Ionel Buse
Université de Craiova, Roumanie
ionelbuse@yahoo.com
Ionel Buse
Vers une philosophie de la dualitude ?
Abstract: Jean-Jacques Wunenburger discreetly founds his idea of duality and philosophic dualism on Vattimo’s model of a feeble thinking. The ”feeble thinking” sends, through the resignification of the notion of imagination (French ”imaginaire”), to a logic of verbal-iconic type, construed as a matrix-like dynamic generating a versatile rationality, through the mechanisms of contradiction and the third included.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Contradictory reason; Complex thinking; Dualism.
La « dualitude » devient ainsi une sorte de catégorie a priori qui contient les conditions
de possibilité, d’évaluation et de représentation de ce qui est, ou arrive. Avec elle la pensée
dispose d’une sorte de modèle privilégié, échappant définitivement à la simplicité,
et défiant par sa logique interne la pensée identitaire.
Jean-Jacques Wunenburger
En 1995 et 1996 ont été publiées les premières traductions en roumain de la philosophie de Jean-Jacques Wunenburger, dans une revue consacrée presque entièrement à l’art de Brancusi.[1] Deux ans plus tard, le premier livre apparaissait, La vie des images, suivi encore par six volumes.[2] De nombreux comptes rendus, interviews, des émissions TV ont contribué dans le temps à la réception en Roumanie d’un profil de philosophe plus proche de l’univers du symbole et de l’image que de la rationalité analytique. Vu le préjugé selon lequel la philosophie contemporaine, d’autant plus en milieu anglophone, a inscrit au frontispice de son académie « l’entrée est interdite pour celui qui n’est pas logicien », combien de gens parieront sur un philosophe du mythos? Conservateur et souvent touché par des mentalités rigides, identitaire-idéologiques, le milieu universitaire réagit lentement aux signaux réévaluateurs de la pensée. Un philosophe de l’image et de l’imaginaire apparaît, dans ce contexte, comme une présence au moins étrange.
Né en Alsace, Jean-Jacques Wunenburger se considère l’héritier de deux cultures: allemande et française. Cette bipolarité exprimée par la conjonction entre le romantisme allemand et le rationalisme français, correspondra au chiasme bachelardien (rationalité-imaginaire) ou à ce que le philosophe nomme la rationalité romantique. Notre identité mentale, selon ce qu’il l’écrit, est fractionnée, séparée, même quand on essaie de réconcilier les langages opposés. C’est pourquoi, nous sommes des êtres qui symbolisent.[3] Le symbole exprime à cet égard, une unité paradoxale des contraires.
Selon le canon positiviste, pour lequel il n’y a qu’une seule raison (comme il n’existe qu’un Dieu), d’autres essais de l’esprit sont assimilés à l’irrationnel, notion construite selon les exigences de la pensée identitaire. Bien qu’un travail de synthèse, de manière quasi-universitaire, La raison contradictoire propose premièrement une modalité nouvelle d’interprétation de la rationalité aujourd’hui. La philosophie de Jean-Jacques Wunenburger reste ainsi sous le signe d’une raison contradictoire. Nous le comprendrons mieux si l’on se souvient de ses rencontres avec Stéphane Lupasco, à Paris, dans les années ‘70. Le philosophe en ce temps-là, comme il le reconnaît dans la préface de l’édition roumaine de La raison contradictoire, préparait une thèse sur la pensée du complexe, en situant le mouvement général de resignification de la philosophie et de la rationalité contemporaine, associée à la pensée alternative qui, de Héraclite à Stéphane Lupasco, a élaboré des modèles d’interprétation, ce qui révèle aussi d’autres types de rationalité que celle qui est valorisée unilatéralement par la modernité. Quelle est l’origine de cette initiative, nous le dit Stéphane Lupasco.
La logique d’Aristote (de l’identité, de la non-contradiction et du tiers exclu) est une logique monovalente, écrit l’auteur de La logique dynamique du contradictoire.[4] Bien que bivalente (par les valeurs vraies ou fausses), ce type de logique réduit tout à la « métaphysique » de la vérité. Tout comme pour la logique aristotélicienne, l’erreur pour la science moderne n’existe pas, c’est-à-dire qu’elle n’a aucune valeur dans le cadre de la connaissance scientifique. D’ailleurs, K. Popper montre, précisément, comment l’erreur est inacceptable en cartésianisme. Dans quelques notes et commentaires de La logique dynamique du contradictoire, Gh. Enescu reproche à Stéphane Lupasco une certaine inconsistance concernant ses idées sur « la monovalence » de la logique classique ; selon Enesu, Lupasco omet quelques distinctions importantes à propos de l’interprétation des valeurs de vérité, retenant seulement celles qui sont métalogiques.
L’interprétation que Lupasco donne de l’idée de contradiction, du point de vue du formalisme classique, peut sembler au moins étrange. Selon les nouvelles orientations de la science contemporaine (la microphysique, par exemple) les dualités antithétiques génèrent beaucoup de valeurs intermédiaires, tout simplement parce qu’elles n’absolutisent pas une certaine valeur de vérité. C’est un point de vue qui exprime, en fin de compte, une nouvelle orientation de la pensée. Le postulat fondamental d’une logique dynamique du contradictoire (selon lequel n’importe quel phénomène, élément, jugement qui le pense, phrase qui l’exprime ou signe qui le symbolise doit être associé toujours, du point de vue structural, fonctionnel, à un anti-phénomène, un anti-élément, un anti-événement logique et par conséquent un jugement, une proposition, un signe contradictoire) est construit par rapport au modèle de la géométrie non-euclidienne (Riemann et Lobatchevski) et de la mécanique ondulatoire. Les deux types d’expérience (microphysique et géométrique) émettent des postulats contraires à ceux considérés comme classiques. De cette façon, la suppression du principe aristotélicien de la non-contradiction semble nécessaire à l’auteur, pour la fondation d’une contradiction fondamentale et, à cet égard, d’un nouveau modèle de compréhension de la science. Aristote est le critique, mais aussi le disciple de Platon. L’Organon, l’instrument logique de la connaissance, est „contaminé” par la métaphysique, suggère Lupasco.
La disjonction non-contradictoire rend absolu les deux termes polaires construits comme des valeurs de vérité exclusives (affirmation et négation). Dans cet univers seulement l’affirmation est adéquate à la substance et à l’identité fondamentale de l’être et la négation n’est qu’une privation, un manque et un accident. Implicitement ou non, n’importe quelle pensée humaine positive juge justement d’un tel point de vue et sous une forme ou une autre, au nom de telle ou telle philosophie, que la négation a été éloignée de la position d’égalité qui a été partagé avec l’affirmation dans le sein de l’expérience logique pure. Ainsi la non-contradiction se construit justement par rapport à ce principe de l’identité. Ce qui n’est pas non identique est contraire et, en métaphysique, signifie négation, privation. Selon le philosophe et le logicien français l’Organon est, à travers cela, aussi l’origine de la science classique. Pratiquement, cet instrument de la pensée est créé pour justifier l’identité et l’affirmation du Même. La négation logique et la diversité n’ont qu’une « valeur instrumentale ». À cet égard, cette bivalence logique, en réalité n’est qu’une monovalence métalogique, l’expression d’un système métaphysique. Au contraire, les nouvelles perspectives épistémologiques admettent le fait que les valeurs logiques ne soient pas des entités statiques, mais dynamiques, comme l’expérience. Dans la nature de la logique se reflète des processus, des activités, des opérations de l’expérience. L’auteur met en discussion les possibilités d’actualisation et de virtualité des valeurs logiques provoquées par le facteur dynamique de l’expérience, ayant comme exemple les relations d’incertitude de Heisenberg. Par ces coordonnées, il lie définitivement la contradiction du dynamisme et, avec ceci, résignifie les concepts classiques d’identité et de contradiction.
