Carmen Săpunaru Tămaş
Osaka University, Japon
carmentamas@yahoo.com
Zburatorul : l’Amant Ailé dans la Mythologie Roumaine
The Winged Lover in Romanian Mythology
Abstract: In Romanian folklore and mythology, Zburatorul (literally, “the flying man”) is a spirit which visits young women at night, under the shape of a handsome young man and drains them of power and vitality through erotic activities. Although this motif is by no means unique in the world collection of tales and legends, I consider it an interesting enterprise to analyze the symbolism of the “winged lover” (he is often depicted as a winged man, winged serpent, dragon or fire tornado) in a country where he is more known than the world famous Dracula. In my paper I shall try to define this mythological figure by discussing various Romanian folklore texts, from songs depicting his effect on women or their longing for him, to charms used to prevent him from visiting the women, while at the same time comparing Zburatorul with similar spirits encountered in other cultures.
Keywords: Romanian folklore; Incubus; Succubus; Nightmare; Erotic dream; Vampire; Love spirit.
Au moment où je relisais cet article, cela faisait quelques jours que la Saint Valentin était passée, et qu’une fête roumaine identique, appelée Dragobete approchait. D’un point de vue sociologique, il est réellement intéressant d’observer combien ces fêtes liées à l’amour peuvent susciter les réactions les plus diverses: la joie, l’enthousiasme, l’ennui, la rébellion. D’une part il y a ceux qui les soutiennent à bras le corps (encouragés par les commerçants qui utilisent le symbole de ces fêtes à des fins mercantiles), étant pris d’une fièvre d’achats, échafaudant des plans de dîner fantaisiste, et de l’autre, il y ceux qui les rejettent et dénoncent la société de consommation et les coutumes créées récemment par le capitalisme. Quoi qu’il en soit, aucune des deux réactions n’affecte le million de femmes qui rêvent d’une journée romantique, d’un dîner aux chandelles, et cerise sur le gâteau, du beau ténébreux : mystérieux, charmant prêt à les faire fondre et chavirer. Bien que sa création n’ait sans doute aucun lien avec ces fêtes, une récente série de livres qui a suscité un phénomène mondial – très proche de l’hystérie causée par Harry Potter – semble s’adresser aux fantasmes les plus enfouis des femmes : l’amant idéal, quelqu’un correspondant à leur désir mais qui ne peut pas appartenir à ce monde.
Je parle ici de la Saga Twilight de l’américaine Stephenie Meyer et, à bon escient, car c’est l’un des rares écrits modernes qui a pour thème l’incube, le sujet que nous abordons ici. La Saga Twilight, une série de romans à valeur littéraire douteuse, est devenue extrêmement populaire parmi les femmes. Pourquoi ? Parce que chaque femme ayant lu ce roman s’imagine amoureuse et réciproquement aimée d’une magnifique créature qui continuerait à lui rendre visite, malgré tout le mal que cela pourrait causer. À travers les siècles, les coutumes sociales, les mouvements de libération féministes, le progrès de la chirurgie esthétique, … les femmes sont encore programmées à penser d’une certaine manière et à se sentir attirées par le dangereux incube.
