Martine Yvernault
Université de Limoges
martine.yvernault@unilim.fr
La vision de la Jérusalem Céleste : parcours humain et règle de vie
dans Pearl et The Pilgrimage of the Lyfe of the Manhode
The Vision of the Celestial Jerusalem: Christian Life as a Spiritual Pilgrimage
Abstract:
Live me my Scallop shell of quiet,
My staffe of Faith to walke upon,
My Scrip of Joy, Immortall diet,
My bottle of salvation:
My Gowne of Glory, hopes true gage,
And thus Ile take my pilgrimage.
This poem, first published in 1604, never received any reliable attribution but it may serve to sum up the issues targeted in this contribution. Written by a man “at the point of death”, it defines the pilgrimage not as the well-known terrestrial journey to a specific shrine but as the journey after death; the pilgrim’s “material” equipment for this spiritual journey is also described. Drawing on two late medieval texts, Pearl and The Pilgrimage of the Lyfe of the Manhode, this paper explores the spiritual pilgrimage, i.e. human life as a pilgrimage, leaving aside the famous pilgrimages that sent medieval pilgrims on the roads. Through the literary analysis of the two texts, two dream-visions, the narrative and dramatic strategies are concentrated on in order to understand how the readers or the audience, could have access to complex theological issues through lively imagery and discourse meant to orient and rule their lives as Christians.
Keywords: Medieval Literature; Vision; Spiritual pilgrimage; Religious imagery; Allegorical discourse; Moral teaching.
Le Moyen Âge chrétien n’envisage pas la vie quotidienne sans la fin dernière souvent considérée comme le moment où l’homme – comme Everyman dans la moralité bien connue – doit rendre compte, au sens propre. Les danses macabres, les artes moriendi, le soin apporté au tombeau, l’ultime demeure, démontrent que mourir est un apprentissage de tous les jours, une préparation, le travail de toute une vie comme l’ont bien montré les historiens Pierre Chaunu, Michel Vovelle, Roger Chartier.
À travers deux textes du Moyen Âge anglais, Pearl et The Pilgrimage of the Lyfe of the Manhode, cette contribution examine les stratégies didactiques, les formes de discours (narratif, poétique, dramatique, allégorique) utilisées afin d’enseigner aux chrétiens à accepter la réalité inéluctable de la vie terrestre et à se préparer pour un au-delà dont l’organisation et la représentation spatiale – comme le rappelle Jacques Le Goff dans La Naissance du Purgatoire – a été une des grandes occupations à la fois de l’imaginaire et du quotidien des hommes du Moyen Âge.
Dans sa leçon inaugurale prononcée en 1994 lors de sa nomination sur la Chaire Européenne au Collège de France intitulée « L’apport des pèlerins à la formation de l’Europe », Norbert Ohler rappelle la première étape qui précédait le départ des pèlerins : la demande de protection de l’Eglise. Avertis des dangers qui surgiraient sur leur itinéraire, les pèlerins répondaient alors : in viam pacis dirige nos, Seigneur, dirige nos pas sur les chemins de la paix.[1] La leçon de Norbert Ohler est consacrée au pèlerinage au sens strict, à ses motivations, son organisation matérielle, ses liens avec d’autres formes d’itinérance et de voyage ainsi qu’à la contribution du pèlerinage à la constitution de l’image géographique et politique de ce que nous appelons maintenant l’Europe malgré les constats de déchirure, de compétition, de divergence qui caractérisèrent aussi toutes les entreprises de déplacement (pèlerinages, croisades, invasions, missions, itinéraires économiques…).
Ces différentes facettes du déplacement rendent compte d’une diversité étymologique qui élargit le sens exclusivement religieux habituellement associé au pèlerinage.[2] À l’origine le terme latin peregrinus avait un sens très large qui renvoyait au voyageur, à l’étranger, à l’immigrant. Dans l’introduction de son ouvrage collectif Pilgrimage. The English Experience from Becket to Bunyan,[3] Colin Morris rappelle la distinction que Cicéron marquait entre civis (le citoyen) et peregrinus (l’étranger résidant).
Au Moyen Âge le pèlerinage s’inscrit bien dans une perspective religieuse avec cependant une distinction : le pèlerinage se rapporte au voyage effectué vers un lieu saint,[4]un sanctuaire,[5]organisé, réglé par le droit canon ; mais le terme de pèlerin s’appliquait aussi à l’homo viator,[6] c’est-à-dire symboliquement à l’ensemble de la vie humaine qui doit s’orienter, comme un voyage, vers la Jérusalem Céleste – la vie terrestre n’étant qu’un passage.[7] Ce « voyage », cette pérégrination au sens spirituel n’avait pas pour fondement le pèlerinage au sens topographique traditionnel, mais s’ancrait, par exemple, dans l’Epître aux Hébreux, dans l’histoire d’Abraham.[8] Le texte de Guillaume de Deguileville, Le pèlerinage de vie humaine, fut écrit dans cette optique ; le « Parson’s Tale » de Chaucer commence pas les mêmes recommandations pour les vrais chrétiens :
Oure sweete Lord God of hevene, that no man
wole perisse but wole that we comen alle to the
knoweleche of hym and to the blissful lif that is per-
durable,/amonesteth us by the prophete Jeremie,
that seith in thys wyse:/“stondeth upon the weyes
and seeth and axeth of olde pathes(that is to seyn,
of olde sentences) which is the goode wey,/ and,
walketh in that wey, and ye shal fynde refresshynge
William Thorpe, répondant aux questions de Thomas Arundel, Archevêque de Canterbury, l’accusant de propager les doctrines des lollards dans ses sermons, précise également qui sont les vrais pèlerins, ceux qui tournent le dos aux errements des pèlerinages terrestres :
…I call them trew pilgremis travelyng toward the
blisse of heven which – in the state, degree, or ordr
that God calleth them – doo besy tham faithfully for
to occupie all their wittes, bodily and gostely, to
knowe trewly and to keape faithfully the biddinges
of God, hating and fleyng all the seven deadly synnes…[10]
C’est cette conception du pèlerinage qui a guidé mon choix des deux textes retenus pour cette contribution: Pearl et The Pilgrimage of the Lyfe of the Manhode (ci-après PLM).
