Philippe Mustière
La voix fantôme et le théâtre libidinal du baron de Gortz dans Le Château des Carpathes
A la lecture du Château des Carpathes, on oublie parfois que le dispositif audiovisuel, qu’Orfanik a mis au point pour le baron de Gortz, est au cœur du récit : sans lui, pas de drame, pas d’amour, pas de folie… Or, et c’est pas le moindre des paradoxes dans ce roman, ce dispositif complique au lieu d’expliquer, obscurcit au lieu d’éclairer. Il n’apparaît en pleine lumière que rétrospectivement, dans les souvenirs et les aveux du savant Orfanik et du jeune comte de Telek.
A part un fou et un mort, personne ne pourra analyser cette machine qui n’a existé que pour être détruite, dans une épiphanie du dérisoire. En fait, de quoi s’agit-il avec ce dispositif ? Sans doute pas des débuts du cinéma parlant. Les périphrases de désignation du procédé n’ont jamais été aussi peu scientifiques chez Jules Verne : « Une lumière, due à quelque appareil de concentration. (…) Une boîte rectangulaire, (…) cette boîte, longue de douze à quinze pouces, large de cinq à six1, dont le couvercle, incrusté de pierreries, était relevé, contenait un cylindre métallique. » On est très loin de la description scientifique d’un procédé, mais plutôt dans la mise en scène de théâtre, à l’aide d’une machinerie orfanique, ou bien plutôt orphique, tant la référence/réminiscence au mythe d’Orphée et Eurydice semble évidente à tout lecteur du Château des Carpathes.
La science, encore hésitante dans ce domaine du cinéma, qui fera ses premiers balbutiements trois ans après la publication du Château des Carpathes, vient seulement apporter une vague caution à une des plus poignantes histoires d’amour fou du chant vernien ; s’il y a une vérité du procédé scientifique, c’est peut-être dans la dénonciation des croyances magiques et superstitieuses des villageois, dans cette Transylvanie hantée, chère à Bram Stocker (son Dracula paraîtra cinq ans plus tard).
Si Jules Verne peut être dit visionnaire par rapport à l’invention du cinéma, c’est sans doute pour avoir déjà pressenti le côté glaçant et artificiel (aujourd’hui, on dirait virtuel), la manipulation des images, le possible abus vampirique qui pourrait naître d’une civilisation de l’image.
Le dispositif audiovisuel est bien au coeur du roman, et nécessaire à son déroulement ; car il permet de donner à la pensée dans la quelle nous plonge le récit une polarité rationnelle (du type « tout s’explique par la physique ».) Et, une fois posé ce cadre, apparemment respectueux des lois scientifiques, le héros peut croire, halluciner…jusqu’à devenir fou. Comme le dit Daniel Compère : « Le Château des Carpathes se présente comme une interrogation sur les liens entre l’art et le réel, sur l’illusion théâtrale, sur la manipulation des images » ; et j’ajouterais sur l’inconscient du texte.
En effet, pendant longtemps, la critique littéraire a vécu sur la certitude tranquille que le message transmis par un écrivain était innocent. Il n’était pas nécessaire de chercher ailleurs. Il n’y avait rien à lire entre les lignes. Il y avait adéquation totale entre ce que l’écrivain écrivait et le message transmis. Les dernières décennies ont eu raison de cette persuasion tranquille et naïve. En témoigne l’oeuvre de Jules Verne : Jules Verne est un remarquable exemple de la distance qu’il y a parfois entre ce que l’écrivain croit dire et ce qu’il dit en réalité. Comme le remarque Jean Bellemin-Noël : « Tout texte est travaillé par un discours inconscient; il est possible de décrire ce travail qui s’effectue dans le texte; cette description n’a pas pour objet une traduction, mais la reconnaissance d’un fonctionnement oblique du texte comme force engagée dans l’oeuvre d’écriture »2.
