María Noel Lapoujade
Universidad Nacional Autónoma de México, México
maria.noel.lapoujade@gmail.com
María Noel Lapoujade
Wunenburger ou la philosophie bien tempérée
Abstract: This is an essay about the relevance of Jean-Jacques Wunenburger’s philosophical perspective. My general view is that his texts construct an open and complex philosophy, a tolerant one, a philosophy that finely combines docta ignorantia and true humility. This philosophy develops through the labor of Wunenburger as a research fellow, as a thinker and as a theoretical man. From a theoretical perspective we have gone through the main harvest of works such as La raison contradictoire, L’imagination, La vie des images, La philosophie des images, Une utopie de la raison, L’imaginaire, “Le combat est le père de toutes choses”, Heraclite. The conclusion seeks to underline several features of Wunenburger as a man of action.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Rationalism; Imagination; The imaginary; Images; Ethics.
Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte
avec soi-même peut s’accorder: mouvements
en sens contraire, comme pour l’arc et la lyre.
Joignez ce qui est complet et ce qui ne l’est pas,
ce qui concorde et ce qui discorde,
ce qui est en harmonie et ce qui est en désaccord ;
de toutes choses une et, d’une, toutes choses.[1]
À mes yeux, ces épigraphes témoignent de la perspective philosophique de Wunenburger, dont la philosophie est ouverte et complexe, tolérante, imprégnée de la « docte ignorance » de Nicolas de Cues et de l’impératif socratique ; c’est d’ailleurs une philosophie engagée. Elle est ouverte et complexe parce que qu’elle renvoie à tous les temps, les époques, toutes les courantes philosophiques ; plus précisément l’auteur dénonce tout au long de son oeuvre, « la sensibilité et la mentalité unidimensionnelles » (2002). En 1990 il est explicite : « Dans de nombreux cas, l’engouement pour des schèmes unidimensionnels de liaison, ou de séparation empêche la pensée d’être au rendez-vous avec la complexité du monde ».[2] Sa philosophie est tolérante, c’est une valeur de liberté philosophique qui émane de la personnalité de Jean-Jacques Wunenburger. L’impératif socratique et « la docte ignorance » condensent un leitmotiv de l’attitude philosophico-vitale de notre penseur. L’exigence d’humilité : « L’humilité épistémologique » ainsi que « la pensée peut se contenter d’une représentation de second rang » écrit-il en 1990. En 2002, par rapport à certaines perspectives contemporaines il se pose (nous pose) la question : « ne conviendrait-il pas de réhabiliter une réalité humaine complexe, opaque, à coins et recoins multiples […] ? »[3]
Elle est engagée, parce que nous sommes non pas seulement face à un chercheur, qui produit une philosophie théorique, mais aussi face à un homme d’action.