Le texte de Pearl, comme on le sait, est l’un des quatre poèmes anonymes composés à la fin .du XIVe siècle anglais, réunis dans le MS Cotton Nero A.x. de la British Library et dont Sir Gawain and the Green Knight est l’autre beau fleuron.
L’abbé Guillaume de Digulleville composa son texte entre 1330 et 1358. Moine et prieur de l’abbaye de Chaalis, appartenant à l’ordre des Cisterciens, il rédigea deux autres textes, sur l’âme et sur Jésus-Christ. Sa Vie fut translatée en anglais par Lydgate et par un anonyme–le texte choisi pour l’étude.[11]
Rappelons que si le texte de la Vie fut écrit par un moine, il reflète néanmoins fidèlement les troubles de la société médiévale dans son ensemble : fin du système féodal, famines, guerres et épidémies de peste, révoltes paysannes… Comment l’homme peut-il résister ? Sermons et textes didactiques livrés par les moines–pour eux-mêmes comme pour les autres hommes–sont censés répondre à la désorientation du tracé de la vie humaine.[12]
Le poème Pearl se distingue radicalement de PLM dans la mesure où ce n’est pas un traité d’accompagnement du parcours chrétien sur terre. Pourtant ce poème restitue une vision de la Jérusalem Céleste, aboutissement de la vie chrétienne.
J’ai choisi ce texte parce qu’il me semble fondé sur une conception très large, presque populaire, voire intime, du pèlerinage : le retour régulier vers un endroit précis, quel qu’il soit. Or, dans le poème, ce sens commun bien présent au début, est rapidement écarté au profit du sens spirituel – la quête d’un père s’effaçant pour exposer la quête de tous les chrétiens sur le chemin de la foi.
Mon propos sera donc de réfléchir à la figuration du cheminement, à sa lecture et à sa représentation pour et par des hommes qui – au Moyen Âge – étaient plus souvent récepteurs que lecteurs actifs. Comment alors participer activement à son propre pèlerinage, à sa vie de chrétien, si l’on n’a pas accès aux textes utiles ?
L’autre interrogation concerne Pearl : peut-on considérer ce poème comme un pilgrimage, une didactique spirituelle, bien qu’il soit bien distinct, dans sa forme, des textes parents de l’œuvre de Guillaume de Deguileville ? Que signifie, dans les deux textes, la loi de vie qui sous-tend le pèlerinage intérieur à chaque chrétien ?
Le parcours dans Pearl
Ce poème anonyme débute par l’évocation d’une perle précieuse que le narrateur dit avoir perdue dans un jardin. Le jardin n’est pas seulement décrit comme le lieu de la perte, le dernier endroit que l’on se rappelle avoir visité avant la disparition soudaine de l’objet ; il devient la borne ultime d’un parcours sans cesse recommencé, aussi circulaire que la perle à la rondeur parfaite. Le parcours en boucle exprime l’incessant retour, l’impossibilité de franchir une limite mystérieuse, le désir de constamment reporter le présent vers le passé. Ainsi donc ce pèlerinage vers le jardin de la perte traduit le manque, l’arrachement, tout autant que le refus ou l’impossibilité de se projeter au-delà de ce lieu. Étrangement, peut-être inconsciemment, ce parcours sans cesse recommencé finit par avoir la forme d’une sorte d’incantation spatiale comme si les cercles toujours retracés du parcours obsédant[13] formaient un dessin qui efface progressivement l’image de la chose (une perle) pour faire (re)naître un être dont le visage, l’image de chair, substitue dimension, épaisseur et profondeur à l’itinéraire répétitif et superficiel :
Syþen in þat spote hit from me sprange,
Ofte haf I wayted […] 13-14
To þenke hir color so clad in clot! 22[14]
On comprend ainsi, par le tracé du parcours, plus la quête d’un visage dans l’espace arpenté qu’une géographie, que la perle n’est pas un objet égaré à la surface de la terre mais une enfant inhumée dans un jardin figurant la limite entre ce monde et l’au-delà temporairement inaccessible pour son père.
Le pèlerinage vers ce lieu a un sens humain, privé ; c’est un parcours à la fois spatial et intérieur qui a pour but de restaurer une situation heureuse. Le parcours est à la fois linéaire et circulaire comme si le narrateur cherchait à encercler ce qui reste, l’image de l’enfant, afin de ne pas la perdre. Contrairement au pèlerinage religieux, celui-ci se traduit par une divagation pourtant ordonnée car le but est la préservation, l’illusion de la possession de la perle perdue, et la topographie n’a de sens pour le narrateur que si elle structure un parcours de mémoire construit pour lutter contre l’oubli.
Le début du texte présente donc deux images de la terre qui se distinguent de la symbolique spatiale que l’on trouve chez Deguileville, Lydgate et dans les autres translations et textes parents. Dans Pearl, soit la terre fige et, avalant les êtres chers, s’oppose à la Terre-Mère archétypale, soit elle reflète le pathétique parcours humain fondé sur le constant retour censé faire revenir et pérenniser l’image terrestre.
D’une manière générale, le pèlerinage vers la tombe (aussi l’un des plus beaux poèmes de Victor Hugo), est en fait un travail de mémoire du sujet-narrateur devenu fantôme de sa propre vie et pèlerin presque contestataire car son parcours ne mène à aucun sanctuaire et n’exprime pas non plus le respect d’une loi destinée à faire de sa vie un tracé de foi.[15]
Et pourtant cette conception du pèlerinage va s’estomper au profit d’un parcours impliquant didactique, discipline, observance, qui dans Pearl, contrairement à PLM, s’achève sur la vision de la Jérusalem Céleste.
À quel moment et comment le parcours terrestre devient-il un pèlerinage au sens spirituel et rejoint-il les textes enseignant des règles de vie dont Everyman et The Pilgrim’s Progress de Bunyan seront, plus tard, aussi des exemples ?
Deux composants du poème contribuent – me semble-t-il – à cette transformation : d’une part le fait que le poème soit enchâssé dans une vision, même s’il s’agit d’un cadre d’écriture conventionnel, car la vision entraînant dans l’au-delà à la fois onirique et spirituel, annule le motif initial du retour incessant pour y substituer la Résurrection ; d’autre part, le narrateur fait l’apprentissage de la consolation et de la patience enseignées par les Pères de l’Église, enseignées par Boèce.
