Michel Viegnes
Université Stendhal – Grenoble 3
La vision française de l’Europe. Des Etats-Unis d’Europe de Victor Hugo au Non à la Constitution
The French Vision of Europe. From Victor Hugo’s Etats-Unis d’Europe to the Reject of the Constitution
Abstract: Victor Hugo (1802-1885) is one of the few nineteenth-century European writers and intellectuals who, during this very nationalistic epoch, expressed a consistent theory of European political and economic unification. The idea of the « United States of Europe » is as far-reaching and, for most people, utopian today as it was in his time. Nonetheless, some of Hugo’s ideas have been materialized, such as the monetary union, and the disappearance of national borders within the Schengen heartland. This paper tries to evaluate the complex interplay, in the European integration, between utopia and realpolitik.
Keywords: Victor Hugo, United States of Europe, European constitution.
Si l’on voulait paraphraser Charles de Gaulle, qui disait : « Je me suis toujours fait une certaine idée de la France », on pourrait dire que les Français se sont toujours faits « une certaine idée de l’Europe », une idée française, précisément. Ce serait sans doute un peu caricatural, mais pas faux. En tant que nation qui a eu son heure de gloire, et qui s’est doté d’une puissante mythologie identitaire, la France a du mal à se résigner à son déclin, ou plutôt à son réajustement réaliste, dans le monde d’aujourd’hui. Ses rapports avec l’idée européenne sont complexes, parce que l’Europe signifie tantôt pour elle le rappel de son déclin, tantôt l’espoir de perpétuer sa place dans le monde. Tous ceux qui ont été surpris par le Non français au referendum sur le projet de traité constitutionnel, rédigé pourtant sous la supervision d’un ancien président français, Valéry Giscard d’Estaing – et intégrant un certain nombre de préoccupations françaises traditionnelles – pourront le comprendre à la lumière de ce rapport ambigu et complexe. Si Victor Hugo avait été vivant, qu’aurait-il pensé de ce rejet ? Il serait absurde de vouloir faire parler les morts, même si Hugo lui-même ne se gênait pas pour le faire, durant ses expériences spirites à Guernesey. Mais l’on peut sans grand risque supposer qu’il aurait été profondément déçu, lui qui, pendant plus de trente ans, n’a cessé de militer pour une idée qui pouvait passer pour insensée à son époque, celle des Etats-Unis d’Europe.
Cette grande idée des Etats-Unis d’Europe, Hugo l’a exprimée publiquement, pour la première fois, lors de son discours d’ouverture du premier Congrès de la Paix, qui se tint à Paris le 21 Août 1849. Ces Congrès pour la Paix furent le cadre privilégié de sa réflexion européenne ; il aura l’occasion de revenir sur ce thème lors d’allocutions qui seront lues au Congrès de la Paix de Lausanne en 1869, puis à celui de Lugano en 1872. Rappelons que l’initiative de ce premier Congrès de la Paix, où se réunissaient des Européens et des Américains, revient à un industriel et économiste anglais, Richard Cobden (1804-1865), ainsi qu’à Giuseppe Mazzini (1808-1872), patriote et révolutionnaire italien, allié de Garibaldi dans sa lutte pour l’unité italienne, et fondateur d’une éphémère république romaine, conquise sur la Papauté, et dissoute par l’intervention des troupes françaises. Il tentera, avec le Français Ledru-Rollin et d’autres, de fonder une Alliance républicaine universelle.
