d’émotions en nous permettant d’étayer les plus folles questions et de formuler une mission pour notre vie quand l’acte de nos pensées est devant quelque chose d’ordre métaphysique. Transposé dans le domaine de ces trois systèmes de référence, l’individu construira sa pensée avec plus ou moins de bonheur, jusqu’à sa mort.
Grosso modo, ce que la psychanalyse junguienne propose aux théoriciens, c’est de penser la notion de Soi-même comme invisible, virtuel et où se trouvent les archétypes pleins d’énergie, c’est-à-dire la condition de possibilité du désir de devenir image archétypique. Ainsi, étant la source de la libido, l’archétype garde en soi toute la potentialité de l’être qui doit s’enchaîner dans le Moi, comme le Père dans le Fils. On peut donc penser le Soi-même comme l’archétype de la divinité. Et le Moi, à travers la réalisation de l’amour parfait (L’Esprit-Saint), devient le fruit d’un accord intersubjectif qui impose son harmonie à la nature humaine par la personne du Christ, image du Dieu-Père.
Une prise de conscience doit se faire ici de ce que la théologie catholique nomme avec discernement le Mystère de la Trinité (le Père, le Fis et l’Esprit-Saint). Ce Mystère est en effet fondé sur un paradoxe, c’est-à-dire comme un mystère que l’on découvrira en le pénétrant progressivement dans son sens essentiel sans jamais finir de le comprendre. Cette sorte de discontinuité dans la vérité que garde la trinité, donne à l’individu une forme particulière pour aborder les relations humaines et l’aide à se poser la question de l’existence de Dieu, et à se demander comment se constitue le «je» dans cet ensemble trinitaire.
Ce n’est pas facile de tout allier et d’assimiler les trois personnes de la trinité comme un seul Dieu en trois personnes. Dans le «temps logique» de la théologie chrétienne, le Père passe à l’acte par le corps du Christ, c’est-à-dire qu’il a créé un corps (le Christ) qui se forge lui-même à partir du désir initial du Verbe (le Père). Dans ce cas, on peut dire que l’Esprit-Saint est l’amour et la libido sur lesquels le corps du Christ a jeté son dévolu pour donner à tous et instruire sur la toute puissance de Dieu, notre propre corps et notre âme.
Tout cela pour nous dire que nous pouvons reconnaître notre âme dans un corps semblable au nôtre (plutôt en principe un corps plus idéel que réel). Et en même temps, montrer qu’il nous est impossible de reconnaître notre âme, nos pensées et nos productions inconscientes sans un corps réel et touchable. Ainsi on peut dire qu’en regardant l’image de mon corps dans le corps d’un autre comme s’il était un miroir, je trouve l’illusion que la vue de la forme totale de mon corps dans l’autre, m’a donné plus de réalité, c’est-à-dire en regardant l’autre dans son corps réel, qu’elle m’a donné une signification plus objective et a placé mon imagination dans un monde moins illusoire.
Or, dans ce contexte, l’image du Dieu-Père fonctionne comme une «certitude anticipée» de l’âme vers le corps du Christ, ou mieux, sur l’image du corps du Christ. Ici nous pouvons nous poser la question de l’être de l’image. Voici ce que Wunenburger a dit sur le rôle de l’image dans nos incertitudes existentielles: « Qu’elle soit naturelle ou produite par une activité intentionnelle, qu’elle soit ressemblante ou dissemblante, l’image renvoie à un mode d’existence incertain. » Et il continue :
L’image est assimilée alors à une apparence illusoire, une représentation déréalisée, une avancée d’irréel. Pourtant l’image, en assurant la manifestation, en participant d’une monstration de quelque chose, qui est ou demeure invisible, permet aussi d’ouvrir d’autres perspectives sur l’être, de lui attribuer un mode d’existence nouveau, celui d’un apparaître qui amplifie l’être, qui procure surréalité, surexistence, voire surcroît d’être (Wunenburger, 1997 : 147).
Telle est la tension de l’être qui cherche son application à l’image du Christ. L’image du Christ fait basculer la représentation de l’invisible par le visible dans notre vie, c’est-à-dire qu’elle n’est rien d’autre que la manière dont notre Soi-même reproduit le jeu entre les pôles de dissemblance et de ressemblance qu’a mis à jour notre désir de concrétion. Selon St. Paul : « le Christ est l’image du Dieu invisible » (Colossiens, I, 1-3).
Le mystère de la trinité nous amène à la découverte que l’image du Christ (L’autre) nous reconduit au fond de nous-mêmes où repose l’imago du désir (le Soi-Même) comme condition de possibilité d’une nouvelle image. En d’autres termes, le Soi-même, comme miroir de l’autre, renvoie un reflet (l’Esprit-Saint) qu’il sera possible de s’approprier dans toutes les intentions du corps du Christ.
L’image de Dieu comme une «certitude anticipée»
On dirait qu’il appartient au champ de la pensée trinitaire d’avoir la certitude que les trois personnes (Père, Fils et Saint-Esprit) sont au service de l’évolution de l’idée d’un Dieu unique en trois personnes. Ainsi, Dieu est la «certitude anticipée en parole», de ce qui a été préparé, ou encore de ce qui est en rapport avec la rencontre des deux autres signifiants, c’est-à-dire le Fils et l’Esprit-Saint, et qui dépasse notre compréhension et tout raisonnement logique. Nous savons qu’écouter le Verbe, c’est écouter la Parole qui, paradoxalement, va nous mener à la découverte de la condensation trinitaire comme solution et signification symbolique toujours renouvelable du désir.
Le fait d’aborder la théorie psychanalytique et la genèse des images par le biais de la trinité, sous l’angle du phantasme de la trinité – c’est-à-dire de la forme symbolique d’un Dieu qui prend le désir et la valeur affective comme lieu d’expression des phantasmes – permet de faire prendre aux analystes, actuels et futurs, des habitudes théoriques ou techniques plus créatrices et moins dogmatiques par rapport aux certitudes de leur méthode de travail.
Dans la trinité, la parole est un don actif qui, au départ, est pris comme un témoignage d’amour (l’Esprit-Saint) entre le Père et l’autre (le Fils). Cette «parole pleine» marche comme un lien entre l’imaginaire inaccessible et le réel. L’objet du désir semble donc manifester notre propre fantasme imaginaire qui a soif d’une « parole vérité » capable de capturer l’autre dans soi-même. Dans ce déroulement du processus symbolique, le dernier but de la parole est de révéler, et de cacher en même temps, l’émotion pour chercher une certitude qui nous amène à considérer comme toujours renouvelables nos « vérités » inconscientes.
L’image de la mère dans la trinité
Pour certains, le discours sur la trinité est porteur d’un délicat problème: il n’y a pas de lieu pour la Mère, c’est-à-dire pour le féminin entre les trois personnes de la trinité. Par conséquent, l’image de Dieu reste une image masculine capable d’effacer l’originalité du signe en sa totalité. Pourtant, la théologie catholique, se mettra à tisser une nouvelle parole, c’est-à-dire un nouveau dogme marqué par la rigueur des descriptions phénoménologiques de l’image de Marie par rapport au dogme de la trinité. Il est peut-être opportun de relire ici ces paroles du Pape Benoît XVI :
Marie est la mère qui, aujourd’hui, au Temple, présente le Fils au Père, donnant suite également en cela au «oui » prononcé au moment de l’Annonciation. Que ce soit encore elle la Mère qui nous accompagne et qui nous soutienne, nous fils de Dieu et ses fils, dans l’accomplissement d’un service généreux à Dieu et à nos frères. (BENOÎT XVI, 2 février 2009).