La vision dans Pearl joue le rôle d’un entre-deux temporel, spatial, et didactique, grâce auquel le narrateur reverra l’enfant qui, élue du Christ et puer senex guidant son père comme Virgile guide Dante, le mènera vers la révélation de la Jérusalem Céleste, vision qui s’effacera lorsqu’il reviendra vers la vie terrestre.
De l’entre-deux la vision possède l’ambiguïté. Le jardin est sans doute un lieu médiéval, aussi un cimetière, mais la vie du jardin et le passage des saisons sont essentiellement interprétés selon la symbolique chrétienne et à la lumière des Évangiles :
For vch gresse mot grow of graynez dede…31
I entred in þat erber grene,
In Augoste in a hy3 seysoun,
Quen corne is coruen with crokez kene. 38-40
La saison de la moisson, le mois d’Août dans le calendrier chrétien, imposent, à travers le cycle de la végétation, le parcours de la vie vers la mort et la Résurrection qui sous-tend la progression textuelle du pèlerinage en tant que règle de vie et ars moriendi.
Les senteurs du jardin sont propices à l’endormissement entraînant dans la vision et rappellent le bien-être évoqué dans le Cantique des Cantiques (44sv.).
Le jardin est ainsi un paysage transfiguré qui cesse d’être l’ultime étape du parcours pour devenir, grâce à la vision, le point de départ de la découverte spirituelle de nature apocalyptique. Même les notations propres aux conditions de la vision conventionnelle achèvent de distinguer le parcours terrestre de l’expérience spirituelle :
Fro spot my spyryt þer sprang in space ;
My body on balke þer bod. In sweuen
My goste is gon in Godez grace…61-63
La représentation conventionnelle du rêve opérant la partition du corps et de l’âme, que l’on retrouve dans l’Ancien Testament et dans les textes de l’Antiquité,[16]affirme la nature profondément spirituelle de cette vision et correspond en fait à la façon dont le pèlerin du PLM se sépare du monde matériel et réunit l’équipement nécessaire pour affronter le pèlerinage (armure, besace, bourdon).
La vision terminée, le rêveur est à nouveau séparé de son enfant appartenant à une autre famille, celle des élus. Il dit encore sa peine :
Me payed ful ille to be outfleme
So sodenly of þat fayre regioun,
Fro alle þe sy3tez so quyke and queme. 1177-1179
Il s’agit là d’une réaction humaine, naïve, crédule, que les critiques de l’œuvre du Pearl-Poet ont fréquemment soulignée.
Mais cette simplicité de raisonnement, que l’enseignement dispensé par l’enfant ne paraît pas avoir éradiquée totalement, n’a peut-être pour but que de mettre en relief la conclusion du poème qui, à la confidence initiale d’un être endeuillé, oppose la confession, le regret d’avoir voulu, avec impatience, la révélation totale. La leçon enseignée souligne la patience du chrétien qui ne maîtrise pas le temps eschatologique :
To mo of His mysterys I hade ben dryuen.
Bot ay wolde man of happe more ente
Þen mo3te by ry3t vpon hem clyuen…1194-1196
Au bonheur terrestre individuel perdu et constamment ressassé dans les dernières strophes (I fel in gret affray, 1174 ; Me payed ful ille, 1177), s’opposent la béatitude des chrétiens élus et l’image de la prison terrestre, écho de celle décrite dans La consolation de la philosophie, dont le chrétien sera libéré par la foi :
So wel is me in þys doel-doungoun
Þat þou art to þat Prynsez paye. 1187-1188
To pay þe Prince oþer sete sa3te
Hit is ful eþe to þe god Krystyin…1201-1202
La consolation et la vision de Pearl dans l’immense procession des élus de la Jérusalem Céleste ferment le rêve mais modifient désormais le cheminement du rêveur ; à la divagation terrestre et solitaire se substitue un parcours d’accès au salut de tous, réglé dans le temps, l’espace, réglementant la conduite du vrai pèlerin selon une véritable cartographie spirituelle et selon un véritable manuel guidant les pas du pèlerin.
Le dernier mot du poème, Amen, tempère la crédulité du narrateur et affirme l’obéissance du chrétien, reconnaissant après l’Eucharistie. Ainsi la perte de l’enfant pleurée est compensée par le sacrifice – sans cesse re-présenté par la Communion – du Christ, l’Enfant de Dieu.
L’Eucharistie est ainsi non seulement le rassemblement des Chrétiens faisant mémoire de la Passion du Christ mais aussi une façon de guérir la solitude du rêveur réinséré dans la société des autres hommes ; la fin du poème est à la fois liturgique et sociale.[17]
Mais comment figurer le vrai pèlerinage, le parcours de la foi ? Comment exprimer ce qui se vit de l’intérieur, est une participation de l’âme individuelle au Tout sacré, ce qui implique un abandon des schémas terrestres et l’observance de la règle spirituelle ? Précisément l’adhésion à la discipline qui sous-tend le parcours de foi peut paraître paradoxale car de nombreux aspects du monde terrestre tout en étant écartés sont repensés en termes spirituels. Le Mystère s’exprime en fait grâce à un langage familier et à des images du quotidien.
La représentation du chemin et de la règle de vie dans Pearl et The Pilgrimage of the Lyfe of the Manhode
1. La règle de vie écrite dans l’espace
Le pèlerinage est indissociable du temps et de l’espace. Faut-il rappeler le Guide du pèlerin du XIIe siècle, dont le manuscrit ne fut publié qu’en 1882 et qui fut traduit en 1938 en français.[18] Ce guide et d’autres textes similaires renseignent sur les itinéraires, les difficultés, les terrains.[19] De tels documents attestent le caractère topographique, mettent en évidence les itinéraires, les conditions de voyage, les points de passage, renseignent sur les villes, l’état et l’évolution des cartes médiévales.[20]
L’objet est ici de voir l’aspect allégorique de la topographie réelle décrite.