Curieux attelage, donc, que celui qui invite Hugo à donner la conférence inaugurale de ce premier Congrès de la Paix. Cobden, dans la plus pure tradition anglo-saxonne, pensait que la liberté et l’union des peuples passait par le libéralisme économique et le libre-échangisme. C’est lui avait convaincu le gouvernement britannique, en 1846, de renoncer au protectionnisme. Il s’opposait au colonialisme et entendait promouvoir la république universelle par le commerce et l’abolition des frontières. Mazzini et Cobden, le jacobin italien et le libéral britannique, incarnent bien les deux pôles, que l’on pourrait estimer à première vue contradictoires, de la pensée européenne de Hugo. Car ce dernier, qui va évoluer de plus en plus vers la « gauche » à partir de 1850, croit néanmoins au pouvoir bénéfique, libérateur et civilisateur du libre-échange, sans pour autant renoncer à l’idée d’une gouvernance centralisée et normative, qui fait partie intégrante de la tradition historique française, de Louis XIV à la république moderne, en passant par la Révolution de 1789, comme l’a fait remarquer Alexis de Toqueville. Contradiction interne, ou plutôt tension dialectique ? En fait, Hugo ne se préoccupe pas de cohérence systématique. Comme le dit l’un de ses commentateurs, Jean Gaudon, « l’univers de Hugo n’est pas conceptuel ». L’auteur des Misérables est un visionnaire et un poète. Il pense surtout par image, donne chair à ses hallucinations ; les mots et les concepts, même les plus abstraits, deviennent dans son discours des tremplins d’imaginaire et des vecteurs d’utopie.
Ce qu’il faut donc appeler l’imaginaire européen de Hugo se développe néanmoins d’une manière graduelle, et se construit à partir d’une idée-force, celle de la Paix. C’est bien comme garante de la paix qu’il appelle de ses vœux, en 1849, une Europe unifiée :
Messieurs, cette pensée religieuse, la paix universelle, toutes les nations liées entre elles d’un lien commun, l’Evangile pour loi suprême, la médiation substituée à la guerre, cette pensée religieuse est-elle une pensée pratique ? Cette idée sainte est-elle une idée réalisable ? Beaucoup d’esprits positifs, comme on parle aujourd’hui, beaucoup d’hommes politiques vieillis, comme on dit, dans le maniement des affaires, répondent Non. Moi, je réponds avec vous, je réponds sans hésiter : OUI.
Discours d’ouverture au premier Congrès de la Paix, Paris, 21 Août 1849.
On peut remarquer, en ces jours qui succèdent au décevant congrès du 60ème anniversaire des Nations-Unies, que Hugo justifie prioritairement l’idée d’une union des états européens par la sauvegarde de la paix, comme le faisait la Charte de l’ONU, en 1946 ; l’Europe doit avant tout être un espace sans guerre, son génie doit imaginer des solutions non violentes aux inévitables litiges. En 1876, il prononce un discours qui pourrait paraître tout à fait prophétique, quand on repense aux évènements tragiques qui ont ensanglanté l’ex-Yougoslavie au début des années 90.
Ce qui se passe en Serbie montre la nécessité des Etats-Unis d’Europe. Qu’aux gouvernements désunis succèdent les peuples uns. Finissons-en avec les empires meurtriers. Muselons les fanatismes, et les despotismes. (Discours sur la Serbie, 29 Août 1876).
Mais à l’époque, rappelons-le, les Serbes étaient l’objet d’une terrible répression de la part de l’empire Ottoman, dont ils cherchaient à se libérer, comme les Bulgares. Aujourd’hui, c’est plutôt contre des dissensions internes que l’Union européenne vise à protéger ses états-membres. A l’époque de Hugo, il n’est pas question de considérer la Turquie comme faisant partie de l’Europe, d’autant que la Turquie n’existe pas encore en tant que nation ; il n’existe qu’un empire ottoman, lequel incarne, à tort ou à raison, l’absolu du despotisme aux yeux des intellectuels européens depuis le dix-huitième siècle.
Mais au-delà d’une enceinte d’états-nations souverains réglant leurs conflits par le dialogue, Hugo rêve plus loin. Le poète visionnaire qu’il veut être, à la manière du vates latin, et qu’il décrivait dans « Fonction du poète », envisage une union des états, voire une fusion des nations historiques dans une grande nation européenne, dont le destin se modèle sur celui de la France. Du reste, il utilise l’histoire de l’unification des régions de France sous l’autorité centrale comme une métaphore de cette future unification européenne :
Ce jour-là, vous vous sentirez une pensée commune, des intérêts communs, une destinée commune : vous vous embrasserez, vous vous reconnaîtrez fils du même sang et de la même race, ce jour-là, vous ne serez plus des peuplades ennemies, vous serez un peuple ; vous ne serez plus la Bourgogne, la Normandie, la Bretagne, la Provence, vous serez la France. Vous ne vous appellerez plus la guerre, vous vous appellerez la civilisation !
