Jean-Jacques Wunenburger
L’ambiguité utopique : temple de Dieu ou prison de verre ?
Abstract: The author investigates the fundamental ambiguity of the concept of Utopia, seen either as an ideal society or as a totalitarian system.
Keywords: Utopia; anti-utopia; millenium; imagination; eschatology
Si l’on admet que la seule réalité concrète se confond avec ce que chaque homme vit ici et maintenant, dans le prolongement d’une histoire archivée et dans l’imminence d’un futur, à portée de volonté, l’utopie peut apparaître, dans sa plus large amplitude, comme l’ensemble des représentations et des actions, faisant référence à une autre organisation spatio-temporelle de la vie. En ce sens l’utopie se confond avec l’ensemble des activités et des productions de l’imagination, donc de représentations de ce qui n’est pas, n’a pas été ou ne sera pas, ce qui en fait communément le synonyme de l’irréalité. L’utopie relève par conséquent des oeuvres de l’imagination rêveuse qui anticipe et simule des images de ce qui n’est pas encore présentifié dans l’expérience du réel. Or la question est de savoir dans quelle mesure cette production de l’imagination lui a permis de développer une activité vraiment onirique et symbolique. Les utopies ont-elles vraiment constitué un relais de l’imagination mythique traditionnelle, qui avait, pour sa part, su donner une figure religieuse et mystique à une socialité de bonheur et de perfection ? Ou bien, au contraire, ne peut-on pas voir dans l’utopie une forme hybride, voire infidèle, d’imagination, qui n’aurait engendré que des plans et des idéaux stéréotypés ? Bref l’utopie ne serait-elle pas un cas typique d’une contamination de l’imaginaire, ici socio-politique, avec une rationalité unidimensionnelle et donc réductrice ?
1- Le mythe des espaces de béatitude
Bien avant l’ère des utopies consacrées par le nom générique donné par Thomas More en 1517, l’imagination socio-culturelle ne s’est jamais privée de donner une consistance symbolique à des espaces idéaux, jardins ou villes, qui trouvaient place dans les récits et croyances des mythes religieux. Toutes les grandes religions ont en effet donné naissance à des rêveries que l’on peut en un sens appeler utopies, au sens étymologique de lieux sans coordonnées assignables physiquement, et qui servent en quelque sorte de point de contact entre les dieux et les hommes. Tel est, en particulier, le sens de la Jérusalem céleste, cette Cité supra-historique, décrite dans les traditions mystiques juives (vision d’Ezéchiel), chrétiennes (Apocalypse de Jean) puis musulmanes, qui permet de visualiser la beauté et la perfection du royaume divin[1]. Ville de lumière célestielle, lieu doté d’une corporéité immatérielle, la Jérusalem céleste ne peut être décrite que par les yeux de l’âme, puisqu’elle ne dispose d’aucune trace visible en ce monde. Comme l’atteste la tradition apocalyptique du monothéisme, cette Ville sainte relève d’une expérience visionnaire proprement imaginale, qui présuppose une sorte de troisième oeil réservé aux spirituels et mystiques. Son plan et sa géométrie symboliques sont repris dans le registre de la théologie dite “templière”, à qui elle sert d'”imago Dei“, de figure de Dieu, de théophanie dans l’âme[2], utopie spirituelle dont H.Corbin commente longuement la thématique et la signification dans la tradition mystique musulmane[3].
Cette utopie spirituelle, ancêtre de l’utopie moderne, présuppose, dans les traditions qui la véhiculent, un ensemble de facultés noétiques, imagination visionnaire et intellect passif, qui rendent possible l’intelligence d’une surréalité métaphysique. Comme l’a montré H.Corbin, l’intellect est fait pour contempler les réalités suprasensibles, Idées ou essences divines, qui donnent la véritable connaissance des êtres dont nous ne percevons que les aspects particuliers et contingents par nos sens corporels ; il met à son service l’imagination active, non dépendante des particularités psychologiques de l’individu, qui dévoile entre le sensible et l’intelligible des images typifiantes, servant d’intermédiaires pour accéder à la vérité. Dans ces traditions métaphysiques visionnaires, largement inspirées par le platonisme et le néoplatonisme, la connaissance de la Nature conditionnée, source de la science, est subordonnée à une connaissance supérieure d’êtres inconditionnés. Mais si cette dernière est faite de représentations et d’intuitions d’éléments irreprésentables, elle met en jeu aussi bien l’intellect que l’imagination, en tant que faculté de l’âme. Ainsi l’utopie visionnaire n’a de sens que sur fond d’une pensée supra-rationnelle, qui cherche non à se rendre maîtresse du monde empirique mais à atteindre une perfection intérieure, qui ne peut se trouver que dans l’assimilation à Dieu. L’esprit y expérimente une lumière surnaturelle, en provenance de Dieu, qui le guide vers la source transcendante, au lieu qu’il ne devienne lui-même lieu d’émission d’une lumière naturelle qui va éclairer le monde pour le rendre commensurable. A l’imagination, dévoyée par la raison géométrique et opératoire, s’oppose donc une imagination prophétique, qui s’élève aux révélations d’une perfection divine, mais sans répondant, sans correspondant autre qu’analogique dans le monde extérieur[4].