Zburatorul, – en roumain, littéralement, l’homme volant –, est un esprit qui, au milieu de la nuit, sous la forme d’un beau jeune homme, rend visite aux jeunes filles, leur vole vitalité et force, lors d’ébats amoureux. Les chansons populaires roumaines le décrivent comme un esprit qui « attaque » les jeunes filles dans l’obscurité de la forêt, « embrassant et mordant leur front et leurs lèvres ». Invisible (« des mains que mes yeux ne pouvaient voir / me volait toutes mes baies […] cassant en mille morceaux mon collier/de ses si doux baisers[1] »), il perturbait profondément les jeunes femmes à qui il rendait visite : « Oh ! mère, mon cœur me fait mal et je ne suis que peine. / Mon buste est couvert de bleus et les cacher serait vain / Un feu brûle en moi, j’en frissonne encore / même mes lèvres sont en feu, mais je suis toute blanche, vois-tu. »
Un premier compte-rendu à ce sujet a été fait au début du XVIIIe siècle par Dimitrie Cantemir, un prince Roumain, qui écrivit dans son livre Descriptio Moldaviae : « on croit que Zburatorul est un revenant, un beau jeune homme qui, la nuit, rend visite aux jeunes filles, plus particulièrement aux jeunes mariées. Même si les personnes veillent afin de l’attraper, il ne peut être vu, de plus, il souille leur demeure en passant la nuit à se livrer à des jeux amoureux interdits. Toutefois, j’ai entendu parler de certains maris que Prométhée avait façonné de sa meilleure argile qui ont réussi à attraper certain de ces revenants et réalisant qu’ils étaient de chair et d’os, leur ont infligé une belle correction[2]. »
L’observation ironique de Cantemir interroge sur le fait de savoir si Zburatorul était réellement une créature venant du royaume des morts, ou si il n’était pas juste un prétexte pour s’adonner à des relations adultérines. Ce thème est cependant bien trop répandu en Roumanie (et dans bien d’autres cultures) pour être ainsi expliqué. L’« amant ailé » est un être complexe qui peut être associé à « zmeu » (le démon Roumain des contes de fées souvent décrit comme ayant des ailes, ou pouvant simplement voler) ; au vampire (toutefois il ne boit pas de sang et ne blesse en aucun cas physiquement ses victimes) ; ou encore à l’esprit de l’amant mort qui rend visite à sa Dulcinée. Toutefois, il est assez ardu de définir cet esprit : il est certainement une créature de l’autre monde, mais a-t-il jamais eu de liens avec le royaume des morts ? Est-ce un esprit errant ou un dieu païen ?
Dans certaines chansons folkloriques, on dépeint cet esprit comme ayant des ailes et entrant dans la maison des filles par la cheminée, sous la forme d’un « dragon de lumière avec une queue de feu / ayant sur le corps des pierres précieuses qui font pâlir les étoiles ». Une fois à l’intérieur, il prend forme humaine et se change en un beau jeune homme « grand et élancé avec les cheveux couleur or / et aucun sang ne coulant dans les veines » qui tourmente les femmes de ses avances amoureuses. A ce stade, on peut présumer sans crainte que Zburatorul n’est pas un vampire, car ce qui le distingue des vampires (ou encore les strigoi, ainsi qu’ils sont appelés dans la culture populaire roumaine) repose que le fait qu’ils ont vécu en tant qu’humain et ne sont devenus des êtres maléfiques qu’après leur mort. Zburatorul, lui, apparaît clairement comme une créature surnaturelle, que l’on peut comparer au thème de l’épouse céleste présente des légendes asiatiques –une déesse qui épousa un mortel et vécut avec lui pendant un temps–, ou même, au mythe du dieu qui s’unissait avec des mortelles, omniprésent dans la mythologie grecque, par exemple, mais qui, à l’instar du sombre personnage du vampire, blesse volontairement ses victimes, et dans la plupart des cas, leur apporte la mort. De plus, Zburatorul est décrit comme étant d’une beauté surnaturelle comme le personnage des fictions modernes plus que le vampire des folklores généralement laid. Paul Barber, dans son analyse détaillée du mythe du vampire en Europe, fit la distinction suivante : « Le vampire des fictions a tendance à être grand, mince, et à avoir le teint cireux, le vampire folklorique est potelé et a le teint rougeâtre, voir sombre. Les deux ne pourraient socialement pas se rencontrer, car le vampire des fictions a tendance à incarner la noblesse et à vivre dans un château, tandis que le vampire folklorique est d’origine paysanne et réside (durant la journée du moins) dans la tombe où il a été enseveli[3] ».
Depuis que Paul Barber a achevé son étude, le vampire des fictions a quelque peu évolué et on peut dire qu’il vit dans des villas modernes et conduit de luxueuses décapotables, ainsi une autre différence est devenu apparente ici : Zburatorul est lié à la nature, il apparaît plutôt comme une entité de vent et de lumière, malgré quelques mauvaises actions. C’est une magnifique créature attirée par la beauté. Les filles décrites dans les chansons populaires sont toujours belles, et en réalité, la fille et son amant ailé pourrait représenter le couple idéal dans l’imaginaire roumain : elle, a un teint de porcelaine, les cheveux noirs comme le jais, lui, est grand et mince avec des cheveux couleur épis de blé. Beaucoup de contes de fées roumains sont basés sur une intrigue simple : une belle servante est kidnappée par un zmeu (le personnage maléfique souvent associé au dragon), une brute ailée venue de l’autre monde, puis elle est sauvée par le prince charmant, généralement mince et beau. Notons que la servante n’est souvent sauvée qu’après avoir passé quelque temps dans l’autre royaume, en tant qu’épouse du zmeu, ce qui dénote un lien intéressant entre les relations sexuelles (pré-maritales) avec une créature surnaturelle avant d’être soumis aux règles morales de la société.
