Arnaud Huftier
Jules Verne étranger ? « Frritt-Flacc », ou l’immobilité du voyage
Puisque Jules Verne se prête aux souvenirs de lecture, je vais y souscrire ici. En annonçant de suite que ces souvenirs ne renvoient pas, comme il est de bon ton, au temps de l’enfance, mais à une période plus tardive, et de plus ils ne concernent pas les récits habituellement cités.
Dès lors, je peux simplement avancer que ces souvenirs sont « étrangers ».
Etrangers il est vrai, car si cela ne concerne ni le temps ni les récits « classiques verniens », ils se lient aussi à une autre langue, voire à d’autres auteurs.
Il m’est en effet souvenir, en une période (fin de l’adolescence) où je découvrais en langue originale les récits à effets de fantastique anglo-saxons, de la lecture d’une anthologie établie par Peter Haining en 1968 : Legends for the Dark. Cette anthologie présentait les auteurs que j’affectionnais à l’époque, que cela soit Lovecraft, Robert Bloch, Robert Scheckley, Arthur Porges, Basil Cooper, August Derleth ou Ray Bradbury. Et, tout en présentant des textes d’auteurs moins connus pour moi – Edward W. Ludwig ou Wesley Rosenquest –, Peter Haining introduisait la première traduction anglaise de « Frritt-Flacc » de Jules Verne, qui prenait pour l’occasion le titre « The Ordeal of Doctor Trifulgas ».
Deux remarques s’imposent donc sur le contexte : d’une part, Jules Verne est entouré d’auteurs anglo-saxons, et d’autre part ces auteurs sont contemporains, ou pour le moins « modernes ». Et c’est à l’aune de cette double particularité que je lus pour la première fois ce récit vernien. Certes, je pouvais le lier à mes lectures, quelques années auparavant, du Château des Carpathes ou du Secret de Wilhem Storitz, mais c’est bien l’image d’un « Jules Verne étranger » et étonnamment moderne qui s’imposait.
Un Jules Verne à la mode anglo-saxonne, où le « supernatural » joue de son évidence, quitte à en paraître « classique », tel que l’annonçait Peter Haining. Un Jules Verne dans une perspective anglo-saxonne, le docteur Trifulgas n’étant pas sans renvoyer à l’aveuglement du médecin dans « The Academy of Pain » de Basil Cooper, et où l’attaque de l’intégrité physique et mentale porte écho à Robert Bloch ou Lovecraft. Bref, il s’agissait pour moi d’un « fantastique de la présence ».
Un Jules Verne moderne, et l’optique parataxique de son récit (parfaitement rendu dans la version anglaise) renvoie par exemple à l’écriture de Robert Bloch, et un Jules Verne moderne capable de jouer avec les codes du « récit d’horreur », renvoyant aux effets d’autoreprésentation, toujours dans cette anthologie, de « Solomon’s Demon » d’Arthur Porges avec le déplacement des Carpathes de Dracula à la Nouvelle-Angleterre, « The Secret of the Vault » de Wesley Rosenquest avec les souvenirs d’enfance liés aux rituels magiques, du personnage Drew Erickson qui renvoie à Kyrie Eléison dans « The Scythe » de Ray Bradbury.
Concernant donc ce « Ordeal of Doctor Trifulgas », j’en suis resté pendant de nombreuses années à cette idée d’un véritable hapax dans la production vernienne.
La question attendue est bien de savoir si la lecture du texte original – ou des textes originaux, puisque l’on sait que « Frritt-Flacc » présente plusieurs versions – a renforcé ou infirmé cette idée induite par le contexte. Et je peux déjà avancer que la lecture du texte original a en un sens conforté cette idée : le hapax est là, et la modernité est encore plus prononcée. Concernant cette impression d’une modernité encore plus prégnante, je peux déjà préciser que le changement de titre dans la version anglaise se lie à la suppression totale dans le récit des « Frritt » et des « Flacc » ainsi que le remplacement des « Froc » par de simples « Tap ! » puis « Knock ! Knock ! ». De même, la double précision, en ouverture et au final, sur l’inutilité de chercher Luktrop sur une carte est effacée1.
Or, ces éléments me semblent essentiels pour bien comprendre la portée réelle du récit, et ce qu’il peut représenter pour Jules Verne au sein des « Voyages extraordinaires ».