Le chercheur
Wunenburger, chercheur inlassable, fouille l’actualité et l’antiquité, la science contemporaine et les mythes. La raison contradictoire (1990) est une œuvre très calée. Wunenburger y envisage une raison humaine blessée, entre autres parce qu’elle n’a pas accepté la différence, la contradiction, la complexité comme inhérents à sa nature. La raison philosophico-scientifique s’enferme dans une logique binaire, une logique de l’identité, sans accepter qu’elle peut avoir des horizons plus ouverts, qu’elle est contradictoire, complexe et qu’en même temps elle implique « une rationalité de l’ombre » Sur cette base, notre auteur esquisse le développement des potentialités de la raison, afin de montrer l’émergence et la croissance de la différence. À partir de l’identité une, il passe à la Dyade, même si le dimorphisme, l’espace binaire est critiqué parce que il n’atteint que le double. La marche vers la complexité continue avec l’analyse des médiations, c’est-à-dire, de l’inclusion d’un trait d’union, de façon à travailler avec un troisième élément intermédiaire. Le pas suivant est l’analyse de la triade, ce qui implique une logique ternaire. La triade éveille une tension antagoniste, c’est pourquoi elle entraîne une complexité majeure. La logique des contraires est « une contrariété vive » et non pas un spectre théorique, qu’on peut constater depuis une approche dynamique des faits psychologiques imprégnés de contradictions et d’ambivalences. Le dynamisme des phénomènes se manifeste clairement dans la Nature, où coexistent partout des harmonies et des déséquilibres divers. Wunenburger soutient qu’un équilibre naturel complexe implique l´hétérogénéité des contraires, et passe par l’inclusion de la dissymétrie, à l’intérieur d’un réseau ; donc il s’agit d’un équilibre dynamique, où la dissymétrie est le moteur de l’équilibre.[4]
La logique proposée par Wunenburger est une logique du tiers-inclus, elle accepte les ambivalences et l’oxymoron, où « s’impose exemplairement », souligne Wunenburger, l’œuvre du poète Francisco Quevedo.[5]
Sa filiation bachelardienne devient visible au moment où il affirme : « le mérite de Bachelard est d’avoir ébranlé des conceptions fixistes et en un sens simplistes de l’image comme du concept.[6] Ce mérite de Bachelard est bien partagé par Wunenburger tout au long de son œuvre.
À partir de 1991 à 2002, se suivent en cascade les publications sur l’imagination, les images, l’imaginaire, qui témoignent d’une partie fondamentale de sa contribution philosophique théorique. [7]
En 1991 notre philosophe publie une œuvre érudite et à la fois didactique sous le titre L’imagination. Il donne une définition claire de l’imagination comme fonction de production ou combinaison d’images. Il souligne l’ampleur de ses champs et la variété de ses formes, pour conclure que « l’imagination se révèle comme une activité affective et intellectuelle autonome, qui rejaillit sur l’ensemble des activités théoriques et pratiques de l’homme. Elle exprime la finitude humaine et pourtant son travail nous libère du monde et du temps. » [8]
En 1995, apparait La vie des images, où Wunenburger affirme : « Si la vie des images consiste précisément à se prêter à toutes sortes de trajectoires imaginatives, elle comporte aussi une évolution historique ». Il continue : « À bien des égards notre culture rationnelle a laissé en friche notre activité imaginatrice » et se pose la question : « Faut-il se résigner à cette situation ? […] La seule voie consiste, peut-être, à permettre à chacun de réactiver ses puissances symboliques, de redécouvrir les médiateurs mythiques, de se trouver dans des situations à haute densité onirique »[9].
En 1997 paraît La philosophie des images. À mon avis, il s’agit d’une œuvre incontournable dans le champ de la philosophie de l’imagination, les imaginaires et la rationalité. Le regard exigent et précis de Wunenburger dessine d’abord une typologie des images, une méthodologie des images, pour passer ensuite à la question de la mimesis. Son parcours esquisse une ontologie de l’image ; il continue par l’analyse profond de ce qui signifie « penser en images », ce qui conduit à réfléchir sur les liens, d’ailleurs étroits, entre l’image et la rationalité scientifique. L’œuvre finit par la proposition des différentes manières de vivre par l’image. [10]
En 2002, les médias, les technologies, la vie contemporaine est submergée dans un univers d’images. Or, cette immersion dans des univers d’images finalement conduit à une anesthésie généralisée. Un nouvel danger menace l’être humain. [11]
Un livre auroral dans ce sens est l’œuvre déjà classique de Guy Debord, La société du Spectacle, de 1967.[12] Pour sa part, Jean Baudrillard réalise une analyse des sociétés contemporaines, où les moyens massifs de communication introduisent dans la vie humaine de « nouvelles formes d’obscénité ».[13]
Wunenburger est un homme de son temps, c’est pourquoi il ne pouvait pas méconnaître le bouleversement produit par la télévision. La télévision a changé les modes de vie contemporaine au niveau mondial. Un outil qui pourrait devenir éducatif, une guide morale de vie, une boussole pour la jeunesse d’aujourd’hui, s’est transformé partout en un dangereux instrument d’anéantissement des populations. [14]
En 2002 Wunenburger publie Une utopie de la raison, Essai sur la politique moderne, où il pose l’hypothèse que, parallèlement à la révolution épistémologique des sciences, s’impose une révolution épistémologique qui permette de repenser la politique.[15] Suite à un parcours sur le thème crucial de l’utopie, et les recherches sur la Paix, il finit par nous proposer, ce que nous rappelle Rousseau, « un vouloir collectif », le « vouloir être ensemble » comme la base nécessaire afin de trouver des issues aux impasses de la politique contemporaine.
