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Le narrateur en position dystopique Narrator in a Dystopian Position
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La tour d’Agriano. Une anti-utopie gay dans le roman de Bérinus (XIVe siècle)La tour d’Agriano. Une anti-utopie gay dans le roman de Bérinus (XIVe siècle)
Philippe Walter
Université Grenoble Alpes, France
philippe.walter@u-grenoble3.fr
La tour d’Agriano
Une anti-utopie gay dans le roman de Bérinus (XIVe siècle)
Abstract: In Berinus (a French novel of the 14th century) a young king called Agriano offers homosexuality as a solution to the conflict between genders. He initiates his fellows in a tower that becomes a symbol of schizomorphic sexuality. This antiutopia refuses both the absence of sexuality in the Éden’s garden and the heterosexuality in the biblical world after the Exile. It also refuses the feminist utopias inspired by the Amazone’s myth. It will be wiped out by Berinus who identifies the Trade Act with heterosexuality.
Keywords: Medieval Literature; Chivalry Novel; Berinus ; Homosexuality ; Antifeminism ; Misogyny.
Un texte méconnu du XIVe siècle français dessine les contours d’une anti-utopie : celle d’un monde qui abandonne l’hétérosexualité pour s’adonner à l’homosexualité intégrale. Le roman de Bérinus, daté des années 1350-1370, adapte en prose une œuvre (perdue) en vers octosyllabiques datant du XIIIe siècle[1]. Il se rattache au cycle des Sept sages de Rome dont le canevas principal viendrait d’Orient (avec un prototype qui aurait été écrit en langue pehlevi). Des versions intermédiaires en syriaque ou en grec (Michel Andréopoulos, fin du XIe siècle) ont permis le transfert du récit en Occident. Il existe également des rédactions arabes dont certaines furent insérées dans le recueil des Mille et une nuits, ainsi que des versions hébraïques. L’Espagne eut accès aux versions arabes. La France ne connut sans doute que les versions hébraïques.
Il était une fois un jeune fils de roi nommé Agriano. Son père mourut et Agriano hérita du royaume à l’âge de seize ans. Un jour, il rassembla tous ses sujets et leur déclara : « Mon père est mort parce qu’il était trop assujetti aux femmes ; il est évident que tous ceux qui ont mis leurs espoirs en leur femme ont connu la mort et la honte. C’est pourquoi j’exige que vous vous soumettiez désormais à ma décision : que chacun d’entre vous quitte sa femme pour échapper à son pouvoir. Que tous ceux d’entre vous qui ont une femme ou une fille en soient débarrassés d’ici demain. Que chacun de vous ordonne la même chose à ses vassaux ; il ne doit rester plus aucune femme dans mon royaume. Je veux savoir s’il sera possible de vivre en nous passant d’elles. »
Un de ses hommes nommé Grianor[2] proteste énergiquement contre cette décision, prétextant qu’elle est contre nature. Furieux, le roi fait couper le nez à son sujet récalcitrant et le condamne à partir en exil avec les femmes. Cette castration symbolique infligée au contestataire rappelle un châtiment comparable évoqué par Marie-France dans son lai du Bisclavret (loup garou) mais annonce surtout l’île Ennasin (dans le Quart Livre de Rabelais, ch IX) où règnent d’étranges mariages : dans cette île des Sans Nez (énasé peut se comprendre« nez coupé ») tout le monde est parent et appartient à une même famille ; l’inceste y est généralisé. Agriano fait embarquer de force les femmes de son royaume. Elles sont envoyées au loin de sorte qu’il n’en reste plus aucune dans le pays. Une société homosexuelle s’établit alors au royaume d’Agriano :
Li roysAgriano s’en ala en une tour qu’il avoit moult riche, et en celle tour avoit cent damoisiaux moult faitissementassemez(très bien éduqués) et de tous les plus beaulx de son paÿs ; la demanda lyroys les barons l’un pres de l’autre, et leur compta son estre et comment il se maintenoit(se conduisait) avec eulx, si leur monstra et aprist son fol usage et coustume[3].
On soulignera la présence symbolique de cette tour qui deviendra le lieu initiatique où seront éduqués sexuellement les jeunes compagnons d’Agriano. On songe ici à l’homosexualité initiatique et militaire telle qu’elle a pu se pratiquer dans les sociétés antiques[4]. Toutefois, cette île d’Agriano s’imprègne des connotations symboliques que Jean-Jacques Wunenburger[5] a relevées à propos d’une autre figure symbolique celle de l’île (le royaume d’Agriano est d’ailleurs déjà une île en soi ; cette tour est donc une île dans une île). Dans la tour d’Agriano se construit l’homme nouveau, celui qui se passera désormais de la femme dans l’organisation de la cité. C’est un lieu de pure autarcie sexuelle qui protège du « piège » féminin. L’injonction égalitariste et collectiviste d’Agriano est supposée y assurer un bonheur sexuel rigoureusement contrôlé. La nouvelle cité homosexuelle est protégée par un mur militaire du reste du monde extérieur perçu comme hostile car miné par les femmes. C’est donc bien un « imaginaire schizomorphe » qui résulte de cette dénaturation carcérale de la sexualité.
Un anti-mythe édénique
En quoi cet extrait de Bérinus relève-t-il de l’anti-utopie ? L’utopie par excellence du Moyen Age chrétien a été, pendant longtemps, celle du Paradis. Jean Delumeau[6] a raconté l’histoire imaginaire de ce lieu parfait. Plus récemment, Corin Braga a souligné l’échec de son double accomplissement géographique médiéval à travers « la quête manquée de l’Éden oriental » et « la quête manquée de l’Avalon occidentale »[7]. Ce Paradis, on le situe d’abord à l’est d’Éden puis vers l’ouest dans le royaume supposé de l’au-delà, là où le soleil va avalant (comme l’explique Robert de Boron), autrement dit en Avalon. L’utopie médiévale du Paradis se construit sur des bases bibliques (la Genèse, le pays où coule le lait et le miel, etc.) mais aussi sur les débris de croyances mythiques héritées des civilisations païennes absorbées par le christianisme (le pays des femmes du Voyage de Bran). Mais ce paradis chrétien n’est guère porté sur les choses du sexe. Selon la Bible, c’est après leur péché et leur exil du Paradis qu’homme et femme découvrent leur « nudité » (en clair, leurs organes sexuels) et que la femme devra enfanter dans la douleur. Dans le paradis originel, la sexualité n’existait pas. Ni l’homme ni la femme n’étaient des êtres de désir (avant l’arrivée du serpent qui va exciter en eux l’envie).
Dans la catégorie des utopies paradisiaques, un texte du XIIIe siècle intitulé La cour de Paradis dresse le portrait de ce monde de perfection chrétienne pendant la vie éternelle[8]. Il s’agit d’une société angélique où les saints et les élus vivent en bonne intelligence et n’ont finalement d’autre occupation que de célébrer à chaque instant les louanges du Très Haut, par des cantiques d’action de grâce, de somptueuses processions et de magnifiques cérémonies. L’idéal utopique de ce monde ordonné par le divin est liturgique (l’étymologie du grec litourgeiosinduit l’idée d’un service public, un modèle parfait de société ordonnée à partir du divin). Dans un tel univers, la sexualité n’a plus sa place puisque sa seule justification pour le Moyen Age était la procréation. Comme, désormais, les êtres sont immortels, il n’est plus nécessaire de procréer pour maintenir l’effectif du peuple de Dieu. Si les anges n’ont pas de sexe, c’est d’abord parce qu’ils vivent dans un monde où la mort n’existe plus et où il n’est plus nécessaire de procréer pour perpétuer l’espèce humaine. Pendant longtemps, il ne sera guère question de plaisirs sexuels au Paradis. Il faudra attendre le Jardin des Délices de Jérôme Bosch pour trouver évoquée la pure jouissance des plaisirs de l’amour. Devant l’inexistence du plaisir sexuel au paradis, on comprend le cri de révolte d’Aucassin dans la chantefable à la seule évocation du mot « paradis » :
– Qu’ai à faire du paradis ? Je ne désire pas y entrer, mais je veux avoir Nicolette, ma très douce amie que j’aime tant. Je vais vous dire les gens qui vont au paradis : ce sont les vieux prêtres, les vieux éclopés et les manchots qui, jour et nuit, sont à genoux devant les autels et dans de vieilles cryptes, qui ont de vieilles capes élimées et de vieux haillons, qui sont nus, sans souliers et sans chausses, qui meurent de faim, de soif, de froid et de maladie. Ceux-là vont en paradis ; je n’ai rien à faire avec eux. Mais c’est en enfer que je veux aller, car là vont les beaux clercs et les beaux chevaliers[9].
Cette vision radicale de la béatitude éternelle, asexuée et paradisiaque paraît si absolue qu’elle empêche pendant longtemps l’émergence d’utopies concurrentes. La littérature médiévale profane tente néanmoins quelques incursions dans le domaine de l’anti-utopie. Le roman de Bérinus en témoigne. Et si le paradis terrestre pouvait renaître sur terre ? Pour cela, il suffirait de corriger l’erreur originelle commise par Adam et surtout Ève dans le jardin d’Éden. Il serait possible de rendre caduc l’épisode de la Genèse et de faire comme si rien ne s’était passé dans le jardin d’Éden. Il faut réformer l’humanité. C’est le but d’Agriano. Mais comment s’y prendre ?
Pour le Moyen Age, le fait qu’Agriano soit un roi donne à son utopie un caractère politique voire expérimental : « Je vueil savoir se l’en pourra sanz elles durer » (je voudrais savoir s’il nous sera possible de nous passer des femmes) dit le roi[10]. C’est donc un essai de société qu’il veut expérimenter, à la manière des grands utopistes. Son rêve se démarque consciemment de l’utopie chrétienne du paradis (puisque Dieu a créé l’homme et la femme) mais il aspire paradoxalement à retrouver un monde d’avant l’exil (voire d’avant la création d’Ève par Dieu) dominé par l’harmonie et l’entente entre les hommes (uniquement les hommes). Il part d’un raisonnement logique, de nature presque syllogistique. Celui-ci trouve son bien-fondé dans le fond latent de misogynie cléricale et médiévale développé par les interprétations théologiques du péché originel (Genèse)[11] mais vulgarisée également dans certains romans de chevalerie. On se souviendra de la diatribe de Bohort dans la Mort du roi Arthur[12].
Le raisonnement d’Agriano est le suivant. L’homme a été chassé du jardin d’Éden par la faute d’une femme. On pourra donc reconstruire le jardin d’Éden sur terre en éliminant la femme de la société humaine. On peut parler d’une visée utopique, dans les termes choisis par Corin Braga, Agriano propose un « projet logique de rénovation de la société humaine »[13] : celui-ci repose sur la radicalisation d’un raisonnement à base théologique qui n’est pas totalement fantaisiste puisqu’il a été appliqué (institutionnellement) dans le monde chrétien. Comme l’a montré John Boswell, le monachisme sera au Moyen Age une véritable gay subculture : poèmes d’amour masculin écrits par de grands ecclésiastiques, triomphe de Ganymède enlevé par l’aigle au service de Zeus, bordels de garçons dans de nombreuses villes universitaires : Chartres, Sens, Orléans, Paris, etc[14]. L’idéal suprême du christianisme est celui d’une société asexuée. Le saint ou la sainte refusent le sexe.
Si le mot Utopie sert à « désigner un espace insulaire remarquable par sa nouveauté – île nouvelle – et destiné à illustrer l’organisation optimale de la cité – « la meilleure constitution d’une république » – c’est-à-dire un espace politique au sens plein, selon l’acception platonicienne du terme, explique P. Hubner[15], alors la société homosexuelle prônée par Bérinus est utopique. Le christianisme lui-même avait contribué à installer des sociétés homosexuelles, exclusivement masculine ou féminine. Il s’agit des communautés monastiques qui pratiquent une rigoureuse séparation des sexes. Mais leur autarcie est plutôt le résultat d’un choix de vie et non la décision politique d’un souverain. C’est sur ce point que l’utopie de Bérinus achoppe et devient anti-utopique : Agriano est l’exemple du tyran machiavélique. Il pose l’homosexualité en diktat politique. Son mobile est un « péché capital »(et inavoué) nommé luxure. Agriano est le contraire même du prince « prudent » au sens aristotélicien. La société qu’il préconise est un bordel masculin totalitaire. Egaré par le plaisir des sens, il entraîne tous les mâles de son royaume dans sa débauche. Un de ses sujets lui en fait le reproche : « ce n’avendraja, car ce seroit contre droiture et contre la voulenté de Nostre Seigneur, qui femme fist et fourma pour faire à l’ommecompaignie »[16].
Ainsi, le monde vanté par Bérinus se construit en opposition radicale au Paradis judéo-chrétien : cette anti-utopie se fonde sur le plaisir du sexe opérant ainsi un spectaculaire « retour du refoulé ». Comme l’a bien expliqué Jacques Le Goff, la morale sexuelle et cléricale du Moyen Age est fondée sur le refus du plaisir sexuel (qui n’existait pas en Paradis, avant l’exil)[17]. Par ailleurs, cette sexualité de Bérinus se veut transgressive vis-à-vis de la norme hétérosexuelle imposée par Dieu aux hommes après le péché originel : la seule sexualité qui peut caractériser l’anti-monde profane émancipé du divin sera donc homosexuelle. L’anti-utopie se construit contre la Genèse. Dieu a fait la femme pour l’homme (et pas le contraire) et la femme a entraîné l’homme dans le péché. L’exclusion de la femme devrait donc en principe purifier l’homme de toute souillure.
L’anti-Femenie
L’utopie de Bérinus n’est pas seulement anti-biblique. Elle est aussi l’antithèse de la terre de Femenie mentionnée dans toute une série de textes (de provenance non biblique) qui vont des premiers romans antiques (Enéas, Roman de Troie, romans d’Alexandre) jusqu’aux œuvres encyclopédiques (De naturisrerum de Thomas de Cantimpré ou Livre des Merveilles du Monde de Jean de Mandeville)[18].
Dans un récit en vers du XIIIe siècle intitulé Des grands géants, qui se passe 3970 ans après la création du monde. Un roi de Grèce a trente filles et il les marie toutes à de preux seigneurs. Vingt-neuf d’entre elles vont tuer leur époux car elles refusent l’autorité des hommes. Elles seront dénoncées par la seule qui reste fidèle à son mari. Placées dans un navire sans gouvernail ni nourriture, elles sont envoyées sur la mer où elles arrivent sur une terre déserte que l’aînée Albine nomme Albion. Elles se marieront à des démons incubes avec lesquelles elles procréeront des géants, les premiers habitants de l’île appelée à être conquise par Brutus et qui prendra ensuite le nom de Bretagne[19]. Ces géants seront exterminés par le roi Arthur et ses hommes.
Les femmes d’Albion n’ont finalement pas réussi à construire (à elles seules) une société viable. Il n’en fut pas de même pour les Amazones dont on suit très bien la trace tout au long du Moyen Age. Nul ne parviendra jamais à les soumettre car elles ont su résoudre à la fois le problème de leur survie (elles ne voient leur mari qu’une seule fois par an et ne gardent de leur progéniture que les filles) et celui de leur indépendance (seules les vierges sont de bonnes guerrières et défendent leur royaume souverain). Elles incarnent alors l’idéalisation parfaite d’un monde féminin qui se suffit à lui-même.
À tout prendre, cet idéal amazonien, féministe avant la lettre, réussit mieux que l’utopie machiste d’Agriano. Le comble est que les hommes entre eux ont totalement oublié de cultiver les valeurs guerrières. Trop adonnés au sexe, ils se sont ramollis. Par rapport aux Amazones, les hommes d’Agriano ont renoncé à tout engagement collectif. Ils ne pensent qu’à leur plaisir individuel contrairement aux Amazones qui possèdent le sens de la collectivité et travaillent intelligemment à leur survie. On s’éloigne de l’homosexualité initiatique que décrivait Bernard Sergent[20] dans les sociétés de la vieille Europe (chez les Grecs, les Celtes, les Germains, les Macédoniens, les Albanais). Cet antique usage (à finalité militaire) remonte à une morale et une pédagogie de guerriers. Il se heurtera à la « morale des prêtres » mais beaucoup plus encore à la « morale des marchands ».