2- Genèse ambivalente de l’utopie
Ce thème de haute spiritualité visionnaire, qui va de pair avec une métaphysique des niveaux de réalité, dont la nôtre est la plus dégradée, resurgit précisément à la Renaissance, mais sous des formes ambiguës qui se prêtent à des interprétations divergentes. Si l’on prend en effet en considération la première grande floraison de pensée utopiste au XVIeme siècle en Europe, on peut y reconnaître une superposition, voire un syncrétisme, de deux grandes formes d’imagination, nettement distinctes auparavant, tant du point de vue de leur mode de constitution que de leur champ de développement. D’un côté, l’utopie apparaît encore comme une variation des thèmes et motifs symboliques de l’imaginaire visionnaire et mystique, bien que ses formes commencent à se stéréotyper, de l’autre le mythème utopique se voit pris en charge par une imagination bien plus intellectualisée qui met le rêve au service d’un projet nettement rationnel :
– d’une part, l’utopie se nourrit toujours à une imagination mythico-prophétique affectée à la représentation des espaces-temps qui encadrent, en amont ou en aval, l’existence terrestre de l’homme. Elle se rattache encore à la production d’une luxuriante géographie des terres supra-sensibles où les êtres ont vécu avant leur naissance ou vont vivre après leur mort physique (Iles des Bienheureux, Enfers, purgatoires et paradis, Jérusalem céleste, pour rester dans la tradition monothéiste). Ces images religieuses d’un autre monde, aux localisations et datations variables, loin d’être de pures fictions, se présentent comme des révélations de mondes autres, directement inaccessibles, mais dont l’existence est authentifiée par des traditions. Elles servent avant tout de support à la réminiscence des origines individuelles ou collectives, et/ou à l’espérance eschatologique en une survie. Mais si nous pouvons en acquérir des visions, elles ne sauraient donner lieu à une appropriation volontariste par les hommes. Que les premières rêveries des utopies modernes aient encore quelque lien avec de telles réalités spirituelles suprahistoriques est attesté par la vivacité à la Renaissance de divers courants de pensée religieux ou mystiques (hermétisme chrétien, kabbale juive, mythes des Cités solaires des stoïciens), qui donnent lieu à toutes sortes de syncrétisme. L’utopisme renaissant reste ainsi dans la mouvance de l’imagination des Grecs pour qui la rêverie urbanistique, depuis Hippodamos de Milet, comme la nostalgie des pays du bonheur éternel, chère aux romanciers du bas stoïcisme (Iamboulos, par exemple), sont inséparables de l’évocation de lieux solaires situés dans un autre monde[5]
– mais simultanément l’utopie est déjà placée sous le contrôle d’une imagination allégorisante ou typifiante, destinée avant tout à conférer un contenu sensible, figuratif à des Idées spéculatives et abstraites. Des idéaux de vie collective, d’institutions socio-politiques, des idéologies même, peuvent ainsi trouver une expression concrète dans des hypotyposes, qui modélisent ou exemplifient ce que l’on a préalablement posé comme contenu intellectuel[6]. Les maquettes de communautés heureuses et parfaites servent alors à traduire in individuo ce que la pensée philosophique et politique se contente de produire sur le mode de l’Idée, d’une représentation réfléchissante de ce qui doit être en vertu de ses propriétés intrinsèques. Une telle imagination se subordonne donc à des informations rationnelles, dont elle conserve souvent nombre de traits constituants : uniformité, transparence, légalité, symétrie, dont on connaît la prégnance dans les utopies[7].
A partir de la Renaissance l’imaginaire utopique est donc le lieu d’une réorganisation majeure de l’imagination symbolique. L’utopie “imaginale” renvoie encore à un lieu métempirique, qui accueille des événements de l’âme. Chez un métaphysicien persan comme Sohrawardi, le terme de Nâ-Kojâ-Abâd, littéralement le “pays du Non-où”, désigne bien “une Terre, un pays (abâd) et c’est justement le pays où ont lieu les événements des récits mystiques. C’est un pays que l’on peut être admis à voir ; mais aucun de ceux qui l’ont vu n’est en mesure de le montrer”[8]. L’utopie moderne repose au contraire sur une inversion-perversion de cette figure mystique et laisse derrière elle une imagination métaphysique, trop éloignée de la nouvelle raison légaliste cartésienne. L’utopie, telle qu’elle se répand à partir de Thomas More, résulte donc d’un abâtardissement des images d’une Cité métahistorique, dont la vision était étrangère à toutes domestication et instrumentalisation spatio-temporelle dans notre vie. Les nouvelles maquettes utopiques vont de plus en plus se présenter comme des versions résiduelles, des scénarios tronqués de mythes religieux, dont elles décalquent manifestement la topographie spirituelle, reprenant, en particulier, tous les mythèmes de la lumière et de la transparence. Mais au lieu d’en faire des archétypes d’un espace spirituel, qui doit servir de lieu ultime pour les transformations de l’âme dans sa quête divine, les utopistes en projettent la forme sur terre, en en faisant le prototype d’une Cité désirée des hommes[9]. L’époque qui voit émerger l’utopie moderne fait donc coexister, se mélanger et se combattre deux formes d’utopies, deux quêtes de Cités, spirituelle et historique, et donc deux modèles de la pensée, l’une qui remonte des ténèbres de l’âme vers une lumière qui la dépasse, l’autre qui cherche à imposer sa lumière à tout ce qu’elle rencontre.
Il n’est donc pas étonnant que les grands textes classiques de la tradition utopienne, qui voient coexister dans leur économie symbolique ces deux pôles structuraux et fonctionnels de l’imagination, puissent être compris et interprétés selon des orientations très opposées. Si André Prévost, par exemple, rapatrie fortement l’utopie moréenne vers une parabole évangélique en y retrouvant la perpétuation d’un exercice spirituel et religieux, Louis Marin au contraire préfère y déceler des configurations d’images agissant comme opérateurs d’idées abstraites, politiques, économiques, sociales nées de la pratique[10]. A moins d’invalider dogmatiquement une de ces méthodes, prises aux extrêmes, on ne peut que conclure que l’utopie, en son texte paradigmatique déjà, se présente comme un lieu mental et textuel ouvert non seulement à des combinatoires formelles, mais aussi à des filiations opposées. Peut-être l’utopie (re)naissante devrait-elle précisément être considérée comme un type mixte de production d’images, un espace indéterminé d’intentionnalités imageantes, qui visualise d’autres modes de réalisation de l’humanité en se plaçant à l’intersection de grandes familles d’images de l’Autre. C’est pourquoi les nouvelles utopies peuvent à la fois assurer la pérennité d’archétypes religieux, favoriser des exercices d’inventions imaginaires, accréditer des plans déduits par une raison abstraite et se substituer à des pratiques sociales. Aussi n’est-il pas contradictoire de soutenir que la même utopie peut apparaître comme un avatar religieux traditionnel, comme une audace fictionnelle et comme un exercice réglé de déduction scientifique. L’utopie ne saurait donc être qualifiée unilatéralement de fruit d’une imagination créative puisque son unité vient précisément de la condensation (au sens freudien) de représentations à statuts différents[11].