En 2003, notre auteur publie une œuvre didactique mais non moins profonde sur L’imaginaire.[16]
Je conclus mon portrait de Wunenburger théoricien, penseur, avec un petit opuscule de 2005, titré : Le combat est le père de toutes choses, fragment d’Héraclite. [17]
Wunenburger soutient : « Civiliser l’homme, c’est-à-dire lui demander de renoncer à sa nature belliqueuse pour entrer dans la paix civile, celle des lois, reste toujours encore un idéal, une forme fragile et éphémère ».
Sur la base de la thèse sur la « nature belliqueuse de l’homme », qu’il explique comme « des pulsions destructrices endogènes », il nous offre des variations autour ce sujet. [18]
Une variation de la lutte ouverte est la rivalité de la compétition. Wunenburger montre une deuxième variation : la lutte pour imposer la vérité.
À mon avis c’est important d’y inclure une autre variation, très à la mode, chez certains représentants de la philosophie analytique anglo-saxonne. Je fais référence aux « batailles d’idées », déguisée en batailles d’arguments. C’est une praxis nocive de la philosophie, parce qu’elle laisse nécessairement des vainqueurs et des vaincus, avec des blessures plus ou moins profondes. À mes yeux, aujourd’hui plus que jamais, il faut orienter la philosophie vers le dialogue. Le dialogue admet la différence respectueuse de l’autre. Le vrai dialogue mobilise l’esprit de tolérance, d’ailleurs, si oublié de nos jours.
Notre penseur continue les variations incluant un cas très répandu : l’agressivité envers l’autre cache fréquemment des déchirements de soi-même.
En même temps, l’homme est habité par un impérissable désir de paix. Or, de ce côté Wunenburger constate aussi des variations, telles que les rêves de l’âge d’or, les idéaux de la paix perpétuelle, etc. La vie humaine se développe comme une succession de pulsions destructrices, agressives et de besoin d’amour, de justice, de paix. L’issue consiste à réfléchir sur une « tension créatrice », « comme force de vie juste », qu’il envisage à niveau individuel et social. Du point de vue social, selon notre penseur, nous sommes toujours soumis à des variations des périodes de guerre et de paix. Du point de vue individuel, il considère les vertus en tant que « le courage est intermédiaire entre la témérité et la lâcheté, la grandeur entre la vanité et l’humilité, la modération entre la débauche et l’insensibilité […] »[19].
Bref, voilà le sens du titre de cet essai. Ainsi que les pièces de Bach pour le clavier bien tempéré, Wunenburger propose la création d’une philosophie bien tempérée.
L’homme d’action
Wunenburger ne vit pas renfermé dans une tour d’ivoire. Il est un homme d’action : un grand pédagogue, un Maître ; un fondateur d’institutions d’enseignement et de recherche, un être engagé dans le monde contemporain. Il est un vrai cosmopolite, un citoyen du monde entier. Or, la condition pour être un cosmopolite est d’incarner la vertu de l’hospitalité. Wunenburger, cosmopolite et hospitalier, cultive partout la valeur suprême de l’amitié, dont le Siracide affirme : « un ami fidèle est une forte protection et qui l’a trouvé a trouvé un trésor ».[20]
Notes
[1] Héraclite, en Penseurs grecs avant Socrate (Trad. et notes Jean Voilquin), GF Flammarion, Paris, 1964, Fragments 51 et 10, p.p. 77-78.