En fait, du point de vue clérical, parquer les femmes dans une île qui leur est réservée, c’est les abandonner à leur « perversité » fondamentale. De cette perversité, le Livre des Merveilles de l’Inde donne une idée en évoquant précisément une île des femmes insatiables :
« Tout à coup de l’intérieur de l’île arrive une cohue de femmes dont Dieu seul pourrait compter le nombre. Elles tombent sur les hommes, mille femmes ou plus pour chaque homme. Elles les entraînent vers les montagnes et les forcent à devenir les instruments de leurs plaisirs. C’est entre elles une lutte sans cesse renouvelée, et l’homme appartient à la plus forte. Les hommes mouraient d’épuisement l’un après l’autre »[21].
On signalera, dans le même ouvrage, le cas d’une autre île composée d’une société exclusivement féminine où les femmes sont fécondées par le vent et où ne naissent que des filles. La nature a résolu d’elle-même le problème de la survie de cette communauté. Cela n’est pas le cas dans Bérinusoù les hommes ne disposent pas de cet androgynat idéal dont parle Jean de Mandeville en 1365 dans son Voyage autour de la Terre : « Dans une île, il y a des gens qui sont à la fois homme et femme, ils ont un sein d’un côté, de l’autre n’en ont pas et ils ont les organes de génération d’homme et de femme et s’en servent comme ils le veulent, tantôt de l’un, tantôt de l’autre ; ils engendrent des enfants quand ils agissent en mâles et, quand ils agissent en femmes, ils les conçoivent et les portent »[22].
L’hétérosexualité et l’économie politique
Il reste à comprendre la morale implicite qui se dégage de l’anti-utopie de Bérinus. Le nom d’Agriano dissimule probablement celui d’Hadrien (Adriano en italien), empereur romain[23] connu pour son homosexualité, bien avant le célèbre roman de Marguerite Yourcenar. L’historien SextusAurelius Victor mort au IVe siècle, à une époque où la pédérastie n’était plus considérée comme morale et pédagogique, explique qu’Hadrien recherchait scrupuleusement tous les raffinements du luxe et de la volupté. On l’accusait d’avoir flétri l’honneur de jeunes garçons et d’avoir brûlé pour Antinoüs d’une passion contre nature. Or, l’homosexualité présentée comme règle politique dans Bérinus relève de l’utopie négative. Le narrateur de Bérinus lui-même se trouve clairement en position dystopique et condamne Agrianole roi dénaturé :
Bien avez oÿ comment li mauvais royrenoiez exploita et comment il fut de mauvaise condicion, car il fist tant que tuit si home habitoientdeshonnestement contre nature li uns a l’autre, par tout son païs[24].
Il dénonce un état de fait qui conduit toute la société au chaos. Pourquoi ? Bérinus avance ici une explication nouvelle de l’impuissance politique de l’homosexualité. Remis en contexte, l’épisode d’Agriano livre une suggestion sociétale intéressante. Le royaume de Gamel (c’est ainsi qu’est nommée la terre d’Agriano) est voisin de la terre de Blandie (« tromperie ») où le héros Bérinus est arrivé pour faire du commerce. Blandie est convoitée par Agriano mais ce dernier échoue dans son entreprise de conquête. Fait prisonnier, il pourrira dans une oubliette avec ses compagnons de fol usage. Dieu enverra un raz-de-marée pour nettoyer la terre de ces hommes dépravés.
Au contraire, Bérinus est le fils d’un riche marchand romain. Il prône la loi du doux commerce et c’est à ce titre qu’il condamne la société homosexuelle du royaume de Gamel. Morale de l’histoire : l’homosexualité est incompatible avec les règles de l’échange économique et cela suffit à le condamner. L’échange exogamique des femmes entre groupes sociaux (en vue du mariage) est à la base de l’économie réelle. C’est même la base de cet « échange généralisé » que Claude Lévi-Strauss a analysé dans un ouvrage célèbre.[25] On note que les groupes sociaux qui, dans l’histoire, ont le plus pratiqué l’homosexualité soient ceux qui ne sont pas soumises à l’obligation de production (clergé, noblesse et militaires[26] en particulier), même s’ils stigmatisent cette homosexualité par ailleurs. [27] Herbert Marcuse avait expliqué que l’organisation du travail suppose la répression de la sexualité.[28]Seule l’absence d’une satisfaction sexuelle totale rend possible et soutient l’organisation sociale du travail. Pour Agriano et ses compagnons, c’est le métier des armes qui a été sacrifié au profit d’une homosexualité envahissante.
Post coitum historia. Agriano avait fait de sa tour le lieu protégé de son utopie homosexuelle. Sa tour n’a pas connu de meilleur sort que celle de Babel. Les TwinTowers, bien réelles, de Manhattan n’ont pas mieux résisté. Faut-il retenir une vérité de cet imaginaire ? Oui, toute tour s’effondrera.
Notes
[5] J.-J. Wunenburger, La vie des images, Presses Universitaires de Grenoble, 2002, p. 215-227. Sur le symbolisme de la tour, voir aussi : P. Zumthor, Babel ou l’inachèvement, Paris, Seuil, 1997.
[7] C. Braga, Le paradis interdit au Moyen Age. La quête manquée de l’Éden oriental, L’Harmattan, 2004 et Le paradis interdit au Moyen Age 2. La quête manquée de l’Avalon occidentale, L’Harmattan, 2006.
[8] La Cour de Paradis, éd. par E. Vilamo-Pentti, Helsinki, 1953. Le poème illustre le thème théologique de la communion des saints porté par la fête de la Toussaint (1er novembre).
[11] R. H. Bloch, « La misogynie médiévale et l’invention de l’amour en Occident », Les Cahiers du GRIF, 47, 1993, p. 9-23.
[12] « Je n’ai jamais vu un homme de valeur aimer longtemps d’amour sans finir par être honni (par une femme) … Jamais homme ne fut captivé par une femme sans être honni et en mourir » (§ 86 et 87, Livre du Graal, t. 3, trad. Ph. Walter, Paris, Gallimard-Pléiade, 2009, p. 1256-1257). Suivent les exemples de Salomon, Samson, Hector et Achille victimes de la guerre de Troie (provoquée par l’enlèvement d’Hélène), et enfin Tristan lui-même.
[14] J. Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité. Les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l’ère chrétienne au XIVe siècle, Paris, Gallimard, 1985.
[15] Article « Utopie » dans : P. Brunel éd., Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Editions du Rocher, 1988.
[17] J. Le Goff, L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 136-148. Voir aussi les contributions rassemblées dans : Communications, 35, 1982 « Sexualités occidentales » sous la direction de Philippe Ariès.
[18] Voir l’article de C. Ferlampin-Acher, Femenie (Terre de), dans : J. J. Vincensini et alii éd., Dictionnaire des lieux et pays mythiques, Paris, Laffont, 2011, p. 484-488.
[19] Des grants geanz, édition de G. Brereton, Oxford, 1937. Le thème de l’apparition du mal lié aux géants apparaît déjà dans l’apocalyptique juive : M. Delcor, « Le mythe de la chute des anges et de l’origine des géants comme explication du mal dans le monde, dans l’apocalyptique juive. Histoire des traditions », Revue de l’histoire des religions, 190, 1976, p. 3-53.
[21] Cité d’après L. Boia, Entre l’ange et la bête. Le mythe de l’homme différent de l’Antiquité à nos jours, Paris, Plon, 1995, p. 33. Sur la portée utopique des merveilles de l’Inde : J. Le Goff, L’occident médiéval et l’océan indien : un horizon onirique, Pour un autre Moyen Age, Gallimard, 1977, p. 280-298.
[25] C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Berlin & New York, Mouton de Gruyter, 1967 (2e édition).
Philippe Walter
Université Grenoble Alpes, France
philippe.walter@u-grenoble3.fr
Agriano’s tower
A gay antiutopia in Berinus (a French novel of the 14th century)
Abstract: In Berinus (a French novel of the 14th century) a young king called Agriano offers homosexuality as a solution to the conflict between genders. He initiates his fellows in a tower that becomes a symbol of schizomorphic sexuality. This antiutopia refuses both the absence of sexuality in the Éden’s garden and the heterosexuality in the biblical world after the Exile. It also refuses the feminist utopias inspired by the Amazone’s myth. It will be wiped out by Berinus who identifies the Trade Act with heterosexuality.
Keywords: Medieval Literature; Chivalry Novel; Berinus ; Homosexuality ; Antifeminism ; Misogyny.
Un texte méconnu du XIVe siècle français dessine les contours d’une anti-utopie : celle d’un monde qui abandonne l’hétérosexualité pour s’adonner à l’homosexualité intégrale. Le roman de Bérinus, daté des années 1350-1370, adapte en prose une œuvre (perdue) en vers octosyllabiques datant du XIIIe siècle[1]. Il se rattache au cycle des Sept sages de Rome dont le canevas principal viendrait d’Orient (avec un prototype qui aurait été écrit en langue pehlevi). Des versions intermédiaires en syriaque ou en grec (Michel Andréopoulos, fin du XIe siècle) ont permis le transfert du récit en Occident. Il existe également des rédactions arabes dont certaines furent insérées dans le recueil des Mille et une nuits, ainsi que des versions hébraïques. L’Espagne eut accès aux versions arabes. La France ne connut sans doute que les versions hébraïques.
Il était une fois un jeune fils de roi nommé Agriano. Son père mourut et Agriano hérita du royaume à l’âge de seize ans. Un jour, il rassembla tous ses sujets et leur déclara : « Mon père est mort parce qu’il était trop assujetti aux femmes ; il est évident que tous ceux qui ont mis leurs espoirs en leur femme ont connu la mort et la honte. C’est pourquoi j’exige que vous vous soumettiez désormais à ma décision : que chacun d’entre vous quitte sa femme pour échapper à son pouvoir. Que tous ceux d’entre vous qui ont une femme ou une fille en soient débarrassés d’ici demain. Que chacun de vous ordonne la même chose à ses vassaux ; il ne doit rester plus aucune femme dans mon royaume. Je veux savoir s’il sera possible de vivre en nous passant d’elles. »
Un de ses hommes nommé Grianor[2] proteste énergiquement contre cette décision, prétextant qu’elle est contre nature. Furieux, le roi fait couper le nez à son sujet récalcitrant et le condamne à partir en exil avec les femmes. Cette castration symbolique infligée au contestataire rappelle un châtiment comparable évoqué par Marie-France dans son lai du Bisclavret (loup garou) mais annonce surtout l’île Ennasin (dans le Quart Livre de Rabelais, ch IX) où règnent d’étranges mariages : dans cette île des Sans Nez (énasé peut se comprendre« nez coupé ») tout le monde est parent et appartient à une même famille ; l’inceste y est généralisé. Agriano fait embarquer de force les femmes de son royaume. Elles sont envoyées au loin de sorte qu’il n’en reste plus aucune dans le pays. Une société homosexuelle s’établit alors au royaume d’Agriano :
Li roysAgriano s’en ala en une tour qu’il avoit moult riche, et en celle tour avoit cent damoisiaux moult faitissementassemez(très bien éduqués) et de tous les plus beaulx de son paÿs ; la demanda lyroys les barons l’un pres de l’autre, et leur compta son estre et comment il se maintenoit(se conduisait) avec eulx, si leur monstra et aprist son fol usage et coustume[3].
On soulignera la présence symbolique de cette tour qui deviendra le lieu initiatique où seront éduqués sexuellement les jeunes compagnons d’Agriano. On songe ici à l’homosexualité initiatique et militaire telle qu’elle a pu se pratiquer dans les sociétés antiques[4]. Toutefois, cette île d’Agriano s’imprègne des connotations symboliques que Jean-Jacques Wunenburger[5] a relevées à propos d’une autre figure symbolique celle de l’île (le royaume d’Agriano est d’ailleurs déjà une île en soi ; cette tour est donc une île dans une île). Dans la tour d’Agriano se construit l’homme nouveau, celui qui se passera désormais de la femme dans l’organisation de la cité. C’est un lieu de pure autarcie sexuelle qui protège du « piège » féminin. L’injonction égalitariste et collectiviste d’Agriano est supposée y assurer un bonheur sexuel rigoureusement contrôlé. La nouvelle cité homosexuelle est protégée par un mur militaire du reste du monde extérieur perçu comme hostile car miné par les femmes. C’est donc bien un « imaginaire schizomorphe » qui résulte de cette dénaturation carcérale de la sexualité.
Un anti-mythe édénique
En quoi cet extrait de Bérinus relève-t-il de l’anti-utopie ? L’utopie par excellence du Moyen Age chrétien a été, pendant longtemps, celle du Paradis. Jean Delumeau[6] a raconté l’histoire imaginaire de ce lieu parfait. Plus récemment, Corin Braga a souligné l’échec de son double accomplissement géographique médiéval à travers « la quête manquée de l’Éden oriental » et « la quête manquée de l’Avalon occidentale »[7]. Ce Paradis, on le situe d’abord à l’est d’Éden puis vers l’ouest dans le royaume supposé de l’au-delà, là où le soleil va avalant (comme l’explique Robert de Boron), autrement dit en Avalon. L’utopie médiévale du Paradis se construit sur des bases bibliques (la Genèse, le pays où coule le lait et le miel, etc.) mais aussi sur les débris de croyances mythiques héritées des civilisations païennes absorbées par le christianisme (le pays des femmes du Voyage de Bran). Mais ce paradis chrétien n’est guère porté sur les choses du sexe. Selon la Bible, c’est après leur péché et leur exil du Paradis qu’homme et femme découvrent leur « nudité » (en clair, leurs organes sexuels) et que la femme devra enfanter dans la douleur. Dans le paradis originel, la sexualité n’existait pas. Ni l’homme ni la femme n’étaient des êtres de désir (avant l’arrivée du serpent qui va exciter en eux l’envie).
Dans la catégorie des utopies paradisiaques, un texte du XIIIe siècle intitulé La cour de Paradis dresse le portrait de ce monde de perfection chrétienne pendant la vie éternelle[8]. Il s’agit d’une société angélique où les saints et les élus vivent en bonne intelligence et n’ont finalement d’autre occupation que de célébrer à chaque instant les louanges du Très Haut, par des cantiques d’action de grâce, de somptueuses processions et de magnifiques cérémonies. L’idéal utopique de ce monde ordonné par le divin est liturgique (l’étymologie du grec litourgeiosinduit l’idée d’un service public, un modèle parfait de société ordonnée à partir du divin). Dans un tel univers, la sexualité n’a plus sa place puisque sa seule justification pour le Moyen Age était la procréation. Comme, désormais, les êtres sont immortels, il n’est plus nécessaire de procréer pour maintenir l’effectif du peuple de Dieu. Si les anges n’ont pas de sexe, c’est d’abord parce qu’ils vivent dans un monde où la mort n’existe plus et où il n’est plus nécessaire de procréer pour perpétuer l’espèce humaine. Pendant longtemps, il ne sera guère question de plaisirs sexuels au Paradis. Il faudra attendre le Jardin des Délices de Jérôme Bosch pour trouver évoquée la pure jouissance des plaisirs de l’amour. Devant l’inexistence du plaisir sexuel au paradis, on comprend le cri de révolte d’Aucassin dans la chantefable à la seule évocation du mot « paradis » :
– Qu’ai à faire du paradis ? Je ne désire pas y entrer, mais je veux avoir Nicolette, ma très douce amie que j’aime tant. Je vais vous dire les gens qui vont au paradis : ce sont les vieux prêtres, les vieux éclopés et les manchots qui, jour et nuit, sont à genoux devant les autels et dans de vieilles cryptes, qui ont de vieilles capes élimées et de vieux haillons, qui sont nus, sans souliers et sans chausses, qui meurent de faim, de soif, de froid et de maladie. Ceux-là vont en paradis ; je n’ai rien à faire avec eux. Mais c’est en enfer que je veux aller, car là vont les beaux clercs et les beaux chevaliers[9].