3- La contagion par la rationalité optique
Sous quelles formes se manifeste donc cette normalisation du rêve socio-politique par un intellectualisme uniformisant qui va aller croissant ? Qu’est-ce qui peut permettre de comprendre cette lente régression voire invalidation de l’imaginaire spirituel ? Le genre utopique, né avec Thomas More, et qui lui empruntera nombre de ses codes rhétoriques, cherche clairement à confectionner des plans de cités, à fabriquer des maquettes de sociétés, qui permettraient de rompre avec les imperfections humaines constatées dans l’histoire. Mais ce tableau de la société idéale ne nécessite pas tant une transformation effective du réel, un changement radical de la nature des choses, qu’un simple changement d’éclairage. Car la méthode utopienne[12] consiste essentiellement en un exercice optique qui doit permettre de regarder la réalité humaine sous une lumière vive, qui a la puissance d’éliminer l’ombre, de débusquer le caché, c’est-à-dire métaphoriquement les maux d’une société. En ce sens, l’utopiste n’invente rien de vraiment nouveau, mais clarifie, épure l’ancien par des jeux de réflexion et d’inversion, qui relèvent essentiellement des effets de miroir et de lumière[13]. La Cité, vue au grand jour de l’utopie, peut se comparer ainsi à un dispositif optique, tout en verre, qui assure une transparence de toutes ses parties et en facilite la vision panoramique et intégrale. Cette symbolique de la lumière solaire, d’une lumière de midi sans ombre, comporte d’ailleurs une évidente dimension éthique, dans la mesure où les hommes, exposés à la vue, mis sous la surveillance d’un regard qui voit tout, se laissent moins aisément aller au vice, à la faute, au péché. Car être exposé à la lumière, être toujours visible, incite à faire bonne figure, à bien agir et à bien vivre, sans se faire remarquer[14]. Le solaire devient ainsi l’emblème de la vertu.
Cette démarche optique, propre au genre utopique, naît précisément au 16e siècle, dans un contexte culturel marqué par la prégnance d’une symbolique de la lumière et de la spécularité. Déjà au Moyen-Age les universaux, le vrai, le bien, le beau, se laissent reconnaître et énoncer à travers l’image de la lumière solaire, analogue à la lumière divine. Ce langage métaphorique de la lumière astrale remonte aux traditions franciscaines et augustiniennes[15] et même à une mythologie solaire, active en Grèce et dans l’Egypte anciennes. La réactualisation utopienne[16] la plus achevée de cette symbolique, source d’inspiration pour la longue descendance des utopies, est assurée par le dominicain calabrais Campanella. Sa “Cité du soleil”[17], inspirée par l’expérience monacale, voit son harmonie et sa perfection assurées et garanties par référence à un changement d’optique. Alors que nous sommes encore affaiblis par notre vision déficiente, celle du péché,[18] la cité idéale espérée doit être régie par une autorité unique, celle du grand Métaphysicien, dont l’oeil pourra placer toutes choses sous son juste regard (réminiscence du Dieu “pantocrator” de la tradition byzantine ?). Car ainsi les habitants de la nouvelle Cité, ne pouvant plus échapper aux regards, intérioriseront sans violence les normes de la vie bonne. C’est pourquoi Campanella dispose la ville en étages à flanc de colline, à la manière d’un amphithéâtre, aménage des salles communes pour renforcer la socialité et institue des confessions publiques le jour du grand culte solaire. La Cité est ainsi pure ou purifiée, parce qu’y sont bannis les coins et recoins invisibles, lieux du vice, du mal, parce que tout doit s’y faire en plein jour, en public. Le changement est significatif : à la fin de la Renaissance, il ne s’agit plus d’attendre de la lumière divine un salut, mais de s’approprier son omnipotence, son omnivoyance, pour perfectionner le monde ici-bas. L’optique, en tant qu’elle permet de maîtriser par des artefacts la lumière et ses rayonnements, devient ainsi la technique, et plus tard la science, idéale, car elle est celle qui est le plus à même d’idéaliser le réel, de nous le faire voir clairement, sans l’obstacle des aspérités et des résistances des choses, vues par l’oeil imparfait, sans lunettes correctrices.