[2] J-J. Wünenburger, La raison contradictoire. Sciences te philosophie modernes : la pensée du complexe, Albin Michel, Paris, 1990, p.12. J-J-Wünenburger, Une utopie de la raison. Essai sur la politique moderne, La table ronde, Paris, 2002, Conclusion, p.229.
[3] J-J. Wünenburger, La raison contradictoire, Introduction, p.10. J-J-Wünenburger, Une utopie de la raison, Chap. V, p.137.
[4] C’est le moment de signaler certaines « affinités sélectives » de Wunenburger par rapport à de remarquables philosophes contemporains. La notion de « unidimensionnel » nous conduit à l’œuvre de Herbert Marcuse, sous le titre L’homme unidimensionnel. La notion du « complexe » trouve son partenaire dans la philosophie du complexe, développée par Edgar Morin tout au long de son œuvre. Entre d’autres les notions de pli, de la différence, des devenirs, des dynamismes, le pluriel, nous rappellent la philosophie de Gilles Deleuze. La fonction primordiale de la dissymétrie approche la perspective de Wunenburger à la pensée de Roger Caillois. La critique au rationalisme classique, situe la pensée de Wunenburger dans la lignée de l’épistémologie bachelardienne. Mais aussi Wuenburger dialogue avec Gilbert Durand, de qui est disciple. Tout ce qui souligne que Wunenburger est un représentant de la philosophie française contemporaine, avec laquelle il partage des préoccupations et de réponses, malgré les différences.
[7] En même temps, de l’autre côté de l’océan Atlantique, je parcourais un trajet philosophique semblable, sans savoir ni l’un, ni l’autre de nos existences. En 1983 j’ai fini une recherche épistémologique autour Les systèmes de F. Bacon et R.Descartes, afin de rendre manifeste que parfois les opposés coïncident. M.N.Lapoujade, Los sistemas de Bacon y Descartes. De la coincidencia de los opuestos, B. Universidad Autónoma de Puebla, México, 2002. En 1988 j’ai publié la Philosophie de l’imagination, Filosofía de la imaginación, Siglo XXI, México, où je propose une perspective anthropologique autonome d’un « homo imaginans », ainsi qu’une critique à la logique de l’identité, et la proposition de plusieurs logiques qui coexistent dans la vie humaine. Plus tard j’ai publié L’imagination esthétique dans le regard de Vermeer, La imaginación estética en la mirada de Vermeer, Herder, México, 2008. En 2011 voit la lumière mon Dialogue avec Gaston Bachelard autour la poétique, Diálogo con G.Bachelard acerca de la poética, UNAM, dont le prologue émane de la plume de Jean-Jacques Wunenburger. Or, c’est étonnant que nos perspectives esquissent, j’évoque Plutarque, des « vies parallèles », sans nous connaître. Notre rencontre a eu lieu au mois d’avril de 1992 à Paris, d’où est surgie une collaboration permanente jusqu’à nos jours.
[9] J-J.Wunenburger, La vie des images, Presses Universitaires de Strasbourg, 1995, p.p.10, 144. Une nouvelle édition augmentée, Presses Universitaires de Grenoble, 2002.
[11] La vie des images, nouvelle édition augmentée, Presses Universitaires de Grenoble, 2002, p.263.
[14] J-J. Wunenburger, L’homme à l’âge de la télévision, PUF , Paris, 2000. Pour ma part, j’ai mené une recherche là-dessus, sous le titre : Des prisons des imaginaires contemporains à une esthétique de la liberté. M.N. Lapoujade, De las cárceles de los imaginarios contemporáneos a una estética de la libertad, coédition de la Universidad Iberoamericana y la UNESCO, México, 2009.