À l’intérieur de cette nouvelle intelligibilité sur la trinité, l’émotion prend place pour rendre possible l’idéalité d’un Dieu que dépasse la question de genre, c’est-à-dire chaque membre de la trinité, sans être affecté par la non-divinité de Marie, devient une sorte de quaternité qui sera aussi indivisible. En effet, penser la présence de l’Esprit-Saint comme une forme universelle de la vie d’intuition et d’amour entre Mère et Fils va dissiper le dogme de la trinité, de l’évidence d’une absence du féminin et donner lieu au dogme de l’Immaculée Conception de Marie.
Ainsi, la perception d’une trinité masculine d’un côté, et de l’autre la représentation symbolique par l’image ou par le signe de « Marie Immaculée », servira à bien articuler et à assimiler la totalité des actes de significations annoncées par le mystère de la trinité. Il est sans doute inutile de rappeler que l’entrée de Marie dans le discours trinitaire est une nouvelle tentative (de la théologie) de réinterpréter l’Esprit-Saint comme l’Être possible d’un Dieu-Mère.
L’image de la passion amoureuse
C’est justement ce sujet de la passion amoureuse que nous trouvons dans le transfert de l’analysant vers son analyste. Dans le transfert et le contre-transfert, une telle expérience amoureuse peut se transformer dans une empreinte psychique qui nous en donne le témoignage de sens. Un sens qui doit porter aussi la sensorialité de l’amour qui guérit et qui contient une résonance intérieure, c’est-à-dire un corps où le désir attend d’être soufflé et matérialisé au «cœur» des vibrations des mots et des objets amoureux. Comme nous le dit Kandinsky :
Le mot est une résonance intérieure. Cette résonance intérieure est due en partie (sinon principalement) à l’objet que le mot sert à dénommer. Mais si on ne voit pas l’objet lui-même, et qu’on l’entend simplement nommer, il se forme dans la tête de l’auditeur une représentation abstraite, un objet dématérialisé qui éveille immédiatement dans le «cœur» une vibration (Kandinsky, 1992 : 82).
D’autre part, par les vicissitudes du réel de la clinique, l’analyste doit aller plus loin en s’assurant à lui-même une avancée, un apparaître qui s’accroche à la créativité de l’analysant, en se laissant conduire par l’imagerie qui habite son imagination. La parole et les impressions ressenties par l’analysant montrent par ses effets qu’elles sont bien plus qu’un langage masqué, de résistance et de frustration. La parole arrive très rarement à exprimer le fond de l’être et, même sur le divan, elle cherche à garder des espaces vides, qui poussent l’analysant et l’analyste à aller plus loin dans leurs secrets, à délier leurs nœuds en images et rêves.
L’imago, l’image et l’objet
À mon avis, toutes les images ne sont que des rapports entre l’imago de l’image (l’intériorité de l’image) et un «objet outil» (l’extériorité de l’image). Pourtant, manifester la visibilité de l’être requiert en effet de restituer la spatialité du désir. Cette spatialité qui permet l’appréhension directe de l’objet intime par la voie d’un support fixe à l’extérieur, capable d’ancrer l’imago du désir. Cette manière de penser le rapport entre le sujet et l’objet, entre le sensible et l’intelligible renvoie aux rapports entre l’imago de la Forme et l’image réelle des objets naturels. Il faut alors prendre garde à ne pas confondre l’imago de l’objet et la chose même.
Ainsi, des inscriptions archétypales du désir sont encadrées sur le support fixe de l’objet (l’objet-lieu) grâce à qui, ils prendront une forme. Pour ce faire, il nous faut de l’argile, une pierre ou une couleur pour entamer une sorte de réduction graphique des messages inconscients. Voici donc le champ dans lequel navigue les passions de l’analysant, de l’analyste et le témoignage de l’objet outil. Les objets outils sont des lieux idéaux qui révèlent le rapport de l’imago et de l’image sous les apparences d’un conflit entre l’individu et ses passions.
L’instant présent et certaines passions sont insaisissables et jamais je ne pourrai, en toute rigueur, penser la passion de l’autre. Par contre, dans un « je pense qu’il pense sa passion », des images « subordonnées » à certaines émotions se décentrent l’une de l’autre, à la recherche d’une lueur souvent sujette à l’erreur. Dans la prise du message la conscience tombe d’un seul coup dans un état d’apparence et de fiction et va transformer l’objet-lieu sous la forme d’un bouc émissaire capable de soulager l’autopunition et même l’automutilation.
L’image prise en flagrant délit
Normalement les supervisions des cas cliniques au nom de l’image qui règle la bonne suite de la cure, nous amènent ou nous invitent à discuter ou à exercer une réflexion théorique réduite sur les cas cliniques plutôt qu’à passer à l’action vraiment utile pour l’analysant. Certainement, la création d’une philosophie de l’image, privée d’une certaine «certitude anticipée», présente dans toute prévision diagnostique, permet le retour de l’intuition dans le traitement analytique.
Donc, la naissance de la vérité dans l’analyse suppose un laisser advenir comme solution du désir de donner une forme à nos émotions, à nos phantasmes. Comme dans le langage de l’homme de foi, du philosophe, comme dans les contes étranges et les poèmes de Mallarmé, la véracité des faits dans la psychanalyse se nourrit d’imaginaire, de fantaisies et de fictions. Dans ce sens l’analyste doit devenir un inventeur et un « analyste philosophe » qui apporte la possible solution par le biais d’une logique en images et de symbolismes, c’est-à-dire de signifiants qui sont pris en flagrant délit.
C’est la position dialectique de l’analyste et de l’analysant devant la valeur de cette «certitude anticipée» et presque prophétique qui règle la bonne suite de la cure. Au départ, l’analyste doit comprendre que le discours de l’analysant s’organise dans une relation triadique où l’image prend la parole qui est mise en évidence par le jeu analytique par la voie symbolique du sensoriel. Plus loin, sous l’œil vigilant des revendications inconscientes, l’analyste essaie d’intervenir sans bloquer la réflexion de l’analysant. Il arrive même que le travail analytique s’appuie sur la réalité quotidienne pour aider l’analysant à transformer tout acte illusoire en acte efficace.
L’image, les activités cognitives et pragmatiques
Le rôle joué par les images dans les activités cognitives et pragmatiques n’a probablement pas encore fini d’être exploré et théorisé. À mon avis, la question de l’image se pose dans un contexte existentiel où la psychologie, loin d’être perdue dans la recherche du vrai, devient une élaboration autour de la réalité clinique toujours en mouvement. Ce lieu des images que nous sommes, cet infini et éternel qui nous dépasse, atteste une persistance de relier par l’image et la parole, toute l’activité quotidienne.
Exister et témoigner de notre imaginaire intérieur dans une séance analytique, c’est être toujours dans un devenir qui a été engendré par un cerveau qui touche l’esprit au travers d’une expérience qui a besoin de la médiation de l’image pour vivre. À vrai dire, sur la scène analytique l’image est l’ensemble des images, c’est-à-dire la surprise que nous ressentons en face et au milieu d’une séance analytique. En ce cas, il n’y a pas d’image en soi-même mais seulement une imprévisibilité critique de notre âme devant nos certitudes et incertitudes.
Il est donc impensable d’aborder le discours analytique sans s’être mis à la lecture d’une philosophie qui prenne la question de l’«être» de l’image pour la lire avec l’œil du technicien et l’œil de l’esprit. C’est ce qui, dans les premiers moments de la psychanalyse, a aidé à la maîtrise de la plume de Freud et de Jung pendant la réalisation de leurs écrits. Il est vrai que la tension entre la théorie et la praxis analytique exige un point d’appui théorique où ira reposer la pensée de l’analyste, c’est-à-dire une manière d’opérer des mises en rapport théologique ou philosophique sur l’image dans l’ensemble de l’invisible et du visible du psychisme.