En motivant la pensée antagoniste comme une logique dynamique du contradictoire, Stéphane Lupasco propose une logique ternaire, du tiers inclus. L’une des modalités du tiers inclus est celle du possible comme un conflit logique du nécessaire et du hasard, respectivement de l’identité et de la non-identité perçues comme des modalités logiques idéales du principe de la bivalence. Ainsi, en principe, entre la nécessité et le hasard absolus considérés comme impossibles polaires idéaux, s’enchaînent deux séries de possibles inversées, statistiques et probabilistes, situées dans la structure de la logique même. À partir d’ici, le philosophe développe une logique trivalente où les trois termes coexistent au-delà de ses contradictions inhérentes.
Dans le même ordre d’idées, La raison contradictoire, le travail fondamental de Jean-Jacques Wunenburger, réinterprète le problème de la différence et de la complexité d’une perspective non-identitaire. Les relations d’opposition des concepts fondamentaux de la métaphysique cachent, au-delà de l’histoire de la dialectique l’être – l’étant, une différence simulée dont la rationalité pragmatique masque le modèle d’une pensée identitaire. Plus d’une centaine d’années, « les sciences de la nature de même que les sciences humaines ont été conduites à renoncer à l’idéal d’une unité épistémologique, grâce à laquelle la totalité du réel pourrait être illuminée par une raison unique et universelle ».[5]
À une histoire à laquelle on reproche tant de trahisons, échecs et l’absence de réalisations, on ne peut pas reprocher la vigueur avec laquelle elle a multiplié les différences, les contradictions et la diversité des connaissances. Le Nouvel Organon de la pensée contemporaine exprime, sous une forme ou autre, la constatation de l’épuisement d’un modèle de la contradiction unitaire, synthétique et, en dernière instance, identitaire. Une logique de la double bind, comme le dit l’auteur, en citant J. P. Dupuy, semble être l’ouverture de l’épistème contemporaine, une épistème qui « se trouve donc placée à une bifurcation entre une logique parcellaire et close, quels que soient les perfectionnements internes des logiciens professionnels, et une logique ouverte, pluridimensionnelle et conflictuelle ».[6] Ce n’est pas par hasard si Jean-Jacques Wunenburger a repris l’idée de polarité et antagonisme exprimée par Mircea Eliade dans La nostalgie des origines.
La première partie, « L’ordre du complexe », a comme point de départ l’existence des deux configurations fondamentales de la pensée : l’une qui privilégie l’homogénéité et l’autre qui valorise l’hétérogénéité. Elles ont comme correspondant, dans l’histoire de la philosophie, deux modes de fonctionnement, l’un analytique et dichotomique, et l’autre synthétique et unificateur. Le fait peut surprendre que l’auteur suive ici non seulement la pensée conceptuelle, mais aussi celle qui se fonde sur les images, la pensée figurative. D’ailleurs, par les études analysées, concernant la structure schizomorphe de l’intellect et de l’imagination, il met en évidence la liaison d’origine entre les deux. Dans le sens durandien, le mode analytique de pensée correspond au régime diurne de l’image, qui accentue les contrastes, et le mode synthétique, correspond au régime nocturne qui tend à les absorber ou à les fluidiser. Le résultat de cette double direction est représenté par l’apparition des métaphysiques dualistes, d’une part, et de celles qui sont monistes, d’autre part. « En balançant ainsi entre deux types unilatéraux, la pensée tend à surestimer la valeur opératoire de l’analyse et de la synthèse, et présuppose que le réel peut prendre place dans un montage unidimensionnel de représentations ».[7] À partir d’ici, Jean-Jacques Wunenburger fait une incursion dans l’histoire de la déjà célèbre dyade, Identité / Altérité, qui caractérise la binarité de la pensée depuis son apparition, en se demandant en même temps, si ses excès sont suffisants pour surprendre la complexité de la réalité. Dans le paradigme moderne on peut parler même d’une agression du réel par une réduction du multiple par rapport à une différence simplificatrice. « Toutes ces variations symboliques ou conceptuelles, avec ou entre les doubles, témoignent bien de la difficulté de fonder le principe de différenciation, de tisser les rapports entre relation et opposition »[8], écrit l’auteur.
Quelle est la nouvelle perspective ? Comme le reconnaît Jean-Jacques Wunenburger, dans la préface de son livre, en se rapportant à la variante américaine de l’émancipation de la rationalité identitaire occidentale, la pensée européenne crée elle-même les prémisses d’une « raison alternative ». En ce sens, il se demande : « Les apories de la pensée identitaire ne viennent-elles pas justement de cette méconnaissance du plan médian entre extrêmes qui sépare envers et contre toutes les forces ou formes d’unification, qui relie malgré toute la puissance d’exclusion d’un extrême par l’autre ? La complexité ne prend-elle pas précisément position dans cet entre-deux qui s’interpose entre l’un et l’autre des éléments distingués à l’origine ? ».[9] L’idée apparemment commune de la médiation entre les polaires antagonistes est illustrée, ainsi, d’un côté, par l’histoire même de la métaphysique, et del’autre côté, par la tradition de la pensée hermétique et alchimiste. D’ailleurs, les métaphysiques, quoique n’exhibant pas directement les contradictions, par le modèle apollinien qui les informe, se sentent parfois écrasées par leur propre construction. En même temps, afin de réduire ou éliminer l’intervalle, elles sont obligées dans une mesure ou une autre de se référer à celui-ci. Le renouvellement de la rationalité est illustré par le fait que celle-ci est justement l’élément actif qui permet l’apparition de la pensée et la création de la différence. Il ne s’agit pas de la multiplication des termes, mais de leur actualisation par un intermédiaire dynamique. « Il faut donc tenter de préciser comment l’avènement d’un troisième terme permet de redistribuer les rôles entre le Même et l’Autre, mais aussi dans quelles conditions le troisième terme peut véritablement rompre avec la logique dilemmatique de l’homogène et de l’hétérogène, de la conjonction et de la disjonction ».[10] L’intermédiaire dynamique ne représente pas le contenu fort des polaires. Jean-Jacques Wunenburger parle d’un topos intermédiaire ou d’un schéma minimal responsable de l’ouverture vers un ensemble complexe non-subordonné des formes identitaires de l’homogène ou de l’hétérogène.
Le médiateur est la troisième dimension d’une unité multiplexe, qui ne se subordonne pas les deux autres, mais qui les affaiblit dans leur autorité identitaire justement pour surprendre la dynamique de l’existence. Il exprime, en même temps, sur le plan logique, aussi les métamorphoses de la pensée non-identitaire selon laquelle il existe le simple, mais non le simplifié, comme dirait Gaston Bachelard.