Dans Pearl le paysage dans lequel l’âme voyage, et dont le point ultime est la révélation de la Jérusalem Céleste, est à la fois varié, riche et essentiellement caractérisé par deux aspects : d’une part, l’élévation par la description de falaises brillantes et transparentes, de collines qui portent le rêveur toujours plus haut ; d’autre part, le passage avec l’arrivée à une rivière au-delà de laquelle il revoit Pearl :
I wan to a water by schore þat scherez…107
Éminences et rivière, comme le reste de la « nature » dépeinte, frappent par leur éclat grâce à la référence constante à l’or, à l’argent, au cristal, aux pierres précieuses. Sans doute le poète prépare-t-il ainsi la vision dernière, celle de la Révélation de Jean. L’éclat traduit la lumière totale pour le croyant, non seulement le brillant extérieur mais surtout la lumière sans obstacle de l’origine et de la fin des temps, qui habite êtres et choses de l’intérieur, à la fois lux et lumen.[21]
La lumière totale, cristalline, à la fois extérieure et intérieure enveloppe ainsi le monde onirique décrit, figure et surtout transfigure une nature autrement familière (description d’arbres, de fruits, d’oiseaux…) ; dans la vision de la Jérusalem Céleste la lumière totale exprime la disparition de la mutabilité, du jour et de la nuit, du monde sublunaire :
The mone may þerof acroche no my3te…1070
Ce sont ces deux aspects qui doivent orienter le parcours du pèlerin que devient le père de Pearl, l’élévation et le passage vers la lumière de la grâce – Grace Dieu dans PLM – même si le parcours dans les deux textes a une « forme » différente : retour parmi les hommes pour le père de Pearl qui n’a pas accompli la totalité de son propre trajet sur terre ; vision totale du trajet de la vie humaine dans PLM, divisé en quatre livres.[22]
Cependant les deux textes insistent bien sur le déplacement dans l’espace :
– Fro spot my spyryt þer sprang in space (Pearl, 61)
-Whan vntrussed þus I was, I was rauished into þe eyr
an hygh. Me thought I fleigh…(PLM, 3351-3352)
– I ysede me out of myn hous… (PLM, 113)
La progression géographique dans le temps et l’espace conditionnent le progrès et la transformation, Grace Dieu le rappelle:
…bifore þou mowe come to þe plade þer þou hast þi de-
sire, bi ful wikkede pases þou shalt go, and wikkede
herberwes þou shalt fynde…1808-1810
Les aléas du parcours sont donc directement lies à l’évolution du parcours moral du pèlerin ; mais comment celui-ci est-il physiquement décrit dans les deux textes ?
2. L’image du corps
De même que les vrais pèlerins procèdent à des préparatifs, équipent leurs corps en prévision d’un long voyage, les pèlerins spirituels – l’humanité – sont aussi physiquement décrits. Même le corps du rêveur fait l’objet d’une description :
I felle vpon þat floury fla3t…53
Fro spot my spyryt þer sprang in space;
My body on balke þer bod. 61-62
Cette attitude d’abandon de soi, conventionnelle, présente dans le Roman de la Rose, dans Piers Plowman, et accentuée ici par le poids du chagrin, traduit cependant le désir que ressentirait tout être humain de quitter ce monde, de faire corps avec la terre, d’y entrer en quelque sorte. Le poème signifie ici la mort parodique, l’abdication du corps charnel, l’abandon de soi, condition de la vie dans le pèlerinage spirituel.
L’enfoncement dans le rêve signale ainsi le départ, de même qu’il y a une « scène » de préparation et de départ dans PLM, mais ce départ a un double sens : le commencement d’un cheminement et l’abandon de cette entrave matérielle qu’est le corps charnel. Il s’agit de partir du monde, de partir de soi, de laisser son corps (62) comme s’il s’agissait d’une mue abandonnée au profit de l’essentiel et du renouveau car seule l’âme voyage dans un parcours figuré comme aérien, flottant (62-63).
Le même renoncement à la vie charnelle est préconisé dans PLM mais sous une forme qui peut paraître contradictoire car, au début du trajet, il s’agit de parer le corps du pèlerin, de lui faire revêtir une armure totale. On pourrait en déduire que le corps est alors magnifié ; comme dans les romances bien connues, le pèlerin se voit traité comme un nouveau chevalier.
Après avoir reçu sa besace (la Foi) et son bâton (Espérance) aux deux pommeaux – l’un un miroir symbolisant le Christ, l’autre un rubis pour la Vierge –, le pèlerin reçoit de Grace Dieu une armure complète figurant les vertus (heaume, pourpoint, épée, écu…). L’accumulation métallique en fait n’a pas pour but de valoriser le corps : d’une part, elle l’occulte derrière ces remparts de vertus, et d’autre part, elle établit la conviction – que défendra Resoun face à Dure Entendement – que le corps n’est rien, qu’une enveloppe, un habitacle pour l’âme.
Ainsi, comme dans Pearl, le corps n’est qu’accessoire, seule l’âme est impliquée activement. Le dépouillement du corps, la recherche de l’homme intérieur, de « l’homme nouveau » dans le discours de Saint Paul,[23] sont signifiés au moins de deux manières dans PLM :
–la naissance spirituelle de pèlerin imagée par la sortie de sa maison où, dit-il, il était resté enfermé pendant neuf mois : I ysede me out of myn hous in whiche I hadde ben ix monethes of þe sesoun withouten any ysinge (113-114). Le texte traduit la naissance d’un être nouveau, la délivrance, la mue et la sortie de soi, processus de devenir renforcé par le dépouillement matériel du futur voyageur (110-112).
–à ce dépouillement matériel fait écho la nudité de ceux qui entrent dans la Nouvelle Jérusalem : Eche wight oncloþed him and naked him at þe entringe (91-92). Là encore, la transformation par le dépouillement est une application du discours de Saint Paul ; le dépouillement signifie à la fois la progression du pèlerin et le retour vers la vie originelle, la nudité initiale, progression et circularité bien illustrées dans les deux textes par la perle et le miroir : If þou be dispoiled and naaked, þou shalt be resceyued withinne (7259-7260).
L’opposition entre le corps et l’âme, la matérialité et la nudité, l’extérieur et l’intérieur (withinne) n’est cependant pas qu’un argument de dialectique théologique ; cette opposition fait partie de la démarche, du cheminement du pèlerin et particulièrement à travers la forme dialoguée.