Cette vision radicale de la béatitude éternelle, asexuée et paradisiaque paraît si absolue qu’elle empêche pendant longtemps l’émergence d’utopies concurrentes. La littérature médiévale profane tente néanmoins quelques incursions dans le domaine de l’anti-utopie. Le roman de Bérinus en témoigne. Et si le paradis terrestre pouvait renaître sur terre ? Pour cela, il suffirait de corriger l’erreur originelle commise par Adam et surtout Ève dans le jardin d’Éden. Il serait possible de rendre caduc l’épisode de la Genèse et de faire comme si rien ne s’était passé dans le jardin d’Éden. Il faut réformer l’humanité. C’est le but d’Agriano. Mais comment s’y prendre ?
Pour le Moyen Age, le fait qu’Agriano soit un roi donne à son utopie un caractère politique voire expérimental : « Je vueil savoir se l’en pourra sanz elles durer » (je voudrais savoir s’il nous sera possible de nous passer des femmes) dit le roi[10]. C’est donc un essai de société qu’il veut expérimenter, à la manière des grands utopistes. Son rêve se démarque consciemment de l’utopie chrétienne du paradis (puisque Dieu a créé l’homme et la femme) mais il aspire paradoxalement à retrouver un monde d’avant l’exil (voire d’avant la création d’Ève par Dieu) dominé par l’harmonie et l’entente entre les hommes (uniquement les hommes). Il part d’un raisonnement logique, de nature presque syllogistique. Celui-ci trouve son bien-fondé dans le fond latent de misogynie cléricale et médiévale développé par les interprétations théologiques du péché originel (Genèse)[11] mais vulgarisée également dans certains romans de chevalerie. On se souviendra de la diatribe de Bohort dans la Mort du roi Arthur[12].
Le raisonnement d’Agriano est le suivant. L’homme a été chassé du jardin d’Éden par la faute d’une femme. On pourra donc reconstruire le jardin d’Éden sur terre en éliminant la femme de la société humaine. On peut parler d’une visée utopique, dans les termes choisis par Corin Braga, Agriano propose un « projet logique de rénovation de la société humaine »[13] : celui-ci repose sur la radicalisation d’un raisonnement à base théologique qui n’est pas totalement fantaisiste puisqu’il a été appliqué (institutionnellement) dans le monde chrétien. Comme l’a montré John Boswell, le monachisme sera au Moyen Age une véritable gay subculture : poèmes d’amour masculin écrits par de grands ecclésiastiques, triomphe de Ganymède enlevé par l’aigle au service de Zeus, bordels de garçons dans de nombreuses villes universitaires : Chartres, Sens, Orléans, Paris, etc[14]. L’idéal suprême du christianisme est celui d’une société asexuée. Le saint ou la sainte refusent le sexe.
Si le mot Utopie sert à « désigner un espace insulaire remarquable par sa nouveauté – île nouvelle – et destiné à illustrer l’organisation optimale de la cité – « la meilleure constitution d’une république » – c’est-à-dire un espace politique au sens plein, selon l’acception platonicienne du terme, explique P. Hubner[15], alors la société homosexuelle prônée par Bérinus est utopique. Le christianisme lui-même avait contribué à installer des sociétés homosexuelles, exclusivement masculine ou féminine. Il s’agit des communautés monastiques qui pratiquent une rigoureuse séparation des sexes. Mais leur autarcie est plutôt le résultat d’un choix de vie et non la décision politique d’un souverain. C’est sur ce point que l’utopie de Bérinus achoppe et devient anti-utopique : Agriano est l’exemple du tyran machiavélique. Il pose l’homosexualité en diktat politique. Son mobile est un « péché capital »(et inavoué) nommé luxure. Agriano est le contraire même du prince « prudent » au sens aristotélicien. La société qu’il préconise est un bordel masculin totalitaire. Egaré par le plaisir des sens, il entraîne tous les mâles de son royaume dans sa débauche. Un de ses sujets lui en fait le reproche : « ce n’avendraja, car ce seroit contre droiture et contre la voulenté de Nostre Seigneur, qui femme fist et fourma pour faire à l’ommecompaignie »[16].
Ainsi, le monde vanté par Bérinus se construit en opposition radicale au Paradis judéo-chrétien : cette anti-utopie se fonde sur le plaisir du sexe opérant ainsi un spectaculaire « retour du refoulé ». Comme l’a bien expliqué Jacques Le Goff, la morale sexuelle et cléricale du Moyen Age est fondée sur le refus du plaisir sexuel (qui n’existait pas en Paradis, avant l’exil)[17]. Par ailleurs, cette sexualité de Bérinus se veut transgressive vis-à-vis de la norme hétérosexuelle imposée par Dieu aux hommes après le péché originel : la seule sexualité qui peut caractériser l’anti-monde profane émancipé du divin sera donc homosexuelle. L’anti-utopie se construit contre la Genèse. Dieu a fait la femme pour l’homme (et pas le contraire) et la femme a entraîné l’homme dans le péché. L’exclusion de la femme devrait donc en principe purifier l’homme de toute souillure.
L’anti-Femenie
L’utopie de Bérinus n’est pas seulement anti-biblique. Elle est aussi l’antithèse de la terre de Femenie mentionnée dans toute une série de textes (de provenance non biblique) qui vont des premiers romans antiques (Enéas, Roman de Troie, romans d’Alexandre) jusqu’aux œuvres encyclopédiques (De naturisrerum de Thomas de Cantimpré ou Livre des Merveilles du Monde de Jean de Mandeville)[18].
Dans un récit en vers du XIIIe siècle intitulé Des grands géants, qui se passe 3970 ans après la création du monde. Un roi de Grèce a trente filles et il les marie toutes à de preux seigneurs. Vingt-neuf d’entre elles vont tuer leur époux car elles refusent l’autorité des hommes. Elles seront dénoncées par la seule qui reste fidèle à son mari. Placées dans un navire sans gouvernail ni nourriture, elles sont envoyées sur la mer où elles arrivent sur une terre déserte que l’aînée Albine nomme Albion. Elles se marieront à des démons incubes avec lesquelles elles procréeront des géants, les premiers habitants de l’île appelée à être conquise par Brutus et qui prendra ensuite le nom de Bretagne[19]. Ces géants seront exterminés par le roi Arthur et ses hommes.
Les femmes d’Albion n’ont finalement pas réussi à construire (à elles seules) une société viable. Il n’en fut pas de même pour les Amazones dont on suit très bien la trace tout au long du Moyen Age. Nul ne parviendra jamais à les soumettre car elles ont su résoudre à la fois le problème de leur survie (elles ne voient leur mari qu’une seule fois par an et ne gardent de leur progéniture que les filles) et celui de leur indépendance (seules les vierges sont de bonnes guerrières et défendent leur royaume souverain). Elles incarnent alors l’idéalisation parfaite d’un monde féminin qui se suffit à lui-même.
À tout prendre, cet idéal amazonien, féministe avant la lettre, réussit mieux que l’utopie machiste d’Agriano. Le comble est que les hommes entre eux ont totalement oublié de cultiver les valeurs guerrières. Trop adonnés au sexe, ils se sont ramollis. Par rapport aux Amazones, les hommes d’Agriano ont renoncé à tout engagement collectif. Ils ne pensent qu’à leur plaisir individuel contrairement aux Amazones qui possèdent le sens de la collectivité et travaillent intelligemment à leur survie. On s’éloigne de l’homosexualité initiatique que décrivait Bernard Sergent[20] dans les sociétés de la vieille Europe (chez les Grecs, les Celtes, les Germains, les Macédoniens, les Albanais). Cet antique usage (à finalité militaire) remonte à une morale et une pédagogie de guerriers. Il se heurtera à la « morale des prêtres » mais beaucoup plus encore à la « morale des marchands ».
En fait, du point de vue clérical, parquer les femmes dans une île qui leur est réservée, c’est les abandonner à leur « perversité » fondamentale. De cette perversité, le Livre des Merveilles de l’Inde donne une idée en évoquant précisément une île des femmes insatiables :
« Tout à coup de l’intérieur de l’île arrive une cohue de femmes dont Dieu seul pourrait compter le nombre. Elles tombent sur les hommes, mille femmes ou plus pour chaque homme. Elles les entraînent vers les montagnes et les forcent à devenir les instruments de leurs plaisirs. C’est entre elles une lutte sans cesse renouvelée, et l’homme appartient à la plus forte. Les hommes mouraient d’épuisement l’un après l’autre »[21].
On signalera, dans le même ouvrage, le cas d’une autre île composée d’une société exclusivement féminine où les femmes sont fécondées par le vent et où ne naissent que des filles. La nature a résolu d’elle-même le problème de la survie de cette communauté. Cela n’est pas le cas dans Bérinusoù les hommes ne disposent pas de cet androgynat idéal dont parle Jean de Mandeville en 1365 dans son Voyage autour de la Terre : « Dans une île, il y a des gens qui sont à la fois homme et femme, ils ont un sein d’un côté, de l’autre n’en ont pas et ils ont les organes de génération d’homme et de femme et s’en servent comme ils le veulent, tantôt de l’un, tantôt de l’autre ; ils engendrent des enfants quand ils agissent en mâles et, quand ils agissent en femmes, ils les conçoivent et les portent »[22].
L’hétérosexualité et l’économie politique
Il reste à comprendre la morale implicite qui se dégage de l’anti-utopie de Bérinus. Le nom d’Agriano dissimule probablement celui d’Hadrien (Adriano en italien), empereur romain[23] connu pour son homosexualité, bien avant le célèbre roman de Marguerite Yourcenar. L’historien SextusAurelius Victor mort au IVe siècle, à une époque où la pédérastie n’était plus considérée comme morale et pédagogique, explique qu’Hadrien recherchait scrupuleusement tous les raffinements du luxe et de la volupté. On l’accusait d’avoir flétri l’honneur de jeunes garçons et d’avoir brûlé pour Antinoüs d’une passion contre nature. Or, l’homosexualité présentée comme règle politique dans Bérinus relève de l’utopie négative. Le narrateur de Bérinus lui-même se trouve clairement en position dystopique et condamne Agrianole roi dénaturé :
Bien avez oÿ comment li mauvais royrenoiez exploita et comment il fut de mauvaise condicion, car il fist tant que tuit si home habitoientdeshonnestement contre nature li uns a l’autre, par tout son païs[24].
Il dénonce un état de fait qui conduit toute la société au chaos. Pourquoi ? Bérinus avance ici une explication nouvelle de l’impuissance politique de l’homosexualité. Remis en contexte, l’épisode d’Agriano livre une suggestion sociétale intéressante. Le royaume de Gamel (c’est ainsi qu’est nommée la terre d’Agriano) est voisin de la terre de Blandie (« tromperie ») où le héros Bérinus est arrivé pour faire du commerce. Blandie est convoitée par Agriano mais ce dernier échoue dans son entreprise de conquête. Fait prisonnier, il pourrira dans une oubliette avec ses compagnons de fol usage. Dieu enverra un raz-de-marée pour nettoyer la terre de ces hommes dépravés.
Au contraire, Bérinus est le fils d’un riche marchand romain. Il prône la loi du doux commerce et c’est à ce titre qu’il condamne la société homosexuelle du royaume de Gamel. Morale de l’histoire : l’homosexualité est incompatible avec les règles de l’échange économique et cela suffit à le condamner. L’échange exogamique des femmes entre groupes sociaux (en vue du mariage) est à la base de l’économie réelle. C’est même la base de cet « échange généralisé » que Claude Lévi-Strauss a analysé dans un ouvrage célèbre.[25] On note que les groupes sociaux qui, dans l’histoire, ont le plus pratiqué l’homosexualité soient ceux qui ne sont pas soumises à l’obligation de production (clergé, noblesse et militaires[26] en particulier), même s’ils stigmatisent cette homosexualité par ailleurs. [27] Herbert Marcuse avait expliqué que l’organisation du travail suppose la répression de la sexualité.[28]Seule l’absence d’une satisfaction sexuelle totale rend possible et soutient l’organisation sociale du travail. Pour Agriano et ses compagnons, c’est le métier des armes qui a été sacrifié au profit d’une homosexualité envahissante.
Post coitum historia. Agriano avait fait de sa tour le lieu protégé de son utopie homosexuelle. Sa tour n’a pas connu de meilleur sort que celle de Babel. Les TwinTowers, bien réelles, de Manhattan n’ont pas mieux résisté. Faut-il retenir une vérité de cet imaginaire ? Oui, toute tour s’effondrera.
Notes
[5] J.-J. Wunenburger, La vie des images, Presses Universitaires de Grenoble, 2002, p. 215-227. Sur le symbolisme de la tour, voir aussi : P. Zumthor, Babel ou l’inachèvement, Paris, Seuil, 1997.
[7] C. Braga, Le paradis interdit au Moyen Age. La quête manquée de l’Éden oriental, L’Harmattan, 2004 et Le paradis interdit au Moyen Age 2. La quête manquée de l’Avalon occidentale, L’Harmattan, 2006.
[8] La Cour de Paradis, éd. par E. Vilamo-Pentti, Helsinki, 1953. Le poème illustre le thème théologique de la communion des saints porté par la fête de la Toussaint (1er novembre).
[11] R. H. Bloch, « La misogynie médiévale et l’invention de l’amour en Occident », Les Cahiers du GRIF, 47, 1993, p. 9-23.
[12] « Je n’ai jamais vu un homme de valeur aimer longtemps d’amour sans finir par être honni (par une femme) … Jamais homme ne fut captivé par une femme sans être honni et en mourir » (§ 86 et 87, Livre du Graal, t. 3, trad. Ph. Walter, Paris, Gallimard-Pléiade, 2009, p. 1256-1257). Suivent les exemples de Salomon, Samson, Hector et Achille victimes de la guerre de Troie (provoquée par l’enlèvement d’Hélène), et enfin Tristan lui-même.
[14] J. Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité. Les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l’ère chrétienne au XIVe siècle, Paris, Gallimard, 1985.
[15] Article « Utopie » dans : P. Brunel éd., Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Editions du Rocher, 1988.
[17] J. Le Goff, L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 136-148. Voir aussi les contributions rassemblées dans : Communications, 35, 1982 « Sexualités occidentales » sous la direction de Philippe Ariès.
[18] Voir l’article de C. Ferlampin-Acher, Femenie (Terre de), dans : J. J. Vincensini et alii éd., Dictionnaire des lieux et pays mythiques, Paris, Laffont, 2011, p. 484-488.
[19] Des grants geanz, édition de G. Brereton, Oxford, 1937. Le thème de l’apparition du mal lié aux géants apparaît déjà dans l’apocalyptique juive : M. Delcor, « Le mythe de la chute des anges et de l’origine des géants comme explication du mal dans le monde, dans l’apocalyptique juive. Histoire des traditions », Revue de l’histoire des religions, 190, 1976, p. 3-53.
[21] Cité d’après L. Boia, Entre l’ange et la bête. Le mythe de l’homme différent de l’Antiquité à nos jours, Paris, Plon, 1995, p. 33. Sur la portée utopique des merveilles de l’Inde : J. Le Goff, L’occident médiéval et l’océan indien : un horizon onirique, Pour un autre Moyen Age, Gallimard, 1977, p. 280-298.
[25] C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Berlin & New York, Mouton de Gruyter, 1967 (2e édition).
La katábasis classique et sa projection dans la littérature argentineLa katábasis classique et sa projection dans la littérature argentine
Hugo Francisco Bauzá
Academia Nacional de Ciencias de Buenos Aires, Argentina
hfbauza@yahoo.com.ar
La katábasis classique et sa projection dans la littérature argentine/
Classical Katabasis and its Prevalence in Argentine Literature
Abstract: The descent to the underworld, or katabasis, is a well-documented mytheme and a wide-spread literary topos; due to the influence of such canonical authors as Homer, Virgil or Dante Alighieri, it has become one of the prominent symbols for human mortality. Nonetheless, the typical descent to the underworld is not limited to describing the hopeless land of the dead. The hero, during katabasis, might encounter lands of serene happiness, which can be etymologically classified as utopias (eutopia, “happy place”). Modern Argentine literature, on the other hand, as this paper implies, developed a different conception of the katabasis, one in which the hero is more likely to encounter dystopian literary landscapes. Writers such as Ernesto Sábato, Jorge Luis Borges, Abelardo Castillo and Leopoldo Marechal have all remodeled in their prose fiction the descent to the underworld in response to an increasing postwar skepticism toward human nature.