La deuxième partie du travail, « La dynamique des polarités », représente une incursion dans l’histoire de la philosophie occidentale pour motiver le fait que les notions de dynamique et de contradiction ont été présentes dans les grands systèmes de la pensée philosophique, en dépit de leurs tendances vers le monisme ou le dualisme. Dans ce sens, la représentation du dynamisme contradictoire, qui commence par les présocratiques, exprime l’idée d’une polarité dynamique à l’intérieur d’un ensemble complexe, que l’auteur appelle la « structure molaire », en la distinguant de la représentation de type moléculaire qui accentue, par simplification, l’unité. L’idée de structure molaire surprend le formalisme caractéristique des systèmes complexes, de type dynamique du réel. « Les unités constitutives du réel ne sont donc plus des éléments simples et homogènes, dotés de propriétés unilatérales, mais des organisations polaires qui accueillent, dans leur propre nature, une sorte de coexistence dynamique de polarités opposées ».[11] Cette contrariété est mise en évidence par les premières cosmologies. Dans la modernité, elle est cependant repensée du point de vue de la redécouverte de la nature, de ses forces et tensions, ce qui plus tard s’appellera énergétisme. La polarité et l’antagonisme admettent des états d’équilibre et déséquilibre. Par les pôles corrélatifs, le troisième terme est défini comme support médiateur ambivalent et comme différenciateur actif. L’auteur indique la distinction entre la polarité dynamique et l’unité dialectique des contraires de type hégélien, où la synthèse, fondée sur la bivalence de type aristotélicien, renvoie à une idée d’homogénéité abstraite, dans le sens de métaphysique, homogénéité qui annule les contraires. Donc, dans le cadre de la polarité dynamique les relations de type antagonique sont établies à l’aide du troisième terme. Ce type de pensée exprime l’idée de bipolarité qui « engendre, indépendamment de chaque force spécifique, un troisième état dans lequel les deux polarités sont considérées ensemble de leur tension. La bipolarité implique donc certes deux pôles mais qui n’existent que par rapport à un support proprement ambivalent ».[12]
Ce n’est peut-être pas par hasard si Jean-Jacques Wunenburger fait appel à l’imaginaire de la rêverie de type bachelardien pour expliciter la dynamique de l’ambivalence poétique dans l’apparition des images fondamentales. Dans ce sens, il accrédite même l’idée d’une pensée de type figuratif propre au paradigme contemporain, en suspectant la tendance identitaire de la raison classique, selon laquelle l’image était la maîtresse de l’erreur et de la fausseté. L’idée d’une ambivalence de type naturel, ce qu’il appelle, initialement, la balance de la nature, est exprimée, entre autres, par le concept d’ambivalence de la psychiatrie introduit par Bleuler.
La conjonction des opposés comme unité stable se produit par une balance naturelle qui, selon Jean-Jacques Wunenburger, se concentre sur l’élément médiateur. L’analogie qui peut s’établir entre la schizophrénie et la conjonction déséquilibrée des contraires, par l’absence d’un médiateur actif, met en évidence le fait que l’équilibre dynamique se réalise dans l’intervalle comme une matrice générative de sens. Triton genos n’est pas seulement le médiateur des tensions des opposés, mais aussi le distributeur et le différenciateur de celles-ci. C’est seulement dans ce contexte que se gardent les différences, d’un côté, et, de l’autre côté, que les conflits se transfigurent en création. Ne réalisant pas la synthèse interne des opposés par la médiation de l’intervalle, les polaires restent dans un état conflictuel qui se reflète au niveau individuel par l’apparition de la schizophrénie, et au niveau social par le déclenchement des formes d’agression qui imposent des modèles totalitaires. L’absence de médiation mène à la disparition de la contradiction par l’annulation de l’un des opposés, pour le rétablissement de l’unité statique du monisme.
L’auteur parle plutôt d’un paradigme hippocratique, que d’un archimédien dans l’évaluation des opposés. Le paradigme hippocratique du mélange permet l’interconnexion des opposés irréductibles, par différenciation et dissymétrie, mais aussi par développement du conflit. Le point d’équilibre est lui-même actif par l’activation et la stimulation des tensions, vibrations, dissymétries. Bien que la balance suppose un intermédiaire fondamental entre les termes polaires, elle exprime le principe statique de type archimédien. Un modèle plus adéquat des relations dynamiques sera, plutôt, la corde et l’arc, qui sont des systèmes dans une tension perpétuelle. Par l’exemple du jeu tant connu de la corde, Jean-Jacques Wunenburger met en valeur le pouvoir créateur/la puissance créatrice de la dissymétrie veillée par le médiateur. La force et le dynamisme du médiateur tiennent de la confrontation des opposés.
Le langage, de même que les expériences de la pensée, est capable de retenir non seulement les formes identitaires de la configuration du donné, mais aussi des représentations complexes non-identitaires et non-réductionnistes. La relation que le philosophe établit entre les structures logique-linguistiques classiques et les catégories modernes de la rationalité de type philosophique ou scientifique explique, dans une certaine mesure, l’apparition du modèle de connaissance européenne, qui a comme fondement les catégories de la logique aristotélicienne. Dans la troisième partie de l’ouvrage « La logique du tiers inclus », l’auteur identifie lui-même la préoccupation pour le discours de type dynamique de la pensée. Les langues indo-européennes semblent favoriser la prééminence de l’être sur le développement et, par conséquent, les formes d’un discours identitaire. L’interprétation sera exagérée si l’on prend en considération le fait que les présocratiques étaient plus sensibles que Platon et Aristote à la dynamique des opposés. Martin Heidegger construit un discours sur « l’oubli de l’être », ce qui renvoie, en ce qui concerne l’argumentation, plutôt au « langage oublié » propre aux vieilles langues indo-européennes, plus flexible, qui intègre des couples lexicaux polaires. L’auteur donne des exemples aussi dans d’autres langues qui gardent l’unité d’origine et des contraires. Pour marquer, toutefois, le fait que les langues indo-européennes ont gardé, dans une mesure considérable, des ressorts linguistiques qui contiennent des chiasmes, des antonymes, des oxymorons qui permettent la représentation de la dynamique des phénomènes, il nous donne quelques exemples : la pensée des présocratiques, la rhétorique et la poétique-philosophique baroque, le romantisme, le lexique, la syntaxe de la langue allemande etc.
Reprenant l’idée de Stéphane Lupasco sur le « parricide » d’Aristote, Jean-Jacques Wunenburger explique le motif pour lequel le philosophe est contraint de construire un modèle fonctionnel de contrôle du monde par l’identité, la non-contradiction et le tiers exclu. Pour cela il a sacrifié, délibérément, tous les états intermédiaires entre l’identité et l’altérité. « En forçant ainsi la pensée à s’inscrire dans une idéalité formelle, la logique aristotélicienne a doublement piégé le sens de la différenciation. D’une part, en discréditant globalement la contradiction, en la connotant péjorativement, elle n’a pu que favoriser le développement des tendances analytiques de l’esprit et hypertrophier la valeur de l’homogène. Et d’autre part, elle a focalisé toute l’attention sur une figure restrictive et plate de contradiction, qui n’est encore porteuse d’aucune altérité ».[13] L’idée selon laquelle la normalité psychique correspondrait, sur le plan logique, aux lois de la non-contradiction et du tiers exclu, et par conséquent, que la déconstruction de la pensée mènerait à un état pathologique d’aliénation, est combattue même par les ouvrages de spécialité dans le domaine de la psychopathologie, respectivement par l’école américaine de la « Nouvelle communication » (Gregory Bateson), que l’auteur remet en question. La schizophrénie, qui se caractérise par l’incapacité du malade d’unir les opposés, est une fin en situation dilemmatique. Le schizophrène ne passe pas au delà des contraintes de la contradiction par un tiers médiateur parce qu’il ne perçoit pas, par une meta-communication hors de la contradiction en soi, la situation conflictuelle dans sa totalité.