Et Le Château des Carpathes est à cet égard une oeuvre-clé. Il se dessine dans le Château des Carpathes ce que l’on pourrait appeler un thème délirant, dont le lieu de manifestation est l’écriture. Curieusement, dans ce roman qu’on dit parfois « fantastique », se trouve posé de façon emblématique le problème de la création. Quelle est la place de l’art et de l’artiste dans le texte vernien? Est-elle dans l’univers de la pure et simple représentation, ou dans celui de la science qui s’interroge sur son objet? La collusion que nous avons dans le Château des Carpathes avec la dialectique : amateur d’opéra / savant, sous l’empire de la monomanie, voire de la folie, en dit long sur les rapports de ces deux univers, dans le roman du XIXe siècle. Déjà chez Balzac, Nodier, Hoffmann, Nerval ou Gogol, l’inspiration créatrice est relayée par la matrice thermodynamique de l’entropie, et l’impuissance de l’artiste se résorbe souvent dans l’aléa scientifique. Pourquoi donc également cette incapacité de Verne à cantonner l’artiste dans son domaine sans le défigurer sous les traits caricaturaux du savant fou, emblème d’une puissance qui s’évanouit en catastrophe? Quels sous-entendus mythiques cela présuppose-t-il? C’est ce sur quoi nous aimerions formuler quelques hypothèses. Mais nous voudrions également interroger ce roman sous l’angle des rapports de la vérité et du simulacre. Quel est le sens de ce double plastique (la reproduction de la Stilla) dont Verne fait l’histoire du Château des Carpathes? Dans la dégradation ontologique: réel/modèle/sublimation/copie/éclatement dans le miroir, la représentation s’épuise en épuisant son objet. On assiste dans Le Château des Carpathes à une véritable pathologie de l’art, où la mise en vie de l’expérience artistique entraîne déchirements et frustrations. Dans son amour maniaque et fétichiste, le baron de Gortz oscille entre le sublime et le grotesque, en déplaçant la figure de l’art dans le monde de la science. Bien entendu, il s’agit d’un thème éminemment romantique : l’interférence du mythe d’Ophélie (tel que l’a analysé Gaston Bachelard dans L’Eau et les Rêves), et ce que nous appellerons le mythe d’Ixion (mythe d’un Pygmalion trompé, abusé; Ixion, c’est l’union avec une chimère, une apparence : la nuée d’Héra).
Dans Le Château des Carpathes, d’une certaine façon, le roman dit clairement que tout roman s’écrit en regard du moi. La présence d’un dispositif scénique très élaboré, même s’il est peu scientifique, sert bien la problématique de base, problématique fondée sur la nécessaire rencontre de l’imaginaire et du réel; le théâtre-miroir du baron de Gortz va resserrer davantage la saisie de la chose psychodramatique. L’objet perdu est introuvable; et le théâtre comme lieu d’un culte religieux à la Stilla va symboliser ce deuil, en trompant la mort. « A gauche, au contraire, une estrade, dont la surface était drapée d’étoffes noires, recevait une puissante lumière A une dizaine de pieds de cette estrade dont il (Franz de Telek) était séparé par un écran à hauteur d’appui, se trouvait un antique fauteuil à long dossier que l’écran entourait d’une sorte de pénombre3. » Telle est décrite la mise en scène funèbre opérée par le baron de Gortz pour son théâtre de la perversion. Il y a là, dans ce travail de deuil (Trauerspiel)4 une fixation du regard qui est aussi une régression ; c’est-à-dire que si la scène construite par le baron est de l’ordre de l’hallucination mystique, c’est que l’incoercible retour du désir se fait vers le lieu de la fixation, non seulement oculaire, mais mnésique. La mort de la Stilla comme sédation totale de tout désir est dépassée par la fixation fétichiste outre-tombe.
Il faut là évoquer le rôle transgresseur que joue, dans ces extases d’érotomane qui possèdent Gortz, l’épiphanie de l’art en la personne de la Stilla. Précisons déjà que sa représentation sur l’écran n’a rien à voir (comme il l’a été souvent proclamé à la légère par ceux qui veulent toujours voir un Jules Verne prophète de la science et des techniques), avec l’animation provoquée par un cinématographe. Ici, la projection de l’image de la Stilla est à jamais fixe, comme sont étrangement fixes les regards forcenés échangés par les trois personnages de cette scène liturgique. Il faut donc bien se souvenir que dans Le Château des Carpathes, le mouvement est nié; projections fixes et sédations peuvent seules sauver des atteintes du temps; quant à la kinesthésie, elle appartient dans ce roman au seul mouvement mélodique du chant de la cantatrice. Ainsi, la voix anime le miroir gelé dans l’immobilité, au sein d’un espace funéraire et d’un temps immortalisateur.
Le théâtre libidinal du baron de Gortz, dans sa dimension fantomatique, offre, pour cette morte qui hante ses rêves, des analogies avec le rêve compensateur et la sériation existentielle qu’opère l’expérience onirique des images obsédantes. Dans cette scène hautement fantasmatique du Château des Carpathes, la Stilla renvoie, par le miroir, au héros narcissique l’image d’un rêve indissociable de l’image idéale du moi, affirmant la volonté prométhéenne du savant fou. Enfoui en voyeur pervers dans son « antique fauteuil à long dossier », Gortz s’aliène à cette imago magique et vit cette relation de l’image au miroir comme une relation amoureuse et suicidaire à la fois.