María Noel Lapoujade
Universidad Nacional Autónoma de México, México
maria.noel.lapoujade@gmail.com
María Noel Lapoujade
Wunenburger, The Well Temperate Philosophy
Abstract: This is an essay about the relevance of Jean-Jacques Wunenburger’s philosophical perspective. My general view is that his texts construct an open and complex philosophy, a tolerant one, a philosophy that finely combines docta ignorantia and true humility. This philosophy develops through the labor of Wunenburger as a research fellow, as a thinker and as a theoretical man. From a theoretical perspective we have gone through the main harvest of works such as La raison contradictoire, L’imagination, La vie des images, La philosophie des images, Une utopie de la raison, L’imaginaire, “Le combat est le père de toutes choses”, Heraclite. The conclusion seeks to underline several features of Wunenburger as a man of action.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Rationalism; Imagination; The imaginary; Images; Ethics.
Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte
avec soi-même peut s’accorder: mouvements
en sens contraire, comme pour l’arc et la lyre.
Joignez ce qui est complet et ce qui ne l’est pas,
ce qui concorde et ce qui discorde,
ce qui est en harmonie et ce qui est en désaccord ;
de toutes choses une et, d’une, toutes choses.[1]
À mes yeux, ces épigraphes témoignent de la perspective philosophique de Wunenburger, dont la philosophie est ouverte et complexe, tolérante, imprégnée de la « docte ignorance » de Nicolas de Cues et de l’impératif socratique ; c’est d’ailleurs une philosophie engagée. Elle est ouverte et complexe parce que qu’elle renvoie à tous les temps, les époques, toutes les courantes philosophiques ; plus précisément l’auteur dénonce tout au long de son oeuvre, « la sensibilité et la mentalité unidimensionnelles » (2002). En 1990 il est explicite : « Dans de nombreux cas, l’engouement pour des schèmes unidimensionnels de liaison, ou de séparation empêche la pensée d’être au rendez-vous avec la complexité du monde ».[2] Sa philosophie est tolérante, c’est une valeur de liberté philosophique qui émane de la personnalité de Jean-Jacques Wunenburger. L’impératif socratique et « la docte ignorance » condensent un leitmotiv de l’attitude philosophico-vitale de notre penseur. L’exigence d’humilité : « L’humilité épistémologique » ainsi que « la pensée peut se contenter d’une représentation de second rang » écrit-il en 1990. En 2002, par rapport à certaines perspectives contemporaines il se pose (nous pose) la question : « ne conviendrait-il pas de réhabiliter une réalité humaine complexe, opaque, à coins et recoins multiples […] ? »[3]
Elle est engagée, parce que nous sommes non pas seulement face à un chercheur, qui produit une philosophie théorique, mais aussi face à un homme d’action.