Donc, la contradiction nous rend productifs au moment où l’on devient conscient de son extension. Les diverses « Apories dialectiques » de l’histoire de la pensée européenne sont autant de tentatives de dépassement de la contradiction identitaire classique. L’auteur présente les spéculations de la mystique et de la théosophie, mais aussi les formalisations dialectiques modernes de Hegel et Marx. En même temps, il parle d’une figure dissimulée de l’identité dans la dialectique hégélienne. L’identité installée en différence n’est qu’un modèle prolongé de la théologie chrétienne axée sur le Mystère de l’Incarnation du Dieu ou l’expression spéculative d’un vitalisme ou biologisme romantique. Ainsi, l’échec de la dialectique dans son essai de rendre le réel plus complexe, est sans doute dû au fait que le travail de la contradiction reste éphémère et n’a pas d’autre finalité que celle de restaurer une totalité réconciliante, une identité renouvelée.
L’analyse des diverses démarches épistémologiques contemporaines, qui reconsidère le rôle de la contradiction par les métamorphoses du nouvel esprit scientifique, révèle un modèle amphibologique de raison créatrice des concepts ouverts, opposés, ou ce que Bachelard appellera une pédagogie de l’ambiguïté. La dialectique du surrationalisme bachelardien suivait la réconciliation entre la science et l’idée de contradiction. Bien que Jean-Jacques Wunenburger ait reproché, d’une certaine manière, qu’on n’ait pas mené à bonne fin son programme de reconstruction de l’esprit scientifique, renonçant à l’idée du tiers inclus, Bachelard a été l’un des premiers épistémologistes qui ont déconstruit l’idéal moderne de la raison scientifique identitaire.
L’épistémologie génétique est présente aussi elle-même dans le projet de reconstruction de la pensée contemporaine. Jean Piaget voit la contradiction comme une opération effective des processus intellectuels. Une perspective qui annonce cependant l’apparition d’une logique contradictoire, une logique du paradoxe, qui rend possible le tiers inclus. L’auteur retrouve aussi les prémisses d’une logique contradictorielle, entre autres, dans les spéculations métaphysiques de la Renaissance (Giordano Bruno), chez Blaise Pascal ou dans l’ironie paradoxale de Søren Kierkegaard.
La dernière partie de l’ouvrage, « L’arc et la corde », configure le paradigme de la dualitude contradictorielle non comme « monopole » d’une pensée alternative, mais comme une variante de modelage du réel, autre que celle inaugurée par Aristote. Dans ce sens, l’auteur la rapproche de « la pensée disséminatoire » présentée par Gilbert Durand, de la dualité mystique du soufisme (Henry Corbin), du modèle de l’hyper-complexité d’Edgar Morin ou de celui de la systématisation des couples antagonistes proposé par Bernard-Weil. La différence entre la dualité et la dualitude est que la dualitude ne se limite pas à la confrontation des deux termes, mais exprime la tension que peut exercer un troisième terme moyen qui, actualisant un pôle, le potentialise à l’autre. Le concept appartient entièrement à l’auteur. « Le schéma de la dualitude conjugue donc ensemble les trois voies de la pensée de la complexité, la distribution dans une configuration ternaire, la polarité de forces, la logique de la contradiction. Donc les trois voies de la pensée de la complexité, la distribution dans une configuration ternaire, la polarité de forces, la logique de la contradiction ».[14]
Analysant la logique dynamique du contradictoire et le dynamisme énergétique de type lupascien, Jean-Jacques Wunenburger met en évidence l’importance des recherches de Stéphane Lupasco par lesquelles l’auteur retrouve à sa manière les polarités, l’ambivalence et la contradiction. Reprenant, aussi, la pensée présocratique, les cosmologies développées par Héraclite et Empédocle, l’hermétisme antique, l’alchimie, dans les nouvelles interprétations contemporaines, selon lesquelles ce qui s’oppose à soi est, à la fois, en harmonie avec soi, exemplifiée par l’harmonie de l’arc et de la corde de la lyre, le philosophe français renvoie, en paraphrasant Jean Brun, à un intermédiaire entre être et devenir. Cet intermédiaire, traduit en roumain, et non par hasard, par le terme de Constantin Noica întru (intro qui signifie en et vers en même temps) renvoie ni plus ni moins au logos du philosophe Héraclite, selon lequel chaque manifestation du réel est liée avec son opposé. Le concept de devenir est entendu, selon la logique de la dualitude dans le sens énantiodromique, comme actualisation alternative dans une oscillation pendulaire.
La transformation ne peut se produire d’une manière alternative que seulement entre les deux pôles. Illustrant, entre autres, par l’exemple de la théorie des catastrophes de la biologie ou de la théorie psychologique de C. G. Jung, concernant les contradictions de l’âge moyen de l’individu, comme point de départ dans la transmutation des valeurs, le philosophe français présente la transformation comme une activation de la temporalité selon les principes des dualitudes, non comme une détermination d’un état antécédent, mais comme une potentialité de l’état opposé. Et à partir d’ici surgissent des conséquences graves sur la catégorie de causalité, qui n’est plus comprise selon le modèle de la succession, mais selon celui de l’alternance. Le fait de penser derechef le problème du normal et du pathologique devient nécessaire du moment où le désordre ne se présente plus comme une rupture dans les lois invariables de la nature. Le dérèglement du dynamisme est toujours produit par un excès à un pôle ou à l’autre. Dans ce sens, Jean-Jacques Wunenburger cite Gilbert Durand, selon lequel la maladie mentale individuelle ou collective est un déséquilibre monopolisant. L’excès n’est pas le fruit de la contradiction ou du conflit, mais de l’absence de ceux-ci. Dans le même ordre, l’équilibre ne se réalise pas par l’équidistance, mais par le renforcement des forces antagonistes comme déplacement vers un tiers ayant le rôle de polariser. « C’est pourquoi le tiers-état antagoniste et contradictoriel doit être moins représenté comme milieu d’un vecteur, à équidistance entre les deux extrêmes, que sous forme d’un sommet d’un triangle. A la base se manifeste le balancement des opposés, le mouvement oscillatoire du renversement d’un contraire à l’autre, qui peut se briser selon deux excès de transgression »[15].