3. Cheminer par le dialogue
Les pèlerinages spirituels contiennent des figures allégoriques, bonnes ou mauvaises, qui apparaissent sur le parcours du pèlerin. Le rêveur du PLM est ainsi guidé par Grace Dieu, rencontre Pénitence, Charité, mais aussi les péchés.
Dans Pearl, étrangement, cette fonction allégorique est assumée par l’enfant. Pourquoi étrangement ? Parce que Pearl n’est pas, au début, une figure allégorique, mais elle devient personnage allégorique dès lors que, par le rêve, la recherche terrestre de son père devient un parcours spirituel. On passe ainsi du sensus literalis au sensus spiritualis.
La rencontre de ces personnages revêt souvent un double aspect : ces figures surgissent, entament un dialogue avec le pèlerin, puis, cet échange entraîne des incidents formateurs (dangers, blessures, perte du bourdon [Espérance]). Pearl pose problème parce que l’enfant a réellement vécu, que le rêveur ne s’attend pas à un enseignement par le dialogue dispensé par une enfant si jeune, et enfin qu’il ne sait quel langage utiliser :
To calle hyr lyste con me enchace,
Bot baysment gef myn hert a brunt. (173-174)
Le langage humain semble inefficace, inadapté, lointain. Ce qui se déchiffre n’a plus d’expression linguistique mais s’exprime en termes optiques, par la vision lumineuse de Pearl, image contemplée de l’intérieur puisqu’il s’agit d’un rêve. Cependant il faut bien figurer l’intériorité et le parcours spirituel et le recours au dialogue sert à illustrer visiblement la progression du croyant.
Le dialogue a donc une fonction didactique et dramatique rendant accessible des enseignements complexes, impliquant, concernant directement et le narrateur et celui qui écoute ou lit. Le dialogue s’inscrit dans une stratégie de participation,[24] c’est-à-dire que Pearl est à la fois un poème et une sorte de pièce de théâtre où le narrateur joue le rôle du joaillier selon le sens développé par la parabole de Matthieu.[25] La dramatisation a pour but de l’impliquer, de lui faire voir les deux sens, littéral et spirituel, de la perle. Dans Pearl le dialogue est d’autant plus évident qu’il est aussi restitué par la forme même des strophes, la concaténation et l’alternance lexicale, la fin d’une strophe servant de début à la suivante ; cette circularité infinie renvoie aussi à la perfection de Pearl, à la transcendance de ce qui est révélé, à l’encerclement du rêveur contraint d’abandonner sa logique humaine.
Ainsi le dialogue donne l’illusion de combler l’absence de l’être connu, une absence qui, cependant, affirme la présence d’une vie promise au croyant. Mais ce dialogue reste ambigu car l’interlocuteur, l’enfant, est à la fois réel et allégorique.[26]
Dans PLM le dialogue s’effectue avec des figures strictement allégoriques. Je voudrais m’attarder sur le dialogue entre Resoun et le pèlerin qui me semble mettre en évidence un enseignement sur la vie distinct des autres dialogues centrés sur la morale.
Au début du Livre II, le pèlerin se demande pourquoi il est incapable de porter l’armure de vertu protectrice fournie. Cet état de confusion renseigne sur la nature et la fonction du dialogue. L’interrogation occupe sa pensée tandis qu’il avance : As on þis I thouhte, and þat allewey thinkinge wente…(2771). Il rencontre Dame Resoun au langage approprié (sittingliche, 2802) et ordonné qui va s’opposer à Rude Entendement, voleur du bourdon et de la besace. Le dialogue entre la raison et l’obstination est ici allégorique, mais il reflète surtout l’introspection, le débat intérieur qui met en évidence la notion de double. Que doit-on entendre par double ?
–De même que le texte distingue Resoun et Rude Entendement, il existe une distinction entre l’être profond et le paraître que Resoun expose ainsi :
Bitwixe name and beeinge I wole wel make difference.
Oon thing is to be Resoun, and anooþer thing haue his name. (2874-2875)
–Cette figuration du double aboutit à la dualité essentielle, d’une part le corps, d’autre part l’âme en l’homme. Le miroir réel, si souvent évoqué, qui se trouve sur les pommeaux du bourdon, sert aussi à faire percevoir cette dualité : tout pèlerin doit se regarder lui-même, ouvrir l’enveloppe du corps vil et éphémère, c’est le sens du discours de Resoun :
He [God] made þee, for a gost þou art, and putte þee
in þe bodi þat þou art: þerinne he putte þee for to
enhabite a while…(324063242)
À travers l’apparition de Resoun, experte en langage, le dialogue se pose moins comme discours que comme expression de cette lutte (bataile, 3244) que vont se livrer corps et âme, tout au long de la vie. Le dialogue traduit l’opposition entre le centre et la surface, ou l’enveloppe, imagée dans le texte par l’opposition entre le nuage [le corps] qui masque la lumière du soleil [l’âme], ou bien par la comparaison avec la lanterne dont la lumière est rendue opaque, épaisse, par le voile de fumée (3275-3276). Par le dialogue s’exprime le rapport entre l’ombre et la lumière, l’obstacle et le but, le superficiel et l’essentiel – soi, l’âme, Dieu –, entre les yeux du corps et la vision intérieure, distinction bien soulignée dans la pensée de Saint Augustin ou dans le discours de Saint Paul :[27]
The eyen of þe bodi ben not swiche, but þei ben as
glasses bi þe whiche þe soule yiueth light to þe bodi
withoute. (3283-3285)
Ainsi conçu, le corps représente un accès, bodilyche fenestralle (3287) et le dialogue entre le pèlerin et Resoun n’implique en fait que le pèlerin discourant avec lui-même et réalisant que le pèlerinage est long (toute une vie), mais son but peut être très près, en soi-même : la quête de l’âme, l’image de Dieu (3219). Parcourir sa vie n’est pas profondément une entreprise géographique mais consiste à effectuer un trajet scopique, spéculaire, réflexif que sous-tend une règle de vie précise.
4. Le pèlerinage comme règle de vie
Remarquons tout d’abord que le rêveur ne renvoie pas nécessairement à un individu, en dernière analyse, mais à la communauté humaine, c’est-à-dire que, par delà l’enseignement religieux ces textes, et particulièrement PLM, ont un ancrage social fort.