L’image paradoxe et le symptôme
L’image paradoxe contient le symptôme et vice-versa. Le paradoxe cherche à résoudre l’incommensurabilité absolue de l’âme en son désir intime et paradoxal d’achèvement dans le temps. Le symptôme prend l’image paradoxe pour transformer en mots les messages de l’inconscient. Pour principe, dans une séance analytique, je doute de toute image pour prendre le message qu’elle veut transmettre à travers le symptôme. Au milieu d’une séance l’image devient un souffle en face du symptôme et de la dynamique de guérison de l’analysant.
Le paradoxe qui accompagne la formation d’une image dans notre cerveau vient du fait que le désir dans l’âme et le désir dans l’existence sont posés ensemble. Le processus analytique nous fait comprendre qu’il faut libérer l’image pour que les symptômes puissent rester la propriété de l’analysant. En tout cas, pour s’approcher d’avantage de l’intelligence des images il faut d’abord affronter nos conflits internes et externes sans jugements et sans conseils.
De la part du psychanalyste, il est nécessaire de laisser parler l’image tout en la refusant. Cette leçon nous apprend que le sursaut de la liberté de l’image face à l’angoisse et au désespoir de la perdre dans le processus de la naissance à soi-même, impose le besoin de savoir comment l’image prend naissance dans les nœuds les plus difficiles à rompre.
L’analyste sait que dans un processus de cure analytique, il ne faut pas perdre de vue que l’analysant vient à l’analyste non seulement parce qu’il est malade psychiquement, mais parce qu’il voudrait entrer dans sa zone de souffrance dont la situation est révélatrice de ses plaisirs et ses déboires, et laisser advenir dans le langage les non-dits, les interdictions et même une sorte d’agressivité créatrice qui porte son symptôme. Cette agressivité doit s’exprimer et faire basculer son univers intérieur par des conduites symboliques et pratiques qui, pour restaurer sa réalité, prennent la forme d’une action créative du langage sensoriel.
Aujourd’hui, il y a de nombreuses tentatives de la psychanalyse pour s’associer au langage sensoriel et guider le discours de l’analysant vers la réalisation fantasmatique où le symptôme sort d’un langage fait de mots pour s’impliquer aussi dans un langage d’objets et être guidé par une réflexion qui prend position sur le plan des formes comme sur celui des contenus sensoriels.
Dans cette façon de traduire nos émotions en images sensorielles, la main absorbe tellement le désir que, grâce à cette absorption, l’analysant réussira à faire que les résistances apparaissent et se précipitent sur une solution pratique. Des discours pragmatiques autrefois étrangers au processus analytique se transforment dans une sorte de signalisation qu’indique le besoin de se placer dans une seconde phase de réflexion.
L’image dans la cure analytique
Dans une cure analytique, l’image est en rapport avec la rencontre de l’analyste et de l’analysant sur l’ordre d’une certitude intuitive et d’une compréhension logique du fait que l’inconscient ne peut être libéré de sa douleur que par un dialogue entre nous-mêmes et toutes choses réelles et irréelles liées aux représentations sensibles qui se trouvent particulièrement présentes dans les traits agréables ou désagréables de la vie.
Le travail analytique ne se résume pas au retour des images de «l’inconscient refoulé» à la conscience, il s’articule aussi d’une manifestation salutaire liée aux sources archétypiques qui ne sont pas encore contaminées par la névrose. Il est certain que la maladie est toujours une tentative de guérir. L’inconscient veut la guérison. Il faut mettre l’accent sur le caractère irréductible de la structure archétypique de l’inconscient et bloquer la réflexion qui tendrait à méconnaître l’image et la parole qui pousse l’analysant à guérir.
L’image et l’objet du jeu analytique (l’ob-jeu)
À chaque fois que vient une image ou une série d’images dans notre tête, ce sont des émotions qui jouent sur une double conception de l’image : l’imago de l’image et l’existence corporelle d’une image pétrie dans un objet quelconque dans l’espace. Tout lieu fixe propre à l’objet renvoie à un espace ouvert de notre organisation psychique et aux non-lieux de lieux réels. Il y a dans le déroulement d’une analyse ouverte au lieu géographique d’un objet concret (l’objet-lieu), un lieu imaginaire pour recevoir l’image du lieu réel, dans lequel est fondé une grande part de l’expérience de l’analysant. On dirait donc que la pratique des séances avec des objets comme « outil de travail analytique » approche l’imago de l’image pour scander des groupes de mots particulièrement destinés à camoufler le désir sous-jacent au symptôme.
De tout temps, les êtres humains ont fabriqué des images d’eux-mêmes, par le biais du corps ou d’un objet concret qui leur a servi de modèle. Ainsi, le phénomène de la guérison qui se développe dans la sphère d’influence de la relation analyste-analysant peut être séparé de l’«objet-lieu » et le transformer lui-même en parole. Alors, cet «objet-lieu» peut devenir un lieu d’imagination sensoriel par le jeu analytique, c’est-à-dire un lieu d’images concrètes où l’analysant peut pétrir et toucher son désir. Toujours en respectant, dans la réalité subjective de l’analyse, la durée de l’«objet-lieu» qui est en soi-même inaccessible à l’homme mais d’où vient l’expérience de possessions visuelles et sensorielles de nos images.
En guise de conclusion
Platon peut être présenté comme le pionnier qui a tissé un des premiers modes d’exploitation de l’image. Mais, c’est avec passion que le christianisme procéda à une conception incarnationiste de Dieu où la notion d’image a acquis une fonction théophanique inédite; de manifestation sans altération de l’Être absolu. Comme l’a bien remarqué Wunenburger:
La théologie chrétienne médiévale, nourrie de platonisme et de néo-platonisme, déploie une vision hiérarchique du monde, où les réalités visibles, en tant qu’images, servent de miroir aux Formes exemplaires divines et de médiation pour y reconduire l’esprit (Wunenburger, 1997 : 115).
On peut dire que, grâce à la distinction et l’entrelacement du «Dieu-Verbe» avec le «Dieu-Christ», c’est-à-dire de l’incarnation de l’«invisible de Dieu» dans son support fixe et visible à l’extérieur, «le Dieu-Christ», les paroles et les images acquièrent une valeur importante dans l’histoire. D’après la figure visible par l’image de la force énergétique archétypale du Dieu invisible, nous sommes immergés dans le visible et même le touchable. Mais, en même temps, ce «Dieu parole» incarné dans le Christ nous dépasse tous pour être la re-présentation qui a pour représenté, la présentation du Verbe comme Forme universelle de l’invisible de l’Être.
Le Christ est une présentation qui, de manière paradoxale, est à l’extérieur et à l’intérieur de nous. Il touche notre peau, et notre vue peut le maîtriser, notre parole peut le raconter et les icônes nous servent de médium vivant et touchable de cette nouvelle réalité. Wunenburger l’explique bien dans son livre : « Dans l’art de fabriquer des icônes de main d’hommes s’achève ainsi une chaîne ininterrompue d’images participant sans hiatus à l’Être même de Dieu » (Wunenburger, 1997 : 114).
Il faut dire que cette façon de jouer avec l’invisible et le visible par le christianisme, touche les fondements de l’existence sensible et empirique quand elle affirme la non-existence ou la non-réalité de l’idéalité, c’est-à-dire que cette idéalité appartient à la réalité seulement quand elle est en relation avec le monde des représentations corporelles et sensorielles. Une idéalité pure sans la sensorialité propre aux objets, même à travers les icônes, est bien plus : une phénoménologie sans phénomène. Il faudrait une idéalité qui sorte d’un système perceptif évidement aveugle de ce que nous appelons «objets sans objets» pour ensuite la faire entrer dans quelque chose d’infiniment plus vaste propre au monde matériel.
À cet égard, la vraie question sur l’image dépassera le dualisme entre images intérieures et images extérieures, avec l’intention expresse de nous impliquer dans une tentative continue de réinterpréter toujours l’image qui porte notre imagination en évitant d’oublier le caractère matériel aussi bien que le caractère archétypal de nos images immatérielles.