Au niveau social, le problème de la communication, de l’intersubjectivité (Ego – Alter Ego) est interprété d’une manière jungienne à partir de la théorie des archétypes contre-sexuels (animus et anima). L’autre ne doit pas être ennemi, mais opposé. L’affectivité se soumet à une loi de contrariété dynamique, selon l’avis de Goethe. Chaque partenaire, dans une relation ayant un caractère affectif, porte une double polarité (sa nature psychologique actualisée, dominante, et la nature opposée potentialisée). La complémentarité se fonde sur la contradiction intercédée des opposés que chaque sujet contient. Au delà des essais d’établir la solidarité et la communication sociale sur des bases identitaire-positivistes, la dualitude peut exprimer la conjonction des processus contraires et, par conséquent, l’équilibre dynamique social aussi. Les formes sociales qui ont une tendance vers le monolithisme (soit par l’excès tyrannique de l’ordre, soit par le désordre) sont les formes qui ne conservent pas la contradiction de la propre dynamisation interne. Dans ce sens, les relations entre les peuples doivent garder la pluralité des systèmes de valeur et les propres contradictions. « L’humanité s’enrichit sûrement davantage à travers une mosaïque d’Etats et de cultures hétérogènes, qu’en réduisant son unité dans des organisations supra-nationales, même mondiales ».[16]L’existence de plusieurs pôles du pouvoir au niveau mondial, d’un tiers monde qui le balance n’est pas assurée par l’instauration d’un monopole, mais par une géopolitique ouverte d’une logique oscillatoire « qui peut favoriser la perception des menaces et le déclenchement des mesures de défense, comme elle peut inspirer des alliances, des traités de paix et des collaborations dans le respect des différences ».[17]
« Sous prétexte que la complexité fondée sur la dualitude ne peut recouper les exigences étroites de la science cartésienne, faut-il nécessairement conclure à son impuissance, à son irrationalité ? »[18] se demande l’auteur en conclusion. Cette incursion dans le langage oublié, dans les sciences considérées il n’y a pas très longtemps marginales, dans la pensée contradictorielle de certaines sciences contemporaines, propose un modèle d’interprétation non-identitaire, de polarisation dynamique dans la logique d’un tertiumdatum.La crise de la rationalité contemporaine est, d’ailleurs, une insuffisance de la rationalité moderne née du dogmatisme d’un paradigme identitaire. Mais cela ne veut pas dire que nous devons considérer l’ancien modèle comme une impasse de la raison. Les provocations contemporaines sont différentes par rapport à celles qui sont décrites par la modernité. Celles-ci intensifient des mécanismes de l’esprit humain qui mettent en mouvement des rationalités complexes qui produisent encore d’autres méthodologies que celles qui sont connues (l’analyse, la synthèse, la dialectique etc.) pour envisager les structures du réel. La pensée même de la dualitude ne peut prétendre à un privilège d’exhaustivité, met en évidence l’auteur. Cela serait même contre le principe auprès duquel elle a été accréditée comme une pensée du complexe.
Jean-Jacques Wunenburger fonde ainsi, discrètement, l’idée de dualitude sur le modèle d’une pensée « faible », au sens de G.. Vattimo, une pensée qui renvoie, par la resignification de la notion d’imaginaire, à une logique de type verbo-iconique, comprise comme dynamique matricéale génératrice d’une rationalité polyvalente, par les mécanismes de la contradiction et du tiers inclus. Au delà de l’intérêt de ceux qui sont initiés dans les lectures de la rationalité postmoderne, le philosophe Jean-Jacques Wunenburger renvoie à la réévaluation même des méthodes de la pensée et de la « pédagogie » universitaires, à l’approche, espérons-le, de l’Europe philosophique.
Notes
[1] Revue Brâncuşi, Târgu-Jiu, nr. 2, 1995 « L’imagination transcendentale », et nr. 2, 1996 « La forêt et le sacré sauvage » (n. trad.).
[2] La vie des images, Cartimpex, Cluj-Napoca, 1998 (n. trad.); Le sacré, Dacia, Cluj-Napoca, 2000 (trad. par Mihaela Căluţ), L’homme politique entre le mythe et la raison, Alfa Press, Cluj-Napoca, 2000 (trad. par Mihaela Căluţ); L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Dacia, Cluj-Napoca, 2001 (trad. par Tudor Ionescu) ; Philosophie des images, Polirom, Iaşi, 2004 (trad. par Muguraş Constantinescu) ; Imaginaires du politique, Paideia, Bucarest, 2005 (trad. par Ionel Buşe et Laurenţiu Ciontescu-Samfireag) ; La raison contradictoire, Paideia Bucarest, 2005 (trad. par Dorin Ciontescu-Samfireag et Laurenţiu Ciontescu-Samfireag) ; L’imaginaire, Dacia, Cluj-Napoca, 2009 (trad. par Dorin Ciontescu-Samfireag).
Ionel Buse
Université de Craiova, Roumanie
ionelbuse@yahoo.com
Ionel Buse
Towards a Dualist Philosophy ?
Abstract: Jean-Jacques Wunenburger discreetly founds his idea of duality and philosophic dualism on Vattimo’s model of a feeble thinking. The ”feeble thinking” sends, through the resignification of the notion of imagination (French ”imaginaire”), to a logic of verbal-iconic type, construed as a matrix-like dynamic generating a versatile rationality, through the mechanisms of contradiction and the third included.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Contradictory reason; Complex thinking; Dualism.
La « dualitude » devient ainsi une sorte de catégorie a priori qui contient les conditions
de possibilité, d’évaluation et de représentation de ce qui est, ou arrive. Avec elle la pensée
dispose d’une sorte de modèle privilégié, échappant définitivement à la simplicité,
et défiant par sa logique interne la pensée identitaire.
Jean-Jacques Wunenburger
En 1995 et 1996 ont été publiées les premières traductions en roumain de la philosophie de Jean-Jacques Wunenburger, dans une revue consacrée presque entièrement à l’art de Brancusi.[1] Deux ans plus tard, le premier livre apparaissait, La vie des images, suivi encore par six volumes.[2] De nombreux comptes rendus, interviews, des émissions TV ont contribué dans le temps à la réception en Roumanie d’un profil de philosophe plus proche de l’univers du symbole et de l’image que de la rationalité analytique. Vu le préjugé selon lequel la philosophie contemporaine, d’autant plus en milieu anglophone, a inscrit au frontispice de son académie « l’entrée est interdite pour celui qui n’est pas logicien », combien de gens parieront sur un philosophe du mythos? Conservateur et souvent touché par des mentalités rigides, identitaire-idéologiques, le milieu universitaire réagit lentement aux signaux réévaluateurs de la pensée. Un philosophe de l’image et de l’imaginaire apparaît, dans ce contexte, comme une présence au moins étrange.
Né en Alsace, Jean-Jacques Wunenburger se considère l’héritier de deux cultures: allemande et française. Cette bipolarité exprimée par la conjonction entre le romantisme allemand et le rationalisme français, correspondra au chiasme bachelardien (rationalité-imaginaire) ou à ce que le philosophe nomme la rationalité romantique. Notre identité mentale, selon ce qu’il l’écrit, est fractionnée, séparée, même quand on essaie de réconcilier les langages opposés. C’est pourquoi, nous sommes des êtres qui symbolisent.[3] Le symbole exprime à cet égard, une unité paradoxale des contraires.
Selon le canon positiviste, pour lequel il n’y a qu’une seule raison (comme il n’existe qu’un Dieu), d’autres essais de l’esprit sont assimilés à l’irrationnel, notion construite selon les exigences de la pensée identitaire. Bien qu’un travail de synthèse, de manière quasi-universitaire, La raison contradictoire propose premièrement une modalité nouvelle d’interprétation de la rationalité aujourd’hui. La philosophie de Jean-Jacques Wunenburger reste ainsi sous le signe d’une raison contradictoire. Nous le comprendrons mieux si l’on se souvient de ses rencontres avec Stéphane Lupasco, à Paris, dans les années ‘70. Le philosophe en ce temps-là, comme il le reconnaît dans la préface de l’édition roumaine de La raison contradictoire, préparait une thèse sur la pensée du complexe, en situant le mouvement général de resignification de la philosophie et de la rationalité contemporaine, associée à la pensée alternative qui, de Héraclite à Stéphane Lupasco, a élaboré des modèles d’interprétation, ce qui révèle aussi d’autres types de rationalité que celle qui est valorisée unilatéralement par la modernité. Quelle est l’origine de cette initiative, nous le dit Stéphane Lupasco.