On peut se demander si Ernest Renan ne s’est pas inspiré de ces formules hugoliennes de 1849 pour écrire sa célèbre conférence « Qu’est-ce qu’une nation ? » de 1872. On y retrouve, en effet, ce qui constitue l’unité d’une « nation » : unité culturelle, unité de « destin » historique, et aussi, idée qui deviendra très dangereuse au vingtième siècle, unité ethnique. A l’époque où parle Hugo, cette « unité du sang et de la race » n’a pas d’autre sens que la parenté profonde de peuples que seul l’arbitraire des autocrates mobilise les uns contre les autres dans des guerres fratricides. Néanmoins, ce qui ressort nettement de ce passage, c’est que Hugo ne peut s’empêcher de penser l’Europe à travers les grilles de l’histoire de France. C’est Mirabeau, à la veille de la Révolution, qui définissait le royaume de Louis XVI comme « un agrégat inconstitué de peuples désunis » que le Nouveau Régime, assis sur l’idée de nation, et sur la souveraineté populaire, devait transformer en un corps politique organiquement uni. Le sens de l’histoire tend donc vers l’unification, et France, Angleterre, Espagne, etc. doivent suivre la même voie que Bourgogne, Normandie, Bretagne.
C’est là que réside l’une des grandes ambiguïtés de la vision européenne de Hugo, et cette ambiguïté se trouve encore aujourd’hui dans le grand projet de la construction européenne : l’Europe des Nations ou l’Europe fédérale ? Hugo ne prend pas la peine de décrire les institutions qui devraient régir cette nation continentale. Il reste dans le flou le plus artistique, ce qui lui permet de suggérer, sans le dire trop ouvertement, qu’au sein de cette alliance républicaine des peuples d’Europe, c’est la France qui aurait vocation, par son histoire, à servir de guide et de modèle. Le rêve européen de Hugo, on le voit, est plus proche de la vision de Charles de Gaulle, au vingtième siècle, que de celle de Jean Monnet ou Robert Schumann.
Mais Hugo, encore une fois, ne craint pas de faire tenir ensemble des pôles apparemment contradictoires. Grand ami et admirateur de la jeune république américaine, il adjoint à son jacobinisme européen une conception typiquement anglo-saxonne, celle de la libre circulation des biens et des personnes, celle que promeuvent, aujourd’hui, les Etats-Unis. Hugo prophétise à la fois le triomphe du gouvernement normatif à la française et l’avènement de la monnaie unique, ainsi qu’à terme la globalisation de l’économie :
La civilisation tend invinciblement à l’unité d’idiome, à l’unité de mètre, à l’unité de monnaie, et à la fusion des Nations dans l’Humanité, qui est l’unité suprême. La concorde a pour synonyme : simplification. De même que la richesse a un synonyme : circulation. La première des servitudes, c’est la frontière.
Il insistera encore sur cette idée, vingt ans plus tard, au Congrès de la Paix de Lausanne, en 1869 : pour lui, la seule garantie d’une « paix inviolable » serait l’ « état normal du travail » c’est-à-dire « l’échange, l’offre et de la demande, la production et la consommation, le vaste effort en commun, l’attraction des industries, le va-et-vient des idées, le flux et reflux humain ».