Maintes fois, cette détermination de l’image comme idéalité archétypale se détache de l’Être comme parole et sensorialité, modelage et présence, ce qui peut être pris comme une faille témoignant d’un amour parfait difficilement soutenable par l’homme commun. Certainement qu’un Dieu intouchable ou un analyste intouchable garde un fond d’illusion qui peut participer de l’amour imaginaire de l’analysant mais qui devrait s’intégrer dans la scène quotidienne en cherchant à plonger l’analysant dans l’intériorité des témoignages.
Les témoignages en parole ou en acte sont fonctionnels et libèrent un temps pour laisser l’analyste réfléchir sur sa propre formation, sur son côté philosophique et de foi et, fondamentalement, sur son action comme analyste. Ainsi, il faut avoir le courage de reconnaître que, d’une certaine façon, c’est le langage philosophique et même théologique, qui permettra à l’analyste de rendre compte, dans la chronologie des événements de l’analysant, que ce qu’il raconte n’est pas vrai, ni faux, mais qu’il y a un sens, un message qui porte la solution comme base de réflexion.
Pour terminer, il reste alors à parler de la question : « Une parole sans image est-elle concevable? ». Elle montre en elle-même que toute image manifeste et parle de ce qui est caché dans l’âme humaine et qu’il faut toujours revenir sur cette question-là en cherchant une suggestion, une parole pleine et efficace. L’homme est doué d’intelligence et de parole : paroles pleines et riches de sens, paroles vides et sans structure, etc. Ainsi, certaines paroles prêtent à d’innombrables interprétations et ont besoin des traits en image pour se faire loi pour l’homme en toutes circonstances de vie.
Bibliographie
Vasilli Kandinsky (1992). Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Paris, Folio Essais 72.
Jean-Jacques Wunenburger (1997). Philosophie des Images, Paris, PUF.
____ (1995). La vie des images, Paris, PUF.
____ (1993). L’imagination, « Que sais-je ? », Paris, PUF.
Alvaro de Pinheiro Gouvêa
Université Pontificale Catholique de Rio de Janeiro, Brésil
agouvea@puc-rio.br
Alvaro de Pinheiro Gouvêa
Une parole sans image est-elle concevable ?
Abstract
What puts our practices as analysts or psychotherapists to the test of the various types of reflections on the image is the very existence of image philosopheres such as Jean-Jacques Wunenburger. La philosophie des Images (The Philosophy of Images) is one among his works in which, far from denying the ontological, psychological, metaphysical, and theological dimension of the image from the vantage point of the psychologist and the analyst, Wunenburger urges one to delve into the various modes of image emergence in search of an answer to the question: are words conceivable in absence of images within the analytic process? This imagery reveals the rapport between imago and image in the guise of the conflict between the individual, his/ her body and a useful object (l’objeu). The scope of this article is to valorize Wunenburger’s reflections with a view to approaching the intelligence of images preeminently, and in so doing triggering a more liberated take on the concrete world of the clinical, where images and the object-place represent the sources of actions that testify to the existence of our inner imagination.
Keywords
Jean-Jacques Wunenburger; Active Imagination; Sensory Imagination; Object Relations; Objeu; Object of the game.
Introduction
Exister en image c’est être dans l’image. C’est être dans le devenir et la forme secrète de l’image. Il s’agit donc d’entrer dans l’émotion qui régit les mécanismes psychiques, où la logique instantanée de la médiation et de la représentation capture sa nature pour modeler le réel. Bien que la réflexion philosophique cherche une précision moins passionnée pour créer, recréer et donner une parole à ses images, dans l’ouvrage Philosophie des Images, il y a aussi un compromis pour respecter la vie des images. Les écrits de Wunenburger peuvent être présentés à nous, psychologues et analystes, comme une lecture nécessaire pour comprendre l’image «comme une perspective de l’âme», une manière de travailler la contradiction entre l’infini et l’incertitude d’une image-passion, et l’objectivité dite rationnelle, avec lesquelles sont tissés le sensible et l’intelligible. Il nous tient dans cet ouvrage le propos suivant :
Nous avons pris le parti de prendre la catégorie de l’image en son extension la plus large, en refusant ainsi de privilégier telle ou telle image, mentale ou matérielle, visuelle ou verbale, métaphorique ou symbolique, etc. En prenant acte de cette multiplicité et de cette diversité des images, nous avons peut-être perdu en précision, en bien des analyses, mais avons respecté la vie des images, dans le sujet ou dans la culture, qui implique liaisons, glissements, emboîtements, des représentations. Ainsi les images perceptives, issues des impressions sensorielles, et les images langagières, fondées sur l’expressivité sémiotique, obéissent à des fonctions symétriques et circulaires, qui ne sont que rarement vraiment disjointes. Le dénominateur commun de toutes ces représentations reste, en fin de compte, leur nature double ou leur identité à mi-chemin, c’est-à-dire le fait qu’elles sont semi-concrètes, semi-abstraites, tissées de sensible et d’intelligible (Wunenburger, 1997 : 293).
Dans cette multiplicité, et à partir de cette diversité d’image, je m’interroge sur la manière dont s’opère le passage du touchable de l’image à sa visibilité et intelligibilité? Quelle valeur accorder aux images de nos émotions? À partir de la philosophie, Wunenburger peut dire : « La philosophie, loin d’être indifférente aux images, n’a cessé de se préoccuper de leurs valeurs, de leur conférer un statut moral, en parlant d’elles comme d’un mal ou d’un bien, comme ce qu’il faut fuir ou rechercher » (Wunenburger, 1997 : 249).
La psychologie, pour éviter les embûches, cherche à ne pas perdre de vue et à comprendre le fait que nous ne pouvons pas être libérés de l’image seulement par nous-mêmes, c’est-à-dire en confrontation avec nos émotions où le bien et le mal sont presque toujours liés à l’affectif et au sexuel. Mais il est aussi tout à fait faux de croire que la confrontation avec nos émotions est possible hors de l’ordre de la visibilité et spatialité qui s’organise dans un jeu de présence-absence entre l’image-désir et les objets supports dits inanimés (l’argile, les pigments, la pierre, par exemple).
Ainsi, l’analyste sait que la connaissance qu’il y a sur l’image est fort sujette à l’erreur s’il n’en juge que par le message verbal qu’elle veut faire comprendre. Être nettement détaché des choses en tant que supports fixes dans une démarche analytique peut engendrer des résistances à l’analyse et faire barrage au désir de l’être. Dans ce cas, nous verrons entrer en scène des intentions subjectives, issues en droite ligne des résistances à l’analyse, qui provoqueront l’aliénation du Moi chez l’analysant.
Nous avons déjà appris que l’enfant va structurer son Moi, son âme et prendre la parole, qui donne un sens particulier à son réel par le biais de différentes images et d’une pluralité d’objets qui l’entourent. En d’autres mots, on pourrait dire qu’un système d’images se trouve identifié à la constellation des traits d’un discours unidimensionnel qui subit l’action réelle d’une pluralité d’images. Ces réflexions m’amènent à Wunenburger quand il écrit:
[…] les images ne peuvent se comprendre qu’au pluriel, mais que cette diversité n’équivaut pas à un kaléidoscope hétéroclite de formes, puisqu’en fin de compte elles font bien partie d’un même monde, c’est-à-dire d’un ensemble différencié doté d’une unité et d’une totalité, au moins pour la réflexion (Wunenburger, 1997 : 1).
Avant que l’enfant ne parle, avant que le langage n’advienne, tout un travail d’imagination s’établit autour de l’image sensori-motrice de la chose. Quand nous sommes dans le domaine de la réalité de la relation analytique, où il est interdit de détacher l’expérience du langage de la situation qu’elle implique, l’image et l’émotion qu’elle porte, deviennent une sorte de témoignage d’un désir lointain de l’analysant.