La logique d’Aristote (de l’identité, de la non-contradiction et du tiers exclu) est une logique monovalente, écrit l’auteur de La logique dynamique du contradictoire.[4] Bien que bivalente (par les valeurs vraies ou fausses), ce type de logique réduit tout à la « métaphysique » de la vérité. Tout comme pour la logique aristotélicienne, l’erreur pour la science moderne n’existe pas, c’est-à-dire qu’elle n’a aucune valeur dans le cadre de la connaissance scientifique. D’ailleurs, K. Popper montre, précisément, comment l’erreur est inacceptable en cartésianisme. Dans quelques notes et commentaires de La logique dynamique du contradictoire, Gh. Enescu reproche à Stéphane Lupasco une certaine inconsistance concernant ses idées sur « la monovalence » de la logique classique ; selon Enesu, Lupasco omet quelques distinctions importantes à propos de l’interprétation des valeurs de vérité, retenant seulement celles qui sont métalogiques.
L’interprétation que Lupasco donne de l’idée de contradiction, du point de vue du formalisme classique, peut sembler au moins étrange. Selon les nouvelles orientations de la science contemporaine (la microphysique, par exemple) les dualités antithétiques génèrent beaucoup de valeurs intermédiaires, tout simplement parce qu’elles n’absolutisent pas une certaine valeur de vérité. C’est un point de vue qui exprime, en fin de compte, une nouvelle orientation de la pensée. Le postulat fondamental d’une logique dynamique du contradictoire (selon lequel n’importe quel phénomène, élément, jugement qui le pense, phrase qui l’exprime ou signe qui le symbolise doit être associé toujours, du point de vue structural, fonctionnel, à un anti-phénomène, un anti-élément, un anti-événement logique et par conséquent un jugement, une proposition, un signe contradictoire) est construit par rapport au modèle de la géométrie non-euclidienne (Riemann et Lobatchevski) et de la mécanique ondulatoire. Les deux types d’expérience (microphysique et géométrique) émettent des postulats contraires à ceux considérés comme classiques. De cette façon, la suppression du principe aristotélicien de la non-contradiction semble nécessaire à l’auteur, pour la fondation d’une contradiction fondamentale et, à cet égard, d’un nouveau modèle de compréhension de la science. Aristote est le critique, mais aussi le disciple de Platon. L’Organon, l’instrument logique de la connaissance, est „contaminé” par la métaphysique, suggère Lupasco.
La disjonction non-contradictoire rend absolu les deux termes polaires construits comme des valeurs de vérité exclusives (affirmation et négation). Dans cet univers seulement l’affirmation est adéquate à la substance et à l’identité fondamentale de l’être et la négation n’est qu’une privation, un manque et un accident. Implicitement ou non, n’importe quelle pensée humaine positive juge justement d’un tel point de vue et sous une forme ou une autre, au nom de telle ou telle philosophie, que la négation a été éloignée de la position d’égalité qui a été partagé avec l’affirmation dans le sein de l’expérience logique pure. Ainsi la non-contradiction se construit justement par rapport à ce principe de l’identité. Ce qui n’est pas non identique est contraire et, en métaphysique, signifie négation, privation. Selon le philosophe et le logicien français l’Organon est, à travers cela, aussi l’origine de la science classique. Pratiquement, cet instrument de la pensée est créé pour justifier l’identité et l’affirmation du Même. La négation logique et la diversité n’ont qu’une « valeur instrumentale ». À cet égard, cette bivalence logique, en réalité n’est qu’une monovalence métalogique, l’expression d’un système métaphysique. Au contraire, les nouvelles perspectives épistémologiques admettent le fait que les valeurs logiques ne soient pas des entités statiques, mais dynamiques, comme l’expérience. Dans la nature de la logique se reflète des processus, des activités, des opérations de l’expérience. L’auteur met en discussion les possibilités d’actualisation et de virtualité des valeurs logiques provoquées par le facteur dynamique de l’expérience, ayant comme exemple les relations d’incertitude de Heisenberg. Par ces coordonnées, il lie définitivement la contradiction du dynamisme et, avec ceci, résignifie les concepts classiques d’identité et de contradiction.
En motivant la pensée antagoniste comme une logique dynamique du contradictoire, Stéphane Lupasco propose une logique ternaire, du tiers inclus. L’une des modalités du tiers inclus est celle du possible comme un conflit logique du nécessaire et du hasard, respectivement de l’identité et de la non-identité perçues comme des modalités logiques idéales du principe de la bivalence. Ainsi, en principe, entre la nécessité et le hasard absolus considérés comme impossibles polaires idéaux, s’enchaînent deux séries de possibles inversées, statistiques et probabilistes, situées dans la structure de la logique même. À partir d’ici, le philosophe développe une logique trivalente où les trois termes coexistent au-delà de ses contradictions inhérentes.
Dans le même ordre d’idées, La raison contradictoire, le travail fondamental de Jean-Jacques Wunenburger, réinterprète le problème de la différence et de la complexité d’une perspective non-identitaire. Les relations d’opposition des concepts fondamentaux de la métaphysique cachent, au-delà de l’histoire de la dialectique l’être – l’étant, une différence simulée dont la rationalité pragmatique masque le modèle d’une pensée identitaire. Plus d’une centaine d’années, « les sciences de la nature de même que les sciences humaines ont été conduites à renoncer à l’idéal d’une unité épistémologique, grâce à laquelle la totalité du réel pourrait être illuminée par une raison unique et universelle ».[5]
À une histoire à laquelle on reproche tant de trahisons, échecs et l’absence de réalisations, on ne peut pas reprocher la vigueur avec laquelle elle a multiplié les différences, les contradictions et la diversité des connaissances. Le Nouvel Organon de la pensée contemporaine exprime, sous une forme ou autre, la constatation de l’épuisement d’un modèle de la contradiction unitaire, synthétique et, en dernière instance, identitaire. Une logique de la double bind, comme le dit l’auteur, en citant J. P. Dupuy, semble être l’ouverture de l’épistème contemporaine, une épistème qui « se trouve donc placée à une bifurcation entre une logique parcellaire et close, quels que soient les perfectionnements internes des logiciens professionnels, et une logique ouverte, pluridimensionnelle et conflictuelle ».[6] Ce n’est pas par hasard si Jean-Jacques Wunenburger a repris l’idée de polarité et antagonisme exprimée par Mircea Eliade dans La nostalgie des origines.
La première partie, « L’ordre du complexe », a comme point de départ l’existence des deux configurations fondamentales de la pensée : l’une qui privilégie l’homogénéité et l’autre qui valorise l’hétérogénéité. Elles ont comme correspondant, dans l’histoire de la philosophie, deux modes de fonctionnement, l’un analytique et dichotomique, et l’autre synthétique et unificateur. Le fait peut surprendre que l’auteur suive ici non seulement la pensée conceptuelle, mais aussi celle qui se fonde sur les images, la pensée figurative. D’ailleurs, par les études analysées, concernant la structure schizomorphe de l’intellect et de l’imagination, il met en évidence la liaison d’origine entre les deux. Dans le sens durandien, le mode analytique de pensée correspond au régime diurne de l’image, qui accentue les contrastes, et le mode synthétique, correspond au régime nocturne qui tend à les absorber ou à les fluidiser. Le résultat de cette double direction est représenté par l’apparition des métaphysiques dualistes, d’une part, et de celles qui sont monistes, d’autre part. « En balançant ainsi entre deux types unilatéraux, la pensée tend à surestimer la valeur opératoire de l’analyse et de la synthèse, et présuppose que le réel peut prendre place dans un montage unidimensionnel de représentations ».[7] À partir d’ici, Jean-Jacques Wunenburger fait une incursion dans l’histoire de la déjà célèbre dyade, Identité / Altérité, qui caractérise la binarité de la pensée depuis son apparition, en se demandant en même temps, si ses excès sont suffisants pour surprendre la complexité de la réalité. Dans le paradigme moderne on peut parler même d’une agression du réel par une réduction du multiple par rapport à une différence simplificatrice. « Toutes ces variations symboliques ou conceptuelles, avec ou entre les doubles, témoignent bien de la difficulté de fonder le principe de différenciation, de tisser les rapports entre relation et opposition »[8], écrit l’auteur.