Le succès du genre utopique est en fait contemporain de la montée et de la généralisation du paradigme optique, qui permet de tout voir et qui modifie les choses vues. L.Mumford a bien noté comment les progrès accomplis dans la fabrication des verres, fenêtres et miroirs, avaient permis de valoriser les vertus d’un oeil chaussé de lunettes et armé de verres[19]. Phénomènes de réfraction et de réflexion donnent alors lieu à la formulation de lois scientifiques et à une phénoménotechnique répétable. La mutation de la peinture va en condenser toute la symbolique. Car la reconstruction artificielle de l’espace à l’aide du quadrillage géométrique et des lignes de perspective, n’obéit pas seulement à la volonté de résoudre le problème de la reproduction du réel, celui de la mimesis. Comme l’a souligné M. Braxandall, dès le Quattrocento (15è siècle), la perspective est adoptée parce qu’elle rapproche aussi d’une meilleure connaissance des choses. Anticipant la perception achevée, inaltérable, que l’homme va connaître après le jugement dernier, la perspective est censée conférer à l’humanité une vision nouvelle dès cette vie[20]. Les règles de l’optique picturales s’imposent donc comme la conquête d’une orthodoxie des sens, analogue à la pureté morale promise aux élus. La reconstitution d’une vue totale prend valeur spirituelle, puisqu’elle corrige la chute, libère du péché et nous arrache à notre finitude. L’utopie accompagne donc une réforme à la fois technique, artistique et morale, dont les tendances et motivations profondes concernent la sanctification solaire de l’oeil : mieux voir comme être mieux vu garantissent une transformation éthique et ontologique, permettant d’obtenir dès ici bas les conditions approchées de la béatitude et du paradis.
Ces tendances culturelles qui engendrent l’utopie convergent enfin avec la philosophie nouvelle, qui trouve dans le cartésianisme l’exposé canonique de sa méthode. La raison peut, en effet, espérer s’affranchir et de l’empirisme aristotélicien et du panpsychisme renaissant, qui entremêle l’âme et le corps, par une méthode nouvelle, qui ne tiendra pour vrai que ce que l’esprit aura appréhendé à travers des évidences, des idées “claires”, c’est-à-dire intégralement descriptibles, et “distinctes”, c’est-à-dire aisées à discriminer de tout ce qui leur est associé par analogies trompeuses. La nouvelle science est invitée ainsi à partir de représentations pures, vidées de leurs surcharges sensorielles, afin de procéder par décomposition, par inventaire des éléments, par développement de chaînes de raisons nécessaires, afin d’en déduire des énoncés nouveaux et vrais[21]. Triomphe d’un ordre intellectuel lumineux, imposé par un regard non encombré de limites empiriques, le cartésianisme développe dans le domaine de la connaissance du monde la même utopie que les prescripteurs de cités solaires, nettoyées de leurs scories par un pouvoir oculaire. Il est significatif en ce sens que Descartes exprime simultanément sa déception à l’égard des villes anciennes, encombrées par le désordre labyrinthique et l’illisibilité des modifications successives, et son goût pour l’art (monarchique) récent de création des villes nouvelles, toutes d’une seule pièce, claires, aérées, symétriques et géométriques, à l’image de la raison[22].
L’utopie littéraire et politique s’est ainsi imposée comme une technologie socio-politique, qui épouse les formes nouvelles d’une rationalité, désireuse d’arraisonner le monde pour exalter la puissance de l’homme sur la Nature, une fois séparée de Dieu. Science et politique de l’âge classique vont ainsi être marquées par la même procédure utopique, en cherchant à obtenir des effets de savoir ou de pouvoir par un nouveau regard, qui s’abstrait des contingences empiriques et leur substitue une modélisation unidimensionnelle. A travers l’utopisme, l’imagination se trouve contaminée par la raison, le possible se voyant réduit à une lumière artificielle chargée d’arracher le réel à son opacité. Ainsi l’âge classique ramène l’imagination au seul dérèglement des représentations et récupère son pouvoir d’anticipation, de visualisation des possibles, au profit de la seule méthode rationnelle. La Cité comme la Nature peuvent faire l’objet d’une science, dans laquelle les hommes tels qu’ils sont, vont être remplacés par des individus rectifiés, standardisés, par les lois, la médecine, le travail spécialisé, taylorisé avant l’heure. Philosophie post-cartésienne et utopies urbaines marchent ainsi en parallèle, confiantes dans les vertus réformatrices de l’optique.
4- La mise au pas de la nouvelle Cité
C’est bien pourquoi, dans les nouveaux schèmes de l’imagination utopique, l’espace-temps de la socialité idéale s’est trouvé progressivement vidé de sa profondeur symbolique. L’imaginaire symbolique, et souvent visionnaire, des terres de perfection a fait place à des maquettes de plus en plus standardisées, dans lesquelles des hommes uniformisés abandonnent leurs désirs et leurs projets aux mains de planificateurs maniaques de l’ordre. Ce glissement est, à bien des points de vue, favorisé par les images issues de la vie réglée des monastères, par les contraintes rigides des architectes modernes imprégnés de cartésianisme, par les exigences de normalisation de la nouvelle société militaire[23]. Les valeurs d’égalité, de justice, de bonheur, ne prennent sens qu’à l’intérieur de sociétés closes, sans excès ni excédents. Comme le souligne G. Lapouge, la communauté traditionnelle, vivant à proximité des dieux, se transforme en un corps social, forgé de toutes pièces sur le modèle des corps physiques, dotés de lois simples et uniformes de la physique scientifique[24].
Ce régime tranché de l’imagination utopique se retrouve clairement dans le mode de vie des cités idéales. Le bonheur collectif, en effet, n’est plus situé dans une sorte de niche écologique ou dans une cité céleste spirituelle. L’utopiste moderne rêve, au contraire, d’une ville construite à partir d’un plan scientifique et fonctionnel, fortifiée contre les menaces extérieures par de multiples défenses infranchissables, et découpée, à l’intérieur, en îlots et quartiers séparés, spécialisés, protégés, pour l’hygiène et la sécurité, de toute initiative individuelle. Même lorsque l’espace urbain profane, qui remplace les terres sacrées du mythe, réactualise encore un paysage de type édénique, il s’agit à présent d’un lieu clos sur lui-même, indifférent aux variations de la vie. Standardisation de l’habitat, surveillance des activités, contraintes des activités productives, intériorisation des mêmes lois par tous les citoyens, sont autant d’indices d’un imaginaire diurne, qui sépare, fige, oppose les éléments[25].