Keywords: Descent to the Underworld; Mythology; Dystopia; Classical Antiquity; Modern Argentine Literature.
1. La fracture ontologique : les vivants, les morts et l’inexorable Mort
La katábasis classique – i.e. la gréco-latine – plus qu’une descente à l’outre-tombe met en évidence une fracture ontologique : les vivants, dans une rivière ; les morts, dans l’autre.
La descente ad Inferos constitue un tópos littéraire très généralisé qui a aussi, nécessairement, une contrepartie : une montée. On entre dans le monde infernal, soit par un tunnel ou caverne obscure, soit par l’accès à un désert. De la même façon, le dernier film The Dark Knight Rises, dans lequel Christopher Nolan recrée l’histoire de Batman, semblable à l’enfer dantesque, nous montre une grotte circulaire au fond de laquelle les prisonniers attendent, sans pouvoir sortir, la mort. Virgile explique que la descente est simple ; ce qui est difficile c’est la montée : facilis descensus Averno: / noctes atque dies patet atri ianua Ditis; / sed revocare gradum superasque evadere ad auras, / hoc opus, hic labor est (Aen., VI 126-129). De la même façon, Dante Alighieri, dans sa Comédie fait référence à la douleur de ce voyage infernal quand il nous dit : Per me si va nella città dolente, / per me si va nell’eterno dolore. / per me si va tra la perduta gente (…) Lasciate ogni speranze voi ch’entrate (III 1-9).
Cette descente de l’âme à l’outre-tombe est associée d’une manière radicale à la condition humaine, finie et, par conséquent, mortelle. C’est ainsi que nous considérons l’homme un être itinérant dont la vie n’est qu’un long voyage vers un destin incertain –la mort – dont on essaye en vain d’éclaircir le mystère. Tous ses les efforts convergent à découvrir ce qu’il y aura après sa mort, s’il y en a quelque chose, son imaginaire conçoit aussi bien des paradis où survivre en béatitude, que des régions infernales dans lesquelles, à partir de ses fautes, subir des tourments. On voit de cette façon une double voie : une, ascendante, qui l’emmène jusqu’au ciel ; l’autre, descendante, qui le penche vers l’abîme. Un antécédent important de ces katabáseis ou descentes, en ce qui concerne le monde occidental, peut être vu dans les versions de l’ancienne Mésopotamie dont l’Épopée de Gilgamesh est, peut-être, son exemple le plus significatif.
Dans cette épopée l’univers est présenté d’une manière topographique : une opposition binaire – le haut et le bas – intercommunicant à travers des voyages d’outre-tombe qui génère une katábasis initiatique et une anábasis révélatrice. Le bas connote ce qui est inférieur, le méprisable, ce qui est soumis à la corruption – peut-être on peut voir dans cette lecture la décomposition naturelle des cadavres. Le haut, par contre, implique ce qui est supérieur, ce qui est remarquable, les auras stellaires et, avec elles, le procès d’éthérisation auquel atteignent les âmes, après s’être libérées de la matière qui, en tant que fardeau, les empêche à arriver à la libération définitive.
Les Grecs ont signalé comment la psýche, « l’esprit », se détache du sôma, le « corps », après les interventions d’Iris et d’Hermès qui ont permis que l’âme du défunt arrête de voyager et qu’il commence sa vie dans l’outre-tombe.
Dans la tradition mésopotamienne, l’accès à l’outre-tombe est situé dans un espace privé de lumière, comme nous le montre par exemple l’Épopée de Gilgamesh quand elle nous signale que l’accès au monde inférieur se trouve dans le lointain Occident qui est la place où se cache le soleil. Pour y accéder il faut traverser une rivière – l’Hubur – pour cela il faut compter sur l’aide d’un batelier – Silusi ; on trouve la même situation dans la culture grecque avec le fleuve Achéron et Caron, le passant infernal. Le panthéon mésopotamien nous parle d’Utu/ Samas, une divinité solaire qui, en quittant son jardin paradisiaque situé dans l’Orient, voyage vers l’Occident dans son chariot accompagnée de deux divinités Vérité et Justice et, après avoir traversé la mer[1], atteint la rive des morts.
Une fois dans la Villedes morts, les esprits des défunts arrivent à une ambiance privée de lumière, déserte, poussiéreuse et, avant tout, silencieuse ; il s’agit de la maison des morts « de laquelle on ne peut pas sortir », dont le nom, à cause du tabou, est évité –de la même façon que les Grecs évitaient le nom d’Hadès, dieux des morts[2]–, et ils l’appelaient seulement « le lieu », un endroit où les âmes mènent une vie spectrale. Des siècles plus tard, Virgile reprendra l’image de ce règne ombreux et silencieux lorsqu’il narre le voyage d’Énée, accompagné de la Sibylle. Le poète condense la silencieuse solitude de l’outre-tombe dans un hexamètre mémorable : Ibant oscuri sola sub nocte per umbram (VI 268) –« ils allaient obscures dans la nuit solitaire, à travers l’ombre ».
Dans cet espace privé de lumière, les morts, convertis en etemmu, « spectres », prolongent leur existence terrestre comme des sombres avec les mêmes identités et hiérarchies qu’ils avaient eu lorsqu’ils étaient vivants. Ce sont les etemmu[3] qui, dans le monde inférieur, « en ténèbres, en mangeant de la poudre et de l’argile, ressemblent à des lugubres oiseaux en peine »[4].
Dans cet espace de l’ombre, ils affronteront Namtu, représentant du dieu Ereskigal. La racine de son nom dénote sa fonction : celui qui distribue le sort aux hommes, analogue à celui qui plus tard sera, entre les Grecs, Moira, dont l’étymologie le met en rapport avec meíromai, « se distribuer », ce que le Destin a attribué à chacun.
Le poème nous indique qu’Enkidu était descendu au monde infernal pour chercher deux objets qu’Innana avait donné à Gilgamesh et que celui-ci, par imprudence, les avait laissés tomber. De la même façon Enkidu, en oubliant certains rites, n’a pas pu rentrer aux auras, mais les prières de Gilgamesh ont réussi à laisser la divinité infernale ouvrir un trou dans le sol par lequel est remonté l’esprit de son ami, tel un murmure, et lui a raconté ce qu’il avait vu.
« L’esprit d’Enkidu est sorti des Enfers comme le vent et les amis se sont embrassés : dis-moi, mon ami, comment est-il le monde inférieur que tu as connu ? » « Non, je ne te le dirai pas, mon ami ! Si je te décris le monde souterrain que j’ai vu, tu t’assiérais et tu pleurerais… Mon corps, que tu touchais avec le cœur jouissant, a été dévoré par les vers comme une vielle robe : mon corps que tu touchais avec gaîté est rempli de poudre[5] », on remarque ainsi que, dans les croyances mésopotamiennes, le voyage dans l’au-delà offrait une vision pessimiste.
La katábasis de Gilgamesh cherche à récupérer son ami Enkidu qui est attrapé par la mort, mais avec un final tragique puisque le héros ne peut pas atteindre son but. Dans son voyage infernal il cherche un ancêtre qui avait réussi à entrer dans le monde des dieux ; il a besoin de l’interroger à propos des arcana de la mort. Une patronne de bistrot indique que les esprits des morts demeurent dans l’autre rive du fleuve de l’outre-tombre ; après l’avoir traversé il trouve son ancêtre qui, ému par la douleur du héros, lui dévoile le secret des dieux : l’existence d’une plante magique qui octroie la jeunesse éternelle. Gilgamesh la trouve mais, par négligence, un serpent qui sent son odeur la prend et l’espoir du héros s’évanouit.
Il y a aussi de nombreux antécédents de cette épopée que nous pouvons trouver dans l’Odyssée. C’est ainsi que, dans la nékyia ou évocation des défunts faite par Odyssée, Circé, la sorcière, conseille le héros à propos de la route qu’il doit prendre ; Tirésias c’est le mort-vivant-demi-dieu, qui lui indique qu’avant d’essayer le retour vers son Ithaque natale, il doit arriver au pays des cimiers. Il y a aussi des analogies avec l’Eneide où l’âme du non enseveli Palinurus est celle qui dévoile à Énée le voyage qu’il doit prendre avec la Sibylla. Dans ce voyage on fait allusion au mythique Caronte, au aureus… ramus (Eneide, VI 137), à Anquises, le mort-vivant-demi-dieu qui dévoile à son fils le secret du Destin. Dans tous ces gestes on trouve le désir de l’homme de vaincre la mort et de découvrir les arcana du au-delà.
Dans la tradition classique, une fois traversée la masse aqueuse qui sépare les deux mondes, les miséreux défunts trouvent le bois de Perséphone, couvert de peupliers et de saules stériles – cf. ulmus opaca (Aen., VI 283)–, paysage qui précède la plaine d’asphodèles où les morts, comme des ombres, mènent une vie opaque, remplie de tourments ; il y a après l’entrée protégée par Cerbère où les juges infernaux, après avoir jugé les défunts, les enverraient par l’un des deux chemins qui surgissent de ce lieu : celui à droite qui mène aux Champs-Elysées, un locus amoenus, un endroit plein de béatitude et celui de gauche qui mène au Tartare, où subiront des supplices et où l’existence du mal est évidente.
Ces katabáseis coïncident dans un point : l’impuissance de racine métaphysique de l’homme face à la Mort. Un cas singulier est celui du thrace Orphée, le personnage mythico-légendaire – symbole du chanteur, du musicien et du poète – détenteur d’un chant avec pouvoir d’incantamentum capable d’émouvoir les vivants et même les puissances infernales. Grâce à son caractère thaumaturgique il a réussi, pendant sa vie, à entreprendre la traversée du monde infernal pour récupérer Eurydice et retourner aux auras, bien qu’il n’ait pas réussi à sauver son aimée. Avec son art, il émeut Hadès qui lui rend son aimée, à condition qu’il sorte du règne des morts sans regarder le visage d’Eurydice qui se trouvait derrière lui. Poussé par l’amour et par l’anxiété, il ne fait pas attention à cette interdiction et alors il la perd pour toujours, comme l’explique Virgile dans ses hexamètres mémorables :
… « Quis et me » inquit « miseram et te perdidit, Orpheu,
Quis tantus furor? En iterum crudelia retro
Fata uocant conditque natantia lumina somnus.
Iamque uale: feror ingenti cirumdata nocte
Inualidasque tibi tendens, heu! non tuas, palmas ».
(Vergilius, Georg., IV 494-498)
La descente du poète au Tartare – le moment orphique par excellence – nous dévoile le caractère méta-poétique de son chant. Le fait qu’il n’ait pas pu donner à nouveau la vie à sa bien aimée, nous montre la victoire définitive dela Mort, bien qu’il n’invalide pas la thaumaturgie de son art : celui-ci a lieu s’il y a de la musique.
Les dieux savaient qu’Eurydice n’allait pas lui être restituée. Platon, dans le Symposium, argumente que les immortels ne lui avaient pas montré son aimée, mais seulement son phásma, son « fantôme », son eídolon, étant donné qu’Orphée n’avait pas eu l’air d’être digne de la mériter. Il n’avait pas eu le courage de mourir lui-même à la place de son être chéri, comme l’avait fait, par exemple, Alceste, mais il avait utilisé le sortilège de son chant pour entrer vivant dans le Hadès, ce qui avait irrité les immortels. Pour ceux-ci – dit le philosophe – « Orphée avait été faible, condition naturelle s’il s’agit d’un joueur de cithare » (179d). La référence au fait de jouer de la cithare montre le dédain du philosophe envers les artistes qu’il considère nocifs pour la « santé » de la pólis, dans sa République.
2. Utopies et dystopies dans l’Antiquité classique
Avec la description de lieux terrifiants, les katabáseis de l’antiquité nous décrivent aussi des milieux idéaux où les contradictions de l’histoire n’ont pas eu lieu : il s’agit des utopies paradisiaques ou, autrement dit, des eutopías[6], « des lieux heureux »[7].
Il s’agit des Champs Elysées (Homère, Od., IV 561-568) et, dans ses proximités, le Jardin des Hespérides, ainsi que les Iles des Bienaventureux (Hésiode, Erga 168-171), l’Arcadie (Virg., Buc., X, pas.), le Paradis terrestre (Génesis, II 8) et d’autres comarques idéales avec un caractère béatifique. Dans ces endroits le temps ne coule pas et on y habite dans une éternelle béatitude, un doux et imperturbable âge d’or[8]. Des places rêvées mais considérées irréelles : un constructo métaphysique, une entéléchie qui n’est que possible dans le monde imaginaire.
Dans les deux cas – d’un côté les endroits de tourment, de l’autre, de béatitude – nous remarquons un grand nombre d’images et motifs qui, à travers le dualisme chrétien (enfer/ paradis) trouvent leur écho dans la Comédie de Dante et, par le biais de celle-ci, dans la littérature ultérieure.
Bien que la plupart de ceux qui proposent des utopies ne croient pas à l’accomplissement de l’idéal qu’ils proclament, ils prétendent au moins mobiliser des consciences. Lorsqu’ils mettent en cause la société et lorsqu’ils proposent des réformes pour améliorer les conditions de vie, quelquefois, leurs programmes se voient révolutionnaires. Les utopies, nonobstant les espérances qu’elles proclament, à cause de leur nature irréalisable, offrent aussi un côté négatif : l’effet assoupissant qui empêche de regarder le monde avec cruauté, tel que la Realpolitik le décrit.
Ernst Bloch[9] conçoit l’utopie comme « une conception globale du devenir historique des sociétés » dans laquelle l’histoire n’est pas considérée comme quelque chose déjà faite, ou en train d’être faite selon un fatum préétabli, mais plutôt comme une possibilité, toujours ouverte, d’attendre aussi l’inattendu. C’est, par conséquent, un voyage encore futur avec une possible quota d’espoir car l’homme peut se racheter dans le futur : regarder toujours vers l’avenir, nonobstant deux guerres mondiales ou d’autres faits aberrants dont le dernier siècle a été témoin. Depuis Hésiode, on sait que, malgré les maux répandus par le monde, dans le fond de la jarre on trouve Elpís, « l’Espoir »[10] (Erga, 96). L’utopie enferme l’illusion d’ordonner les déséquilibres et les injustices sociaux et éviter de cette façon les maux. Mais, quelle est l’origine de celle-ci ?
Le Socrate platonicien[11] suggère le programme de ce qu’il appelle un état sain, dans lequel on trouvera la justice, d’abord dans la pólis et après dans l’individu. Par contre, il nous explique que pour quelques habitants il ne sera pas suffisant de mener une vie austère, mais qu’ils souhaiteront chaque fois davantage. Il naît ainsi ce qu’il appelle « luxueux » (372d y ss.). Cet état s’élargira en avançant sur « le territoire voisin » (373d), d’où la guerre et, avec elle, tous les maux. L’origine de ceux-ci doit être cherchée dans la nature humaine même, dans sa soif du pouvoir, dans sa cupidité insatiable. De l’auri sacra fames, « maudite soif de l’or » (Aen., III 57) – nous dit Virgile – naissent la guerre et les maux.
En puisant dans le métaphysique, l’écrivain argentin Ernesto Sábato reprend cette vision pessimiste lorsqu’il parle du sens tragique de la condition humaine et de l’irrémédiable nihilisme de son être et l’approfondit dans un sens métaphysique.
3. Le tunnel d’E. Sábato: katábasis d’où il n’y a pas de retour
Ernesto Sábato, après avoir abandonné ses études de physique car il pensait que la science ne pouvait pas répondre aux problèmes spirituels de l’humanité, influencé par l’existentialisme nihiliste à cette époque-là en vogue, s’est penché vers la littérature. C’est alors que Uno y el universo (L’un et l’univers) (1945) est né. Il met toutes ses préoccupations dans ce livre. Trois ans plus tard, il publie Le tunnel dans lequel il approfondit cette impuissance. Ce roman montre la katábasis que Castel, le protagoniste, entame vers sa propre intériorité.