En effet, cette confiance dans la rationalité du marché, dans ce qu’Adam Smith appelait la « main invisible », cette certitude que la liberté économique engendre ou consolide les libertés civiles, est typiquement anglo-saxonne. Elle ne fait pas partie de la tradition française, même si elle eut des défenseurs brillants, notamment dans le mouvement encyclopédiste au dix-huitième siècle, avec Quesnay et Turgot. Mais il faut rappeler que l’Ancien Régime était très dirigiste : on parle encore aujourd’hui, chaque fois que l’Etat français lance de grandes initiatives pour stimuler l’économie, de « colbertisme ». Traditionnellement, la droite française elle-même est assez peu libérale ; on assiste aujourd’hui, dans la perspective des élections présidentielles de 2007, à un combat à l’intérieur de la droite entre les « libéraux », admirateurs du modèle anglo-saxon, et les néo-gaullistes, adeptes d’un « modèle social » français, où l’Etat garde un rôle, même s’il est très réduit par rapport au passé, d’arbitre dans le jeu économique. Traditionnellement, l’esprit français se méfie de la liberté économique : la gauche y voit bien sûr l’ennemi de classe, et une partie de la droite y voit le danger d’un internationalisme qui, à terme, menace la souveraineté et même l’identité de la France. C’est la coalition paradoxale de ces deux méfiances, de gauche et de droite, qui a causé l’échec du Referendum de mai dernier sur le « Traité constitutionnel de l’Europe ». J’y reviendrai.
Hugo, lui, reprendrait volontiers l’optimisme fondamental du libéralisme anglo-saxon, voire américain. La devise E Pluribus Unum, qui figure sur le billet d’ un dollar, conviendrait bien à ses Etats-Unis d’Europe, mais avec l’idée sous-jacente que cet Unum soit plus ou moins français. Le système métrique, l’un des apports les plus durables de la révolution française, pour tous les états-membres ; quant à l’idiome unique qui servirait à fédérer cette famille européenne, on peut deviner que c’est plutôt celui de Molière que de Shakespeare. L’idée, d’ailleurs, n’est pas aussi prétentieuse en 1849 qu’elle le serait aujourd’hui. En ce milieu du dix-neuvième siècle, la langue française jouit encore d’un prestige international considérable, et l’anglais ne s’est pas encore imposé comme lingua franca.
La pensée du Hugo sur l’Europe ne se développe pas de manière isolée, bien entendu : elle est organiquement liée à l’évolution de sa philosophie générale sur le sens de l’histoire et le devenir de l’humanité, qu’il développe dans La Légende des siècles, cette immense épopée en vers dont il publie la première série en 1859. On peut résumer ainsi la philosophie de l’histoire chez Hugo : le Progrès universel est voulu par Dieu. Ce dernier a été trahi par les religions institutionnelles et les diverses Eglises, qui ont pétrifié la vérité dans des dogmes, lesquels servent de prétextes aux despotes pour maintenir les hommes dans la servitude. Le sens de l’histoire, en accord avec la providence divine, c’est l’auto-libération progressive de l’homme des chaînes de la Fatalité, cet ANANKE qui est gravé, selon le prologue de Notre-Dame de Paris, dans la pierre de la cathédrale. Dans un autre prologue, celui des Travailleurs de la mer, le roman de 1866, Hugo assigne à l’homme la tâche de se libérer de trois Ananké : celui des dogmes (la religion institutionnelle, qui a faussé l’idée de Dieu), l’Ananké des lois, c’est-à-dire l’oppression politique et le règne des tyrans, et finalement l’Ananké de la nature. Hugo fait confiance au progrès des sciences et des techniques pour parachever la libération de l’homme, pour l’affranchir des misères matérielles. Pour lui, les Etats-Unis d’Europe seraient l’instrument historique idéal pour accomplir cette triple libération. L’Europe unie est à la fois la fille et la mère du progrès des techniques, notamment des transports :
Comme la matière se laisse de plus en plus dompter par l’homme ! (…) Comme les distances se rapprochent ! Et le rapprochement, c’est le commencement de la fraternité !
Grâce aux chemins de fer, l’Europe bientôt ne sera pas plus grande que ne l’était la France au Moyen Age !
C’est aussi le meilleur espoir pour la disparition des deux autres grandes fatalités historiques qui pèsent sur l’homme. Au Congrès de la Paix à Lugano, en 1872, s’adressant à ceux qu’il appelle « Mes compatriotes européens », Hugo prophétise l’avenir radieux :
Nous aurons ces grands Etats-Unis d’Europe, qui couronneront le vieux monde comme les Etats-Unis d’Amérique couronnent le nouveau. Nous aurons (…) la patrie sans la frontière, le budget sans le parasitisme, le commerce sans la douane (…) la jeunesse sans la caserne (…) la justice sans l’échafaud (…) la vérité sans le dogme.