Le rêveur qui eut cette vision après avoir lu le Roman de la Rose, membre de l’abbaye de Chaalis, fait ressortir le caractère individuel de l’expérience et l’objectif de partage et de rassemblement social que représente le texte :
Now cometh neer and gadereth yow togideres alle folk,
and herkeneth wel; let þer be no man nor woman þat
drawe backward: alle þei shulden putten forth, alle
alle þei shulden sitte and herkne, for þis towcheth alle,
boþe grete and smale, withouten any owttaken. (8-12)
L’objectif est le même que dans Pearl qui se termine sur l’Eucharistie; dans PLM le partage, la communion, sont exprimés par le rassemblement pour l’écoute du texte-vision, véritable liturgie littéraire fixant le déroulement de la vie humaine ayant un fondement théologique, politique et social car pour le narrateur alle þei ben pilgrimes (3-4).
La règle de vie ne s’enseigne pas de manière théorique et abstraite, mais en faisant appel à une pédagogie simple, imagée, illustrée par le recours aux explications rendues sensibles, visibles, par la référence à des objets plus ou moins familiers chargés de sens.
Parmi ces éléments ressortent la perle et le miroir.
Dans le poème anonyme la perle a la même valeur que le miroir dans PLM : c’est un objet spéculaire, c’est-à-dire paré de multiples facettes de sens et, par sa forme, sa surface, sa circularité, la perle renvoie au miroir. Perle et miroir sont des auxiliaires du reflet, de l’enseignement, des prismes et des voies d’accès. Dans PLM le miroir qui montre la Nouvelle Jérusalem est ainsi décrit :
…I was stired to go to þe cite of Jerusalem in a mirour:
and me thouhte it was gret withoute mesure. (20-21)
Objet réel, le miroir figure l’entre-deux, le passage, pour deux raisons: c’est un vrai miroir (comme on peut le voir dans les manuscrits dessiné à côté du rêveur),[28] appartenant au monde physique tout en reflétant une expérience intérieure. Le miroir sert ainsi de lien entre le rêve et le réel et, d’autre part, constitue une sorte de porte menant à l’image révélée (I was stired to go…in a mirour). Le miroir a donc un rôle déclencheur au sens physique.
De plus, de même que la structure poétique circulaire et la circularité de la perle enchâssent le rêve du père et la vision de Jérusalem, le miroir, d’une certaine façon ne reflète pas, il est la vision qu’il contient ; il est faussement surface, en réalité c’est le point d’entrée d’un parcours en profondeur.
Enfin le miroir figure la signification de la vision, c’est-à-dire le regard sur soi, sur ce/ceux que l’on rencontre sur le parcours, sur les signes remémorés, médités. Ainsi l’écoute du texte est inséparable de la vision rapportée rendue sensible par l’introduction d’images familières aux yeux des lecteurs ou auditeurs.[29]Auxiliaire du texte, le miroir montre l’itinéraire topographique, montre le parcours en tant qu’apprentissage de la foi. Par sa circularité, le miroir est l’expression de la vie chrétienne : la vie qui mène à la Vie, tout part de l’Un pour revenir à l’Un, tout aspire à retourner vers l’état originel.
À ces formes circulaires et spéculaires s’ajoutent d’autres formes, structures et objets qui renvoient à ce qui doit conditionner la règle de vie : l’orientation jamais perdue de vue, le cheminement continu, la droiture de l’homme toujours debout et son encadrement solide.
Ces principes sont figurés par un ensemble d’éléments aussi parlants que la croix du Dream of the Rood ; objets-images et « textes réifiés » servent à étayer l’enseignement et littéralement soutenir le pèlerin sur son chemin de vie.
Parmi ces éléments le bourdon et la croix, images mêmes de la droiture, de la rectitude, de l’élévation pour l’homme et le Christ. Outre ces éléments, on trouve d’autres objets connotant l’élévation :
–l’échelle, rappel de celle que Jacob vit en songe à Béthel,[30] sa tête reposant sur une pierre qu’il dressera ensuite comme stèle vers le ciel, représente dans PLM (69sq) l’accès à la Jérusalem Nouvelle de même que la corde pour escalader les murs.
–le bâton avec lequel Grace Dieu fait apparaître l’eau pour que le pèlerin puisse se laver (6081) est une reprise du bâton de Moïse[31] qui fit jaillir l’eau du rocher.[32]
–à la fin de sa vie, le pèlerin reçoit de Vieillesse des béquilles (potentes, 7032, for to susteyne þe body ben, 7140-7141), mais si le corps flanche, s’affaisse jusqu’à la mort, à ces images d’effondrement se substituent des objets signifiant l’élévation infinie et l’espérance :
–tout d’abord le bourdon, fait d’acacia qui ne pourrit ni ne brûle (1869-1870) avec un pommeau pourvu d’un miroir montrant la Cité recherchée et, plus bas, un autre pommeau de rubis, véritable boussole morale. Le bourdon est parfois perdu (5726), mais c’est le seul moyen d’avancer et de se relever sur le parcours, le pèlerin l’affirme (to reise me ayen, 5730), faisant ainsi du bourdon une image humaine, miniaturisée de la croix de la souffrance et du Salut.
Toutes ces formes de support (béquilles, bâton, bourdon) sont en fait des images parentes du Tau, bâton pastoral, signe tracé sur le front des baptisés et croix tracée au sang sacré apparaissant sur le lieu du baptème du pèlerin (260 sq.).[33]
Derrière toutes ces formes, en filigrane, ou plutôt les dominant toutes, il y a la croix, point de convergence de tous les parcours pèlerins, comme Mandeville le rappelle si fort dans ses Travels, véritable tuteur de la foi humaine, signifiée dans PLM par l’image du mât de la nef Religion (6700) dont la description ouvre sur tout un discours métaphorique de la navigation : þe mast is þe cros of Ihesu Crist, and þe wynd is þe Holi Gost (747-6748). Dans les châteaux de cette nef doivent loger les bons pèlerins et particulièrement les membres de Cluny et Cîteaux.