Quelle est la nouvelle perspective ? Comme le reconnaît Jean-Jacques Wunenburger, dans la préface de son livre, en se rapportant à la variante américaine de l’émancipation de la rationalité identitaire occidentale, la pensée européenne crée elle-même les prémisses d’une « raison alternative ». En ce sens, il se demande : « Les apories de la pensée identitaire ne viennent-elles pas justement de cette méconnaissance du plan médian entre extrêmes qui sépare envers et contre toutes les forces ou formes d’unification, qui relie malgré toute la puissance d’exclusion d’un extrême par l’autre ? La complexité ne prend-elle pas précisément position dans cet entre-deux qui s’interpose entre l’un et l’autre des éléments distingués à l’origine ? ».[9] L’idée apparemment commune de la médiation entre les polaires antagonistes est illustrée, ainsi, d’un côté, par l’histoire même de la métaphysique, et del’autre côté, par la tradition de la pensée hermétique et alchimiste. D’ailleurs, les métaphysiques, quoique n’exhibant pas directement les contradictions, par le modèle apollinien qui les informe, se sentent parfois écrasées par leur propre construction. En même temps, afin de réduire ou éliminer l’intervalle, elles sont obligées dans une mesure ou une autre de se référer à celui-ci. Le renouvellement de la rationalité est illustré par le fait que celle-ci est justement l’élément actif qui permet l’apparition de la pensée et la création de la différence. Il ne s’agit pas de la multiplication des termes, mais de leur actualisation par un intermédiaire dynamique. « Il faut donc tenter de préciser comment l’avènement d’un troisième terme permet de redistribuer les rôles entre le Même et l’Autre, mais aussi dans quelles conditions le troisième terme peut véritablement rompre avec la logique dilemmatique de l’homogène et de l’hétérogène, de la conjonction et de la disjonction ».[10] L’intermédiaire dynamique ne représente pas le contenu fort des polaires. Jean-Jacques Wunenburger parle d’un topos intermédiaire ou d’un schéma minimal responsable de l’ouverture vers un ensemble complexe non-subordonné des formes identitaires de l’homogène ou de l’hétérogène.
Le médiateur est la troisième dimension d’une unité multiplexe, qui ne se subordonne pas les deux autres, mais qui les affaiblit dans leur autorité identitaire justement pour surprendre la dynamique de l’existence. Il exprime, en même temps, sur le plan logique, aussi les métamorphoses de la pensée non-identitaire selon laquelle il existe le simple, mais non le simplifié, comme dirait Gaston Bachelard.
La deuxième partie du travail, « La dynamique des polarités », représente une incursion dans l’histoire de la philosophie occidentale pour motiver le fait que les notions de dynamique et de contradiction ont été présentes dans les grands systèmes de la pensée philosophique, en dépit de leurs tendances vers le monisme ou le dualisme. Dans ce sens, la représentation du dynamisme contradictoire, qui commence par les présocratiques, exprime l’idée d’une polarité dynamique à l’intérieur d’un ensemble complexe, que l’auteur appelle la « structure molaire », en la distinguant de la représentation de type moléculaire qui accentue, par simplification, l’unité. L’idée de structure molaire surprend le formalisme caractéristique des systèmes complexes, de type dynamique du réel. « Les unités constitutives du réel ne sont donc plus des éléments simples et homogènes, dotés de propriétés unilatérales, mais des organisations polaires qui accueillent, dans leur propre nature, une sorte de coexistence dynamique de polarités opposées ».[11] Cette contrariété est mise en évidence par les premières cosmologies. Dans la modernité, elle est cependant repensée du point de vue de la redécouverte de la nature, de ses forces et tensions, ce qui plus tard s’appellera énergétisme. La polarité et l’antagonisme admettent des états d’équilibre et déséquilibre. Par les pôles corrélatifs, le troisième terme est défini comme support médiateur ambivalent et comme différenciateur actif. L’auteur indique la distinction entre la polarité dynamique et l’unité dialectique des contraires de type hégélien, où la synthèse, fondée sur la bivalence de type aristotélicien, renvoie à une idée d’homogénéité abstraite, dans le sens de métaphysique, homogénéité qui annule les contraires. Donc, dans le cadre de la polarité dynamique les relations de type antagonique sont établies à l’aide du troisième terme. Ce type de pensée exprime l’idée de bipolarité qui « engendre, indépendamment de chaque force spécifique, un troisième état dans lequel les deux polarités sont considérées ensemble de leur tension. La bipolarité implique donc certes deux pôles mais qui n’existent que par rapport à un support proprement ambivalent ».[12]
Ce n’est peut-être pas par hasard si Jean-Jacques Wunenburger fait appel à l’imaginaire de la rêverie de type bachelardien pour expliciter la dynamique de l’ambivalence poétique dans l’apparition des images fondamentales. Dans ce sens, il accrédite même l’idée d’une pensée de type figuratif propre au paradigme contemporain, en suspectant la tendance identitaire de la raison classique, selon laquelle l’image était la maîtresse de l’erreur et de la fausseté. L’idée d’une ambivalence de type naturel, ce qu’il appelle, initialement, la balance de la nature, est exprimée, entre autres, par le concept d’ambivalence de la psychiatrie introduit par Bleuler.
La conjonction des opposés comme unité stable se produit par une balance naturelle qui, selon Jean-Jacques Wunenburger, se concentre sur l’élément médiateur. L’analogie qui peut s’établir entre la schizophrénie et la conjonction déséquilibrée des contraires, par l’absence d’un médiateur actif, met en évidence le fait que l’équilibre dynamique se réalise dans l’intervalle comme une matrice générative de sens. Triton genos n’est pas seulement le médiateur des tensions des opposés, mais aussi le distributeur et le différenciateur de celles-ci. C’est seulement dans ce contexte que se gardent les différences, d’un côté, et, de l’autre côté, que les conflits se transfigurent en création. Ne réalisant pas la synthèse interne des opposés par la médiation de l’intervalle, les polaires restent dans un état conflictuel qui se reflète au niveau individuel par l’apparition de la schizophrénie, et au niveau social par le déclenchement des formes d’agression qui imposent des modèles totalitaires. L’absence de médiation mène à la disparition de la contradiction par l’annulation de l’un des opposés, pour le rétablissement de l’unité statique du monisme.