Autrement dit : l’Europe unifiée amènera la fin du nationalisme, de la corruption, des entraves à la prospérité, du militarisme, du cléricalisme, et enfin, élément nouveau, l’abolition de la peine de mort. On sait que depuis Le Dernier jour d’un condamné, publié en 1829, Hugo a toujours milité pour cette cause, ce qui est un phénomène très rare et très minoritaire au dix-neuvième siècle.
Fin du nationalisme, fauteur de guerre. En effet, Hugo ne veut pas d’un nationalisme européen qui se substituerait à celui des nations. C’est pourquoi, loin d’opposer les Etats-Unis d’Europe à ceux d’Amérique, même dans une concurrence pacifique, comme le voudraient beaucoup d’intellectuels français d’aujourd’hui, il fait des deux continents des partenaires pour répandre dans le monde les bienfaits de la civilisation :
Un jour viendra, où l’on verra ces deux groupes immenses, les Etats-Unis d’Amérique, les Etats-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fraternité des hommes et la puissance de Dieu ! (1849)
Cet optimisme « atlantiste » avant la lettre sera confirmé vingt-sept ans plus tard, dans un message aux travailleurs français délégués à l’exposition universelle de Philadelphie, en 1876. Le poète, amoureux des mots et des symboles, insiste sur la signification du nom de cette ville, qui fut pendant dix ans la capitale fédérale des Etats-Unis, et dont le nom signifie « amour fraternel » en grec.
Il est frappant de constater l’isolement de Hugo sur la question européenne parmi les grands auteurs et intellectuels du XIXe siècle. En France, il faut attendre le siècle suivant, et surtout la grande catastrophe de 14-18, pour entendre de grandes voix s’exprimer sur l’idée européenne. Qu’il faille ou non le regretter, les visions de l’Europe sont très dissemblables : pour Romain Rolland, pacifiste traumatisé par cette guerre qu’il considère comme un « crime contre l’Europe » – en fait, un véritable suicide collectif du continent- celle-ci doit être avant tout une « patrie intellectuelle et morale », fondée sur la réconciliation franco-allemande. A l’autre extrémité du spectre politique, un Drieu la Rochelle, qui a longtemps hésité entre communisme et fascisme, voit dans le national-socialisme et le « nouvel ordre européen » prôné par l’occupant le seul espoir pour le continent. On sait toutefois qu’il perd cette illusion et sombre dans un désespoir froid, avant de se suicider en 1943, échappant ainsi au peloton d’exécution qui l’aurait attendu, comme Robert Brasillach, à la libération. Georges Bernanos, lui, considère que l’Europe existe déjà au Moyen Age, dans la Chrétienté, et qu’elle s’est forgé dans ces grands creusets spirituels et intellectuels que furent les universités de Bologne, Paris, Thubingen, Cracovie, Salamanca, et d’autres. Pour le plus grand écrivain catholique français du siècle, il ne tient qu’à l’Europe de retrouver son âme, qui ne peut être que chrétienne. Paul Valéry enfin, dont la lucidité méditerranéenne éclaire quasiment tous les sujets qu’il aborde, l’Europe se définit comme une terre qui a reçu trois héritages combinés de l’Histoire : celui, politique et juridique, des Romains, celui, moral, du christianisme, et celui, intellectuels, des Grecs. C’est à ce jour l’une des critériologies les moins arbitraires qui soient pour définir les frontières de ladite Europe.