Ainsi donc, l’imaginaire de l’utopie moderne se fige autour d’une configuration unidimensionnelle et réductrice. La polymorphie des mondes alternatifs qui traverse la représentation mythique des communautés traditionnelles s’effondre dans une figure qui refuse l’espace des dissymétries, des irrégularités, aussi bien que le temps des retours, des rythmes multiples. Comme l’a montré, par exemple, J.Gabel, l’imaginaire utopique s’apparente à une pensée socio-centrique, crispée sur des oppositions irréductibles et inconciliables, qui dédialectisent le tissu de la société complexe, qui immobilisent et atomisent un ordre rebelle à toute vie spontanée, à tout flux événementiel, à toute action imprévisible[26]. L’imagination utopique, loin d’exprimer une fécondité créatrice des images socio-politiques n’est pas sans rapport alors avec les productions aplaties et stéréotypées de certains troubles psychopathologiques. Il n’est pas surprenant alors que l’on puisse identifier, comme Mühlmann, chez certains messies sociaux, qui veulent hâter l’avènement d’un monde parfait, des symptômes paranoïaques, ou comme F. Laplantine, chez certains réformateurs obsessionnels, qui figent le social dans des programmes minutieux, des symptômes schizophréniques[27]. Il est donc tentant de dire, qu’en laissant libre cours à des aspirations utopiques, l’homme occidental a adhéré à un tableau socio-politique dévitalisé, monocorde, magiquement arraché aux forces centrifuges de la différence et du changement ; et plus profondément, que l’utopie a participé à un affaiblissement de la puissance du rêve, à une décalcification de la fonction de l’irréel. Car l’utopie n’est pas morbide parce qu’elle nous détournerait du réel, mais bien parce qu’elle nous condamne à idéaliser des prototypes de socialité plus pauvres que le réel.
5- Le sursaut du rêve millénariste
Mais l’aspiration à une justification rationnelle d’un ordre civique idéal a du mal à se tenir à l’écart des désirs et des rêves. L’utopisme occidental va engendrer de nouvelles matrices de rêves sociaux, orientés vers un futur proche ou lointain, au lieu d’être mesurés à l’aune du paradis des origines. L’adoption d’un modèle de temps linéaire et progressif, orienté vers un salut individuel et collectif, issu des traditions juive et chrétienne, va mobiliser des esprits messianiques qui aspirent à prévoir et à contrôler l’avènement de sociétés plus justes. Encouragés par les rêveries millénaristes médiévales, en particulier par celle de Joachim de Flore, des hommes d’Eglises, des responsables politiques vont, à partir de la Renaissance, trouver dans les maquettes de sociétés nouvelles, un élan nouveau pour adhérer aux idéaux d’égalité et de justice du monothéisme. L’utopie moderne prend donc corps dans l’imaginaire occidental à mesure que la culture s’imprègne de la croyance en l’avènement d’un changement proche et irréversible dans les conditions de vie des hommes, qui trouve son fondement dans l’attente apocalyptique[28].
En s’emparant des maquettes utopiques nombre d’activistes sociaux ont ainsi cru réenchanter les modèles et laisser s’enflammer de nouveaux désirs d’infini. L’impatience de l’action qui pousse à réaliser concrètement les idéaux rêvés pousse à imaginer un grand nombre de scénarios qui illustrent les flamboiements de l’imagination sociale dans le sillage des utopies littéraires. Ainsi prennent forme et force un imaginaire de révoltes et plus tard de révolutions qui atteindra son apogée à l’ère des grands messianismes socialistes et romantiques. Cette poussée d’imaginaire activiste prend à son tour des voies multiples, parvenant plus ou moins à briser les carcans de la rationalité politique. En effet que l’activité utopique se tourne vers un programme explicite de transformation de la réalité ou qu’elle s’en tienne, en apparence, à un simple jeu sur des variations possibles, elle comporte inévitablement une dimension de réalisation pratique. La représentation d’une altérité suscite ou renforce un désir de changement et amène à envisager une métamorphose du présent. De ce point de vue aussi, il apparaît que le champ de l’utopie est traversé par plusieurs visées pratiques dont le contenu et les effets se révèlent très diversifiés. Ainsi on peut ainsi distinguer trois manières de penser le rapport de l’utopie à la transformation du réel[29] qui dessinent un spectre de cette nouvelle hybridation de l’imagination et de la raison :
– une voie anarcho-extatique pour qui le contenu du tableau utopique doit pouvoir se substituer, sans délai, d’un seul coup, à la réalité existante. L’utopiste, faisant fi de la substance de l’histoire, de la maturation des événements, espère matérialiser ici et maintenant le contenu imaginaire. Cette impatience activiste se nourrit d’ailleurs de modèles topologiques, dans la mesure où la représentation d’un monde inversé semble faciliter sa mise en pratique. Pour changer le monde il suffit de retourner ce monde sur lui-même, faire le même chose mais en sens contraire (mythes antiques du monde inversé, pays de Cocagne à la Renaissance, etc.), ce que les sociétés expérimentent déjà elles-mêmes à travers des rituels (la fête comme inversion de l’ordre du monde)[30]. De ce point de vue l’utopie avoue des affinités avec toutes sortes d’imaginaires religieux qui ont voulu, à côté de la société globale, instaurer des modes de vie alternatifs : mystique essénienne en ancien Israël, communautés gnostiques ou cathares, dont nombre de traits vont se retrouver dans les expériences de rupture avec l’ordre social de communautés politiques (anarchistes au dix-neuvième siècle, courants dits alternatifs récemment);
– une voie messianico-révolutionnaire : l’utopie prend place ici dans un calendrier historique, sa réalisation pouvant être annoncée prophétiquement. Le dévoilement de la maquette de la société idéale est inséparable d’une révélation de son avènement futur. La prescience de ce perfectionnement à venir de la société ou de l’humanité, confirmé souvent par une personnalité messianique, autorise dès lors à prendre des dispositions pour le présent, qui peuvent aller jusqu’au déclenchement d’une violence contre l’ordre établi pour préparer l’avènement du monde meilleur[31]. Le millénarisme, en tant que prophétie religieuse relative à l’avènement d’une royauté christique sur terre pour mille ans, après le triomphe avant-coureur des forces du mal (l’Anté-Christ) a ainsi souvent exercé une puissante attraction sur l’utopie, qui s’est vue, à travers lui, embrayé sur l’histoire révolutionnaire ;
– une voie utopico-ecclésiale : à la démarche d’altercation avec la société existante, justifiée par l’annonce des changements à venir, s’oppose enfin un modèle d’alternance selon lequel l’ordre ancien cèdera la place un jour encore indéterminable à un ordre nouveau. En attendant, une organisation ecclésiale ou sectaire, selon les cas, est chargée d’entretenir la promesse et de préparer l’avènement d’une ère de justice universelle. De nombreuses communautés d’inspiration utopique se structurent ainsi autour d’une espérance apocalyptique, tout en refusant toute transformation volontariste voire violente, des conditions présentes du monde. La croyance au monde utopique permet au contraire de supporter iréniquement l’existence avec la certitude qu’un autre monde viendra en son heure lui succéder, à l’horizon terrestre ou sur un plan métempirique.