Aussi ma démarche consistera-t-elle simplement à chercher dans ce récit, qui semble rétif à toute interprétation si l’on se fie aux critiques verniens, ce qui en fait l’aspect classique au même titre que son aspect moderne au niveau des récits à effets de fantastique, pour finalement se demander s’il est aussi éloigné du projet des « Voyages extraordinaires » qu’on le prétend.
Et, si au lieu de le classer à part on positionne « Frritt-Flacc » en regard des « Voyages extraordinaires », on pourra alors éventuellement découvrir un bien étrange jeu spéculatif, avec une autoreprésentation de ce qu’est Jules Verne en 1884, de ce que pense être devenu Jules Verne en 1884.
Des effets de fantastique classiques
On ne s’étendra pas ici sur l’aspect « classique » du récit.
Je me permettrais simplement de renvoyer à la stimulante lecture qu’en fait Jean-Pierre Picot2, de même, en toute modestie, qu’à nos Frontières du fantastique écrites en collaboration avec Roger Bozzetto. J’y questionnais notamment « Frritt-Flacc » par le prisme des rapports entre le médecin et les récits à effets de fantastique au XXe siècle, pour avancer que le docteur Trifulgas pouvait apparaître comme le double inversé des habituels médecins fictionnels : si Trifulgas n’est « pas superstitieux », il « ne croit à rien, pas même à la science, – excepté pour ce qu’elle lui rapporte »3 et il vit dès lors dans une méconnaissance des frontières, dans un déni total de son rôle, conservant seulement sa position sociale (les rétributions pour son savoir et sa pratique4). Par conséquent, la punition fera intervenir le connu au même titre que l’inconnu, tous deux refusés par Trifulgas : le médecin est certes puni par l’intermédiaire d’une maladie connue (une apoplexie cérébrale), mais dans des circonstances inexplicables rationnellement, puisqu’il se voit en train de se soigner, et il « se meurt entre ses mains »5. Verne met ainsi bout à bout le connu – Trifulgas reconnaît les signes de la maladie, il en connaît les remèdes, et les limites de ces remèdes – et l’inconnu – Trifulgas se reconnaît dans le patient qu’il soigne, il rencontre son double. Sa double incroyance – religieuse et scientifique – se paye en retour6.
On peut donc simplement avancer que la traduction anglaise réussit à conserver cet esprit ainsi que la surdétermination onomastique du nom Trifulgas7, ce qui renvoie à d’autres surdéterminations onomastiques anglo-saxonnes bien connues, à l’image du Doctor Jekyll and Mister Hyde de Stevenson.
Mais en même temps, si la surdétermination onomastique est ici conservée, si elle est même accentuée, puisque le changement de titre fait tout graviter autour du médecin, comment expliquer dans la version anglaise la suppression des « Frritt », des « Flacc » et des « Froc » ? Comment expliquer l’absence des phrases renvoyant à l’impossibilité de trouver Luktrop sur une carte ?
On peut déjà avancer un élément de réponse à la seconde question : même si Ray Bradbury avait avancé en 1961 que Jules Verne « était américain »8, en 1967, la connaissance anglo-saxonne de l’univers vernien étant limitée, le texte apparaît difficilement liable au reste de la production. Peter Haining avance à ce titre que « The Ordeal of Doctor Trifulgas » constitue un des premiers récits de Verne9. Or, il fut bien publié en 1884 dans Le Figaro illustré, ce qui le situe presque au milieu des « Voyages extraordinaires ». Dès lors, il apparaissait inconcevable dans le système anglo-saxon de voir que la précision sur l’impossibilité de trouver Luktrop sur une carte renvoyait, presque mot pour mot, à l’ouverture d’« Une fantaisie du Docteur Ox » lorsqu’est présentée la ville faussement réelle de Quiquendonne10. Il apparaissait donc impossible de voir que « l’état d’esprit » de « Frritt-Flacc » rejoignait ainsi celui d’« Une fantaisie du Docteur Ox », récit publié douze ans plus tôt et qui dénudait en quelque sorte les procédés verniens au même titre que la mise en crise de la mainmise d’Hetzel11.
Une réponse prosaïque à la première question serait d’avancer que les apparentes onomatopées « Frritt », « Flacc », « Froc » sont intraduisibles. Le problème est de taille pour le comparatiste soucieux de traductologie : « Frritt » et « Flacc » sont d’évidentes tentatives mimologiques, reproduisant la pluie, et « Froc » est un « toc » contaminé en quelque sorte par le glissement phonique des « Frritt » et « Flacc » ; l’équivalent anglais en serait donc « tap » plus que « Knock », à partir du moment où tout glissement phonique est rendu impossible. Mais, sans pénétrer plus avant dans le débat concernant d’éventuelles tentatives mimologiques anglo-saxonnes pour reproduire la pluie, on se contentera d’avancer qu’en refusant de s’y essayer, la traduction dénature complètement le récit.