Ainsi sont figurés, au moyen d’objets, à l’intérieur de cette expérience imagée qu’est le rêve, contenant lui-même des surfaces spéculaires symboliques réceptacles d’images (miroir, perle), à la fois le parcours de la vie humaine et les règles qui doivent l’orienter.
Ces objets ne sont pas de simples choses et le terme « objet » ne convient sans doute pas : d’une certaine façon ils sont la forme terrestre, miniaturisée, des formes et des signes majeurs qui transcrivent l’histoire sacrée.
Lien spéculaire et réification traduisent la réalité double, parallèle, symétrique de l’humanité : l’homme est (à) l’image de Dieu, certaines « choses » d’ici-bas–si l’on se plie à une discipline de déchiffrage et d’observance – doivent se lire comme l’écho du sacré,[34]et la vie sur terre n’a de sens que si elle emprunte un chemin spirituel. Dans les deux textes considérés, l’enjeu est donc la didactique par la représentation, la figuration, la dramatisation. Les deux narrateurs-rêveurs sont perçus comme acteurs, plus ou moins dociles, participant à leur propre vie, dans un dialogue qui a l’être spirituel pour interlocuteur – sans pour autant que la vie sociale ou communautaire soit occultée comme le retour à la vie d’avant le rêve le montre. D’ailleurs, le pèlerinage, dans son sens le plus commun, est aussi une expérience corporelle et sociale de l’immédiateté et de la promiscuité.[35]
Pour tenter de répondre aux questions posées en introduction, nous pourrions dire que Pearl est une amorce de pèlerinage, pris dans le sens d’un traité énonçant une règle de vie, car le père semble à la fin toujours exprimer ses regrets et sa souffrance même s’il est convaincu de la réalité du Salut.[36]La vision de Jérusalem se situe en fin de poème comme pour mieux signifier l’au-delà et l’inscription dans le futur non encore advenu.
PLM, au contraire, introduit la vision lumineuse dès le début pour montrer que la vie intérieure, le parcours, importent autant – probablement plus – que la destination radieuse dont la quête est conditionnée par le trajet de vie. PLM insiste sur le « mode d’emploi » du présent terrestre, sur la préparation à l’objectif, sur l’art de vivre pour bien mourir.
Si Pearl est un poème – a litel bok, pour reprendre une expression de Chaucer – nous pourrions le définir comme un livre d’images dont la médiation est l’enfant et qui aboutit à une vision qui est présentée, promise au narrateur, comme si – le temps du rêve – il l’avait devant ses yeux et cette vision est le point ultime de l’expérience.
The Pilgrimage of the Lyfe of the Manhode, en revanche, et tout en ciblant une problématique identique, est une vision portant, comme le texte anonyme The Cloud of Unknowing, sur la connaissance du monde spirituel de l’intérieur. Ce texte, dont le médiateur est un religieux, se préoccupe moins de l’admission dans la Jérusalem Céleste que du chemin sur terre et des règles pour y parvenir.[37]
The Pilgrimage of the Lyfe of the Manhode est ainsi un «livre de chair», chaque pèlerin étant ce livre, la vie humaine étant ce livre avec ses chapitres et ses tribulations, chacun pouvant le corriger, se corriger (7280-7291).
Mais, malgré quelques différences, les deux textes montrent bien que voir Jérusalem n’est pas mourir ; voir Jérusalem[38], c’est vivre, vivre en pèlerin.
Notes
[1] Norbert Ohler, Leçon inaugurale faite le Vendredi 16 décembre 1994, « In viam pacis dirige nos. L’apport des pèlerins à la formation de l’Europe », Collège de France, 1995, p. 23.
[2] Voir Victor Turner, « Pilgrimage and Communitas », Studia missionalia, Roma, Universita Gregoriana Editrice, vol.23, 1974, p. 305.
[4] C’est la description que Mandeville donne : And 3ee schułł vndirstonde þat whan men comen to Ierusalem here first pilgrymage is to the chirche of the holy Sepulcre where oure Lord was buryed þat is withoute the cytee on the north side But it is now enclosed in with the toun wałł. (Mandeville’s Travels, MS.Cotton Titus c.XVI, ed.P.Hamelius, London, E.E.T.S., Oxford, OUP, [1919], 1998, p.49, 16-20. Voir aussi Ben Nilson, “The Medieval Experience at the Shrine”, in Pilgrimage Explored, ed. J.Stopford, York, York Medieval Press, 1999, 95-122 et Patrick J. Geary, “The Saint and the Shrine. The Pilgrims’ Goal in the Middle Ages”, in Wallfahrt kennt keine Grenzen, München-Zürich, Schnell & Steiner, 1984, p. 265-273.
[5] Sur le rapport du pèlerinage à un lieu précis ou à une personne, un saint, voir John Eade and Michael J. Sallnow, « Deconstructing the Centre », in Contesting the Sacred. The Anthropology of Christian Pilgrimage, ed. John Eade and Michael J. Sallnow, London, Routledge, 1991, p. 6-7.
[6] Pour un développement plus ample sur ce sujet voir Christian K.Zacher, Curiosity and Pilgrimage. The Literature of Discovery in 14th Century England, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 1976, p. 42-43.
[7] Lydgate, dans le prologue de sa translation de Deguileville, insiste sur cet objectif : e worldly folk, avysë yow betymes/Wych in thys lyff [ne]ben [but as pylgrimes],/Lyk straungerys [fferë fro youre Cuntre]/Vnfraunchysed and [voyde off lyberte] (The Pilgrimage of the Life of Man, englished by John Lydgate, A.D.1426 from the French Guillaume de Deguileville, A.D. 1330, 1355, ed. F.J.Furnivall, London, Nichols and Sons, 1905.
[9] Chaucer, The Canterbury Tales, “ The Parson’s Tale ”, The Riverside Chaucer, ed. Larry D.Benson, Oxford University Press, 1988, p. 288.
[10] The examinacion of Master W. Thorpe, Antwerp, J.van Hoochstraten, 1530, in The Canterbury Tales, ed. V.A.Kolve and Glending Olson, Norton, 1989, p. 259.
[11] The Pilgrimage of the Lyfe of the Manhode, ed. Avril Henry, E.E.T.S., London, New York, Toronto, Oxford University Press, vol. I, 1985, vol. II, 1988.
