Dans le prolongement d’une réflexion engagée depuis quelques années à propos des signes, des images et des représentations, notamment lors d’un colloque réuni à Bordeaux du 17 au 18 octobre 2014, et dans une vivante collaboration avec des collègues de plusieurs universités, dont celle de Cluj en Roumanie, le présent volume des Cahiers Echinox réunit un ensemble de contributions sur le thème ”La Trahison des images, la déficience des langues”.
L’intitulé renvoie évidemment au travail du peintre surréaliste René Magritte et à ses expérimentations autour des mots et des images, depuis son intervention de décembre 1927 dans la revue La Révolution surréaliste jusqu’aux différentes versions du tableau titré précisément La Trahison des images, et sa mise en abyme de 1966 (Les Deux Mystères). Cette formulation suggère une double réalité pour ce qui est de la représentation : les images trahissent toujours parce qu’elles renferment un point aveugle et que chaque œil est embarrassé d’une taie ; le langage est en proie à une insurmontable inadéquation à ce qu’il nomme, en raison du caractère arbitraire du signe linguistique.
Il est très délicat et difficile de se dire dans le monde, dans la langue et à travers l’écriture, et pas seulement de l’exprimer. La vérité, comme la jouissance, Jacques Lacan pose qu’on n’arrive pas à les dire car, pour les dire, l’une et l’autre, les mots y manquent, il faut se contenter d’un « mi-dit » et s’en féliciter puisque que c’est par « cet impossible que la vérité tient au réel » (Télévision, Paris, Seuil, 1973, p. 9). D’une part la langue n’est pas transparente à ce qu’elle désigne, d’autre part transcrire une expérience et ses émotions n’équivaut évidemment pas à les vivre, d’autant que l’écriture est une médiation et qu’elle ne fonctionne pas sur le mode de la présentation. Parce qu’elle est une parole énoncée contre le code et le style (Roland Barthes), l’écriture s’apparente par conséquent à un dire remarquable, à un dire faisant voir et entendre à travers les « trous du texte » car « [c]’est à travers les mots, entre les mots, qu’on voit et qu’on entend » (Gilles Deleuze Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 9).
Aujourd’hui, contre l’aplatissement du réel et de la réalité à la surface des écrans, on peut se demander si la condition pour précipiter de la présence et de la vie dans des réalisations langagières, symboliques et artistiques ne réside pas dans une résistance au simulacre et au mercantile par le truchement de l’association de « l’ancien » et du « révolu » à « l’actuel », même virtuel et machinique, parce que ces éléments du passé « repris » et ajointés à des matériaux empruntés à ce temps font alors retour en déjouant la « rhétorique » et le verbiage qui d’ordinaire « informent » et dévastent le peu de désir et de réalité accessible par chacun(e).
Si l’émoi qui s’empare du lecteur dépend bien de l’impression qu’il a ou pas de lire pour la première fois une séquence qui, par son motif et par sa facture, agit sur lui comme une « image ouverte », au sens où Georges Didi-Huberman emploie cette expression quand il isole, dans l’histoire de la peinture, cet ébranlement découle-t-il du fait que ces images interrogent « la représentation à son propre « point critique », c’est-à-dire là où advient malaise dans l’imitation ou crise dans la représentation » (Georges Didi-Huberman, L’Image ouverte, Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Paris, Gallimard, 2007, p. 25, 30) ?
Si c’était le cas, cela signifierait-il que la force et l’intérêt de certaines écritures de notre extrême contemporain proviennent de ce « lieu » stratégique où la figuration presque déjà défaite permet à des formes d’incarner littéralement une signification ?
Ce sont ces pistes que ce volume des Cahiers Echinox entend explorer, afin de mieux cerner le « pas tout montré » et le « mi-dit » inhérents à toute représentation, qu’elle soit iconique ou langagière, et d’esquisser des stratégies pour surmonter et dépasser les limites de l’image et de l’énoncé, du vu et de l’écrit.
Jean-Michel Devesa