Ainsi l’utopisme, dès lors qu’il rencontre la temporalité linéaire de l’histoire collective, se voit contraint de définir l’écart plus ou moins grand qui le sépare de la réalité et l’intervalle de temps qui sépare la perfection de sa réalisation concrète. Alternative, altercation ou alternance définissent alors autant de formes d’intensification de l’utopie selon qu’elle veut se présentifier totalement, s’incarner progressivement ou demeurer dans une sorte de relation asymptotique avec l’histoire. S’il est vrai qu’à l’intérieur de la société idéale le temps perd sa puissance de corrosion ou de création, plaçant ainsi les hommes dans une sorte d’éternisation indéfinie, l’utopie se tient, pour ceux qui se la représentent, dans un tel rapport au présent qu’elle finit par jouer le rôle d’un accélérateur d’histoire. A travers la praxis et ses tropismes de transformation, l’imagination se greffe à nouveau sur le réel pour essayer de transformer le rêve en réalité. Il reste que toutes ces tentatives de réalisation des utopies ont vu en général se briser le rêve sur des réalisations oppressives voire totalitaires[32] qui ont fini par faire naître les contre-utopies, sortes d’exercices de dénonciation, de démystification et finalement d’exorcisme des utopies.
L’aspiration obsessionnelle des utopies à une cité coupée du monde, fermée comme une cellule monacale, tournant comme une horloge sur elle-même, se voit donc amplifiée par l’imaginaire de l’histoire. L’utopiste, mâtiné de millénarisme, cherche généralement à planifier l’heure de la descente de sa maquette dans l’histoire, voire à la hâter, quand ce n’est pas à en expérimenter, ici et maintenant, une première esquisse. Les images millénaristes, présentes aussi bien chez Campanella que chez Thomas Münzer, chez les Levelers anglais que chez les puritains d’Amérique du nord, déclenchent, chez beaucoup d’activistes, une prise en charge conflictuelle et tourmentée du réel[33]. La société globale dans laquelle l’utopiste se voit envoyé comme réformateur, voire comme prophète d’une nouvelle Jérusalem, est vécue comme lieu et moment d’une intense concentration de forces du mal. L’aventure utopique repose dès lors sur un manichéisme outrancier où les puissances du mal, ou de l’Antéchrist, retardent l’avènement prévu de la société juste. L’utopiste s’identifie alors à une sorte de cavalier de l’Apocalypse, qui s’autorise à semer le vent de la révolte parmi les opprimés et commence à purifier le monde par de sanglantes épurations, pour mieux préparer l’arrivée du Messie[34]. L’impatience et l’exaltation, nées de la vision de la cité idéale, provoquent la haine du présent, une peur du devenir, une crispation sur le salut. De même que l’espace de la Cité idéale est clôturé contre les forces extérieures et pacifié de l’intérieur par un pouvoir tentaculaire, de même le temps de l’histoire se voit scindé entre un présent diabolique et intolérable et un avenir lumineux et angélique., ce qui fige et appauvrit à nouveau le rêve historique.
6- Les malentendus de l’imagination utopique
Ainsi, paradoxalement, les images utopiques malgré leur fréquentes réanimations par les rêves de l’action et de transformation ont, non seulement abâtardi l’imagination sociale, mais ont permis de mimer, de simuler, une rationalité politique, qui du coup, n’a pas toujours pu se libérer du carcan de ses attentes idéalisées. Et la place prise par l’utopie dans la sphère des idées et des débats politiques a fait que nous sommes au bout du compte, à la fois frustrés de vrais rêves sociaux et amputés d’une rationalité critique instituante. En nous donnant à voir et à réaliser une société, construite par des architectes maniaques de la ligne et par des législateurs totalitaires, et préparée souvent par des épurateurs sanguinaires, les utopistes ont donc contribué à un nivellement et à un détournement de notre imaginaire social.
D’abord, les images de la cité idéale ont déporté l’attention des sociétés modernes vers cette seule dimension exclusive qu’est l’avenir et ont asservi l’imagination à la seule conquête d’un progrès imminent. Jamais, comme ces derniers siècles, la trame de l’existence socio-politique n’avait connue une telle saturation de prophéties, de prospectives, de futurologies, de récits de science-fiction[35]. Si le possible est certes une source privilégiée d’invention, de combinaison et donc de création, on peut cependant déplorer que l’avenir utopique ait été anticipé sur un mode si répétitif et que le temps à venir ait été attendu de manière tellement névrotique.