On pourrait même dire que l’image est le véhicule suprême de l’expression de son inconscient, de son «réel», de sa vie. L’expérience analytique fait donc partie de deux domaines : en premier lieu du domaine de l’imago de l’objet, de l’intuition pure, du désir, c’est-à-dire de la recherche poétique, créative, affective et imaginaire du désir par la voie des images de nos émotions et en second, du domaine fixe des objets dans l’espace-temps. Ces deux domaines constituent le pôle unificateur autour duquel s’organise la structure du processus analytique et du sujet lui-même.
Marquant ainsi l’impossibilité de prendre une position exacte sur le contenu symbolique des images de nos émotions, il nous reste à nous situer sur le champ de bataille de nos fantasmes imaginaires et à prendre une position, c’est-à-dire remonter pour notre propre compte les éléments factuels qui nous donnent accès à la magie de penser et de bâtir des images malgré les défiances envers la nature des désirs inconscients qui sont en jeu dans le Moi.
En déjouant l’illusion d’une position qui consiste à déchiffrer le phénomène « Image » dans la dialectique entre le Moi et l’inconscient, il reste l’action même de simplement refléter sur mon intuition, ma perception, mon étonnement, ma curiosité et mon regard critique,et de me demander : Pourquoi des images ? Comment l’idée de l’image se déroule chez les analystes ? S’agit-il du fruit du rapport de l’être et l’apparaître de l’image ? De la relation entre l’analyste, l’analysant et la chose ? De la conscience à l’objet ? De la relation entre le sujet et l’objet-idée ? Toujours sur la scène d’un œil rêveur d’analyste qui est habitué de manière sérieuse, insolite ou banale à s’appliquer sur le terrain symbolique de l’image (et n’importe quelle détermination de l’image), je me trouve obligé à plonger dans l’étrangeté des rapports quotidiens pour aborder l’image de l’image, c’est-à-dire chercher l’essence de l’image dans les rêves de mes analysants et de moi-même, pour essayer quelques considérations sur le sujet de cette étrange relation « sujet-objet » envers la fabrication de l’image dans notre psychisme.
Normalement les analystes, à la différence des philosophes, cherchent à évoquer le refoulement dans la perception de l’analysant pour entamer avec rigueur une réflexion sur l’image. Chez les analystes, les analysants ne sont pas des idiots, ils ne méconnaissent pas ces problèmes, ils les refoulent. Mais nous connaissons toujours l’importance d’une philosophie des images pour trouver le sens du refoulement des problèmes. Ceci m’amène au besoin d’une réflexion clinique sur ma perception du phénomène image. Je constate que ma perception en tant qu’analyste est évidemment tracée par mes rapports vécus entre mes propres images et celles de mes analysants, entre la production des images de nos rêves et l’état d’excitation que, pour moi, constitue le défouloir des impulsions inconscientes.
Cet article est pour moi un instrument pour ouvrir un chemin dans mon labyrinthe d’idées sur la genèse des images. Mon désir est de partager avec le lecteur l’aventure d’entrer dans mes questionnements sur l’image sans la préoccupation de trouver des certitudes théoriques ou pratiques. Mon but a été de faire une sorte d’« association libre » et créatrice entre : mes dernières années de théorie et d’expérience pratique comme psychanalyste jungien et la pensée de Jean-Jacques Wunenburger dans ses œuvres sur l’image. Ainsi, sans aucune préoccupation formelle, cet article se veut être le montage en paroles, rien de plus qu’en paroles, de ces petites et fragiles réflexions qui lui sont dédiées.
L’image comme désir de l’être et parole de Dieu
Qu’est-ce que la trinité dans le christianisme ? Il y a dans ce dogme du christianisme une sagesse qui nous conduit et éclaire notre ignorance sur la vie et le fonctionnement psychique. Cette symétrie très particulière entre Dieu-Père, archétype du Dieu-Christ, et le Dieu-Esprit-Saint, n’est qu’une vérité qu’il n’est pas judicieux de dire. Selon le point de vue un peu mystique d’un analyste, l’Esprit-Saint reflète l’échange amoureux entre le Père et le Fils qui n’est rien d’autre qu’une manière de tracer et tisser une continuité symbolique entre les données liées à la foi et les catégories de l’entendement.
Dès lors, les trois personnes de la trinité qui ont révélé un Dieu unique, ne peuvent que prendre racine dans une sorte de puissance amoureuse de l’être qui triomphe par avance sur le virtuel de l’image. Cette dimension trinitaire qui propose d’examiner l’image comme phénomène religieux doit toujours être pensée dans un ensemble. Ainsi, le Mystère de la Trinité chez les catholiques (le Père, le Fils et l’Esprit-Saint), les notions d’« Archétype, Complexe et Symbole » chez Jung, comme aussi les concepts d’« Imaginaire, Réel et Symbolique » chez Lacan, sont des notions qui se mélangent entre elles dans notre pensée et dans notre quotidien humain. Cette dynamique trinitaire inscrit la genèse de l’image dans le cadre d’un nouveau discours et fait croire que l’affectivité et l’amour règnent dans l’immensité d’une âme toujours trinitaire.
À vrai dire, cette sorte de topique trinitaire du christianisme, héritage du judaïsme d’où est bannie toute image visible et du platonisme, pour qui toute image demeure un artefact externe (Wunenburger, 1997 :113), deviendra plus tard la partie du discours théorique de la psychologie qui reconnaîtra que la relation entre le conscient et l’inconscient est composée comme un «Axe», fruit de la dialectique entre le Soi-même et le Moi (L’axe Moi-Soi-même). Nous pouvons aisément comprendre que ce curieux montage trinitaire est un moyen d’expression de l’être. Une sorte de formule qui rend possible à l’être de marcher dans un ensemble d’émotions en nous permettant d’étayer les plus folles questions et de formuler une mission pour notre vie quand l’acte de nos pensées est devant quelque chose d’ordre métaphysique. Transposé dans le domaine de ces trois systèmes de référence, l’individu construira sa pensée avec plus ou moins de bonheur, jusqu’à sa mort.
Grosso modo, ce que la psychanalyse junguienne propose aux théoriciens, c’est de penser la notion de Soi-même comme invisible, virtuel et où se trouvent les archétypes pleins d’énergie, c’est-à-dire la condition de possibilité du désir de devenir image archétypique. Ainsi, étant la source de la libido, l’archétype garde en soi toute la potentialité de l’être qui doit s’enchaîner dans le Moi, comme le Père dans le Fils. On peut donc penser le Soi-même comme l’archétype de la divinité. Et le Moi, à travers la réalisation de l’amour parfait (L’Esprit-Saint), devient le fruit d’un accord intersubjectif qui impose son harmonie à la nature humaine par la personne du Christ, image du Dieu-Père.
Une prise de conscience doit se faire ici de ce que la théologie catholique nomme avec discernement le Mystère de la Trinité (le Père, le Fis et l’Esprit-Saint). Ce Mystère est en effet fondé sur un paradoxe, c’est-à-dire comme un mystère que l’on découvrira en le pénétrant progressivement dans son sens essentiel sans jamais finir de le comprendre. Cette sorte de discontinuité dans la vérité que garde la trinité, donne à l’individu une forme particulière pour aborder les relations humaines et l’aide à se poser la question de l’existence de Dieu, et à se demander comment se constitue le «je» dans cet ensemble trinitaire.
Ce n’est pas facile de tout allier et d’assimiler les trois personnes de la trinité comme un seul Dieu en trois personnes. Dans le «temps logique» de la théologie chrétienne, le Père passe à l’acte par le corps du Christ, c’est-à-dire qu’il a créé un corps (le Christ) qui se forge lui-même à partir du désir initial du Verbe (le Père). Dans ce cas, on peut dire que l’Esprit-Saint est l’amour et la libido sur lesquels le corps du Christ a jeté son dévolu pour donner à tous et instruire sur la toute puissance de Dieu, notre propre corps et notre âme.