Le chercheur
Wunenburger, chercheur inlassable, fouille l’actualité et l’antiquité, la science contemporaine et les mythes. La raison contradictoire (1990) est une œuvre très calée. Wunenburger y envisage une raison humaine blessée, entre autres parce qu’elle n’a pas accepté la différence, la contradiction, la complexité comme inhérents à sa nature. La raison philosophico-scientifique s’enferme dans une logique binaire, une logique de l’identité, sans accepter qu’elle peut avoir des horizons plus ouverts, qu’elle est contradictoire, complexe et qu’en même temps elle implique « une rationalité de l’ombre » Sur cette base, notre auteur esquisse le développement des potentialités de la raison, afin de montrer l’émergence et la croissance de la différence. À partir de l’identité une, il passe à la Dyade, même si le dimorphisme, l’espace binaire est critiqué parce que il n’atteint que le double. La marche vers la complexité continue avec l’analyse des médiations, c’est-à-dire, de l’inclusion d’un trait d’union, de façon à travailler avec un troisième élément intermédiaire. Le pas suivant est l’analyse de la triade, ce qui implique une logique ternaire. La triade éveille une tension antagoniste, c’est pourquoi elle entraîne une complexité majeure. La logique des contraires est « une contrariété vive » et non pas un spectre théorique, qu’on peut constater depuis une approche dynamique des faits psychologiques imprégnés de contradictions et d’ambivalences. Le dynamisme des phénomènes se manifeste clairement dans la Nature, où coexistent partout des harmonies et des déséquilibres divers. Wunenburger soutient qu’un équilibre naturel complexe implique l´hétérogénéité des contraires, et passe par l’inclusion de la dissymétrie, à l’intérieur d’un réseau ; donc il s’agit d’un équilibre dynamique, où la dissymétrie est le moteur de l’équilibre.[4]
La logique proposée par Wunenburger est une logique du tiers-inclus, elle accepte les ambivalences et l’oxymoron, où « s’impose exemplairement », souligne Wunenburger, l’œuvre du poète Francisco Quevedo.[5]
Sa filiation bachelardienne devient visible au moment où il affirme : « le mérite de Bachelard est d’avoir ébranlé des conceptions fixistes et en un sens simplistes de l’image comme du concept.[6] Ce mérite de Bachelard est bien partagé par Wunenburger tout au long de son œuvre.
À partir de 1991 à 2002, se suivent en cascade les publications sur l’imagination, les images, l’imaginaire, qui témoignent d’une partie fondamentale de sa contribution philosophique théorique. [7]
En 1991 notre philosophe publie une œuvre érudite et à la fois didactique sous le titre L’imagination. Il donne une définition claire de l’imagination comme fonction de production ou combinaison d’images. Il souligne l’ampleur de ses champs et la variété de ses formes, pour conclure que « l’imagination se révèle comme une activité affective et intellectuelle autonome, qui rejaillit sur l’ensemble des activités théoriques et pratiques de l’homme. Elle exprime la finitude humaine et pourtant son travail nous libère du monde et du temps. » [8]
En 1995, apparait La vie des images, où Wunenburger affirme : « Si la vie des images consiste précisément à se prêter à toutes sortes de trajectoires imaginatives, elle comporte aussi une évolution historique ». Il continue : « À bien des égards notre culture rationnelle a laissé en friche notre activité imaginatrice » et se pose la question : « Faut-il se résigner à cette situation ? […] La seule voie consiste, peut-être, à permettre à chacun de réactiver ses puissances symboliques, de redécouvrir les médiateurs mythiques, de se trouver dans des situations à haute densité onirique »[9].
En 1997 paraît La philosophie des images. À mon avis, il s’agit d’une œuvre incontournable dans le champ de la philosophie de l’imagination, les imaginaires et la rationalité. Le regard exigent et précis de Wunenburger dessine d’abord une typologie des images, une méthodologie des images, pour passer ensuite à la question de la mimesis. Son parcours esquisse une ontologie de l’image ; il continue par l’analyse profond de ce qui signifie « penser en images », ce qui conduit à réfléchir sur les liens, d’ailleurs étroits, entre l’image et la rationalité scientifique. L’œuvre finit par la proposition des différentes manières de vivre par l’image. [10]
En 2002, les médias, les technologies, la vie contemporaine est submergée dans un univers d’images. Or, cette immersion dans des univers d’images finalement conduit à une anesthésie généralisée. Un nouvel danger menace l’être humain. [11]
Un livre auroral dans ce sens est l’œuvre déjà classique de Guy Debord, La société du Spectacle, de 1967.[12] Pour sa part, Jean Baudrillard réalise une analyse des sociétés contemporaines, où les moyens massifs de communication introduisent dans la vie humaine de « nouvelles formes d’obscénité ».[13]
Wunenburger est un homme de son temps, c’est pourquoi il ne pouvait pas méconnaître le bouleversement produit par la télévision. La télévision a changé les modes de vie contemporaine au niveau mondial. Un outil qui pourrait devenir éducatif, une guide morale de vie, une boussole pour la jeunesse d’aujourd’hui, s’est transformé partout en un dangereux instrument d’anéantissement des populations. [14]
En 2002 Wunenburger publie Une utopie de la raison, Essai sur la politique moderne, où il pose l’hypothèse que, parallèlement à la révolution épistémologique des sciences, s’impose une révolution épistémologique qui permette de repenser la politique.[15] Suite à un parcours sur le thème crucial de l’utopie, et les recherches sur la Paix, il finit par nous proposer, ce que nous rappelle Rousseau, « un vouloir collectif », le « vouloir être ensemble » comme la base nécessaire afin de trouver des issues aux impasses de la politique contemporaine.