Zburatorul apparaît comme la combinaison du dragon et du prince charmant, visitant les femmes de son choix à moins qu’il ne soit forcé de le faire. Des chercheurs roumains ont tenté d’expliquer ce mythe comme étant une métaphore de la transformation physiologique de la jeune fille durant la puberté, quand elle connaît l’éveil des sens et devient consciente de sa sexualité. La fille qui se plaint à sa mère au sujet de sentiments et de sensations qu’elle ne peut identifier (« mon cœur bât sourdement dans ma poitrine », « je ressens des frissons », « les larmes me montent aux yeux/ j’ai besoin de quelque chose mais je ne sais quoi » ), pourrait bien être une adolescente rêvant d’amour. Zburatorul assaille néanmoins aussi les jeunes mariées, pour qui la sexualité et les relations sexuelles ne sont plus, en théorie, un mystère.
Une interprétation plus juste serait celle qui associe Zburatorul à un incube : c’est un démon qui ne possède pas, mais qui hante les femmes en âge d’être mariée (nubile), détournant leur force. De plus, tout comme l’incube possède une femelle homologue en la figure de la belle succube, les traditions roumaines mentionnent Zburataroaica[4], un séduisant esprit qui charme les jeunes hommes. Des croyances identiques apparaissent dans la culture celte, où les dussi, des démons poilus, fréquentent le lit des femmes afin de satisfaire leur désir mais provoquant chez elles la folie; dans la culture Hindou les bhuts (démons) enlèvent des femmes et les fatiguent par leur tentatives amoureuses; chez les sémites, certains djinns qui engrossent les femmes ; dans la culture maya, ekoneil est un serpent imaginaire qui suce les seins des femmes ; ou encore hatuaporo, le samoan lui aussi engrosse des femmes et cause des cauchemars[5].
Dans la mythologie nordique, on a pu voir le Näk, un esprit de l’eau, qui de temps en temps prend « une apparence jeune » afin d’attirer des filles. Le Näk suédois a une passion pour les femmes enceintes et prend l’apparence du mari, bien que ses sabots équins demeurent. La femme qui ne s’en aperçoit pas, elle devient folle[6].
En se basant sur le schéma de pensées initié par Platon, Havelock Ellis considère que ces croyances sont liées aux hallucinations érotiques d’hystérie, et aux rêves érotiques en général, où les femmes se croient elles-mêmes en proie à des étreintes sexuelles, et ou les hommes pensent qu’ils font l’amour avec des femmes magnifiques[7]. Dans une étude sur la sorcellerie au Ghana, Hans W. Debrunner a noté : « quand la sorcellerie devint une survivance psychologique et que de réelles rencontres n’eurent plus cours, la sexualité réprimée se vengea de manière irrationnelle par une névrose obsessionnelle du « succube » pour les hommes, et de l’ « incube » pour les femmes[8].