Tout cela pour nous dire que nous pouvons reconnaître notre âme dans un corps semblable au nôtre (plutôt en principe un corps plus idéel que réel). Et en même temps, montrer qu’il nous est impossible de reconnaître notre âme, nos pensées et nos productions inconscientes sans un corps réel et touchable. Ainsi on peut dire qu’en regardant l’image de mon corps dans le corps d’un autre comme s’il était un miroir, je trouve l’illusion que la vue de la forme totale de mon corps dans l’autre, m’a donné plus de réalité, c’est-à-dire en regardant l’autre dans son corps réel, qu’elle m’a donné une signification plus objective et a placé mon imagination dans un monde moins illusoire.
Or, dans ce contexte, l’image du Dieu-Père fonctionne comme une «certitude anticipée» de l’âme vers le corps du Christ, ou mieux, sur l’image du corps du Christ. Ici nous pouvons nous poser la question de l’être de l’image. Voici ce que Wunenburger a dit sur le rôle de l’image dans nos incertitudes existentielles: « Qu’elle soit naturelle ou produite par une activité intentionnelle, qu’elle soit ressemblante ou dissemblante, l’image renvoie à un mode d’existence incertain. » Et il continue :
L’image est assimilée alors à une apparence illusoire, une représentation déréalisée, une avancée d’irréel. Pourtant l’image, en assurant la manifestation, en participant d’une monstration de quelque chose, qui est ou demeure invisible, permet aussi d’ouvrir d’autres perspectives sur l’être, de lui attribuer un mode d’existence nouveau, celui d’un apparaître qui amplifie l’être, qui procure surréalité, surexistence, voire surcroît d’être (Wunenburger, 1997 : 147).
Telle est la tension de l’être qui cherche son application à l’image du Christ. L’image du Christ fait basculer la représentation de l’invisible par le visible dans notre vie, c’est-à-dire qu’elle n’est rien d’autre que la manière dont notre Soi-même reproduit le jeu entre les pôles de dissemblance et de ressemblance qu’a mis à jour notre désir de concrétion. Selon St. Paul : « le Christ est l’image du Dieu invisible » (Colossiens, I, 1-3).
Le mystère de la trinité nous amène à la découverte que l’image du Christ (L’autre) nous reconduit au fond de nous-mêmes où repose l’imago du désir (le Soi-Même) comme condition de possibilité d’une nouvelle image. En d’autres termes, le Soi-même, comme miroir de l’autre, renvoie un reflet (l’Esprit-Saint) qu’il sera possible de s’approprier dans toutes les intentions du corps du Christ.
L’image de Dieu comme une «certitude anticipée»
On dirait qu’il appartient au champ de la pensée trinitaire d’avoir la certitude que les trois personnes (Père, Fils et Saint-Esprit) sont au service de l’évolution de l’idée d’un Dieu unique en trois personnes. Ainsi, Dieu est la «certitude anticipée en parole», de ce qui a été préparé, ou encore de ce qui est en rapport avec la rencontre des deux autres signifiants, c’est-à-dire le Fils et l’Esprit-Saint, et qui dépasse notre compréhension et tout raisonnement logique. Nous savons qu’écouter le Verbe, c’est écouter la Parole qui, paradoxalement, va nous mener à la découverte de la condensation trinitaire comme solution et signification symbolique toujours renouvelable du désir.
Le fait d’aborder la théorie psychanalytique et la genèse des images par le biais de la trinité, sous l’angle du phantasme de la trinité – c’est-à-dire de la forme symbolique d’un Dieu qui prend le désir et la valeur affective comme lieu d’expression des phantasmes – permet de faire prendre aux analystes, actuels et futurs, des habitudes théoriques ou techniques plus créatrices et moins dogmatiques par rapport aux certitudes de leur méthode de travail.
Dans la trinité, la parole est un don actif qui, au départ, est pris comme un témoignage d’amour (l’Esprit-Saint) entre le Père et l’autre (le Fils). Cette «parole pleine» marche comme un lien entre l’imaginaire inaccessible et le réel. L’objet du désir semble donc manifester notre propre fantasme imaginaire qui a soif d’une « parole vérité » capable de capturer l’autre dans soi-même. Dans ce déroulement du processus symbolique, le dernier but de la parole est de révéler, et de cacher en même temps, l’émotion pour chercher une certitude qui nous amène à considérer comme toujours renouvelables nos « vérités » inconscientes.
L’image de la mère dans la trinité
Pour certains, le discours sur la trinité est porteur d’un délicat problème: il n’y a pas de lieu pour la Mère, c’est-à-dire pour le féminin entre les trois personnes de la trinité. Par conséquent, l’image de Dieu reste une image masculine capable d’effacer l’originalité du signe en sa totalité. Pourtant, la théologie catholique, se mettra à tisser une nouvelle parole, c’est-à-dire un nouveau dogme marqué par la rigueur des descriptions phénoménologiques de l’image de Marie par rapport au dogme de la trinité. Il est peut-être opportun de relire ici ces paroles du Pape Benoît XVI :
Marie est la mère qui, aujourd’hui, au Temple, présente le Fils au Père, donnant suite également en cela au «oui » prononcé au moment de l’Annonciation. Que ce soit encore elle la Mère qui nous accompagne et qui nous soutienne, nous fils de Dieu et ses fils, dans l’accomplissement d’un service généreux à Dieu et à nos frères. (BENOÎT XVI, 2 février 2009).
À l’intérieur de cette nouvelle intelligibilité sur la trinité, l’émotion prend place pour rendre possible l’idéalité d’un Dieu que dépasse la question de genre, c’est-à-dire chaque membre de la trinité, sans être affecté par la non-divinité de Marie, devient une sorte de quaternité qui sera aussi indivisible. En effet, penser la présence de l’Esprit-Saint comme une forme universelle de la vie d’intuition et d’amour entre Mère et Fils va dissiper le dogme de la trinité, de l’évidence d’une absence du féminin et donner lieu au dogme de l’Immaculée Conception de Marie.
Ainsi, la perception d’une trinité masculine d’un côté, et de l’autre la représentation symbolique par l’image ou par le signe de « Marie Immaculée », servira à bien articuler et à assimiler la totalité des actes de significations annoncées par le mystère de la trinité. Il est sans doute inutile de rappeler que l’entrée de Marie dans le discours trinitaire est une nouvelle tentative (de la théologie) de réinterpréter l’Esprit-Saint comme l’Être possible d’un Dieu-Mère.
L’image de la passion amoureuse
C’est justement ce sujet de la passion amoureuse que nous trouvons dans le transfert de l’analysant vers son analyste. Dans le transfert et le contre-transfert, une telle expérience amoureuse peut se transformer dans une empreinte psychique qui nous en donne le témoignage de sens. Un sens qui doit porter aussi la sensorialité de l’amour qui guérit et qui contient une résonance intérieure, c’est-à-dire un corps où le désir attend d’être soufflé et matérialisé au «cœur» des vibrations des mots et des objets amoureux. Comme nous le dit Kandinsky :
Le mot est une résonance intérieure. Cette résonance intérieure est due en partie (sinon principalement) à l’objet que le mot sert à dénommer. Mais si on ne voit pas l’objet lui-même, et qu’on l’entend simplement nommer, il se forme dans la tête de l’auditeur une représentation abstraite, un objet dématérialisé qui éveille immédiatement dans le «cœur» une vibration (Kandinsky, 1992 : 82).