Toutefois, ces auteurs ont plus réfléchi sur l’Europe qu’ils n’en ont rêvé, à la différence du « mage » romantique. Que reste-t-il, aujourd’hui, cent vingt ans après la mort de Hugo, de son rêve européen dans la conscience française ? On peut s’émerveiller du fait que certains vœux du poète, totalement utopiques en son temps, se sont réalisés, tel la monnaie unique, et la disparition presque complète des frontières à l’intérieur de l’espace Schengen. Il est aussi remarquable de constater qu’il a été visionnaire par rapport à la réconciliation historique de l’Allemagne et de la France, qu’il appelait de ses vœux après la guerre de 1870, et qui a constitué, grâce à Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, le moteur de la construction européenne jusqu’à une date récente. En revanche, force est de constater que la vision européenne de Hugo porte en elle la contradiction qui est en train de remettre en cause, au moins temporairement, l’idée d’une véritable unification politique du continent. En effet, même s’il est parfois prétentieux de la part des français de vouloir incarner à eux seuls un certain modèle de civilisation, il est défendable de dire que deux modèles d’Europe s’affrontent aujourd’hui, le modèle français et le modèle anglo-saxon. C’est cette fracture, que Hugo prétendait éviter par une synthèse utopique, qui ébranle le rêve de Monnet et Schumann. Du côté français, on souhaite une Europe suffisamment intégrée, sur un plan politique, pour exister dans le monde du XXIe siècle, en tant que bloc, face aux autres géants de la planète, tels les Etats-Unis et la Chine. Il y a certes une gradation, parmi les partisans français d’une Europe unie, entre les fédéralistes convaincus, qui sont prêts à céder une part importante de souveraineté à un gouvernement européen aux institutions démocratiquement renforcées, et ceux qui estiment, dans l’héritage de De Gaulle, que les nations sont les seules réalités historiques, les seuls vecteurs d’identité, et qu’il faut une Europe de coopérations renforcées entre états-membres, voire une Europe à géométrie variable. La première catégorie regroupe les forces du centre de l’échiquier politique : centristes démocrates-chrétiens et aile droite du parti socialiste ; les seconds sont des néo-gaullistes ralliés, plus par realpolitik que par conviction profonde, à la construction européenne. Mais tous sont convaincus que celle-ci n’a de sens qui si elle permet au continent de maintenir son modèle de civilisation face au reste du monde, surtout face au modèle américain.
De l’autre côté, on voit des pays, et surtout des gouvernements européens qui admirent la puissance et le dynamisme des Etats-Unis, au point de vouloir faire de l’Europe un simple espace de libre-échange économique et de libre circulation des personnes, un espace ouvert à tous les vents de l’économie globalisée, acceptant comme naturelles les lois du marché global, et plus ou moins alignée sur la politique extérieure des USA. C’est le modèle anglais, auquel se sont ralliés un certain nombre de nouveaux états-membres de l’Europe de l’Est. Cette division a été caricaturée, on s’en souvient, par le secrétaire américain à la défense comme celle de la « Vieille Europe » et de la « Nouvelle Europe ». Evidemment, dans ce vocabulaire néo-conservateur, l’adjectif « vieille » est nettement péjoratif. Cette vieille Europe, paradoxalement, est plus ambitieuse et plus audacieuse que la nouvelle, puisque dès le départ, il s’agissait de retrouver les bases de ce qui avait fait sa puissance passée, et qu’elle avait perdue avec la première guerre mondiale, véritable suicide collectif de l’Europe-puissance. Comme certains historiens l’ont fait remarquer, il n’est sans doute pas fortuit que le noyau originel de l’Europe, et qui constitue encore son noyau dur, à savoir l’Europe des Six (France, Allemagne, Italie, Pays-bas, Belgique, Luxembourg), recoupe approximativement le territoire de l’ancien empire de Charlemagne. Du reste, la réconciliation et l’alliance étroite entre la France et l’Allemagne était peut-être aussi, dans l’inconscient historique de ses artisans, un souvenir du temps où les deux pays n’en formaient qu’un, Francia orientalis à l’est et Francia occidentalis à l’ouest. Charlemagne, en son temps, avait presque réussi à refaire l’unité de l’empire romain d’occident, qui fut la première incarnation historique de l’Europe. Dans leur imaginaire historique, les Français se verraient volontiers comme les lointains héritiers de cette latinité, qui avait fait l’unité d’un continent par le centralisme administratif et le droit écrit.