En 2003, notre auteur publie une œuvre didactique mais non moins profonde sur L’imaginaire.[16]
Je conclus mon portrait de Wunenburger théoricien, penseur, avec un petit opuscule de 2005, titré : Le combat est le père de toutes choses, fragment d’Héraclite. [17]
Wunenburger soutient : « Civiliser l’homme, c’est-à-dire lui demander de renoncer à sa nature belliqueuse pour entrer dans la paix civile, celle des lois, reste toujours encore un idéal, une forme fragile et éphémère ».
Sur la base de la thèse sur la « nature belliqueuse de l’homme », qu’il explique comme « des pulsions destructrices endogènes », il nous offre des variations autour ce sujet. [18]
Une variation de la lutte ouverte est la rivalité de la compétition. Wunenburger montre une deuxième variation : la lutte pour imposer la vérité.
À mon avis c’est important d’y inclure une autre variation, très à la mode, chez certains représentants de la philosophie analytique anglo-saxonne. Je fais référence aux « batailles d’idées », déguisée en batailles d’arguments. C’est une praxis nocive de la philosophie, parce qu’elle laisse nécessairement des vainqueurs et des vaincus, avec des blessures plus ou moins profondes. À mes yeux, aujourd’hui plus que jamais, il faut orienter la philosophie vers le dialogue. Le dialogue admet la différence respectueuse de l’autre. Le vrai dialogue mobilise l’esprit de tolérance, d’ailleurs, si oublié de nos jours.
Notre penseur continue les variations incluant un cas très répandu : l’agressivité envers l’autre cache fréquemment des déchirements de soi-même.
En même temps, l’homme est habité par un impérissable désir de paix. Or, de ce côté Wunenburger constate aussi des variations, telles que les rêves de l’âge d’or, les idéaux de la paix perpétuelle, etc. La vie humaine se développe comme une succession de pulsions destructrices, agressives et de besoin d’amour, de justice, de paix. L’issue consiste à réfléchir sur une « tension créatrice », « comme force de vie juste », qu’il envisage à niveau individuel et social. Du point de vue social, selon notre penseur, nous sommes toujours soumis à des variations des périodes de guerre et de paix. Du point de vue individuel, il considère les vertus en tant que « le courage est intermédiaire entre la témérité et la lâcheté, la grandeur entre la vanité et l’humilité, la modération entre la débauche et l’insensibilité […] »[19].
Bref, voilà le sens du titre de cet essai. Ainsi que les pièces de Bach pour le clavier bien tempéré, Wunenburger propose la création d’une philosophie bien tempérée.
L’homme d’action
Wunenburger ne vit pas renfermé dans une tour d’ivoire. Il est un homme d’action : un grand pédagogue, un Maître ; un fondateur d’institutions d’enseignement et de recherche, un être engagé dans le monde contemporain. Il est un vrai cosmopolite, un citoyen du monde entier. Or, la condition pour être un cosmopolite est d’incarner la vertu de l’hospitalité. Wunenburger, cosmopolite et hospitalier, cultive partout la valeur suprême de l’amitié, dont le Siracide affirme : « un ami fidèle est une forte protection et qui l’a trouvé a trouvé un trésor ».[20]
Notes
[1] Héraclite, en Penseurs grecs avant Socrate (Trad. et notes Jean Voilquin), GF Flammarion, Paris, 1964, Fragments 51 et 10, p.p. 77-78.