Il s’agit d’un tunnel insondable, un vide profond qui n’est habité que par l’obscurité de l’âme et duquel il est impossible sortir. L’explication (du côté humain) : on ne peut pas atteindre la plénitude de l’amour ni, sans elle, celle du bonheur. Serait-il puisqu’à côté d’Éros on trouve toujours Thánatos, comme l’indique la mythologie grecque ? La tragédie de Sophocle nous rappelle qu’il n’existe nulle fissure, nulle fente par laquelle puisse passer la lumière.
Castel, dans son introspection de racine psychanalytique, ne distingue qu’un tunnel qui est, comme celui de la katábasis virgilienne, toujours solitaire et obscur. Dans ce tunnel il a passé sa vie dans un état d’immortelle angoisse, de trouble ; cette sensation de vide a modelé son caractère et accentué l’état agonisant de son existence. Pour Castel, le fait d’être né est comme celui d’être tombé dans un trou de la réalité par lequel irrémédiablement nous glissons tous, comme le soutient Lewis Carroll dans son perturbateur Alice’s Adventures in Wonderland.
C. Braga[12] nous indique que Sábato « définit l’art comme l’expression des obsessions les plus profondes de l’écrivain » et que la fonction de la littérature n’est qu’une « ontophanie » qui permet « par l’intermédiaire du ‘développateur’ cinématographique qu’est l’écriture, la manifestation d’une réalité cachée[13] ». Dans le roman, cette réalité cachée semble être la « cécité » qui, dans le cas de Sábato, serait le manque du sens de transcendance.
Ce pessimisme radical grandit dans un roman plus célèbre : Héros et tombes (Héroes y tumbas) dont le nihilisme est extrême. Sans transcendance, l’homme, renfermé en lui-même, n’a aucune possibilité de rachat.
Fernando Vidal, le protagoniste, se présente comme « le chercheur du mal » et, pour accomplir sa tâche, doit se précipiter dans un abîme profond, représenté même dans les égouts de Buenos Aires, « la ville maudite ». On remarque ici juste une face de la pensée augustinienne ; il en manque l’autre : « la Citéde Dieu ».
Influencé par la pensée de Sartre, Sábato comprend que le néant est le point culminant de nos efforts. Ce roman, jugé « l’antithéologie de l’histoire », montre que nous marchons sans nul soutènement vers un vide insensé et que, dans ce chemin, il n’y a pas de recul : voilà la condition de la nature humaine. Sans faire référence à Silène, la perturbatrice fadeur que le satyre dévoile au roi Midas est sous-jacente : ce qui peut arriver de mieux à l’homme c’est de ne jamais être né.
4. L’antiutopie de Borges : « Le rapport de Brodie »
Borges nous suggère aussi une katábasis pas nécessairement à une outre-tombe infernale, mais une descente aux origines de l’espèce humaine de laquelle le protagoniste, le missionnaire écossais David Brodie, retourne avec une vision pessimiste puisque, après avoir vécu avec des « soi-disant » sauvages, remarque que l’humanité, loin d’évoluer, recule.
Dans ce conte, dont le titre est utilisé pour nommer un ensemble de onze récits que Borges a réunis en 1970, l’auteur crée de la fiction lorsqu’il nous montre la régression d’une société déterminée. De cette manière, par exemple, après avoir connu l’écriture, il a décidé de l’abandonner. Le récit constitue, en effet, une dystopie – ou utopie négative – dans laquelle la réalité est établie de manière opposée à celle d’une société idéale. Le conte, selon le propre Borges, trouve son inspiration dans la dernière aventure de Lemuel Gulliver, que Jonathan Swift décrit dans Les voyages de Gulliver.
Dans l’œuvre de Swift les membres de l’équipage d’un vaisseau abandonnent Gulliver qui, arrivé sur la côte, trouve une race d’hommes-singe, les Yahoo. Des êtres vivants sauvages face auxquels il y a des chevaux, les Houyhnhnms – terme qui dans leur langue signifie « nature parfaite » – qui gouvernent. Le naufragé les rejoint en s’éloignant des Yahoo qui sont, apparemment, doués de raison mais qu’ils utilisent néanmoins à des fins abjectes (de retour en Angleterre, à cause de la différence insurmontable entre ces hommes-singe et les chevaux civilisés, Gulliver n’a jamais réussi à se réconcilier avec ses congénères, ce qui l’a poussé à une vie d’ermite).
Inspiré de cette idée dystopique, Le rapport borgien porte sur la soi-disant traduction d’un manuscrit inédite de David Brodie, un missionnaire écossais, qui décrit son expérience dans une région lointaine peuplée par des hommes-singe. Il a du y cohabiter avec une tribu fantastique, de nom imprononçable, les Mlch, que Borges, à cause de la férocité de ses habitudes, appelle les Yahoo. Ceux-ci mènent une vie avec des habitudes totalement opposées à celles du missionnaire. En effet, ils copulent publiquement et ils s’alimentent, par contre, en cachette. Vers la fin du récit, le missionnaire avoue avoir adopté, sans le chercher, quelques-uns de ces habitudes étant donné que, une fois de retour dans le monde civilisé, quand il interagit avec un autre religieux « au début j’avais un peu de dégoût de le regarder ouvrir sa bouche sans dissimuler et verser dedans des morceaux de nourriture »[14].
Le récit nous mettant en face à des êtres qui échappent à la normalité – d’un côté les hommes-singes avec leurs habitudes aberrantes et de l’autre des chevaux qui raisonnent–, se rapproche de la science fiction.
Dans ce conte, Borges, lorsqu’il montre quelques habitudes des yahoo – « ils ont des institutions, jouissent d’un roi, maîtrisent leur langage basé sur des concepts génériques, croient, comme les Hébreux et les Grecs, en une racine divine de la poésie et devinent que l’âme survit à la mort du corps » (ibid., p. 1078) – il met en cause, avec une subtile ironie, les certitudes de leur propre culture : nous ne sommes pas les « civilisés », mais les « supposés » barbares.
Le conte de Borges nous mène vers le binôme civilisation/barbarie et il reste à nous de nous demander si l’homme qui a perpétré deux guerres mondiales, les aberrations du nazisme ou les sinistres déportations de Stalin doit, peut-être, être considéré comme « civilisé » et face à cet horizon délétère. Nous pouvons également nous interroger : pourquoi écrire ?
5. Nach Auschwitz ein Gedicht zu schreiben, ist barbarisch
On pense, certainement, à l’emphatique et provocatrice déclaration d’Adorno –Nach Auschwitz ein Gedicht zu schreiben, ist barbarisch (« Écrire un poème après Auschwitz est une affaire barbare ») – déclaration que le philosophe répète à deux occasions[15] : pour secouer la société et réveiller des consciences. Ses réflexions naissent d’une sorte de katábasis à la sinistre réalité européenne de son époque.
Avec cette affirmation, Adorno exige à l’Occident « civilisé » une critique toujours actualisée des affaires liées à la Shoá, à l’État totalitaire et aux autres formes de violence collective qui surgissent dans les moments les plus inattendues. Sur ces actions répréhensibles, son propos n’est pas un simple rappel pieux en faveur des victimes, mais une remémoration dans le sens où Benjamin confère à ce mot une mémoire active, capable de modifier le présent.
Il comprend Auschwitz comme un point d’inflexion, une clé de voûte qui met en évidence la subversion des valeurs, la crise de l’éthique. Pour Adorno et pour les penseurs de l’École de Frankfurt l’expérience de ces champs de concentration est une preuve palpable de l’existence du mal, une katábasis au plus abjecte de la nature humaine. Il met aussi en cause, la soi-disant évolution de l’humanité, en effet, il voit qu’on est passé de la civilisation illustrée à la barbarie. De cette manière, la culture occidentale, loin d’évoluer, a reculé.
Selon Adorno, la tendance à l’autodestruction caractérise la rationalité de ses débuts, les efforts de l’homme pour l’éradiquer sont vains : le mal semble être ontologiquement enraciné dans l’individu. Face à cet horizon désolant, de quelle manière la philosophie, la poésie ou la création artistique peuvent s’opposer aux totalitarismes, aux tortures, aux aberrations ? Qu’est-ce qu’elles peuvent faire contre le mal ? Pour éviter les répétitions de l’horreur, il faut penser et réécrire l’histoire de la raison occidentale tout en finissant à avoir la peur à dévoiler la vérité : celle-ci, quoi qu’elle soit, doit devenir publique. Il insiste ainsi, dans sa Critique de la culture et de la société, sur la nécessité d’une pensée « impieusement critique » ; et, en même temps, comprendre la culture comme une instance négative et utopique pour éviter qu’elle devienne seulement jeu et oubli.
Pour compenser la force du mal, le chemin est l’exercice de l’éthique et, en ce qui concerne l’art, celui-ci doit cesser d’être réalité seulement esthétique pour devenir résistance. Après les témoignages lacérant de Primo Levi, Jorge Semprún et beaucoup d’autres victimes[16], on ne voit pas de principes universels et transhistoriques, il n’est pas possible alors d’imaginer un desideratum qui dépasse l’histoire, mais plutôt un nihilisme et une confusion extrême.
On se souvient du dernier vers du poème déchirant de T. S. Eliot « Hollow Men » (« Les hommes creux »), c’est ainsi que le monde finira « pas sur un Boum, sur un murmure »[17].
6. Chronique d’un initié d’Abelardo Castillo: une katábasis initiatique
En 1991, après plus de vingt ans de travail, l’écrivain argentin Abelardo Castillo a publié Chronique d’un initié, qu’il retouche pour chaque nouvelle édition. Il s’agit d’une version originale du mythe faustique, œuvre dans laquelle, en laissant de côté la rigidité de l’épistème, il l’adapte à la labilité de la dóxa, au relativisme des jugements et répond aux connaissances scientifiques de notre époque. On est face à un « roman quantique »[18] étant donné que, tout comme dans le principe d’incertitude, l’acte d’observer altère l’objet observé. « Dans les univers d’Einstein, de Bohr, de Pauli, de Heisenberg, non seulement il n’y a plus d’observateur privilégié, mais tout observateur est limité par sa situation même dans un univers incertain et ambigu »[19]. En effet, dans le récit, la personne qui écrit change, c’est pourquoi la vision de l’histoire change elle aussi ; de cette manière, les personnages ne se montrent pas de la même façon au commencement qu’à la fin du roman. Le visage du Mal, lui aussi change au fur et à mesure que l’auteur, précisément à cause d’écrire ce récit, change aussi.
Castillo nous dit qu’en 1962, quand il a imaginé Chronique d’un initié, il l’avait pensé comme un roman millénariste parce que à cette époque les Etats-Unis et l’URSS allaient commencer la guerre et cela pouvait entrainer la « fin du monde ». On vivait une sensation de désarroi, d’incertitude, l’idée que « tout était sur le point d’éclater » ; on se demandait alors : pourquoi écrire ?
Le récit suggère un voyage initiatique qui mène à Esteban Espósito, un apprenti d’écrivain arrogant, à une recherche existentielle en rapport avec la relation vie/ écriture, à l’amour, à la possession et au délire. Il arrive dans une province argentine où il connaît une jeune dont il tombe amoureux. Il vit de manière intense cette passion juste trois jours parce qu’il doit retourner après à Buenos Aires sans savoir exactement pourquoi et, quand il essaye, sans force, de se donner à la tâche d’écrire le Diable apparaît. Celui-ci lui parle d’un pacte qui a déjà été fait dans le passé et qui est irréversible : « Ton obligation, lui dit-il, est celle d’écrire ce que tu as entendu de moi et ce que tu entendras »[20]. Le diable lui fait comprendre qu’il y a « un ordre secret », même s’il ne lui dévoile pas lequel. Il peut soupçonner quelque chose comme « l’art a du sens ». Mais, quel sens il peut y avoir dans un monde qui va disparaître ? Peut-être l’idée de recommencer. Par rapport à cela, R. Bradbury, dans un de ses poèmes les plus significatifs, indique « Nous avons l’art pour que la réalité ne nous tue pas »[21].
Lorsqu’il fait référence à cette chronique, à propos du mal, l’auteur, à travers le Diable, explique : « laissons à part la question de Dieu. Le Mal existe, on en est sûrs (…) Et l’Enfer existe aussi. Il est à l’intérieur d’Esteban ; il est Esteban. C’est ce que les orientaux appellent le karma »[22] (je remarque dans cette interprétation le souvenir de Huis Clos de J.-P. Sartre, de 1944, un peu avant la libération de Paris, dont les personnages, enfermés pendant une période dans la chambre d’un hôtel, lorsqu’ils réussissent à sortir, se sentent mentalement attrapés les uns par les autres, c’est pourquoi ils choisissent de continuer à rester enfermés avec la conscience que l’enfer c’est les autres).
Ray Bradbury dans un roman d’anticipation, très intéressant, Fahrenheit 451, face à l’existence de gouvernements totalitaires qui mettent en cause l’acte de penser, imagine une société dans laquelle ce qui est interdit est la lecture puisque celle-ci, selon ses gouverneurs, décrit des mondes fictifs impossibles à concrétiser dans la réalité, ce qui amène à la mélancolie. Par conséquent, la lecture est considérée comme nuisible et le fait de l’interdire devient un devoir inévitable. Bradbury imagine alors un ensemble de pompiers qui, loin d’éteindre les incendies, brûlent des bibliothèques, créant l’oxymore de pompiers incendiaires.
Le récit décrit une société dystopique[23], où la manipulation idéologique et l’endoctrinement massif de la part d’un État totalitaire, sous l’apparence d’un gouvernement paternaliste et bénévole, installe un vide global interconnecté avec lequel elle prétende annuler chez les habitants la capacité de penser et, même, celle de sentir profondément.
Son récit, influé par la vision pessimiste de Brave New World d’Aldous Huxley, par les utopies de H. G. Wells et par l’atmosphère étouffante de 1984 de George Orwell, nous met en alerte vis-à-vis de l’atmosphère de terreur à laquelle nous conduit le totalitarisme, état qui fait endormir la pensée critique. Cet État, de manière sournoise, se sert de l’utilisation aberrante d’une technologie sophistiqué, de l’exaltation démesurée des sports – football, football et encore du football – de l’implantation d’une réalité virtuelle à travers des émissions de télé qui rendent bêtes les gens, tout cela lui sert à dominer les gouvernés/ les sujets jusqu’au point de les transformer pratiquement en machines.
La société décrite par le chef des pompiers a l’apparence, de l’extérieur, d’une utopie, mais elle est en fait une dystopie à travers de laquelle Bradbury remarque avec préoccupation la manipulation médiatique qui rend victime le monde contemporain.
Dans cette œuvre, teinte d’une certaine tristesse essentielle, on se questionne également à propos du bonheur. Le récit, face à l’existence de gouvernements autocratiques et despotiques, vise à nous alerter et à nous faire réagir aux actions qui cherchent à nous annuler la pensée critique. Le récit, comme celui d’Orwell, dénonce l’hypocrisie et la décadence morale installées par les totalitarismes, ainsi que le cynisme de prononcer des mensonges sous l’apparence de vérité.
De quelle manière surmonter cette katábasis ?
Malgré le pouvoir despotique d’un gouvernement qui incendie des livres, Bradbury nous parle d’un groupe de personnes qui, peureuses de perdre leurs valeurs qui nous constituent en tant que humains, dont chacune une apprend par cœur un livre. Il s’agit de la survie, à travers ces hommes-livre, du plaisir de la lecture et avec celle-ci de l’acte de penser, « c’est là que nous allons vaincre finalement » (p. 174).
Le roman finit avec le conseil qu’un vieil homme-livre, sur le point de mourir, donne à son petit-fils : « Remplit tes yeux d’illusion. Vis comme si tu allais mourir dans dix secondes. [ …] C’est plus fantastique que n’importe quel rêve réel ou imaginaire ».
Une fin encourageante est aussi celle que nous propose l’écrivain argentin Leopoldo Marechal dans le récit Adán Buenosayres, publié en 1948, où le protagoniste, après son abyssale katábasis, grâce à ses idées chrétiennes, atteint à l’anábasis.