L’amant qui apparaît en rêve est un thème qui a bien été analysé depuis l’ Antiquité, Artémidore d’Ephèse (L’interprétation des rêves) fut l’un des premiers à se focaliser sur les rêves érotiques et leur symbolisme ; plus récemment, Charles Stewart fit un petit essai critique sur ce même thème mais en déplaçant le sujet dans le temps, liant la traditionnelle vision de l’incube à l’idée plus moderne de l’enlèvement par des extraterrestres : « L’exemple de l’enlèvement par des extraterrestres amène mon analyse jusqu’au présent, et dans une certaine mesure jusqu’à l’avenir. Cela libère de la tendance à considérer l’histoire du rêve érotique comme un domptage progressif de l’image effrayante modulant l’expérience du désir sexuel. Bon nombre de comptes rendus d’enlèvements par des extraterrestres ressemblent à l’histoire de l’union de femmes mortelles avec des fils de Dieu (les Veilleurs) dans la Genèse 6, ou au mécanisme des succubes et incubes médiévaux, mais cette histoire ne met pas toujours en évidence une continuité dans le cauchemar érotique. Le rêve ou le cauchemar représente un modèle attractif dans le processus historique parce qu’il transmet l’idée de compulsion[9]. »
L’interprétation de Charles Stewart concorde parfaitement avec l’image de Zburatorul : cet être magique impose sa présence aux femmes. Cependant, malgré le fait qu’il perturbe et trouble les femmes à qui il rend visite, Zburatorul ne les tue pas, et ne leur fait aucun mal. En sa faveur, on peut donc dire qu’il ressemble davantage à ces dieux qui avaient des aventures avec les humaines : certes, la réputation de la femme est désormais entachée au sein de la communauté, mais la personne « élue », n’est pas elle-même, spécialement malheureuse. Un aspect identique est connu dans le folklore roumain : la fille se plaint de ne pas comprendre ce qui lui arrive mais elle dit aussi « J’ai peur, mais je l’aime », pendant qu’elle attend amoureusement l’arrivée de l’esprit.
Quoi qu’il en soit, l’apparition de l’amant ailé représente une intrusion dans la normalité : ce qui doit être évité ou arrêté. Selon des données recueillies par la spécialiste du folklore Sanda Golopentia, la protection contre Zburatorul n’est efficace qu’après avoir pris un bain fait de 9 sortes de plantes : « hysope en haie, hysope d’eau douce, ache de montagne, valériane, mandragore, résine, racine de rose, gaillet odorant (reine des bois, petit muguet). Ces plantes et ces racines sont cueillies dans les bois et les champs par de vieilles femmes et des tziganes durant le mois de mai. La femme malade se baigne tous les mardis ou vendredis dans un baquet d’eau fraîche dans laquelle ces plantes ont été bouillies[10] », au même moment, des incantations sont chantées dans le but de rompre le sortilège que Zburatorul a pu jeter à la femme.
Deux orientations dans l’interprétation de ce mythe apparaissent comme évidentes : Zburatorul est soit un esprit malin qui tourmente les femmes de ses avances sexuelles, soit un dieu charmant qui visite le monde des humains après être tombé amoureux d’une femme. La dernière version semble la plus plausible car, même en tant qu’incube, Zburatorul n’est pas mauvais. Les pires effets décrits dans le folklore roumain d’une rencontre avec l’amant ailé, ne sont en effet que fatigue et pâleur du teint (ce qui pourrait aussi être le résultat d’une rencontre avec un dieu).
Mais le mythe de l’incube, – y compris celui de Zburatorul – ne trouverait-il pas son origine dans la croyance des enfants conçus lors des unions entre dieux et humaines et promis à un destin hors du commun ? Mais de façon plus logique, le mythe de l’amant venu de l’autre-monde serait une façon de donner une explication normalisée aux les mystères de la sexualité et de la création. La conception d’un autre être humain, type le plus sacré de création, serait explicable par l’intervention même des dieux, ou en imitation du comportement des dieux. De plus, Zburatorul n’a pas pour habitude de tourmenter les filles, mais de les initier par une sorte de mariage sacré ou de hiérogamie avant qu’elles ne deviennent épouses et mères, et membres à part entière de la communauté.
Traduit en français par Myrna Hombel
Notes
[1] Ndt : à moins que cela ne soit indiqué, toutes les traductions ont été faites du roumain à l’anglais par l’auteur, puis de l’anglais au français par le traducteur. L’auteur s’étant basé sur des livres en anglais, les références ont été gardées telles quelles.
[2] Dimitrie Cantemir, Descriptio Moldaviae, Editura Academiei Republicii Socialiste Romania 1973, p. 343.
[4] La divergence linguistique est due à la différence entre le masculin et le féminin dans les noms roumains.
[6] John Arnott MacCulloch, Eddic Mythology, The Mythology of All Races II, Cooper Square Publishers, Inc. 1964, p. 211.
[7] Havelock Ellis, Studies in the Psychology of Sex I
http://www.gutenberg.org/files/13610/13610-h/13610-h.htm#1_II-E (retrieved on February 24, 2011).
[8] Hans W. Debrunner, Witchcraft in Ghana: a study on the belief in destructive witches and its effect on the Akan tribes, Presbiterian Book Depot Ltd. 1961, p. 84.