D’autre part, par les vicissitudes du réel de la clinique, l’analyste doit aller plus loin en s’assurant à lui-même une avancée, un apparaître qui s’accroche à la créativité de l’analysant, en se laissant conduire par l’imagerie qui habite son imagination. La parole et les impressions ressenties par l’analysant montrent par ses effets qu’elles sont bien plus qu’un langage masqué, de résistance et de frustration. La parole arrive très rarement à exprimer le fond de l’être et, même sur le divan, elle cherche à garder des espaces vides, qui poussent l’analysant et l’analyste à aller plus loin dans leurs secrets, à délier leurs nœuds en images et rêves.
L’imago, l’image et l’objet
À mon avis, toutes les images ne sont que des rapports entre l’imago de l’image (l’intériorité de l’image) et un «objet outil» (l’extériorité de l’image). Pourtant, manifester la visibilité de l’être requiert en effet de restituer la spatialité du désir. Cette spatialité qui permet l’appréhension directe de l’objet intime par la voie d’un support fixe à l’extérieur, capable d’ancrer l’imago du désir. Cette manière de penser le rapport entre le sujet et l’objet, entre le sensible et l’intelligible renvoie aux rapports entre l’imago de la Forme et l’image réelle des objets naturels. Il faut alors prendre garde à ne pas confondre l’imago de l’objet et la chose même.
Ainsi, des inscriptions archétypales du désir sont encadrées sur le support fixe de l’objet (l’objet-lieu) grâce à qui, ils prendront une forme. Pour ce faire, il nous faut de l’argile, une pierre ou une couleur pour entamer une sorte de réduction graphique des messages inconscients. Voici donc le champ dans lequel navigue les passions de l’analysant, de l’analyste et le témoignage de l’objet outil. Les objets outils sont des lieux idéaux qui révèlent le rapport de l’imago et de l’image sous les apparences d’un conflit entre l’individu et ses passions.
L’instant présent et certaines passions sont insaisissables et jamais je ne pourrai, en toute rigueur, penser la passion de l’autre. Par contre, dans un « je pense qu’il pense sa passion », des images « subordonnées » à certaines émotions se décentrent l’une de l’autre, à la recherche d’une lueur souvent sujette à l’erreur. Dans la prise du message la conscience tombe d’un seul coup dans un état d’apparence et de fiction et va transformer l’objet-lieu sous la forme d’un bouc émissaire capable de soulager l’autopunition et même l’automutilation.
L’image prise en flagrant délit
Normalement les supervisions des cas cliniques au nom de l’image qui règle la bonne suite de la cure, nous amènent ou nous invitent à discuter ou à exercer une réflexion théorique réduite sur les cas cliniques plutôt qu’à passer à l’action vraiment utile pour l’analysant. Certainement, la création d’une philosophie de l’image, privée d’une certaine «certitude anticipée», présente dans toute prévision diagnostique, permet le retour de l’intuition dans le traitement analytique.
Donc, la naissance de la vérité dans l’analyse suppose un laisser advenir comme solution du désir de donner une forme à nos émotions, à nos phantasmes. Comme dans le langage de l’homme de foi, du philosophe, comme dans les contes étranges et les poèmes de Mallarmé, la véracité des faits dans la psychanalyse se nourrit d’imaginaire, de fantaisies et de fictions. Dans ce sens l’analyste doit devenir un inventeur et un « analyste philosophe » qui apporte la possible solution par le biais d’une logique en images et de symbolismes, c’est-à-dire de signifiants qui sont pris en flagrant délit.
C’est la position dialectique de l’analyste et de l’analysant devant la valeur de cette «certitude anticipée» et presque prophétique qui règle la bonne suite de la cure. Au départ, l’analyste doit comprendre que le discours de l’analysant s’organise dans une relation triadique où l’image prend la parole qui est mise en évidence par le jeu analytique par la voie symbolique du sensoriel. Plus loin, sous l’œil vigilant des revendications inconscientes, l’analyste essaie d’intervenir sans bloquer la réflexion de l’analysant. Il arrive même que le travail analytique s’appuie sur la réalité quotidienne pour aider l’analysant à transformer tout acte illusoire en acte efficace.
L’image, les activités cognitives et pragmatiques
Le rôle joué par les images dans les activités cognitives et pragmatiques n’a probablement pas encore fini d’être exploré et théorisé. À mon avis, la question de l’image se pose dans un contexte existentiel où la psychologie, loin d’être perdue dans la recherche du vrai, devient une élaboration autour de la réalité clinique toujours en mouvement. Ce lieu des images que nous sommes, cet infini et éternel qui nous dépasse, atteste une persistance de relier par l’image et la parole, toute l’activité quotidienne.
Exister et témoigner de notre imaginaire intérieur dans une séance analytique, c’est être toujours dans un devenir qui a été engendré par un cerveau qui touche l’esprit au travers d’une expérience qui a besoin de la médiation de l’image pour vivre. À vrai dire, sur la scène analytique l’image est l’ensemble des images, c’est-à-dire la surprise que nous ressentons en face et au milieu d’une séance analytique. En ce cas, il n’y a pas d’image en soi-même mais seulement une imprévisibilité critique de notre âme devant nos certitudes et incertitudes.
Il est donc impensable d’aborder le discours analytique sans s’être mis à la lecture d’une philosophie qui prenne la question de l’«être» de l’image pour la lire avec l’œil du technicien et l’œil de l’esprit. C’est ce qui, dans les premiers moments de la psychanalyse, a aidé à la maîtrise de la plume de Freud et de Jung pendant la réalisation de leurs écrits. Il est vrai que la tension entre la théorie et la praxis analytique exige un point d’appui théorique où ira reposer la pensée de l’analyste, c’est-à-dire une manière d’opérer des mises en rapport théologique ou philosophique sur l’image dans l’ensemble de l’invisible et du visible du psychisme.
L’image paradoxe et le symptôme
L’image paradoxe contient le symptôme et vice-versa. Le paradoxe cherche à résoudre l’incommensurabilité absolue de l’âme en son désir intime et paradoxal d’achèvement dans le temps. Le symptôme prend l’image paradoxe pour transformer en mots les messages de l’inconscient. Pour principe, dans une séance analytique, je doute de toute image pour prendre le message qu’elle veut transmettre à travers le symptôme. Au milieu d’une séance l’image devient un souffle en face du symptôme et de la dynamique de guérison de l’analysant.
Le paradoxe qui accompagne la formation d’une image dans notre cerveau vient du fait que le désir dans l’âme et le désir dans l’existence sont posés ensemble. Le processus analytique nous fait comprendre qu’il faut libérer l’image pour que les symptômes puissent rester la propriété de l’analysant. En tout cas, pour s’approcher d’avantage de l’intelligence des images il faut d’abord affronter nos conflits internes et externes sans jugements et sans conseils.
De la part du psychanalyste, il est nécessaire de laisser parler l’image tout en la refusant. Cette leçon nous apprend que le sursaut de la liberté de l’image face à l’angoisse et au désespoir de la perdre dans le processus de la naissance à soi-même, impose le besoin de savoir comment l’image prend naissance dans les nœuds les plus difficiles à rompre.
L’analyste sait que dans un processus de cure analytique, il ne faut pas perdre de vue que l’analysant vient à l’analyste non seulement parce qu’il est malade psychiquement, mais parce qu’il voudrait entrer dans sa zone de souffrance dont la situation est révélatrice de ses plaisirs et ses déboires, et laisser advenir dans le langage les non-dits, les interdictions et même une sorte d’agressivité créatrice qui porte son symptôme. Cette agressivité doit s’exprimer et faire basculer son univers intérieur par des conduites symboliques et pratiques qui, pour restaurer sa réalité, prennent la forme d’une action créative du langage sensoriel.
Aujourd’hui, il y a de nombreuses tentatives de la psychanalyse pour s’associer au langage sensoriel et guider le discours de l’analysant vers la réalisation fantasmatique où le symptôme sort d’un langage fait de mots pour s’impliquer aussi dans un langage d’objets et être guidé par une réflexion qui prend position sur le plan des formes comme sur celui des contenus sensoriels.