Ensuite, cette saturation du vécu social par un imaginaire prospectif a, par là même, entraîné une dévaluation correspondante de la dimension du passé. Le mythe social du progrès, charrié par l’utopie, s’accompagne donc d’une démythologisation du passé et d’un déracinement de l’homme hors du terrain de son histoire. L’utopie exalte ainsi l’amnésie et travaille dans le degré zéro de la tradition, dans le vide aseptisé de la continuité culturelle[36]. Alors que le mythe traditionnel renvoie l’homme au primat de l’origine, mais en lui offrant toujours la perspective d’une rénovation cosmique dans l’avenir, l’utopie linéaire tente de délier définitivement les hommes de la pesanteur des choses, du temps de l’erreur et de l’ignorance. Si l’on peut, certes, soutenir que certaines sociétés archaïques se sont immobilisées dans un conservatisme passéiste, source d’inertie culturelle, on peut aussi se demander, si au delà d’une certaine densité d’idéaux utopiques, nos sociétés modernes n’ont pas, au nom d’une exclusion intolérante, jeté l’enfant avec l’eau du bain, et consacré un temps dévitalisé et bancal. En faisant table rase du passé, l’imagination utopique a peut-être stimulé une espérance et libéré l’esprit du poids de modèles devenus inertes, mais elle s’est peut-être aussi privée de repères régulateurs, d’une rythmique dynamique, insérée dans une longue durée, qui seuls permettraient d’éviter une instabilité historique, source de tant de traumatismes guerriers et de catastrophes psychiques. La boulimie progressiste, la mobilisation permanente des énergies, usent une société ou une culture, qui, détournée de son passé, ne trouve plus nulle part de lieu où se ressourcer, de moments pour se reposer des fatigues de l’histoire[37].
Enfin, l’imagination utopique, absorbée par la fuite vers l’avenir et le rejet du passé a finalement été responsable d’une cécité des hommes sur leur présent. Le moment présent ne vaut plus que par ce qu’il annonce ou permet d’instaurer. A force de le courber devant les projets et les programmes, de préparer le terrain aux formes et aux forces de demain, l’imagination, comme le souligne M. Maffesoli, a asphyxié le « sens du présent »[38]. Fermé à la chaleur et à la profondeur des choses dans leur diversité et leur imperfection, l’utopiste ne voit partout que signes de blocages ou signes avant-coureurs, que minutes perdues ou à gagner. L’utopiste a ainsi étouffé en l’âme de l’homme la liberté sans finalité, le repos sans angoisse du lendemain, l’action sans effet d’avenir, le geste beau et gratuit, le vrai jeu et donc le vrai rêve. L’utopie ne retient du présent que ce qui est conforme au modèle anticipé ou espéré. L’utopisme est une machinerie d’images qui broie la vie prolifique qui surgit de toutes les formes les plus banales et les plus prosaïques du quotidien. Son rêve standardisé décolore et désenchante la palette bariolée et anarchique du train du monde. L’utopie est bien refus de la différence sans fin de la vie.
C’est pourquoi en fin de compte l’utopie au début de l’ère moderne, dans ses formes purement scripturaires, comme dans ses versions activistes, ne peut satisfaire pleinement ni aux exigences poétiques ni aux exigences rationnelles, scientifico-philosophiques. Du poétique elle retient certes souvent un dépaysement fascinant, une floraison de curiosités idylliques ou fantastiques, mais sans accéder à une créativité verbale, à une jouissance des images, à une subjectivation intimiste. Les écrits utopiens relèvent d’un genre stéréotypé, proche des froids inventaires, des classifications maniéristes, des manuels catéchétiques, voire des modes d’emplois de bricoleurs, ce qui explique leurs ressemblances formelles et leur anesthésie esthétique. A l’abstraction scientifico-philosophique les utopies empruntent souvent des propositions normatives sur l’institution, des exposés austères de codes, des normalisations quantophréniques, des références obsessionnelles à des lois physiques ou juridiques ; mais à l’inverse elles se contentent d’une démarche purement ostentatoire, se limitant à l’exposition de dispositions sans en produire, par déduction rationnelle, la justification théorique ou axiologique. De ce télescopage de discours et de modes de construction naissent à la fois la fascination pour une imagination hybride et une certaine complaisance morbide à l’égard d’activités mentales privées de leur condition de validité propre. Cette ambiguïté de l’utopie explique alors qu’elle puisse servir parfois à imposer de droit un ordre socio-politique qui n’a pourtant aucune nécéssité, ni onirique ni rationnelle.
L’utopie passe généralement pour avoir été le moteur d’un renouvellement sans précédent des représentations et des idéaux politiques. A la réflexion, il y a peut-être là une illusion d’optique tenace. Car, en premier lieu, l’utopie a surtout appauvri les représentations socio-politiques en les laissant se cristalliser autour d’une même matrice répétitive et fortement simplifiée par des canons rationnels. En ce sens, l’utopie a bien davantage nourri des idéologies politiques stérilisantes que vraiment provoqué aux rêves alternatifs. Dans l’utopie l’imagination socio-politique se révèle la plupart du temps pauvre et glacée. En second lieu, la surdétermination de l’imagination utopique en Occident a entraîné une sorte de confiscation de l’imaginaire au profit de la seule obsession politique. Cette hypertrophie du politique, de ses espérances, de ses idéaux, a, rétroactivement, appauvri l’imagination en général. La rêverie cosmique, la fabulation mythique ont, plus d’une fois, été refoulées au profit des seules maquettes de Cité idéale. L’utopie serait bien, de ce point de vue, responsable d’une atrophie paradoxale de notre imaginaire.