L’autre grande incarnation historique de l’Europe est la Chrétienté médiévale, unie par une foi commune, mais fracturée par le schisme de 1054. Avec l’élargissement récent aux pays d’Europe de l’Est, auxquels se joindront sans doute bientôt la Roumanie et la Bulgarie, l’Union Européenne a réussi le prodige de cicatriser la fracture ouverte, certes, par la Guerre froide, mais plus profondément encore par l’ancienne polarité entre Rome et Byzance. Pour utiliser les concepts de Fernand Braudel, la première division relève du « temps court » et la seconde du « temps long ». La réunification du continent pose deux problèmes, connexes : celui de ses véritables frontières, et celui de la laïcité. Pour le premier problème, celui des frontières, deux pays semblent actuellement en marquer les repères : la Russie et la Turquie. La première ne demande pas à entrer dans l’Union Européenne, et l’idée d’une Grande Europe qui irait, selon la formule de De Gaulle, « de l’Atlantique à l’Oural », est pour le moment étrangère au débat européen. La Russie, trop spécifique, trop immense, formant un bloc euro-asiatique à elle seule, et encore trop hantée par son passé impérial, est unanimement vue comme étrangère, sinon à une Europe culturelle, du moins à une Europe politique et économique. Quant à la Turquie, qui veut depuis quarante ans entrer au sein de l’Europe, elle pose à la fois le problème des frontières et de la laïcité. L’opposition, majoritaire en France, à une entrée de la Turquie dans l’UE, est à cet égard très intéressante. En effet, la France est tellement attachée à l’idée de laïcité, constitutive de son identité moderne, qu’elle s’est opposée à l’inscription, dans le préambule du projet de traité constitutionnel, à la mention de l’héritage chrétien de l’Europe, au grand dam non seulement du Vatican, mais aussi de nombreux états-membres tels que l’Italie, l’Espagne, la Pologne, et d’autres. C’est ce même argument de laïcité que les opposants français à l’adhésion de la Turquie utilisent, jouant sur la peur qu’inspire l’Islam depuis plusieurs années. Or, on sait que la laïcité est aussi fondamentale pour la Turquie moderne, forgée par Ataturk, que pour la France républicaine. En réalité, tous ceux qui, en France, ont peur de l’adhésion de la Turquie –et les forces du NON, au référendum ont beaucoup exploité cette peur, surtout à droite- reconnaissent implicitement que même si l’Europe n’est pas un « club chrétien », l’humanisme et toutes les valeurs qui s’y rattachent, et qui constituent le socle fondamental de l’identité commune européenne, est lui-même un héritage de la tradition judéo-chrétienne. D’où leur difficulté à admettre en leur sein une culture, même laïque, mais relevant d’un autre héritage historico-religieux.
Finalement, le NON français au referendum, qui a constitué, sinon un coup fatal, du moins un sérieux coup d’arrêt à la construction d’une véritable Europe politique, a regroupé des forces politiquement disparates, voire antagonistes, mais qui se retrouvent dans une peur commune, celle de voir se dissoudre l’identité propre de l’Europe dans un monde de plus en plus globalisé. Pour les « nonistes » de gauche comme ceux de droite, le contre-modèle est bien cette Amérique à la fois fascinante et détestée, religieuse et mercantile, moteur de ce mondialisme où les identités historiques sont apparemment emportées dans une culture planétaire, consumériste et technologique, où les anciennes puissances du vieux continent ne peuvent plus jouer, à elles seules, un rôle majeur. L’Angleterre a trouvé une solution, celle de la « relation spéciale » avec les USA, qui lui donne au moins l’illusion de participer à sa puissance. Du reste, l’imaginaire anglais a toujours été plus tourné, au moins depuis quatre siècles, vers le grand large que vers le continent, comme Churchill, un jour, l’avait dit à De Gaulle. Quant à la France, surtout depuis l’élargissement à l’Europe de l’Est, si elle est en crise par rapport à cette Europe dont elle a été l’un des principaux constructeurs, c’est peut-être tout simplement parce qu’elle a compris qu’il lui fallait maintenant renoncer à un vieux désir gaullien, hypocritement occulté mais toujours présent : celui d’utiliser la construction d’une Europe unie, où elle jouerait un rôle essentiel, comme un moyen de prolonger, et de sauvegarder son ancienne puissance. Les partisans du OUI n’ont pas réussi à convaincre leurs compatriotes que le nouveau traité constitutionnel permettrait à la France de garder, au sein d’une Europe à 25, et bientôt à 27 ou plus, le rôle moteur qu’elle y avait joué pendant plusieurs décennies.