Au cœur du Signe…
Quelle est-elle en effet cette nature ? Tout simplement d’annoncer en un premier temps que par le choix du titre, Jules Verne s’écarte radicalement des cataphores généralement utilisées, qui renvoyaient soit à l’action, soit au personnage ou à la localisation : le titre « Frritt-Flacc » montre qu’ici il n’y a pas d’action, pas de lieu d’action, et même pas de personnage ! C’est de l’ordre de l’évidence, mais cette évidence n’est que rarement rappelée – et invisible en l’occurrence pour le traducteur anglais ! –, ce qui fait que l’on passe de suite à des tentatives de voir le fonctionnement interne du récit, sans se rendre compte que le titre ne faisait aucun mystère de son intérieur.
Aucun mystère ? Oui, car le problème est de savoir si l’on a à faire ici uniquement à des tentatives mimologiques ou si l’on peut trouver des glissements sémantiques.
Empruntons cette voie de lecture, sans apporter pour l’instant de réponse.
Contentons-nous en un premier temps de lier ces « Frritt », ces « Flacc » et ces « Froc » aux autres noms présents dans le récit : Vanglor, Philfilène, Fretzers, Luktrop, Kiltreno, Kertses… On le voit, tout sémantisme semble absent de ce florilège. Par contre, des glissements phoniques semblent s’imposer.
C’est ce qui fait à notre avis la force et le tour d’esprit du récit : Jules Verne va s’amuser à dissocier le phonique et le sémantisme. Ce faisant, il va proposer une irréductibilité du signe, qui se réduit effectivement à lui-même, et qui ne se prête pas aux interprétations. Nous serions simplement au niveau de l’autonymie.
Les exégètes essayèrent toutefois de trouver du sens dans ces mots, prenant même parfois pour caution le manuscrit du récit : Olivier Dumas précisait par exemple que dans le manuscrit Kiltreno était notée Quiltren, transformation de « tranquille »12, ou « qu’il traîne » pour Volker Dehs. D’autres tentatives de Marc Soriano ou de Volker Dehs sont encore plus sensibles, reconstruisant un récit à partir des simples mots, reconstruisant un avant-texte au même titre qu’un hors-texte : fretzers renvoyant par exemple à kreutzer, kertse à verste, etc13. Mais aucun n’a été en mesure de trouver un système complet !
Cette impossibilité de trouver un « système » montrerait bien que ce n’est pas la piste à suivre : à travers l’exemple de Quiltren changée en Kiltreno, on voit bien que, contrairement à l’exacerbation du « Docteur Ox » et la ville de Quiquendonne, contrairement à Trifulgas lui-même ou tous les jeux de mots et la surdétermination onomastique qui se retrouvent dans l’ensemble de la production, Verne cherche ici à masquer les glissements analogiques. Déduisons-en donc qu’il n’est peut-être pas utile de les retrouver pour bien comprendre le projet ! Retenons simplement, mais dans une tout autre perspective, ce qu’avançait Volker Dehs sur le choix des noms par Jules Verne, choix qui « n’est pas arbitraire, mais [est] le résultat d’une réflexion intense »14.
Et quel peut donc être le projet suite à cette « réflexion intense » ? Tout simplement de proposer un jeu avec le référent. Tout simplement, par ce « jeu », de dégonfler en quelque sorte les procédés et le projet des « Voyages extraordinaires ».
Si en effet, dans l’ensemble de la production, Jules Verne devait renvoyer à un univers existent, référentiel et nommable comme tel, s’il construisait de la sorte un univers borné onomastiquement, quitte à ce que certains noms renvoient à des blancs sur les cartes, si le projet devait aussi tenir compte de ce qu’Umberto Eco appelle la « connaissance encyclopédique » du lecteur, il refuse ici de clôturer onomastiquement le monde peint. Encore faut-il préciser que cela n’est pas réellement un monde, mais un bien curieux tableau : l’hypotypose mise en place au début du récit joue le syncrétisme, avec « ce faubourg d’aspect arabe, une casbah »15, ces « huttes misérables, éparses dans la campagne, au milieu des genêts et des bruyères, passim, comme en Bretagne »16, les renvois à la mer noire et le volcan en arrière-plan. Seuls les noms référentiels manquent. En quelque sorte, puisque les noms ne renvoient à rien, autant dire que cela donne une image du tout : Luktrop apparaît presque comme le réservoir du monde, ou plutôt comme l’endroit susceptible de tout avaler. Inventant des noms, Jules Verne se refuse en effet au parcours référentiel et donc à la nomenclature, à la taxinomie.