Ainsi cette femme qui est idéalisée, comme la Galatée de Pygmalion, que le pervers ne perd jamais de vue, objet oblitérant depuis toujours le champ de son désir à tout autre objet à venir, nie le temps. L’objet d’avenir, le phonographe ne sert qu’un passé mort et fétichisé. Le baron de Gortz est tourné vers le passé, à savoir la scène ultime de la représentation à l’Opéra. Comme le dit si bien Jean-Louis Leutrat « Arrêter le temps, instaurer une circularité du temps, c’est espérer un retour de ce qui fut perdu, c’est ouvrir la porte aux fantômes. » Avec la promotion de l’ombre sur l’écran, il y a matérialisation du phénomène du dédoublement (la morte est vivante); et ce qui passe au premier plan, ce n’est pas le corps de l’objet, mais en quelque sorte son âme. Quand meurent la lumière et le scintillement de l’Opéra, surgit vouée à la magie l’ombre spectrale du songe.
Certes, le miroir éclatera en fragments de corps morcelés sous le geste fatidique de Franz de Télek. Mais le baron de Gortz peut éclater de rire, de façon diabolique : la voix exhibée est toujours là pour unifier l’ensemble de ces signifiants sacrés. Nous sommes bien en présence, dans cette célébration paroxystique de l’idéal, d’une possession érotique par le seul biais du regard et de la voix, répercutés de façon objectale par le miroir-écho, « objet transitionnel » comme l’a si bien montré Winnicott. La Stilla, reconnue dans le miroir, vient combler le manque.
Quant au théâtre, l’ « autre scène », pour reprendre l’expression d’Octave Mannoni, «lieu de l’imaginaire et de toutes les identifications passées et possibles »5, il est l’espace où entre en scène cet objet d’un désir de mort. Cette pulsion de mort trouve sa première réalisation dans la dernière représentation du théâtre San Carlo. Dans ce processus de scène suggestive et irradiante où les images que le Ça gardait en réserve vont investir le Moi, comme elles peuvent le faire face à la Statue du Commandeur ou face au fantôme d’Hamlet, nous voyons jouer l’annulation de l’Autre, son meurtre; d’où, dans le Château des Carpathes, la compulsion à répétition de la scène du « Voglio morire » de Naples, dans ce théâtre d’ombres du baron de Gortz.
Mais attention, qu’on nous entende bien : il ne s’agira pas pour nous d’appliquer à partir de là une quelconque machine analytique à l’auteur, même si, à partir du Château des Carpathes, on peut mettre l’accent sur la relation manifeste entre le théâtre — surtout le théâtre d’ombres du baron de Gortz et la psychanalyse. Comme le montre Lyotard, la scène tragique peut servir de tremplin à la scène psychanalytique parce que déjà « y est opéré ce renversement par lequel l’espace du désir, l’espace fantasmatique primaire, centré sur son manque, est représenté dans l’espace scénique, qui est celui que s’ouvre le désir de voir le désir6 » ? La création littéraire est la mise en scène de fantasmes de telle sorte que les autres y ait accès, l’écriture étant un essai de cohabitation d’un fantasme et d’un langage. Ainsi la scène vernienne dans le Château des Carpathes est effectivement un scénario dans lequel le sujet se met en fonction de son désir en vue de la satisfaction — bien sûr fantasmée — de ce désir.
A travers l’écran protecteur de l’illusion théâtrale, qui engendre la répétition rassurante, la Stilla peut réapparaître, autant de fois que l’on veut, comme Gortz, comme Franz de Télek, comme le lecteur en ont aussi l’hallucination. Le surgissement de la voix interpelle tout spectateur (Gortz, mais aussi nous autres lecteurs qui sommes entrés dans la chambre noire du jeu littéraire), à la façon d’une opération magique. Jules Verne, avec une adresse « peut-être » inconsciente, rétablit toute la problématique de la représentation telle qu’elle apparaît -dans l’analyse des Ménines de Vélasquez par Michel Foucault7. Le sujet est bel et bien entré dans le tableau. Merveilleuse alchimie où, dans le creuset de la scène de théâtre, l’imaginaire vient à se distinguer du réel sous l’effet de la symbolisation, établissant du même coup une communication jusque-là impossible.
Il s’agit, dans l’artifice d’une mise en scène hallucinatoire, de redonner mécaniquement à l’oeil et à l’oreille, suivant le code de la perversion, une image du corps rêvé. Puisque dans une définition freudienne, « voir, c’est un peu ne pas avoir », Gortz, par une oxymore délirante, peut croire qu’en focalisant sur le corps artiste de la Stilla, il la retient douloureusement. Mais dans sa folie monomane et mégalomane, il ne peut en aucune façon la posséder. On ne possède que dans l’abstention.