Dans cette façon de traduire nos émotions en images sensorielles, la main absorbe tellement le désir que, grâce à cette absorption, l’analysant réussira à faire que les résistances apparaissent et se précipitent sur une solution pratique. Des discours pragmatiques autrefois étrangers au processus analytique se transforment dans une sorte de signalisation qu’indique le besoin de se placer dans une seconde phase de réflexion.
L’image dans la cure analytique
Dans une cure analytique, l’image est en rapport avec la rencontre de l’analyste et de l’analysant sur l’ordre d’une certitude intuitive et d’une compréhension logique du fait que l’inconscient ne peut être libéré de sa douleur que par un dialogue entre nous-mêmes et toutes choses réelles et irréelles liées aux représentations sensibles qui se trouvent particulièrement présentes dans les traits agréables ou désagréables de la vie.
Le travail analytique ne se résume pas au retour des images de «l’inconscient refoulé» à la conscience, il s’articule aussi d’une manifestation salutaire liée aux sources archétypiques qui ne sont pas encore contaminées par la névrose. Il est certain que la maladie est toujours une tentative de guérir. L’inconscient veut la guérison. Il faut mettre l’accent sur le caractère irréductible de la structure archétypique de l’inconscient et bloquer la réflexion qui tendrait à méconnaître l’image et la parole qui pousse l’analysant à guérir.
L’image et l’objet du jeu analytique (l’ob-jeu)
À chaque fois que vient une image ou une série d’images dans notre tête, ce sont des émotions qui jouent sur une double conception de l’image : l’imago de l’image et l’existence corporelle d’une image pétrie dans un objet quelconque dans l’espace. Tout lieu fixe propre à l’objet renvoie à un espace ouvert de notre organisation psychique et aux non-lieux de lieux réels. Il y a dans le déroulement d’une analyse ouverte au lieu géographique d’un objet concret (l’objet-lieu), un lieu imaginaire pour recevoir l’image du lieu réel, dans lequel est fondé une grande part de l’expérience de l’analysant. On dirait donc que la pratique des séances avec des objets comme « outil de travail analytique » approche l’imago de l’image pour scander des groupes de mots particulièrement destinés à camoufler le désir sous-jacent au symptôme.
De tout temps, les êtres humains ont fabriqué des images d’eux-mêmes, par le biais du corps ou d’un objet concret qui leur a servi de modèle. Ainsi, le phénomène de la guérison qui se développe dans la sphère d’influence de la relation analyste-analysant peut être séparé de l’«objet-lieu » et le transformer lui-même en parole. Alors, cet «objet-lieu» peut devenir un lieu d’imagination sensoriel par le jeu analytique, c’est-à-dire un lieu d’images concrètes où l’analysant peut pétrir et toucher son désir. Toujours en respectant, dans la réalité subjective de l’analyse, la durée de l’«objet-lieu» qui est en soi-même inaccessible à l’homme mais d’où vient l’expérience de possessions visuelles et sensorielles de nos images.
En guise de conclusion
Platon peut être présenté comme le pionnier qui a tissé un des premiers modes d’exploitation de l’image. Mais, c’est avec passion que le christianisme procéda à une conception incarnationiste de Dieu où la notion d’image a acquis une fonction théophanique inédite; de manifestation sans altération de l’Être absolu. Comme l’a bien remarqué Wunenburger:
La théologie chrétienne médiévale, nourrie de platonisme et de néo-platonisme, déploie une vision hiérarchique du monde, où les réalités visibles, en tant qu’images, servent de miroir aux Formes exemplaires divines et de médiation pour y reconduire l’esprit (Wunenburger, 1997 : 115).
On peut dire que, grâce à la distinction et l’entrelacement du «Dieu-Verbe» avec le «Dieu-Christ», c’est-à-dire de l’incarnation de l’«invisible de Dieu» dans son support fixe et visible à l’extérieur, «le Dieu-Christ», les paroles et les images acquièrent une valeur importante dans l’histoire. D’après la figure visible par l’image de la force énergétique archétypale du Dieu invisible, nous sommes immergés dans le visible et même le touchable. Mais, en même temps, ce «Dieu parole» incarné dans le Christ nous dépasse tous pour être la re-présentation qui a pour représenté, la présentation du Verbe comme Forme universelle de l’invisible de l’Être.
Le Christ est une présentation qui, de manière paradoxale, est à l’extérieur et à l’intérieur de nous. Il touche notre peau, et notre vue peut le maîtriser, notre parole peut le raconter et les icônes nous servent de médium vivant et touchable de cette nouvelle réalité. Wunenburger l’explique bien dans son livre : « Dans l’art de fabriquer des icônes de main d’hommes s’achève ainsi une chaîne ininterrompue d’images participant sans hiatus à l’Être même de Dieu » (Wunenburger, 1997 : 114).
Il faut dire que cette façon de jouer avec l’invisible et le visible par le christianisme, touche les fondements de l’existence sensible et empirique quand elle affirme la non-existence ou la non-réalité de l’idéalité, c’est-à-dire que cette idéalité appartient à la réalité seulement quand elle est en relation avec le monde des représentations corporelles et sensorielles. Une idéalité pure sans la sensorialité propre aux objets, même à travers les icônes, est bien plus : une phénoménologie sans phénomène. Il faudrait une idéalité qui sorte d’un système perceptif évidement aveugle de ce que nous appelons «objets sans objets» pour ensuite la faire entrer dans quelque chose d’infiniment plus vaste propre au monde matériel.
À cet égard, la vraie question sur l’image dépassera le dualisme entre images intérieures et images extérieures, avec l’intention expresse de nous impliquer dans une tentative continue de réinterpréter toujours l’image qui porte notre imagination en évitant d’oublier le caractère matériel aussi bien que le caractère archétypal de nos images immatérielles.
Maintes fois, cette détermination de l’image comme idéalité archétypale se détache de l’Être comme parole et sensorialité, modelage et présence, ce qui peut être pris comme une faille témoignant d’un amour parfait difficilement soutenable par l’homme commun. Certainement qu’un Dieu intouchable ou un analyste intouchable garde un fond d’illusion qui peut participer de l’amour imaginaire de l’analysant mais qui devrait s’intégrer dans la scène quotidienne en cherchant à plonger l’analysant dans l’intériorité des témoignages.
Les témoignages en parole ou en acte sont fonctionnels et libèrent un temps pour laisser l’analyste réfléchir sur sa propre formation, sur son côté philosophique et de foi et, fondamentalement, sur son action comme analyste. Ainsi, il faut avoir le courage de reconnaître que, d’une certaine façon, c’est le langage philosophique et même théologique, qui permettra à l’analyste de rendre compte, dans la chronologie des événements de l’analysant, que ce qu’il raconte n’est pas vrai, ni faux, mais qu’il y a un sens, un message qui porte la solution comme base de réflexion.
Pour terminer, il reste alors à parler de la question : « Une parole sans image est-elle concevable? ». Elle montre en elle-même que toute image manifeste et parle de ce qui est caché dans l’âme humaine et qu’il faut toujours revenir sur cette question-là en cherchant une suggestion, une parole pleine et efficace. L’homme est doué d’intelligence et de parole : paroles pleines et riches de sens, paroles vides et sans structure, etc. Ainsi, certaines paroles prêtent à d’innombrables interprétations et ont besoin des traits en image pour se faire loi pour l’homme en toutes circonstances de vie.
Bibliographie
Vasilli Kandinsky (1992). Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Paris, Folio Essais 72.
Jean-Jacques Wunenburger (1997). Philosophie des Images, Paris, PUF.
____ (1995). La vie des images, Paris, PUF.
____ (1993). L’imagination, « Que sais-je ? », Paris, PUF.