à la poétique développée par les « Voyages extraordinaires », Verne oppose donc un monde où tout est régi non par les noms (la nomenclature humaine), mais par les éléments : « Frritt » et « Flacc » imposent un système de balancier renvoyant à la pluie, que reprend par exemple la mention des activités nocturnes et diurnes du volcan17. Et de voir, sans savoir, que les noms donnés à ce monde refusent ce qui fait le nôtre, c’est aussi imposer une poésie des mots, voire des sons, puisque nous aurions des signifiants vides.
Le mouvement est intéressant. Car, on le sait, la tension de la production vernienne provient du jeu entre la Mathesis et la Semiosis18. Or, en ouverture du récit, Jules Verne refuse apparemment les deux. La Semiosis est impossible, ou voulue telle, et il n’y a en tout cas plus de Mathesis, et plus de géographique. L’ombre d’Elisée Reclus s’efface – « D’ailleurs, je le répète, ne cherchez pas cette ville sur la carte. Les meilleurs géographes n’ont pas encore pu se mettre d’accord sur sa situation en latitude – ni même en longitude »19–, pour laisser apparemment les mots « en liberté » : il n’y a plus ici d’intertexte ni de discours social ! Et le projet pédagogique n’a plus cours à partir du moment où ce qui est nommé n’existe pas. Cela permet donc à Verne d’éclairer le paradoxe de ce savoir mis en scène dans la fiction.
Car cela n’est pas sans renvoyer à une lettre adressée à Hetzel en décembre 1883, donc pendant la rédaction de « Frritt-Flacc », où Jules Verne annonçait son désir de procéder désormais par « combinaisons », et où il jauge les limites du cadre imparti : « Evidemment, je me tiendrai toujours et le plus possible dans le géographique et le scientifique, puisque c’est le but de l’śuvre entière ; mais que ce soit l’instinct du théâtre qui m’y pousse, ou que ce soit pour prendre davantage notre public, je tends à corser le plus possible ce qui reste à faire de romans et en employant tous les moyens que me fournit mon imagination dans le milieu assez restreint où je suis condamné à me mouvoir »20. On le voit, en 1883 l’impression d’enfermement est réactualisée, de même que la propension à écrire du et par le théâtre. Ce ressenti et cette double volonté sont essentiels pour bien comprendre l’enjeu de la nouvelle : ce qui fait l’śuvre de Verne, ce qui enferme la production de Verne, va être utilisé pour construire le texte, c’est-à-dire que cet enfermement va devenir l’objet et le sujet même du texte.
Bien plus, cette notion d’enfermement, ressentie ontologiquement, renvoie à la structure elle-même des « Voyages extraordinaires » et ce qu’ils manifestent au niveau de l’espace et du savoir. On peut en effet penser au texte fondateur de Barthes qui montrait le paradoxe d’une production qui, pour être composé de récits d’exploration et de voyages, « construit une sorte de cosmogonie fermée sur elle-même ». Dès lors, « l’imagination du voyage correspond chez Verne à une exploration de la clôture » du monde, l’enfermant dans un langage par la description et l’explication21 et, selon Philippe Hamon, « Les personnages, plus qu’ils n’acquièrent un savoir nouveau, confirment un savoir déjà acquis »22.