[12] Voir Paule Amblard, Le pèlerinage de vie humaine, Paris, Flammarion, 1998, avant-propos, p. 7 sq.
[13] Eugene Vance, dans son étude “Pearl : Love and the Poetics of Participation”, in Poetics: Theory and Practice in Medieval English Literature, ed. Piero Boitani and Anna Torti, Cambridge, D.S.Brewer, 1991, décrit ce parcours comme une experience d’enfermement dans laquelle la perle devient l’objet d’un culte exclusif: The lover has brought us to his maiden’s crypt on a pilgrimage, but only to tyrannize himself with memories of a joy now irrevocably past. The lover himself has become a crypt of desire (p. 135). Grief, in Pearl, has become a way of life (p. 140).
[14] Les citations de Pearl sont extraites de l’édition de Malcolm Andrew et Ronald Waldron, The Poems of the Pearl Manuscript, University of Exeter, Exeter Medieval English Texts and Studies, 1987.
[15] Cette tension entre la perte et le désir d’accéder à l’objet devenu interdit est l’un des aspects que George Edmonson traite dans son étude “Pearl : The Shadow of the Object, the Shape of the Law”, in Studies in the Age of Chaucer, vol.26, The New Chaucer Society, University of Notre Dame Press, 2004. P.51, il explique: Pearl is a fantasy in which, on the one hand, the utterly lost and impossible Thing, the pearl, is found again in the form of a merely prohibited object, the pearl-maiden. But on the other hand, and perhaps more important, it is also a fantasy in which the very inaccessibility of the prohibited object creates the illusion that, were it not for the external hindrances blocking the way, the Thing itself would be directly accessible.
[16] Voir Genèse, 5 : 21-24, l’histoire d’Hénok enlevé par Dieu ; voir Les Livres Historiques, deuxième Livre des Rois, cycle d’Élisée (2 Rois 2 : 1-13), alors qu’Élie et Élisée marchaient en conversant, un char de feu tiré par des chevaux de feu apparut et Élie fut enlevé vers le ciel dans un tourbillon ; voir encore Plutarque, Le Démon de Socrate, trad. André Corlu, Paris, Klincksieck, 1970, « La vision de Timarque », 589 F-592 F.
[17] Cf. sur cet aspect l’étude de Jim Rhodes, “The Dreamer Redeemed : Exile and the Kingdom in the Middle English Pearl”, Studies in the Age of Chaucer, vol.16, The New Chaucer Society, University of Notre Dame Press, 1994, p. 141-142.
[20] Voir également Romain Roussel, Les pèlerinages, Presses Universitaires de France, 1972, Ch. III, « Géographie des pèlerinages » ; J. G. Davies, « Pilgrimage and Crusade Literature », in Journeys Towards God. Pilgrimage and Crusade, ed. Barbara N. Sargent-Baur, Western Michigan University, Kalamazoo, Michigan, 1992, p. 1-30.
[21] Je renvoie sur ce point au développement d’Eugene Vance, op.cit., p.133, en rapport avec le traité de Robert Grosseteste, On Light (trans. Clare Riedl, Medieval Philosophical texts in Translation, N°1, Milwaukee, 1942).
[22] I. vision de la Nouvelle Jérusalem, les sacrements, le pèlerin revêt son armure ; II. le pèlerin doit affronter les péchés ; III. passage par la vallée profonde, autres péchés ; IV. l’océan du monde, la nef de religion, les vertus monacales, maladie, vieillesse, mort.
[26] J. Rhodes, “ The Dreamer Redeemed…”, op.cit., p.122 insiste sur le rôle du dialogue dans le poème en montrant qu’il établit un jeu d’oppositions qui rend compte des niveaux terrestre et spirituel : …Pearl unfolds as a debate within the narrator, wherein the earthbound voice of the Dreamer counters the idealizing voice of the Maiden, and a theology of immanence balances against a theology of transcendence. (les caractères gras sont les miens).
[27] Voir l’Épître aux Corinthiens, 15 : 44-49, sur la dualité entre l’âme et le corps perçu comme un réceptacle.
[28] Cf. l’ouvrage de Susan Hagen, Allegorical Remembrance. A Study of The Pilgrimage of the Life of Man as a Medieval Treatise on Seeing and Remembering, Athens and London: The University of Georgia Press, 1990. L’auteur inclut de très nombreuses reproductions d’illustrations de manuscrits dans lesquels apparaissent des miroirs.
[29] S. Hagen, ibid., insiste sur le travail conjoint des sens dans la perception médiévale : The correlation between hearing and mental picturing of images appropriate to auricular date is certainly not exclusive to allegory […] The process of hearing a story and envisioning it in one’s mind’s eye was so much a thing of expectation, so much accepted as a mode of comprehending narrative, that the medieval writer would move with impunity from verbs of reading and hearing to verbs of seeing and imagining.(p. 50-51)
[34] Donald R. Howard (Writers and Pilgrims. Medieval Pilgrimage Narratives and their Posterity, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1980) explique que cela est particulièrement vrai du temps et de l’espace dans le pèlerinage vécus comme une reproduction de l’histoire sainte : Their eye was upon a unidirectional, linear movement, comparable to the linear movement of time in Christian historiography. Yet this forward movement took pilgrims back in time–they viewed the sites of biblical and classical antiquity, touched and walked upon the places where jesus or his disciples or the Virgin had been. (p. 51).
[35] Voir V. Turner, op.cit., p. 306-307 :… when one goes on pilgrimage [..] one is moving away from a social life in which one has an institutionalized social status, plays a set of expected roles, and belongs to such social groups as family, neighbourhood, ward, political party, parish, faction, village […] One is moving into a different kind of social atmosphere, on in principle (if not always in practice) stripped of status, role-playing attributes, corporate group affiliations.
Voir aussi Pierre Boglioni, «Pèlerinages et religieux populaire au Moyen Âge », in Wallfahrt kennt keine Grenzen, op.cit., p. 70-71.
[36] Cf., sur l’ambiguïté du père, D. W. Robertson, “ The Pearl as Symbol ”, in Essays in Medieval Culture, Princeton New Jersey, Princeton University Press, [1950], 1980, p. 213.