7. La katábasis de Marechal
Dans le « Prologue indispensable », Marechal décrit l’enterrement d’un être éthéré : Adán Buenosayres. Celui-ci, avant de mourir, a confié deux romans au romancier – le Cahier de couverture bleue et le Voyage vers la ville obscure de Cacodelphia[24] – que Marechal publie en les antéposant, pour clarifier au lecteur, un récit de l’auteur et du protagoniste.
Au début du soi-disant « Voyage », il nous raconte que lui-même et un ami ont entrepris une descente à Cacodephie[25], la ville tourmentée, et après une ascension à Calidelphie[26], la ville glorieuse[27]. Pour ce pèlerinage à travers l’outre-monde, Marechal a choisi comme guide son ami, le peintre Xul Solar. La descente, d’une manière dantesque, est conçue comme une katábasis par une sorte d’entonnoir formé par neuf cercles – à la manière de la Comédie dantesque – comme un cône inversé qui, avec une forme de spirale, mène au centre de la terre. Pour illustrer cette géographie, le romancier a ébauché un dessin qui y fait allusion et un croquis avec un double cône qui représente Cacodelphie dans la partie inférieure, et Calidelphia dans la supérieure.
Comme dans les katabáseis classiques, dans le quartier de Saavedra, à Buenos Aires, l’auteur et son guide trouvent un tunnel par lequel on entre au monde des ombres ; ils y trouvent après un personnage burlesque qui rappelle Caronte de la mythologie classique ; celui-ci les conduit vers l’autre rive où ils remarquent une grande foule de pêcheurs. Ils ne subissent pas de supplices éternels, mais, ayant dans leur nature matérielle ces âmes choisissent finalement le Bien et de cette façon elles commenceront l’anábasis ou montée jusqu’à la ville de Calidelphie. Le pèlerinage d’Adán Buenosayres, proche de l’épopée dantesque et appuyé sur les idées chrétiennes qui parlent d’une possible rédemption[28], offre une fin heureuse. Nous nous souvenons aussi d’Odyssée, Énée et Dante qui, après ces descentes, atteignent un happy end, quoique grâce à d’autres motifs.
Notes
[2] On évitait son nom pour ne pas l’irriter, en plus, le nommer était quelque chose comme invoquer la Mort ; on l’appeleravec des euphémismes: Aidoneus ‘l’invisible’, Pluton ‘le riche’.
[4] J. Moreno Garrido, « Descensos en el Mundo Inferior en la antigua Mesopotamia », dans El Decenso como itinerario del alma, Iter Ensayos, Santiago de Chile, 1995, p. 41.
[6] Eu « bien », tópos « lieu », voix idée par Tomas Moro dans une sextine qu’il signe avec le symbolique pseudonyme d’ Anemolio (en grec, ánemos « vent »).
[7] Basé sur le mot utopie dans le XIX siècle, Charles Renouvier a créé la voix ucronie pour faire référence à un temps idéal situé en marge de l’histoire, de la même manière que Frank y Fritzie Manuel ont parlçe d’eucronie pour faire allusion aux spectres de l’utopie « qui se déplaçaient à un bon futur ». (El pensamiento utópico en el mundo occidental, version de B. Moreno Carillo, Madrid, 1981, vol. I, p. 17).
[8] Âge mythique où il ne faut même pas travailler puisque la terre, de manière spontanée, fournit de tout ce qui est nécessaire (cf. Virgile, Buc., IV 18-20).
[10] Tibulle (I 9) apostrophant contre la guerre et la richesse dit : nec Spes destituat « l’espoir ne m’abandonne pas ».
[16] Ad hoc je réfère au volume XV de Caíetele Echínox où on reprend les déchirantes témoignages des voix oppressés et taisées par le régime communiste, voir spéc. « Introduction: La mémoire de la souffrance » de C. Braga (pp. 5-6) et « The Gulag Reflected in the Romanian Detention Memoirs » de R. Cesereanu (pp. 7-15).
[17] Avec cette déclaration s’ouvre et finit le film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979) dont le scénario est basé sur Heart of Darkness de Joseph Conrad. Le film décrit le « syndrome d’échec » ou « syndrome de Vietnam ». Dans le film, il faut remarquer la mélodie « The End » de Jim Morrison (dernière de l’album homonyme de The Doors).
[18] G. García, « Los pactos con el mal: entrevista a A. Castillo », in Revista Ñ, Buenos Aires, 6.09.2012.
[19] Cf. E. Morin, La Méthode. I. La Nature de la Nature, Paris, Seuil, 1977, p. 374, cit. por J. Thomas, L’imaginaire de l’espace et du temps chez les latins, Cahiers de l’Université de Perpignan, 5 (automne 1988), 10.
[20] A. Castillo, Crónica de un iniciado, (IV partie, « La noche de Walpurgis »), Buenos Aires, Planeta, 2009, p. 310.
[21] « Et pour cela / nous avons besoin que l’Art apprenne à respirer / et fasse battre le sang ; devoir accepter la proximité du Diable / et l’âge et l’ombre et la voiture qui renverse, / et au clown avec une masque de Mort ».
[23] Selon le signale le Oxford English Dictionary l’entrée distopie a été conçue à la fin du XIX siècle par John Stuart Mill.
[24] Basé sur le therme distopie inventé par John Stuart Mill, Bentham a créé l’entrée cacotopie – kakós « mauvais », tópos « lieu ».
Hugo Francisco Bauzá
Academia Nacional de Ciencias de Buenos Aires, Argentina
hfbauza@yahoo.com.ar
La katábasis classique et sa projection dans la littérature argentine/
Classical Katabasis and its Prevalence in Argentine Literature
Abstract: The descent to the underworld, or katabasis, is a well-documented mytheme and a wide-spread literary topos; due to the influence of such canonical authors as Homer, Virgil or Dante Alighieri, it has become one of the prominent symbols for human mortality. Nonetheless, the typical descent to the underworld is not limited to describing the hopeless land of the dead. The hero, during katabasis, might encounter lands of serene happiness, which can be etymologically classified as utopias (eutopia, “happy place”). Modern Argentine literature, on the other hand, as this paper implies, developed a different conception of the katabasis, one in which the hero is more likely to encounter dystopian literary landscapes. Writers such as Ernesto Sábato, Jorge Luis Borges, Abelardo Castillo and Leopoldo Marechal have all remodeled in their prose fiction the descent to the underworld in response to an increasing postwar skepticism toward human nature.
Keywords: Descent to the Underworld; Mythology; Dystopia; Classical Antiquity; Modern Argentine Literature.
1. La fracture ontologique : les vivants, les morts et l’inexorable Mort
La katábasis classique – i.e. la gréco-latine – plus qu’une descente à l’outre-tombe met en évidence une fracture ontologique : les vivants, dans une rivière ; les morts, dans l’autre.
La descente ad Inferos constitue un tópos littéraire très généralisé qui a aussi, nécessairement, une contrepartie : une montée. On entre dans le monde infernal, soit par un tunnel ou caverne obscure, soit par l’accès à un désert. De la même façon, le dernier film The Dark Knight Rises, dans lequel Christopher Nolan recrée l’histoire de Batman, semblable à l’enfer dantesque, nous montre une grotte circulaire au fond de laquelle les prisonniers attendent, sans pouvoir sortir, la mort. Virgile explique que la descente est simple ; ce qui est difficile c’est la montée : facilis descensus Averno: / noctes atque dies patet atri ianua Ditis; / sed revocare gradum superasque evadere ad auras, / hoc opus, hic labor est (Aen., VI 126-129). De la même façon, Dante Ali
Topographies du mal (II) – PrezentareTopographies du mal (II) – Presentation
Topographies du mal
De même que l’archétype du lieu idéal a engendré plusieurs avatars culturels (Paradis, jardin d’Éden, Âge d’Or, Champs Élysées, Îles des Bienheureux), le contre-type du lieu infernal a généré à son tour maints topoï comme le Ekur mésopotamien, le Shéol, le Hadès, le Tartare, l’Enfer, etc. Aussi bien, le complément humain de ces lieux surnaturels, l’utopie ou la cité de l’homme, a donné naissance à des contestations parfois véhémentes, aux antiutopies, cités de terreur et de cauchemar. Apocalypses, endroits eschatologiques, contrées et cités infernales, témoignent d’une fantaisie anxieuse, spécifique de notre culture ou peut-être de la condition humaine elle-même. On dirait que l’angoisse de la souffrance et de la mort jouit de la représentation imagée de ses frayeurs, pour les apaiser et pour les prendre sous contrôle.
Ces imaginaires du mal, dans toute leur richesse et diversité, ont fait le thème d’un Congrès international organisé les 4-6 octobre 2012 par Phantasma, le Centre de Recherches sur l’Imaginaire de la Faculté des Lettres de l’Université Babeş-Bolyai de Cluj, Roumanie. Le colloque s’insère dans un programme de recherche financé par CNCS (le Conseil National pour la Recherche Scientifique de Roumanie), Exploratory Research Project PN-II-ID-PCE-2011-3-0061, ayant pour titre « Antiutopias. Making and Unmaking the Reality – Assessing Possible Worlds ». Les actes du congrès ont été publiés dans deux numéros successifs des Cahiers Echinox : le premier volume a réuni les travaux portant sur les topographies infernales, alors que le volume présent est dédié aux topographies anti-utopiques.
Au congrès ont participé des spécialistes en littératures, en littérature comparée, classicistes, médiévistes, historiens des religions, philosophes, venus de plusieurs pays du monde: France, Italie, Espagne, Portugal, Belgique, Pologne, Afrique du Sud, Taiwan, Corée, Mexique, Brésil, Argentine et Roumanie. La rencontre a été aussi l’occasion d’une assemblée générale des Centres de Recherches sur l’Imaginaire. Au cours de la rencontre, un comité d’initiative, formé par Jean-Jacques Wunenburger, Philippe Walter et Corin Braga, a proposé la refondation du réseau CRI, sous le nom Centres de Recherches Internationales sur l’Imaginaire (CRI2i), fédéralisant l’activité des centres et des groupes de partout le monde et organisant un congrès annuel itinérant, tenu successivement en Europe de l’Ouest, de l’Est, en Asie, aux Amériques, en Afrique.
Corin Braga
Topographies du mal (II) – Cuprins
Fantasy & Science-Fiction
Antiutopies classiques
Hugo Francisco Bauzá, La katábasis classique et sa projection dans la littérature argentine [9-20]
Philippe Walter, La tour d’Agriano. Une anti-utopie gay dans le roman de Bérinus (XIVe siècle) [21-28]
Carlos F. Clamote Carreto, De la taverne à la foire. Une cartographie du mal au Moyen Âge (XIIe-XIIIe siècles) [29-43]
Corin Braga, Le narrateur en position dystopique [44-52]
Radu Toderici, Satire et anti-utopie au début du XVIIe siècle [53-61]
Antiutopies modernes
Simina Raţiu, The Anti-Utopian Pessimism of the Late Nineteenth and Early Twentieth Century [65-75]
Olga Ştefan, Creating Space in Modern Dystopia. Two Early Approaches [76-82]
Marius Conkan, Dystopian Structures in Alice’s Adventures in Wonderland [83-93]
Niculae Gheran, Horace Newte’s Master Beast: Space, Time and the Consequences of Trespassing against Nature [94-101]
Andrei Simuţ, The End(s) of the Dystopian City: From Metropolis to Gravity’s Rainbow… and back [102-110]
Cécile Folschweiller, Utopie, situation, anti-utopie. Ionesco contre la littérature engagée de Sartre [111-125]
Monica Alina Danci, Eugène Ionesco : L’univers anti-utopique du théâtre de l’absurde [126-138]
Sibusiso Hyacinth Madondo, The Painted Bird: Jerzy Kosinski and the Mythopoetics of Dystopia [139-146]
Antiutopies postmodernes
Catarina Sant’Anna, L’Imaginaire du Mal au théâtre : L’enfer sur Terre dans Le Radeau des Morts, de Harald Mueller [149-162]
Elena Butuşină, Literature as a Deadly Performance Artwork [163-173]
Adriana Teodorescu, And They Died Happily Ever After: The Dystopian Constructions of Language and Death in Richard Brautigan’s Novel In Watermelon Sugar [174-185]
Marian Suciu, Dystopian Worlds in the Writings of Canadian Women of Asian Descent [186-191]
Rodica Gabriela Chira, Hunger Games – enjeu dystopique [192-204]
Claudia-Simona Hulpoi, Unde malum ? Le Matrix gnostique [205-214]
Antiutopies sociales
Paolo Bellini, Evil, Surveillance and Dystopia [217-226]
Iulia Micu, La mort. L’opacité. La clôture. La Métaphysique des ténèbres dans la ville moderne [227-236]
Andrada Fătu-Tutoveanu, “America is Sad”: Images of Crisis and Media Construction of an American Anti-utopia in Early Cold War Communist Propaganda [237-251]
Ruxandra Cesereanu, Political Police in Communist Romania: the Totalitarian Dystopia [252-261]
Adrian Dohotaru, Utopia and Socialism in Romanian Historiography and Exegesis [262-276]
Gabriela Chiciudean, L’imaginaire de l’espace antiutopique chez Swift et Ion Eremia [277-292]
Laurenţiu Malomfălean , L’Enfer du cauchemar. Rêvant d’Hitler à l’âge hypermoderne [293-300]
Book Reviews [301-338]
Imaginaires du mal au XXIe siècle: De la revisitation mythique à la réalité apocalyptique du quotidien The Symbolism of Evil in the 21st Century: From a Reconsideration of Myths to the Apocalyptic Reality of the Mundane
Un possible regard de Bachelard sur Rembrandt A possible gaze of Bachelard at Rembrandt
Maria Noel Lapoujade
UNAM, Mexique
maria.noel.lapoujade@gmail.com
Un possible regard de Bachelard sur Rembrandt
A possible gaze of Bachelard at Rembrandt
Abstract: This essay explores Bachelard’s poetry exercised on Rembrandt’s painting. It analyzes the superposition of three gazes: Rembrandt’s gaze at the philosopher meditating, Bachelard’s gaze at Rembrandt’s look expressed in painting, my own gaze at Bachelard’s look when he sees Rembrandt observing the philosopher in his reverie.
Keywords: Rembrandt; Bachelard; Fire; Light; Reverie; Creation.
Cette réflexion est le fruit d’une acrobatie de la pensée imaginante.
Quelle prétention herméneutique peut avoir un berceau heuristique ? Ou peut-être est-ce le résultat d’un audacieux exercice de sémantique ?
Point de départ : une confession.
Il m’est réellement arrivé que, lors de la lecture de sa poétique du feu, la Psychanalyse du feu (1938), de Gaston Bachelard, et ayant face à moi sa très belle œuvre : La flamme d’une chandelle (1961), l’image du tableau de Rembrandt intitulé : Philosophe en méditation, 1632 a surgi dans mon esprit.[1]
J’ai couru chercher cette image et j’ai simplement commencé à dévoiler les pensées de Bachelard qui, j’ai pu le constater, « collaient » parfaitement à la description de cette œuvre magistrale de la peinture universelle.
En outre, j’en suis arrivée à supposer que ce tableau pouvait être présent dans l’esprit de Bachelard quand il écrivait les idées fondamentales que je vais décortiquer.
Conviction absolument impossible à prouver ou à démontrer, de manière que ce texte, que j’ai osé construire à partir de la pensée de Bachelard regardant le Philosophe en méditation de Rembrandt, a pour but de montrer le mariage alchimique du mot poétique et de l’image picturale.
Ce texte s’articule selon la logique interne suivante : d’abord, observation attentive du tableau de Rembrandt, ensuite, citation d’un passage de Bachelard que je considère pertinent pour réfléchir sur le regard au sujet de cette peinture, troisièmement mon commentaire à ce sujet.
Cet essai met donc en mots la trame de trois regards : le regard de Rembrandt sur le philosophe en méditation, le regard de Bachelard sur le regard de Rembrandt posé sur la peinture, mon regard sur le regard de Bachelard regardant Rembrandt en train d’observer la méditation du philosophe.