La nouvelle joue de ces deux plans : en donnant dès le départ un monde fermé sur lui-même, un tableau, il quintessencie l’image de la clôture. En donnant parallèlement des signifiants vides, il démystifie toute notion de savoir apporté par ses récits : on ne peut rien apprendre à partir du moment où rien n’est assignable, à partir du moment où les mots recouvrent une réalité « symbiotique ». Symbiotique en effet, puisque les signifiants vides renvoient certes à du préexistant, mais le dénient au niveau de la nomination. La référence à Sainte-Philfilène est à ce titre explicite : Verne laisse suffisamment de jeu sur le plan phonique pour laisser au lecteur la tentation de retrouver ici « ville vilaine », mais la tentation participe du leurre, puisque ce qui importe, c’est le jeu avec le signifiant vide, puisqu’il n’y a évidemment pas de sainte du nom de Philfilène. « Mauvais signe » écrit Verne à deux reprises concernant la mise en branle des cloches de l’église de Sainte-Philfilène23… Mauvais Signe effectivement, où le référent est absent, et où la réalité ne peut passer que par le syncrétisme, que par un syncrétisme de la clôture : le nom inventé renvoyant à tous les noms de ce type existants, englobant toutes les religions sans se réduire à aucune. « Mauvais signe »… Signe, tout simplement, qui n’est pas d’essence divine, qui peut s’appliquer à ce que re-crée l’humain. Le monde ainsi peint et nommé ne peut par conséquent, et définitivement, se concevoir que comme un monde immobile, reflétant toutes les sociétés et tous les récits prenant pour cadre ces sociétés. « Mauvais signe » effectivement, où la notion de voyage semble rentrer difficilement en ligne de compte…
Car en même temps, le lecteur fait face à une véritable scansion chiffrée, qui reflète la préoccupation de Verne pour l’horloge, pour les chiffres de l’horloge, et ce dès « Maître Zacharius ». Mais les chiffres confortent ici l’idée d’un arpentage, physique et temporel, parfaitement structuré, régulé, fermé24. C’est l’état d’esprit qui semble prédominer, ce que vient par exemple symboliser cette maison du « Six-Quatre »25. Et cette nécessité de mesurer et de classer les choses renvoie aux nombreux chiffres présents dans le récit : ils se lient au pécuniaire26, à la manière de « normaliser » les échanges. Et l’idée est rendue explicite par l’utilisation d’un mot inexistant – fretzer – pour définir la monnaie utilisée : la manière de normer et la relativité restent donc prédominants au détriment d’un quelconque savoir.
Fini donc l’arpentage aventureux, finie la découverte : si la construction n’est pas référentielle, du moins le système d’indexation renvoie-t-il au système de la clôture. Mais il n’y a plus nécessité de parcourir le monde pour trouver ce qui le replie sur lui-même : le tableau ici proposé est la miniaturisation du monde parcouru dans les « Voyages extraordinaires »…
Le corps de l’aventure…
Pourtant, et je renvoie ici à l’analyse de François Raymond, une rupture a ensuite bien lieu dans le récit, qui se marque notamment par des changement de temps, où « les passés composés des ‘coups frappés’ » rompent « le passé simple du récit » et « marquent l’irrévocable »27. Trifulgas devient alors « prisonnier du Temps », avant que ce dernier ne s’accélère dans le dernier chapitre.
Sommes-nous donc de nouveau dans le voyage, dans la découverte ? Certes, le temps s’accélère, mais cela propose un curieux reflet des « Voyages extraordinaires », ou plutôt une littéralisation des « Voyages extraordinaires ». Jouant en effet de la connaissance de soi par la découverte de l’autre, jouant de la psychomachie avec la répercussion des évènements extérieurs sur la conscience intérieure, Verne propose tout simplement une rencontre avec soi-même, un « corps à corps » ! S’il s’inscrit de la sorte dans la tradition des récits à effets de fantastique, il redéfinit l’altérité utilisée dans ses autres récits28, puisque les doubles sont « complets », parfaitement identiques. Jouant ainsi avec le littéral, cela renvoie au mouvement d’ensemble des « Voyages extraordinaires », où le point de départ est identique au point d’arrivée… Et ici, ce qui est plus que visible, c’est que rien n’a changé…
Car le voyage réel, qui a apporté du changement, le personnage l’a déjà réalisé, en hors-texte : il a simplement découvert que pour vivre dans ce monde parfaitement normé, si ce n’est nommé, il devait jouer à plein l’enfermement. Il est désormais le symbole de la clôture. Et il est en même temps le symbole de la corporéité du langage : si « Tout corps est une citation » pour Barthes29, le littéral ici manifesté montre qu’il s’agit… d’une auto-citation ! Il est lui-même, et rien ne peut plus le faire changer, et surtout pas l’histoire, le voyage dans lequel il est embarqué. Le monde étant dès le départ fermé sur lui-même, déjà mort, les ruines témoignant notamment que le hasard n’a plus lieu d’être face à l’imposition des normes30, le personnage épouse ce qui l’enserre, et « l’aventure » ne peut opérer qu’en boucle, le personnage constatant par la découverte finale ce qu’il était dès le départ ! Il n’y a donc pas réellement d’histoire, ce qui reflète parfaitement l’impossibilité d’inscrire ce lieu dans l’Histoire…
C’est bien le double de ce que fait habituellement Verne, mais un double qui n’est donc pas obligatoirement antinomique, qui dénude simplement les procédés masqués par le projet affiché des « Voyages extraordinaires », mais que devaient pleinement ressentir Verne pour ce que cela représente : la répétition et l’enfermement.