[2] Voir H.Corbin, Temple et contemplation, Flammarion, 1980.
[3] Voir H.Corbin, Terre céleste et corps de résurrection, Buchet-Chastel, 1960.
[4] Cette tradition sera continuée dans l’idéalisme allemand à l’âge romantique qui fera de l’imagination une faculté spéculative. Voir J.L.Vieillard-Baron, Hegel et l’idéalisme allemand, Vrin, 1999<
[5] Voir par exemple J.Bidez, “La cité du monde et la cité du soleil chez les Stoïciens”, Bulletin de l’Académie royale de Belgique, Les Belles-Lettres, 1932.
[6] L’hypotypose “peint les choses d’une manière si vive et si énergique qu’elle met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau ou même une scène vivante”, Voir P.Fontanier, Les figures du discours, Flammarion, Champs,1968, p 390.
[7] Vouir G. Lapouge, Utopies et civilisation, Flammarion, Champs, 1978.
[8] H. Corbin, En Islam Iranien, Gallimard, Tome I, p 188.
[9] Sur cette évolution voir Jean Servier, Histoire de l’utopie, Gallimard, Idées, 1967 < et sur l’importance du thème religieux dans l’histoire des utopies urbaines, voir J.B.Racine, La ville, entre Dieu et les hommes, Presses bibliques universitaires et Anthropos-Economica, 1993..
[10] A. Prévost, Thomas More et la crise de la pensée européenne, Mame, 1969 < L.Marin, Utopiques, jeux d’espace, Ed.de Minuit, 1973.
[11] La condensation est un des procédés du rêve qui permet de télescoper en un ensemble unique des contenus différents.
[12] La méthode d’invention des utopies a donné lieu à diverses lectures. Parmi d’autres > R.Ruyer, L’utopie et les utopies, PUF, 1950, Réed.G.de Montfort, 1988.
[13] Une lecture sémiotique d’une telle optique se trouve chez L.Marin, Utopiques, jeux d’espace, Ed.de Minuit, 1973.
[14] Cette liaison entre conscience et attitude morales d’une part et exposition au regard de l’autre est au coeur déjà des Confessions de saint Augustin et constituera une des thématiques récurrentes de la philosophie morale européenne..
[15] Voir R.Javelet, Image et ressemblance au XII e siècle, Letouzey et Ané, 1967.
[16] Nous convenons de réserver le terme d'”utopique” à toute visée mentale et “utopien” à ce qui a trait à la seule médiation littéraire.
[17] Campanella, Cité du soleil, Vrin, 1981, p 38 sq. Voir > L.Firpo, “La Cité idéale de Campanella et le culte du soleil”, dans Les utopies à la Renaissance, PUF, 1963, qui cite le poème rédigé en prison : ” Tu es le temple vivant, la statue et le visage vénérable du vrai Dieu, son appareil et son flambeau suprème, père de la Nature, heureux souverain des étoiles, vie, âme et sens de toutes créatures, sous tes auspices j’ai érigé avec ma philosophie une école admirable en hommage à la première Sagesse”. Campanella inspirera d’ailleurs en grande partie la symbolique solaire de la monarchie de Louis XIV. Voir J.P.Néraudeau, L’Olympe du Roi-soleil, Les Belles-lettres, 1986, p 35 sq..
[18] Saint Paul évoque clairement cette condition : “Aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir, en énigme, mais demain nous verrons face à face” (Epître aux Corinthiens 1, 13.12).
[19] Voir L.Mumford, Technique et civilisation, Seuil, p 119. Voir aussi J.Baltrusaitis, Le miroir, Elmayan – Le Seuil, 1978.
[20] M. Braxandall, L’oeil du Quattrocento, Gallimard, 1972, p 157.
[21] Voir en particulier les quatre règles de la méthode de Descartes, dans Discours de la méthode, Deuxième partie, Garnier-Flammarion.
[22] “Ainsi voit-on que les bâtiments qu’un seul architecte a entrepris et achevés, ont coutume d’être plus beaux et mieux ordonnés, que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d’autres fins..” Ibidem.
[23]. G. Lapouge, Utopie et civilisation, Op.Cit.
[24]. Op. cit.
[25]. Sur l’urbanisation utopique en Europe de l’est, voir A. Kopp, L’architecture de la période stalinienne, Presses universitaires de Grenoble ; et notre étude, « La société pouponnière, métamorphoses de l’utopie », dans Milieux, 1985, N° 22, p 22 sq.
[26]. J. Gabel, Op. cit.
[27]. W. F. Mühlmann, Messianismes révolutionnaires du tiers-monde, Gallimard, 1968 ; F. Laplantine, Les trois voix de l’imaginaire, Ed. Universitaires, 1974.
[28]. H. de Lubac, op. cit.
[29] Classification reprise à F.Laplantine.
[30] Voir F.Tristan, Le monde à l’envers, Hachette-Massin, 1980.
[31] N.Cohn, Les fanatiques de l’Apocalypse, Juillard, 1962.
[32] Voir notre présentation dans L’utopie ou la crise de l’imaginaire, ED. Universitaires, 1979.
[33]. H. Desroches, Sociologie de l’espérance, Calmann-Lévy, 1973.
[34]. Voir notre étude : « Imaginaire phobique et représentation diabolique » , dans L’homme et l’Autre, (Sous la dir. de J. M. Paul), Presses Universitaires de Nancy, 1988.
[35]. A. Reszler, Les mythes politiques modernes, P. U. F. , 1981.
[36]. Sur le mythe du progrès, P.A.Taguieff, Du progrès. Biographie d’une utopie moderne, Librio, 2001.
[37]. L. Boia, La mythologie scientifique du communisme, Paradigme, 1994.
[38]. M. Maffesoli, La conquête du présent, 1ere ed. P. U. F. , 1979.