IMAGE, Rembrandt, Philosophe en méditation, 1632.
Sur quel fondement réalisons-nous cet essai ?
Existe-t-il une base pour appliquer la pensée de Bachelard à la peinture ?
Bachelard, sans le faire exprès, donne la réponse :
Avant l’œuvre, le peintre, comme tout créateur, connaît la rêverie méditante, la rêverie qui médite sur la nature des choses, … Aucun art n’est plus directement créateur, manifestement créateur, que la peinture. Aussi, par la fatalité des songes primitifs, le peintre renouvelle les grands rêves cosmiques qui attachent l’homme aux éléments, au feu, à l’eau, à l’air céleste, à la prodigieuse matérialité des substances terrestres. [2]
Le feu et le cogito de la rêverie dans le Philosophe en méditation, Rembrandt
D’abord, une rapide présentation du tableau s’impose.
Le thème se développe sur une scène unique, divisée en deux espaces, chacun d’eux ayant des qualités et des fonctions très différentes.
Les deux espaces s’articulent en un espace unique. La colonne vertébrale du tableau est un bel escalier.
L’escalier, limite interne de l’espace, comme tout espace, sépare et unit. Cette limite de séparation-union a la forme fondamentale d’une spirale.
Une spirale comme celle de la vie, qui invite et impose un double parcours : ascendant ou descendant. Dans sa descente, l’escalier nous conduit à la scène picturale. À partir de l’espace de la scène, l’ascension conduit à un étage supérieur dans l’obscurité. L’obscurité est, entre autres, un symbole philosophique ancestral de l’ignorance. L’espace ouvert du tableau dans sa verticale ascendante est couronné par un non savoir se perdant dans l’obscurité.
En descendant l’escalier, nous pénétrons dans un espace double. À droite du spectateur, le tableau présente un coin obscur mais chaud et éclairé par le feu.
À gauche, un espace intensément éclairé par la lumière du soleil, chaleureux grâce à cette enveloppe de lumière.
Rembrandt peuple le tableau de deux personnages inégaux. La femme jeune, en action, gardienne du feu, concentrée sur son activité. L’homme, vieux, sans activité apparente, concentré dans une attitude contemplative.
Dans ce qui suit, je me situe comme témoin d’un dialogue entre le mot et l’image, entre Bachelard et Rembrandt.
Laissons parler Bachelard en observant l’image.
1. Bachelard écrit :
[…] c’est l’homme pensif que nous voulons étudier ici, l’homme pensif à son foyer, dans la solitude, quand le feu est brillant, comme une conscience de la solitude. […] Cet état de léger hypnotisme, […] est fort propre à déclencher l’enquête psychanalytique.
Il le confirme avec une donnée autobiographique: «c’est seulement quand je vécus dans la solitude que je fus le maître de ma cheminée». [3]
Je pense : dans un état de solitude, quand le monde extérieur s’éteint, et quand le je hypnotisé n’interrompt pas, dans un recoin chaleureux tombent les pensées, les images, les découvertes, les créations, comme de mystérieuses gouttes de pluie sur un terrain fertile.
2. Bachelard écrit :
Pour nous qui nous bornons à psychanalyser une couche psychique moins profonde, plus intellectualisée, nous devons remplacer l’étude des rêves par l’étude de la rêverie, et plus spécialement, dans ce petit livre, nous devons étudier la rêverie devant le feu. […] Et précisément la rêverie devant le feu, la douce rêverie consciente de son bien-être, est la rêverie la plus naturellement centrée. […] elle est si bien définie que c’est devenu une banalité de dire qu’on aime le feu de bois dans la cheminée. Il s’agit alors du feu calme, régulier, maîtrisé, où la grosse bûche brûle à petites flammes. C’est un phénomène monotone et brillant, vraiment total: il parle et vole, il chante. Le feu enfermé dans le foyer fut sans doute pour l’homme le premier sujet de rêverie, le symbole du repos, l’invitation au repos. On ne conçoit guère une philosophie du repos sans une rêverie devant les bûches qui flambent. [4]
Je pense que : d’une part, ce passage met en mots l’image de Rembrandt. D’autre part, en ce qui concerne le texte, j’insiste, avant tout le propos de Bachelard est de réaliser une psychanalyse de la rêverie, non des rêves. Ensuite, il s’agit d’une rêverie, pour ainsi dire, philosophique. Il ne s’agit pas du cogito cartésien, de l’imposition de l’évidence de l’intuition claire et précise.
Il ne s’agit pas de l’interprétation freudienne des rêves, mondes nocturnes de l’inconscient.
Ce n’est pas l’état d’être complètement éveillé, la veille, l’appartenance à un monde en commun, ni celui du dormeur, absent du monde, fermé et sans communication, le pour-soi du sommeil.
Il s’agit de cet état que Bachelard appelle le cogito de la rêverie.
La rêverie est le creuset de la poiesis car, en elle apparaissent sans censure, libres dans leur spontanéité, toutes les images qui peuvent surgir.[5]
Finalement, le repos favorise l’apparition de l’inspiration, la réflexion novatrice. Le repos favorise le « ruminer » nietzschéen des idées.
Je me pose la question : est-ce pour cela que la vie actuelle vertigineuse, tourbillonnante, dans des voitures, avions, métros, a mis en difficulté, en question, la philosophie-même ?
3. Bachelard soutient :
L’homo faber est l’homme des surfaces, son esprit se fige sur quelques objets familiers, sur quelques formes géométriques grossières. […] L’homme rêvant devant son foyer est, au contraire, l’homme des profondeurs et l’homme d’un devenir. [6]
Dans ce passage, Bachelard envisage la conception de Max Scheler, en rapport avec Rodin, vraisemblablement, avec «Le Penseur».
Je pense que le philosophe de Rembrandt, en repos solitaire dans un coin près du feu, est submergé dans les profondeurs de la pensée imaginante de la rêverie. Je souligne que « profondeurs » ne fait pas allusion à la psychologie profonde junguienne, c’est-à-dire à l’inconscient ; mais que chez Bachelard, nous le répétons, il s’agit de la psychanalyse d’un intervalle « moins profond » qu’est la rêverie ; et cependant, la rêverie atteint aussi les profondeurs. Profondeur avec une autre nuance, signifie l’homme concentré dans l’attitude d’écoute attentive, le souffle en suspens, dans un profond silence, pour laisser résonner dans son esprit l’instant subtil où surgissent les images naissantes de sa rêverie.
Cet homme, recroquevillé dans la paix immobile de son coin, voit-il naître sa philosophie ? [7]
Pourquoi ce tableau-ci ?
Dans La psychanalyse du feu, il affirme :
Mais la rêverie au coin du feu a des axes plus philosophiques. Le feu est pour l’homme qui le contemple un exemple de prompt devenir […] le feu suggère le désir de changer, de brusquer le temps, de porter toute la vie à son terme, à son au-delà. Alors la rêverie est vraiment prenante et dramatique; elle amplifie le destin humain, elle relie le petit au grand, le foyer au volcan la vie d’une bûche et la vie d’un monde.[8]
Dans ce passage Bachelard continue à citer George Sand, dans ses études sur la rêverie.
De La psychanalyse du feu à La flamme d’une chandelle, le thème impliqué dans le concept de rêverie devient plus profond et plus explicite.
En ce sens j’évoque Bachelard dans La flamme d’une chandelle :
Nous proposons donc de transférer les valeurs esthétiques du clair-obscur des peintres dans le domaine des valeurs esthétiques du psychisme. [9]
Bachelard donne la réponse à ce sujet dans la même œuvre où, par ailleurs, il cite George Sand :
George Sand a pressenti ce passage du monde de la peinture au monde de la psychologie. [10]
Mon étonnement croît, à ma grande joie, quand je découvre, quelques lignes plus bas, qu’elle le fait en pensant à notre tableau : Le philosophe en méditation de Rembrandt, dont George Sand donne une description intime, évoquée par Bachelard.[11]
Or, notre réflexion comprend plusieurs replis concentrés.
Premièrement, dans son tableau, Rembrandt donne son témoignage en image d’une méditation philosophique repliée sur elle-même.
Ensuite, George Sand offre une première ouverture de notre « polyptique imaginaire ».
C’est un premier déploiement de l’image pour insinuer le transfert de la peinture à la psychologie.
Ensuite, Bachelard offre une deuxième ouverture de notre polyptique et il élève à un métalangage esthétique le passage de George Sand.
Ainsi, Bachelard déploie le thème du clair-obscur du psychisme.
C’est un passage fondamental, car c’est précisément la rêverie qui offre le monde du clair-obscur.
C’est à partir de la rêverie qu’il est possible de savourer de manière réflexive cette image magistrale de Rembrandt.
Il s’agit d’un personnage immobile dans la paix chaleureuse d’un recoin. Et précisément le recoin est un espace en lui-même entrouvert.
Bachelard affirme :
Le coin est une sorte de demi-boîte, moitié murs, moitié porte.[12]
J’évoque quelques lignes de mon livre, Regard sur Vermeer :
L’espace de scénographie de Vermeer est, en général, un coin. Le coin est le lieu géométrique appelé angle. En passant du plan au volume, le coin est, à la fois, acuité-pointe, creux-arrondi. Le coin représente l’espace symbolique où se joue en même temps passion et action. Au sens strict, il représente géométriquement la coexistence de la passion-action, l’extériorité-intériorité. [13]
Dans le recoin le personnage immobile déploie l’intense activité de la rêverie créatrice qui est une mise en puissance de l’imagination libre.
Bachelard continue :
[C’est] une rêverie calme, calmante, qui est fidèle à son centre, éclairée en son centre, non pas resserrée sur son contenu, mais débordant toujours un peu, imprégnant de sa lumière sa pénombre. On voit clair en soi-même et cependant on rêve.[14]
Un cran de plus. Déployons un repli supplémentaire.
Dans cette « quatrième ouverture » de notre polyptique imaginaire, je propose d’inscrire l’image de Rembrandt, la théorie du tableau de George Sand et l’esthétique métathéorique de Bachelard, dans sa propre conception d’un trait essentiel de l’homme, condensé en un énoncé fondamental : « L’homme est un être entr’ouvert. ». [15]
Scholie finale
Le Zen japonais concentre l’intensité maximum de l’activité en zazen, position aurorale assise, immobile vers l’extérieur, dans l’activité de non-faire, de méditation, un laissez-faire laissez-passer les idées, images, sentiments, souvenirs, en une succession libre, une rhapsodie découlant du psychisme sans une finalité, une recherche de rien[16].
À ce moment, l’homme, l’être entr’ouvert bachelardien, qui devient l’être cosmique submergé dans la rêverie occidentale, se trouve en parfaite interdépendance avec le zazen japonais oriental[17].
En Somme, l’espèce est une des plus extrême diversité et différence et cette coïncidence orient-occident n’est ni hasard, ni mystère, ni snobisme, car cette espèce une sort d’Afrique et émigre aux quatre coins de la Terre.
Le caractère entr’ouvert de la condition humaine, le clair-obscur de sa nature, se manifeste comme une puissante impulsion imaginaire vers la vie lors des moments féconds de la rêverie, où règne la lumière de l’imagination créatrice en liberté.
Notes
[1] Rembrandt Harmenszoon van Rijn (del Rin), Leyde, 1606-1669, Philosophe en méditation, 1632, 28 x 34,5 cm, bois, musée du Louvre. René Hoppenbrouwers, Rembrandt, Éditions du Montparnasse, Diffusion Larousse, Paris, 1991.
[5] Analyse in extenso de la Poétique de Bachelard in M.N. Lapoujade, Diálogo con Gaston Bachelard acerca de la poética. UNAM-Mérida, Mexique, 2011.
L’enfer des eaux létales : une vision bachelardienne de la mort The Hell of Deadly Waters: Bachelard’s Vision of Death
Ionel Buşe
Université de Craiova, Roumanie
ionelbuse@yahoo.com
L’enfer des eaux létales : une vision bachelardienne de la mort
The Hell of Deadly Waters: Bachelard’s Vision of Death
Abstract: Generally, the representations of Christian hell belong to violent imaginaries. Even if this tradition is well represented in Christian texts and paintings, in other traditions (folk mythology, alchemy, literature, etc.) there appears a poetical dimension of death. Exploring this ”mild death”, the paper engages Bachelard’s approach of deadly waters. It also deals with the poetics deriving from ”feminine” thanatology.
Keywords: Gaston Bachelard; Hell; Deadly waters; Charon; Ophelia; Feminine thanatology.
Les imaginaires de l’enfer sont très riches dans les traditions chrétiennes. Si l’on regarde les peintures murales dans les églises orthodoxes byzantines on voit les catégories de péchés personnifiés avalés par un monstre qui ressemble au monstre biblique Léviathan. Les gens punis subissent toutes les tortures imaginées par l’être humain. Le feu de l’enfer est la matière la plus violente de l’imaginaire du mal dans la vision chrétienne. Dans la mythologie populaire roumaine les monstres thériomorphes, les porteurs du mal, sont aussi sortis du feu ou de l’eau. En ce qui concerne la représentation populaire du diable, elle est souvent liée de l’imaginaire d’étangs noirs ou d’eaux violents. En général les imaginaires des enfers chrétiens sont des imaginaires violentes. Bien que cette tradition soit bien représentée dans les textes et les peintures chrétiennes, dans d’autres traditions (de la mythologie populaire, de l’alchimie, de la littérature etc.) il y a une dimension poétique de la mort. En ce sens, nous nous proposons dans notre conférence de faire une approche sur l’imaginaire bachelardien des eaux létales en mettant en évidence aussi une poétique de la thanatologie féminine.
La mort comme passage sur l’eau
« La Mort ne fut-elle pas le premier Navigateur ? », se demande Bachelard. Dans son livre L’eau et la mort, Jean Libis essaie de valoriser l’imaginaire de l’eau létale en partant de la poétique de Gaston Bachelard. Il reproche à Mircea Eliade le fait de passer sous le silence cette dimension de l’imaginaire aquatique en mettant sur le premier plan la capacité fécondatrice et créatrice de l’eau.[1] En ce sens il cite le Traité d’histoire des religions où Eliade considère que « les eaux symbolisent la totalité des virtualités ; elles sont fons et origo, la matrice de toutes les possibilités d’existence ».[2] L’imaginaire de l’eau valorise en général ses propriétés germinatives. Mais certaines traditions mythologiques primitives mettent en valeurs aussi sa dimension létale. Mircea Eliade présente souvent le symbolisme de l’eau comme un symbolisme ambivalent par le symbolisme de la mort initiatique qui est toujours un commencement et non pas une fin. Le très connu symbolisme du monstre marin est par exemple un symbolisme ambivalent. Le ventre du monstre marin qui engloutit Jonas symbolise la mort, l’Enfer, qui correspond au Chaos, la Nuit cosmique avant la Création, mais aussi le retour à la puissance germinale qui précède les formes de l’existence temporelle. Jonas meurt et renaît pour un nouveau commencement. « Etre englouti équivaut donc à mourir, à pénétrer dans les Enfers – ce que tous très clairement entendre. Mais, d’autre part, l’entrée dans le ventre du monstre signifie aussi la réintégration d’un état préformel, embryonnaire ».[3] Même si l’imaginaire chrétien médiéval garde encore l’image de Léviathan biblique, il perd la dimension ambivalente. Il est assimilé au mal absolu, à la mort perpétuelle. De l’Enfer chrétien il n’y a pas de sortie.
Jean Libis critique Eliade de passer sous le silence la dimension létale de l’eau, mais pour les traditions préchrétiennes ou orientales cette dimension n’existe pas comme un mal absolu. Le reproche n’a pas d’objet. Dans sa formule absolue et rationalisée elle n’existe que dans le monde moderne occidental par la peur de la mort violente, issue peut-être de la tradition apocalyptique chrétienne.