Différentes visions de la mort…
Finalement, cette mort de soi, cette mort devant soi, peut se lire à deux niveaux. D’une part, puisque les signes sont vides et que les éléments priment, on comprend que tout est déjà mort, ou du moins que tout est déjà écrit : ces mots inventés donnent l’idée d’un vain palimpseste, où l’on n’arrive pas à effacer les premiers mots, ou le premier mot si l’on veut : celui de « mort ». Le seul voyage possible, le seul voyage véritable est vers cette mort, est de rencontrer la mort, voire de se rencontrer mort.
Mais, d’autre part, Trifulgas peut être perçu comme la projection métaphorique de Jules Verne. Cela représenterait de la sorte la mort de Verne devant lui-même : il découvrirait ce qu’il est, ce qu’il est devenu, quand il utilise le temps et l’espace pour aboutir à ce projet qui ne se fait que contre monnaie trébuchante. Ce qu’il est : c’est la mort de l’écrivain qui voulait être reconnu comme littéraire au profit de l’auteur « populaire » qui écrit sous la contrainte et contre monnaie trébuchante… Cela constitue le rôle qu’il doit désormais tenir.
Pour bien assimiler ce jeu spéculatif, on peut par exemple questionner l’intervention bien étrange – non motivée par la logique de l’histoire – du volcan Vanglor qui « détone »31. Cela renvoie évidemment à un des constituants les plus marquants de la production vernienne, au niveau diégétique, mais aussi au niveau… commercial ! Si le retour du volcan annonce la mort définitive du docteur, il stigmatise en quelque sorte sur le plan métaphorique la mort de Verne qui se veut écrivain, qui se voulait écrivain… Cette utilisation du volcan ne se joue pas en effet au simple niveau d’une annonce de ce qui va arriver – dans ce cas, les cloches de Sainte-Philfilène pouvaient suffire –, mais elle change radicalement l’hypotypose initiale en décor de théâtre, avec la mise en branle de l’arrière plan (une pièce à machines en quelque sorte). Le parcours est ainsi vue dans une véritable clôture : dans et sur une scène. Curieux écho de la lettre précédemment citée… En même temps, cette présence détonante du volcan renvoie à ses utilisations précédentes, et notamment au Stromboli du Voyage au centre de la terre. Jean-Pierre Picot avançait que ce volcan permettait de voir qu’il ne s’agit pas de « chercher, dans Verne, la vraisemblance ni la réalité scientifique », et que cela éclairait « la poétique vernienne, qui consiste, à l’intérieur du livre, à métamorphoser la Création tout entière en décor de théâtre »32. Ailleurs, s’affrontant directement à « Frritt-Flacc », Jean-Pierre Picot renvoyait ce volcan à celui figurant sur les couvertures des ouvrages d’Hetzel 33! Selon nous, le sens réel à prêter au récit réside dans le dévoiement de ce double, dans la répétition de l’image qui définit et enferme la production de Verne.
Sous de tels auspices, ce que le personnage découvre ensuite, c’est bien ce que Verne voit quand il doit s’inscrire et écrire dans l’enfermement… Il ne s’appartient plus, même s’il est identique ! C’est le double de lui-même.
Sous cet angle, on peut interpréter différemment la double mention du Codex arrêté à la page 19734. Cela peut représenter la charte imposée par Hetzel, et tout ce que cela impliquait au niveau du lectorat, des procédés mais aussi des terres parcourues et des noms référentiels35… Et l’on pourrait parcourir dans la nouvelle toutes les instances de répétition, avec la répétition de la description de la maison, avec la répétition de la formule sur l’impossibilité de trouver Luktrop sur la carte. La clôture du texte entérine donc le monde clôturé peint en ouverture du récit, de même que cela peut apparaître comme une répétition en miniature de la clôture manifestée dans les autres récits et dans la production d’ensemble ! C’est la miniaturisation d’un projet mortifère, d’un projet rendu mortifère par les circonstances et le rôle alloué à Verne.