En fait, Gortz opère le rapt d’une image kaléidoscopique, d’une manière toute aussi névrotique et obsessionnelle que Grégoire Samsa, lorsqu’il adhère à l’image de la « dame toute en fourrure », dans La Métamorphose de Kafka. Les rapprochements entre les divers réseaux thématiques des univers kafkaïens et verniens sont étonnants à ce sujet, et dévoilent un peu de ce qu’est la création romanesque chez les deux auteurs. Nous ne pouvons développer ici, mais déjà nous pouvons dire que le procédé mimétique ou métamorphique qui, chez Verne et Kafka, pousse l’obsessionnel à accomplir des cérémoniaux pathologiques que leur minutie apparente aux rituels religieux, ne peut s’explique-r que parce que la mort, mère et amante, est là comme une figure tierce entre le sujet et son désir.
C’est bien « le deuil » qui autorise l’appropriation de l’être dans un univers théâtralisé. C’est, dit Freud, l’intensité de la douleur en tant qu’elle est mor-tifère qui inaugure le « travail du deuil ». Le sujet Gortz tente de dénier, à l’aide de substituts auxiliaires et partiels, par une activité compensatrice, la perte de l’objet où il a investi toute son identité. Ainsi par « l’imago formae » de la projection et « l’imago vocis » du chant de la Stilla, le processus métaphorique est là pour renvoyer le reflet du Je, associé au motif de la mort. Le miroir qui réduit le Je à une position de voyeur/auditeur devient la dalle de la mort, du tombeau.
Quant à la combinatoire de l’image et de la voix, qui nous amène à parler comme Tristan Tzara du « miroir glacé des voix », il suffit de s’interroger sur l’ambivalence du thème de Narcisse et de celui de la nymphe Écho pour comprendre que le double jeu projection/audition du corps autorise dans Le Château des Carpathes, le retour du refoulé dans une sorte de folie solipsiste. La voix italienne, « substance mythiquement érotique », selon Barthes8 comme selon Dominique Fernandez, dans Porporino ou les mystères de Naples, subsiste un temps après l’éclatement du miroir. C’est là que, même de façon fragmentaire (il ne s’agit que des dernières notes de l’Opéra), se joue le mouvement d’appropriation. L’essentiel est bien dans l’écho répercuté la voix, qui seul permet de nommer la Stilla. Par la ritualisation de la mort d’Ophélie/Stilla s’opère donc une médiation entre le sujet et la mort, fantasmée comme une séparation heureuse, comme la victoire du héros Gortz (qui ravit les derniers mots d’amour mortel du final de l’Orlando). La Stilla s’écrie-t-elle pas, créant ainsi un effet de mise en abyme musical, au moment de mourir : « Voglio morire ». Et ce sera la fracture du cylindre phonographique qui va finalement détruire ce fou de Pygmalion qui, s’il n’avait pu redonner la vie à l’image, l’avait redonnée à la voix. Pygmalion désespéré n’a plus qu’à se résorber en Ixion.
Comme dans les images de l’Orphée de Cocteau où les voyageurs d’outre part franchissent les miroirs, Franz de Télek, dans un de ces parcours initiatiques dont Simone Vierne a si bien montré le caractère fondamental dans l’imaginaire vernien, va à son tour pouvoir fantasmer sur son retour du monde des morts (Orphée/Orfanik). Jules Verne apparaît donc en fin de compte comme un formidable créateur de sa propre mythologie. Que Le Château des Carpathes soit, un voyage liturgique, hiérophantique, dans un espace dont il convient d’interroger les signes, cela semble indéniable; mais nous croyons pouvoir dire le texte vernien va encore plus loin : il laisse advenir à la surface du texte fantastique toute la destination aliénante qui touche tout créateur d’images, que ce soit Gortz ou Jules Verne.
Toute la disposition théâtrale d’un Gortz, dont le regard fétichisant réifie, mène à l’inscription – l’écriture – d’une voix, dans une boîte de Pandore « incrustée de pierreries ». La jouissance esthétique du sujet est complexe, surtout pour un Jules Verne, d’abord passionné par le théâtre, et mélomane averti. Comme dans le fantastique nervalien ou sandien, l’oeil écoute chez Jules Verne.