En commentant les rêveries des eaux mortes chez Edgar Allan Poe, Bachelard nous introduit d’une perspective particulière dans l’imagination de la matière par l’intermédiaire de la rêverie de l’eau. Il utilise certains éléments de la psychanalyse dans son interprétation concernant par exemple les images premières des eaux, mais il met l’accent en même temps sur la liberté de rêverie du sujet. L’image inconsciente de la mère mourante dans l’œuvre de Edgar Poe est responsable peut-être de cet imaginaire de l’absorption de l’ombre du mort par l’eau, image rencontrée souvent dans la mythologie. En ce sens, le principe de l’imaginaire bachelardien de l’eau peut-être contenu dans ces mots : « L’eau est ainsi une invitation à mourir ; elle est une invitation à une mort spéciale qui nous permet rejoindre un des refuges matériels élémentaires ».[4]
L’eau est ainsi un des refuges matériels élémentaires présents dans les premières rêveries. Par ses rêveries l’homme est lié aux quatre éléments matériels : l’eau, la terre, le feu, l’air. Bachelard utilise un terme de psychanalyse, « le complexe » pour désigner cette relation d’origine. L’un des complexes est le complexe de Caron. Caron fait partie de la mythologie grecque mais il est présent aussi dans d’autres légendes, mythes et rêveries. « Tout un coté de notre âme nocturne s’explique par le mythe de la mort conçue comme un départ sur l’eau ».[5] Une partie de l’imagination matérielle est lié de l’eau de la mort. Bachelard l’explique par « les valeurs inconscientes accumulées autour des funérailles par l’image du voyage sur l’eau ». Il ne s’agit pas d’un simple symbole rationalisé de la barque de Caron, mais d’un complexe entier qui suppose la naissance des rêveries primordiales. Elles se retrouvent dans des divers mythes populaires, des légendes naturelles, etc. L’eau n’est pas un simple élément matériel elle est un élément rêvé. Les eaux des morts sont des formes oniriques qui pénètrent dans les structures des mythes. En ce sens on peut parler avec Bachelard d’un complexe onirique de Caron présent dans des mythologies ou des rêveries individuelles des poètes. Le passage vers l’autre monde, le passage sur l’eau par la barque d’un certain Caron temporaire est l’image de la mort même avec son enfer. C’est l’enfer de l’eau onirique.
Les mythes et les rêveries présentés par Bachelard sur la mort comme passage sur l’eau sont marqués par la figure de Caron, la mort lourde, lente, permanente. « La mort est un voyage qui ne finit jamais, elle est une perspective infinie de dangers… La barque de Caron va toujours aux enfers. Il n’y a pas de nautonier du bonheur ».[6] La barque va aux enfers, mais ce n’est pas l’enfer qui conte, mais le voyage ne finit jamais. Caron est le navigateur éternel. Il est le porteur des âmes et des malheurs de l’homme. « Sans Caron, pas d’enfer possible ».[7] Les rêveries des eaux létales sont concentrées sur « le passage » sur eaux, sur le travail de navigateur lourd et perpétuel de Caron.
Pour Bachelard le complexe de Caron avec ses images illustre l’eau dans la mort comme un « élément accepté » dans les rêveries matérielles primordiales des funérailles primitives. La mort est un passage sur l’eau, le Grand Départ accompagnée de Caron. Le philosophe français n’a l’intention de rationaliser les images du voyage des morts, de trouver des significations métaphysiques pour l’homme archaïque. Dans les religions primitives la mort n’est jamais définitive. On se demande si les rêveries primordiales de l’inconscient retiennent l’image comme la mort sur l’eau, pourquoi ne retiennent-elles aussi les images de la renaissance qui sont présentes même dans le christianisme par la résurrection de Jésus Christ ?
L’eau comme élément accepté de la mort est accepté peut-être parce qu’il est aussi un élément de la régénération. Les scénarios de la mort initiatique sont présentés dans toutes les cultures primitives. La résurrection est la rêverie plus étonnante de l’homme archaïque. Il accepte la mort et l’apprivoise par ses rituels mais aussi selon la croyance issue de sa rêverie primordiale de la renaissance. En ce sens, on peut dire que l’eau onirique de la mort est toujours ambivalente. Les rêveries des poètes sont-elles toujours chargées de ce pessimisme existentiel du complexe de Caron ?
L’ophélisation de l’eau et de la mort
L’autre complexe de la mort, interprété par Bachelard, est le complexe d’Ophélie, où il groupe les images selon le principe de la présence de l’eau dans la mort comme un « élément désiré ». En ce sens, il traite le problème du suicide en littérature qui est considéré « fort susceptible de nous donner l’imagination de la mort ».[8] Au niveau de la fiction, la projection littéraire du romancier les moyens d’expression sont plus riches et plus élaborés. Le problème est s’il touche les rêveries primordiales de l’eau désirée dans la mort. Bachelard fait ainsi appel à Shakespeare et à la mort d’Ophélie dans l’eau, « la vraie matière de la mort bien féminine ».[9] Par rapport au complexe de Caron qui peut être interprété comme un complexe masculine de la mort, le complexe d’Ophélie nous dévoile une mort douce, une mort féminine. L’innocente Ophélie meurt pour les pêchés d’autrui, elle ne porte sur les eaux ses propres malheurs. « L’eau est l’élément de la mort jeune et belle, de la mort fleurie, et, dans les drames de la vie et de la littérature, elle est l’élément de la mort sans orgueil ni vengeance, du suicide masochiste. L’eau est le symbole profond, organique de la femme qui ne sait que pleurer ses peines et dont les yeux sont si facilement « noyés de larmes » ».[10] Le personnage Laertes cité par Bachelard découvre devant le suicide d’Ophélie « ce qui est femme en lui ». Ce complexe universel vient lui aussi semble dire Bachelard de l’imaginaire primitif, du spectacle des êtres flottants qui semblent dormir et continuent à rêver. L’accent ne tombe pas sur la noyée, mais sur l’ophélisation de l’eau et de la mort. L’enfer n’existe plus.
Une mort paradisiaque ? L’eau ne coule pas dans l’enfer des morts. Il n’y a pas de Caron. « Pendant des siècles, elle apparaîtra aux rêveurs et aux poètes, flottant sur son ruisseau, avec ses fleurs es sa chevelure étalée sur l’onde ».[11] Ces rêveries mêlent la vie avec la mort. D’ailleurs dans les diverses traditions archaïques préchrétiennes l’eau a le rôle d’abolir l’extinction définitive. Les enfers laissent la possibilité de souffrance en conservant la vie à un niveau réduit, ce qui Mircea Eliade appelle un mode élémentaire de l’existence ; « c’est une régression, non une extinction finale. Dans l’attente du retour dans le circuit cosmique (transmigration) ou de la délivrance définitive, l’âme du mort souffre et cette souffrance est habituellement exprimée par la soif ».[12] La soif du mort se trouve aussi dans les rituelles d’enterrement dans la mythologie populaire roumaine. La belle Ophélie flotte sur une rivière calme et douce. Elle ne connaît pas la décomposition tout comme le moine Euthanasius de la nouvelle de Mihai Eminescu qui semble endormi sur l’eau qui coule. « L’Ile d’Euthanasius fait partie on peut dire de la classe des îles transcendantes parce que là « le devenir » n’est plus tragique mais est humilié. On peut parler d’un « arrêt sur place » parce que le cadavre d’Euthanasius n’est pas soumis au processus de décomposition et il reste sous cette cascade des siècles « tout comme un vieux roi des contes des fées » ».[13]
La tendance de la rationalisation des images, de faire des images concepts risque de dénaturer le processus même de l’imagination. Bachelard nous avertit par ses considérations sur la rêverie et sur le mécanisme de l’imagination littéraire qui se développe dans le règne d’image d’image. En ce sens il faut suivre la force des éléments matériels qui rend possible l’imagination matérielle. L’exemple de l’inversion d’un complexe d’Ophélie dans le roman de Gabriele D’Annuzzio, Forse che si, Forse che no, donné par Bachelard, a le rôle de nous montrer la force imaginative de l’élément aquatique. Les cheveux d’Isabella « glissaient comme une eau lente ». « Ce n’est pas la forme de chevelure qui fait penser à l’eau courante, c’est son mouvement… Ainsi une chevelure vivante, chantée par un poète, doit suggérer un mouvement, une onde qui passe, une onde qui frémit ».[14] La matérialité de l’eau détermine elle aussi ce complexe inversé qui unit l’eau, la femme et la mort. La mort est apprivoisée dans les rêveries des poètes et des peintres par l’eau et par la jeune femme. D’ailleurs Bachelard écrit : « L’eau humanise la mort et mêle quelques sons clairs au plus sourd gémissement. Parfois une douceur accrue, des ombres plus habiles tempèrent à l’extrême le réalisme de la mort ».[15] L’humanisation de la mort monte jusqu’au niveau cosmique par l’union de la lune et des flots, dans les rêveries poétiques, ce qui Bachelard nomme « scène d’amour du ciel et de l’eau ». La nuit, le ciel, la lune et les étoiles participent eux aussi à la tragédie de la triste Ophélie. Le pseudo-enfer noir des ombres se cache devant la lumière de la lune ophélisée qui semble être reflétée par les eaux de la rivière.
Les images de l’eau nous induisent une féminité cachée de l’eau mise en évidence par la mythologie, la psychanalyse, la littérature etc. Maternelle et érotique, l’eau se trouve dans des mythes, rêves, poésies. Il ne s’agit pas des eaux mortes, d’étangs noirs ou de marais des monstres, mais des rivières lentes, cristallines ou des eaux maternelles de la mer. Le suicide d’Ophélie par le désir de l’eau nous dévoilé une thanatologie qui unifie Eros avec Thanatos par la matérialité des images qui forment ce qui Bachelard appelle « le prototype de la mort littéraire ». Les rêveries poétiques d’un Rimbaud ou celles de la peinture de Delacroix ou Millais nous font que de redécouvrir en nous ce désir féminin érotico-thanatique de l’imagination. Matrice d’une euthanasie transcendantale[16], la littérature contribue ainsi tout comme les rituels mythologique d’apprivoiser la mort. L’image d’Ophélie peut-être interprétée, selon Bachelard, comme « un symbole d’une grande loi de l’imagination. L’imagination du malheur et de la mort trouve dans la matière de l’eau une image matérielle particulièrement puissante et naturelle. Ainsi pour certaines âmes, l’eau tient vraiment la mort dans sa substance. Elle communique une rêverie où l’horreur est lente et tranquille ».[17]
Le désir intime de la mort par l’eau ne tient compte de la mort réelle par suffocation, mais il exprime une mélancolie existentielle originelle. Plusieurs Ophélies des poètes expriment ce jeu intime d’une rêverie qui unit la nuit, la rivière, la lune dans une mélancolie qui semble avoir l’origine dans les rêveries primordiales de l’homme. Comme élément mélancolisant l’eau est considérée souvent un élément triste. Les commentaires bachelardiens sur certains poèmes d’Edgar Poe et Lamartine soulignent la tristesse de l’eau par les larmes. Une perte de l’être sont les larmes, une sort de dissolution de l’âme. Le monde entier semble trouver la dissolution dans les larmes de l’âme mélancolique. Tout semble envoyer à un unique élément, un élément cosmique qui tient tout l’univers, la vie et la mort – l’eau. « L’eau rend la mort élémentaire. L’eau meurt avec le mort dans sa substance. L’eau est alors un néant substantiel. On ne peut aller plus loin dans le désespoir. Pour certaines âmes, l’eau est la matière du désespoir ».[18] La rêverie mélancolique nous approche d’une profondeur philosophique. Les premiers concepts sont nés de rêveries. Mais plus que les concepts, les rêveries expriment par leur dimension poétique la profondeur de l’existence. Il n’y a pas d’angoisse concernant le néant substantiel, mais des rêveries.
En guise de conclusion
Dans le film d’Ingmar Bergman, Le septième sceau, le chevalier qui rentre de la croisade avec son écuyer après dix ans de guerre est attendu sur la plage entourée des eaux de la mer par la Mort personnifiée par un homme terrible habillé en noir. Le retour du chevalier Antonius Blok chez lui et dans son château c’est le retour vers la Mort. Il semble que pour le chevalier la Mort n’est pas une surprise et lui demande un répit de quelques jours en la provoquant à un jeu d’échecs. Son retour a lieu sous des signes apocalyptiques. La grande peste ravage le monde. Les vols, les crimes, les tortures, les gens mutilés par la peste sont présents partout. Un enfer réel entouré des eaux de la mort ? Une décennie et demie après la Grande guerre mondiale, ces images de l’enfer du film de Bergman posent encore des questions sur la croyance en Dieu, sur le sens de la vie et de la mort. Le sens de la vie pour l’écuyer du chevalier le voit dans la présence de la mort et du néant. Un enfer permanent. D’ailleurs le film finit par la danse macabre dans de la mort. La vie est un jeu qui finit toujours dans une danse macabre. Finalement le chevalier est vaincu par la mort, mais il aboutit à « saluer » une jeune famille de baladins en chemine qui vivaient en innocence leurs plaisirs simples et la croyance en Dieu. Est-ce le sens de la vie ? Peut-être que la vie et la mort doivent être rêvées au niveau de l’innocence. Les deux jeunes acteurs populaires qui dansent et chantent dans la présence de la mort sont d’un optimisme onirique primitif.
Si l’eau semble être un discret spectateur du monde qui entoure l’île réelle de l’enfer apocalyptique dans le film d’Ingmar Bergman, chez Bachelard elle est un véritable acteur de la mort. Le philosophe essaie de surprendre par ses commentaires sur la littérature et la mythologie, cet optimisme-pessimisme onirique dans les rêveries primordiales de la mort qui ne sont pas du tout cauchemardesques ou apocalyptiques. Elles sont des rêveries naturelles de la mort acceptée ou de la mort désirée comme un long passage sur l’eau. L’imaginaire de l’eau apprivoise toutes les aspérités violentes de la mort avec ses enfers rationalisés. Le rêveur bachelardien de la mort ne souffre pas de la « terreur de l’histoire ». Il n’est pas une âme innocente comme dans le film de Bergman, mais peut-être un esprit innocent. L’esprit innocent est l’esprit qui vit les rêveries primordiales par ses rêveries poétiques. En ce sens, la mythologie et la littérature au-delà des théories rationalistes les plus élaborés, même logiciste, restent une source inépuisable d’accès à l’univers onirique de l’homme, à l’imagination « conçue comme faculté naturelle et non plus comme une faculté éduquée ».[19]
La faculté naturelle de l’imagination semble avoir un correspondent féminin. On rappelle ici le principe de la phénoménologie bachelardienne sur les images du masculin et du féminin. « De l’homme à la femme et de la femme à l’homme il y a une communication d’anima. En l’anima est le principe commun de l’idéalisation de l’humain, le principe de la rêverie de l’être, d’un être qui voudrait la tranquillité et par conséquent, la continuité d’être ».[20] Si le principe de la rêverie de l’être est l’anima, on peut comprendre mieux la nature féminine de la rêverie et de la poétique. « Toute réalité, celle qui est présente, et celle qui demeure comme un héritage du temps disparu, est idéalisée, mise dans le mouvement d’une réalité rêvée »[21], écrit Bachelard. L’eau est considérée un élément matériel par excellence féminine. L’eau onirique de la mort est aussi chargée d’une féminité naturelle primitive. L’ophélisation de la mort nous dévoile une dimension féminine de la thanatologie onirique où l’image de l’enfer est dominée par la matérialité de l’eau qui unit la vie avec la mort dans le berceau maternel universel de l’eau qui nous offre aussi des messages thérapeutiques par la parole de l’eau. D’ailleurs L’eau et les rêves finit par un optimisme onirique qui nous rend peut-être le sens de la vie et de la mort par les rêveries matérielles de l’eau qui nous répondent à nos paroles chargées de malheurs existentielles :
« Venez, ô mes amis, dans le clair matin, chanter les voyelles du ruisseau ! Où est notre première souffrance ? C’est que nous avons hésité à dire… Elle est née dans les heures où nous avons entassé en nous des choses tues. Le ruisseau vous apprendra à parler quand même, malgré les peines et les souvenirs, il vous apprendra l’euphorie par l’euphuisme, l’énergie par le poème. Il vous redira, à chaque instant, quelques beau mot tout rond qui roule sur des pierres ».[22]
Notes