On peut aussi s’étonner du fait que ce médecin n’a pas d’avant dans le récit. Sa vocation devait pourtant, en théorie, provenir d’une volonté réelle de faire profiter les autres, et de trouver une reconnaissance symbolique plus que pécuniaire. Replaçant ces termes dans une perspective bourdieusienne, on peut avancer que c’était bien le cas de Verne avec le théâtre, où il cherchait avant tout une reconnaissance symbolique… Et Hetzel lui a en quelque sorte imposé un rôle qui l’empêche de sortir du régime de la répétition et du régime fiduciaire.
Les rares bons de sortie sont justement les nouvelles. Aussi, si Jules Verne a en cette période une vision négative de lui-même, ce texte apparaît presque nécessaire, sur le plan ontologique, pour se sortir d’une période ressac de sa production, d’une période de doutes. Et ce texte nous semble presque nécessaire au niveau du désir de changement d’optique.
De sorte que, selon nous, Verne a réellement besoin de dénuder les procédés auparavant utilisés : « Frritt-Flacc » est le pivot qui permet de changer d’optique, et qui permet notamment d’écrire Mathias Sandorff.
Car s’il part d’une impression d’enfermement, sur le plan institutionnel et structural, le texte possède des vertus émancipatrices. S’il s’agit en effet d’un double de Verne, ce double meurt en même temps que l’original, que ce qu’est devenu l’original. S’il y a une scissiparité, il n’y a donc pas dans « Frritt-Flacc » de double antinomique, et l’ensemble est condamné à mort, par cette mort qui semble inéluctable par la construction même du récit.
Aussi peut-on penser, dans cette autoreprésentation et la construction autoréférentielle, qu’une vie se donne ainsi pour la production à venir, parce que Jules Verne réussit à peindre la mort de ce qu’il était devenu…
Tel est le paradoxe ultime d’un récit qui finalement n’est pas seulement un hapax, n’est pas seulement moderne, mais il est aussi séminal pour Jules Verne… et il n’est donc plus étranger…
Notes
1. « En tout cas, ne cherchez pas Luktrop sur la carte, – même dans l’atlas de Stieler » ; « D’ailleurs, je le répète, ne cherchez pas cette ville sur la carte. Les meilleurs géographes n’ont pas encore pu se mettre d’accord sur sa situation en latitude – ni même en longitude », Jules Verne, « Frritt-Flacc », in Maître Zacharius et autres récits, José Corti, 2000, pp. 56, 64. Les citations renvoient par la suite à cette édition.
2. Voir Jean-Pierre Picot, « Postface », in Jules Verne, Maître Zacharius et autres récits, op. cit., pp. 254-261.
3. Jules Verne, « Frritt-Flacc », op. cit., p. 60.
4. « Un homme dur, ce docteur Trifulgas. Peu compatissant, ne soignant que contre espèces, versées d’avance. […] La maison du Six-Quatre, inhospitalière aux pauvres gens, ne s’ouvrait que pour les riches. D’ailleurs, c’était tarifié ; tant pour une typhoïde, tant pour une congestion, tant pour une péricardite et autres maladies que les médecins inventent par douzaines », Ibid., p. 57.
5. Ibid., p. 63.
6. Voir Roger Bozzetto, Arnaud Huftier, Les Frontières du fantastique. Approches de l’impensable en littérature, Presses Universitaires de Valenciennes, 2004, pp. 166-167.
7. Le nom du médecin peut renvoyer autant à l’action (le triple avertissement) qu’au dévoiement – malin – de l’énergie (par l’absence de foi, religieuse et scientifique). Pour une comparaison avec le Van Tricasse d’« Une fantaisie du docteur Ox », voir Arnaud Huftier, « Jules Verne en Flandre : le déni de l’absolu », in Jean-Pierre Picot, Christian Robin, Jules Verne, 100 ans après. Colloque de Cerisy, Rennes : Terres de Brume, 2005, p. 314.
8. Le texte fut repris en tant que « Postface » (traduction de Janine Hérisson) à Marc Soriano, Jules Verne. Le Cas Verne, Gallimard, 1978.
9. Peter Haining, « Introduction », in Legends for the Dark, London : The New English Library, 1968, p. 9. Ces remarques ne doivent aucunement être prises comme un dénigrement du travail de promotion de Peter Haining, qui participe pleinement à la reconnaissance de Jules Verne aux Etats-Unis : voir notamment son anthologie The Jules Verne Companion, London : Souvenir Press, 1978.
10. Le titre du premier chapitre est « Comme quoi il est inutile de chercher, même sur les meilleures cartes, la petite ville de Quiquendonne », Jules Verne, « Une fantaisie du docteur Ox », Hachette, 1920, p. 1.