En effet, à l’instar des Châteaux en Bohème de Nerval, Le Château des Carpathes met en scène, autour de l’actrice protéiforme qui prend vie par le rêve et la fascination, et semble offrir un amour nimbé de mystère, tout un scénario de cristallisation de l’être humain. Que l’on retrouve chez ces deux auteurs, la fonction du château, du labyrinthe, de la femme-fantôme, et surtout du glissement dans la dérive existentielle et dans l’aliénation littéraire, n’a rien d’étonnant. Comme chez Nerval, le Gortz vernien éclaire la pertinence du réseau : orgueil/faute/ égarement/folie solipsiste. Pour avoir, avec un appétit prométhéen de puissance, voulu s’attribuer le pouvoir exclusif du Créateur (par la métamorphose onirique chez Nerval, par la science satanique et faustienne chez Verne), l’illuminé dans sa chambre-prison où il se tient et détient, est à la lisière de la perte de son identité.
Ce mouvement intervient très exactement, non seulement, bien sûr, dans le Secret de Wilhem Storitz, mais aussi dans un autre roman méconnu de Jules Verne Une Ville flottante. Ellen, « la dame noire » folle, dont le chant plaintif est à peine perçu à travers la cabine de Fabian fou d’amour pour elle, n’est pas sans nous rappeler une autre « dame toute en blanc » au chant magique, la Stilla. Le chant d’Ellen n’est dit qu’une « suite de phrases fréquemment interrompues, quelque chose de suave et de triste à la fois. On eût dit des stances étrangement coupées, telles que les réciterait une personne endormie du sommeil magnétique9 ». Ellen, la morte-vivante, qu’a ravie Drake, est poursuivie par Fabian dans le dédalesque labyrinthe de « la ville flottante », le Great Eastern, à travers « coursives, écoutilles, rouffles, passerelles » (auxquels correspondent très exactement courtines, poternes, créneaux, bastions du Château des Carpathes dans lesquelles se perd Franz de Télek). Si l’on rapproche également les deux apparitions des figures aimées, toutes deux hailucinantes, si l’on établit un lien entre le duel Fabian-Harry Drake, qui aboutit en l’électrocution du rival méphistophélique, et en l’échange de regards Télek/-Gortz qui lui aussi se termine par une explosion électrique dans lequel périt le rival, on peut alors voir dans Une Ville flottante une sorte de brouillon palimpseste du Château des Carpathes. Le « foyer » scénique qui apparaît dans ces deux romans développe tout un mécanisme souterrain (sémantique, structural, textuel) où se condensent des représentations10.
La machine théâtralisante, si souvent à l’oeuvre chez Jules Verne au point qu’elle devient dans bon nombre de romans obsédante, permet convergences que savoure l’attention lectrice.
Au crépuscule des idoles, la femme « à la voix », nous permet la perversion douce d’une lecture en musique.
Notes
1. Il convient de noter la précision métrique si familière à Jules Verne et qu’on retrouve bizarrement aussi ici.
2. Jean Bellemin-Noël, Vers l’inconscient du texte, p. 191, Ed. P.U.F., 1979.
3. Jules Verne, Le Château des Carpathes, p. 304, Ed. Hetzel broché in-18, Paris. C’est nous qui soulignons dans les passages cités.
4. Sigmund Freud, « Deuil et Mélancolie » in Métapsychologie, Gallimard, 1968.
5. Octave Mannoni, Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, p. 171, Ed. du Seuil, 1969.
6. Jean-François Lyotard, Dérive à partir de Marx et de Freud, p. 66-67, U.G.E., Coll. « 10-18 », 1973.
7. Michel Foucault, les Mots et les Choses, R.N.F., Bibliothèque des Idées, 1966.
8. Roland Barthes, S/Z, p. 116, Ed. du Seuil, 1970.
9. Jules Verne, Une Ville flottante, p. 116, Éd. Hetzel broché in-18.
10. On lira également avec profit, à propos de la problématique que nous avons tenté de dégager, Antonin Artaud, le théâtre et son double, Coll. Idées, Gallimard, 1964.
Joseph-Marc Bailbé, Musique et fantastique dans le Château des Carpathes – variation sur le thème de la “prima donna in Jules Verne II – Filiations – Rencontres Influences, Colloque d’Amiens (nov. 1977), Ed. Minard, Paris, 1980.
Ross Chambers, l’Ange et l’automate – variations sur le mythe de l’actrice de Nerval à Proust, Archives de Lettres modernes, n° 128, Minard, Paris, 1971.
Isabelle Casta, Une théophanie de l’obscur : la machine désirante du Château des Carpathes in Colloque « Jules Verne, les machines et la science » sous la direction de Philippe Mustière et de Michel Fabre Ed. Coiffard, Nantes, 2005.