[2] J-J. Wünenburger, La raison contradictoire. Sciences te philosophie modernes : la pensée du complexe, Albin Michel, Paris, 1990, p.12. J-J-Wünenburger, Une utopie de la raison. Essai sur la politique moderne, La table ronde, Paris, 2002, Conclusion, p.229.
[3] J-J. Wünenburger, La raison contradictoire, Introduction, p.10. J-J-Wünenburger, Une utopie de la raison, Chap. V, p.137.
[4] C’est le moment de signaler certaines « affinités sélectives » de Wunenburger par rapport à de remarquables philosophes contemporains. La notion de « unidimensionnel » nous conduit à l’œuvre de Herbert Marcuse, sous le titre L’homme unidimensionnel. La notion du « complexe » trouve son partenaire dans la philosophie du complexe, développée par Edgar Morin tout au long de son œuvre. Entre d’autres les notions de pli, de la différence, des devenirs, des dynamismes, le pluriel, nous rappellent la philosophie de Gilles Deleuze. La fonction primordiale de la dissymétrie approche la perspective de Wunenburger à la pensée de Roger Caillois. La critique au rationalisme classique, situe la pensée de Wunenburger dans la lignée de l’épistémologie bachelardienne. Mais aussi Wuenburger dialogue avec Gilbert Durand, de qui est disciple. Tout ce qui souligne que Wunenburger est un représentant de la philosophie française contemporaine, avec laquelle il partage des préoccupations et de réponses, malgré les différences.
[7] En même temps, de l’autre côté de l’océan Atlantique, je parcourais un trajet philosophique semblable, sans savoir ni l’un, ni l’autre de nos existences. En 1983 j’ai fini une recherche épistémologique autour Les systèmes de F. Bacon et R.Descartes, afin de rendre manifeste que parfois les opposés coïncident. M.N.Lapoujade, Los sistemas de Bacon y Descartes. De la coincidencia de los opuestos, B. Universidad Autónoma de Puebla, México, 2002. En 1988 j’ai publié la Philosophie de l’imagination, Filosofía de la imaginación, Siglo XXI, México, où je propose une perspective anthropologique autonome d’un « homo imaginans », ainsi qu’une critique à la logique de l’identité, et la proposition de plusieurs logiques qui coexistent dans la vie humaine. Plus tard j’ai publié L’imagination esthétique dans le regard de Vermeer, La imaginación estética en la mirada de Vermeer, Herder, México, 2008. En 2011 voit la lumière mon Dialogue avec Gaston Bachelard autour la poétique, Diálogo con G.Bachelard acerca de la poética, UNAM, dont le prologue émane de la plume de Jean-Jacques Wunenburger. Or, c’est étonnant que nos perspectives esquissent, j’évoque Plutarque, des « vies parallèles », sans nous connaître. Notre rencontre a eu lieu au mois d’avril de 1992 à Paris, d’où est surgie une collaboration permanente jusqu’à nos jours.
[9] J-J.Wunenburger, La vie des images, Presses Universitaires de Strasbourg, 1995, p.p.10, 144. Une nouvelle édition augmentée, Presses Universitaires de Grenoble, 2002.
[11] La vie des images, nouvelle édition augmentée, Presses Universitaires de Grenoble, 2002, p.263.
[14] J-J. Wunenburger, L’homme à l’âge de la télévision, PUF , Paris, 2000. Pour ma part, j’ai mené une recherche là-dessus, sous le titre : Des prisons des imaginaires contemporains à une esthétique de la liberté. M.N. Lapoujade, De las cárceles de los imaginarios contemporáneos a una estética de la libertad, coédition de la Universidad Iberoamericana y la UNESCO, México, 2009.