11. Je me permets de renvoyer ici à Arnaud Huftier, « Jules Verne en Flandre : le déni de l’absolu », op. cit., pp. 307-327.
12 Voir Olivier Dumas, « Les Versions de ‘Fritt-Flacc’ ou la liberté retrouvée », in Bulletin de la Société Jules Verne, n°59, 1981, pp. 98-100.
13. Voir Marc Soriano, Jules Verne. Le Cas Verne, Gallimard, 1978, pp. 368-377.
14. Volker Dehs, « Dans le sillage des felzanes de Luktrop », in Bulletin de la Société Jules Verne, n°63, 1982, p. 269.
15. Jules Verne, « Frritt-Flacc », op. cit., p. 55.
16. Ibid., p. 56.
17. « Pendant le jour, la poussée intérieure s’épanche sous forme de vapeurs sulfurées. Pendant la nuit, de minute en minute, gros vomissement de flammes », Ibid., p. 55.
18. Pour la Mathesis et la Semiosis, voir Philippe Hamon, Du descriptif, Hachette, 1993 ; ainsi que pour une stimulante confrontation avec un contemporain de Jules Verne, Thierry Santurenne, « Un produit dérivé des Voyages extraordinaires : Les Voyages involontaires de Lucien Biart », in Daniel Compère, Arnaud Huftier, Ed., Les Contemporains de Jules Verne : les frontières de la légitimation littéraire (colloque Université de Paris III, avril 2005), Presses Universitaires de Valenciennes, à paraître 2005.
19. Jules Verne, « Frritt-Flacc », op. cit., p. 64.
20. Apud Daniel Compère, Les Voyages extraordinaires de Jules Verne, Pocket, 2005, pp. 176-177. Je souligne.
21. Voir Roland Barthes, « ‘Nautilus’ et ‘Bateau ivre’ » [1955], in Mythologies, Seuil, 1957, pp. 75-77.
22. Philippe Hamon, Du descriptif, op. cit., p. 223.
23. Jules Verne, « Frritt-Flacc », op. cit., pp. 56, 60.
24. « Vingt fretzers, pour aller au Val Karniou, à quatre kertses d’ici », Ibid., p. 58.
25. « […] nom donné à une construction bizarre, avec une toiture carrée, ayant six ouvertures sur une face, quatre sur l’autre », Ibid., p. 56.
26. « quelques milliers de fretzers » ; « dix fretzers », « vingt fretzers », « deux cents fretzers […] cent-vingt fretzers », Ibid., pp. 56, 57, 58, 59.
27. François Raymond, « ‘Frritt-Flacc’ revisité », in Série Jules Verne, 1987, p. 158.
28. Le thème fut maintes fois abordé : voir, pour des commentaires récents, Pascal Gendreau, « Les Personnages dédoublés dans les Voyages extraordinaires », in Jean-Pierre Picot, Christian Robin, Jules Verne, 100 ans après, op. cit., pp. 209-224.
29. Roland Barthes, S/Z, Seuil, 1970, p. 40.
30. « De l’autre côté de la ville s’entassent quelques ruines de l’époque cimmérienne. […] Amoncellement de cubes de pierre jetés au hasard. Vrai tas de dés à jouer, dont les points se seraient effacés sous la patine du temps », Jules Verne, « Frritt-Flacc », op. cit., p. 55.
31. Ibid., p. 61.
32. Jean-Pierre Picot, « Le Volcan chez Jules Verne : du géologique au poétique », in Bulletin de la société Jules Verne, n°111, 1994.
33. Voir Jean-Pierre Picot, « Postface », in Jules Verne, Maître Zacharius et autres récits, op. cit., p. 258.
34. Jules Verne, « Frritt-Flacc », op. cit., pp. 59, 62.
35. Quelques années plus tard, Georges Le Faure dans La Guerre sous l’eau (1892) dénude lui aussi les procédés verniens avec la visée pédagogique, mais au lieu de mettre en crise cette visée par une déférentialisation annoncée, Le Faure déférentialise la réalité par une exacerbation du savoir scientifique qui, par une trop grande concrétude, finit par donner l’impression au lecteur de voyager par l’intermédiaire de signifiants vides : sur cette expérience singulière ainsi que le jeu d’échos tout en distanciation de la production vernienne, je me permets de renvoyer à mon « Georges Le Faure, ou l’art de la copie », in Rocambole – Georges Le Faure, n°31, à paraître automne 2005.