Au fond, les difficultés de la construction européenne, en France et dans d’autres pays du continent, l’euroscepticisme apparemment incurable de l’Angleterre, et la relative désaffection que l’on enregistre actuellement, même chez les jeunes, pour ce projet politique, qui est l’un des plus ambitieux de l’histoire, et devrait être le plus exaltant, tout cela montre que l’Europe politique ne pourra exister tant que les intellectuels, les artistes, les créateurs, en un mot tous ceux qui contribuent le plus à façonner l’imaginaire collectif, n’auront pas réussi à forger un rêve commun, puissant et mobilisateur, qui soit le socle d’une véritable identité et d’une véritable culture européenne, dans laquelle puissent se reconnaître tous les peuples vivant entre l’océan arctique et la Méditerranée, entre l’atlantique et la Mer Noire. Comme le montre l’exemple de Victor Hugo, l’Europe devra d’abord vivre dans l’imaginaire avant de devenir une réalité politique.
Victor Hugo: discours sur l’Europe
1. « Messieurs, cette pensée religieuse, la paix universelle, toutes les nations liées entre elles d’un lien commun, l’Evangile pour loi suprême, la médiation substituée à la guerre, cette pensée religieuse est-elle une pensée pratique ? Cette idée sainte est-elle une idée réalisable ? Beaucoup d’esprits positifs, comme on parle aujourd’hui, beaucoup d’hommes politiques vieillis, comme on dit, dans le maniement des affaires, répondent Non. Moi, je réponds avec vous, je réponds sans hésiter : OUI »
Discours d’ouverture au premier Congrès de la Paix, Paris, 21 Août 1849.
2. « Ce qui se passe en Serbie montre la nécessité des Etats-Unis d’Europe. Qu’aux gouvernements désunis succèdent les peuples uns. Finissons-en avec les empires meurtriers. Muselons les fanatismes, et les despotismes ».
Discours sur la Serbie, 29 Août 1876.
3. « Ce jour-là, vous vous sentirez une pensée commune, des intérêts communs, une destinée commune : vous vous embrasserez, vous vous reconnaîtrez fils du même sang et de la même race, ce jour-là, vous ne serez plus des peuplades ennemies, vous serez un peuple ; vous ne serez plus la Bourgogne, la Normandie, la Bretagne, la Provence, vous serez la France. Vous ne vous appellerez plus la guerre, vous vous appellerez la civilisation ! »
Congrès de la Paix, Paris, 1849.
4. « La civilisation tend invinciblement à l’unité d’idiome, à l’unité de mètre, à l’unité de monnaie, et à la fusion des Nations dans l’Humanité, qui est l’unité suprême. La concorde a pour synonyme : simplification. De même que la richesse a un synonyme : circulation. La première des servitudes, c’est la frontière ».
Congrès de la Paix, Lausanne, 1869.
5. « Comme la matière se laisse de plus en plus dompter par l’homme ! (…) Comme les distances se rapprochent ! Et le rapprochement, c’est le commencement de la fraternité !
Grâce aux chemins de fer, l’Europe bientôt ne sera pas plus grande que ne l’était la France au Moyen Age ! »
Congrès de la Paix, Paris, 1849.
6. « Nous aurons ces grands Etats-Unis d’Europe, qui couronneront le vieux monde comme les Etats-Unis d’Amérique couronnent le nouveau. Nous aurons (…) la patrie sans la frontière, le budget sans le parasitisme, le commerce sans la douane (…) la jeunesse sans la caserne (…) la justice sans l’échafaud (…) la vérité sans le dogme ».
Congrès de la Paix, Lugano, 1872.
7. « Un jour viendra, où l’on verra ces deux groupes immenses, les Etats-Unis d’Amérique, les Etats-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fraternité des hommes et la puissance de Dieu ! »
Congrès de la Paix, Paris, 1849.