L’auteur parle plutôt d’un paradigme hippocratique, que d’un archimédien dans l’évaluation des opposés. Le paradigme hippocratique du mélange permet l’interconnexion des opposés irréductibles, par différenciation et dissymétrie, mais aussi par développement du conflit. Le point d’équilibre est lui-même actif par l’activation et la stimulation des tensions, vibrations, dissymétries. Bien que la balance suppose un intermédiaire fondamental entre les termes polaires, elle exprime le principe statique de type archimédien. Un modèle plus adéquat des relations dynamiques sera, plutôt, la corde et l’arc, qui sont des systèmes dans une tension perpétuelle. Par l’exemple du jeu tant connu de la corde, Jean-Jacques Wunenburger met en valeur le pouvoir créateur/la puissance créatrice de la dissymétrie veillée par le médiateur. La force et le dynamisme du médiateur tiennent de la confrontation des opposés.
Le langage, de même que les expériences de la pensée, est capable de retenir non seulement les formes identitaires de la configuration du donné, mais aussi des représentations complexes non-identitaires et non-réductionnistes. La relation que le philosophe établit entre les structures logique-linguistiques classiques et les catégories modernes de la rationalité de type philosophique ou scientifique explique, dans une certaine mesure, l’apparition du modèle de connaissance européenne, qui a comme fondement les catégories de la logique aristotélicienne. Dans la troisième partie de l’ouvrage « La logique du tiers inclus », l’auteur identifie lui-même la préoccupation pour le discours de type dynamique de la pensée. Les langues indo-européennes semblent favoriser la prééminence de l’être sur le développement et, par conséquent, les formes d’un discours identitaire. L’interprétation sera exagérée si l’on prend en considération le fait que les présocratiques étaient plus sensibles que Platon et Aristote à la dynamique des opposés. Martin Heidegger construit un discours sur « l’oubli de l’être », ce qui renvoie, en ce qui concerne l’argumentation, plutôt au « langage oublié » propre aux vieilles langues indo-européennes, plus flexible, qui intègre des couples lexicaux polaires. L’auteur donne des exemples aussi dans d’autres langues qui gardent l’unité d’origine et des contraires. Pour marquer, toutefois, le fait que les langues indo-européennes ont gardé, dans une mesure considérable, des ressorts linguistiques qui contiennent des chiasmes, des antonymes, des oxymorons qui permettent la représentation de la dynamique des phénomènes, il nous donne quelques exemples : la pensée des présocratiques, la rhétorique et la poétique-philosophique baroque, le romantisme, le lexique, la syntaxe de la langue allemande etc.
Reprenant l’idée de Stéphane Lupasco sur le « parricide » d’Aristote, Jean-Jacques Wunenburger explique le motif pour lequel le philosophe est contraint de construire un modèle fonctionnel de contrôle du monde par l’identité, la non-contradiction et le tiers exclu. Pour cela il a sacrifié, délibérément, tous les états intermédiaires entre l’identité et l’altérité. « En forçant ainsi la pensée à s’inscrire dans une idéalité formelle, la logique aristotélicienne a doublement piégé le sens de la différenciation. D’une part, en discréditant globalement la contradiction, en la connotant péjorativement, elle n’a pu que favoriser le développement des tendances analytiques de l’esprit et hypertrophier la valeur de l’homogène. Et d’autre part, elle a focalisé toute l’attention sur une figure restrictive et plate de contradiction, qui n’est encore porteuse d’aucune altérité ».[13] L’idée selon laquelle la normalité psychique correspondrait, sur le plan logique, aux lois de la non-contradiction et du tiers exclu, et par conséquent, que la déconstruction de la pensée mènerait à un état pathologique d’aliénation, est combattue même par les ouvrages de spécialité dans le domaine de la psychopathologie, respectivement par l’école américaine de la « Nouvelle communication » (Gregory Bateson), que l’auteur remet en question. La schizophrénie, qui se caractérise par l’incapacité du malade d’unir les opposés, est une fin en situation dilemmatique. Le schizophrène ne passe pas au delà des contraintes de la contradiction par un tiers médiateur parce qu’il ne perçoit pas, par une meta-communication hors de la contradiction en soi, la situation conflictuelle dans sa totalité.
Donc, la contradiction nous rend productifs au moment où l’on devient conscient de son extension. Les diverses « Apories dialectiques » de l’histoire de la pensée européenne sont autant de tentatives de dépassement de la contradiction identitaire classique. L’auteur présente les spéculations de la mystique et de la théosophie, mais aussi les formalisations dialectiques modernes de Hegel et Marx. En même temps, il parle d’une figure dissimulée de l’identité dans la dialectique hégélienne. L’identité installée en différence n’est qu’un modèle prolongé de la théologie chrétienne axée sur le Mystère de l’Incarnation du Dieu ou l’expression spéculative d’un vitalisme ou biologisme romantique. Ainsi, l’échec de la dialectique dans son essai de rendre le réel plus complexe, est sans doute dû au fait que le travail de la contradiction reste éphémère et n’a pas d’autre finalité que celle de restaurer une totalité réconciliante, une identité renouvelée.
L’analyse des diverses démarches épistémologiques contemporaines, qui reconsidère le rôle de la contradiction par les métamorphoses du nouvel esprit scientifique, révèle un modèle amphibologique de raison créatrice des concepts ouverts, opposés, ou ce que Bachelard appellera une pédagogie de l’ambiguïté. La dialectique du surrationalisme bachelardien suivait la réconciliation entre la science et l’idée de contradiction. Bien que Jean-Jacques Wunenburger ait reproché, d’une certaine manière, qu’on n’ait pas mené à bonne fin son programme de reconstruction de l’esprit scientifique, renonçant à l’idée du tiers inclus, Bachelard a été l’un des premiers épistémologistes qui ont déconstruit l’idéal moderne de la raison scientifique identitaire.
L’épistémologie génétique est présente aussi elle-même dans le projet de reconstruction de la pensée contemporaine. Jean Piaget voit la contradiction comme une opération effective des processus intellectuels. Une perspective qui annonce cependant l’apparition d’une logique contradictoire, une logique du paradoxe, qui rend possible le tiers inclus. L’auteur retrouve aussi les prémisses d’une logique contradictorielle, entre autres, dans les spéculations métaphysiques de la Renaissance (Giordano Bruno), chez Blaise Pascal ou dans l’ironie paradoxale de Søren Kierkegaard.
La dernière partie de l’ouvrage, « L’arc et la corde », configure le paradigme de la dualitude contradictorielle non comme « monopole » d’une pensée alternative, mais comme une variante de modelage du réel, autre que celle inaugurée par Aristote. Dans ce sens, l’auteur la rapproche de « la pensée disséminatoire » présentée par Gilbert Durand, de la dualité mystique du soufisme (Henry Corbin), du modèle de l’hyper-complexité d’Edgar Morin ou de celui de la systématisation des couples antagonistes proposé par Bernard-Weil. La différence entre la dualité et la dualitude est que la dualitude ne se limite pas à la confrontation des deux termes, mais exprime la tension que peut exercer un troisième terme moyen qui, actualisant un pôle, le potentialise à l’autre. Le concept appartient entièrement à l’auteur. « Le schéma de la dualitude conjugue donc ensemble les trois voies de la pensée de la complexité, la distribution dans une configuration ternaire, la polarité de forces, la logique de la contradiction. Donc les trois voies de la pensée de la complexité, la distribution dans une configuration ternaire, la polarité de forces, la logique de la contradiction ».[14]
Analysant la logique dynamique du contradictoire et le dynamisme énergétique de type lupascien, Jean-Jacques Wunenburger met en évidence l’importance des recherches de Stéphane Lupasco par lesquelles l’auteur retrouve à sa manière les polarités, l’ambivalence et la contradiction. Reprenant, aussi, la pensée présocratique, les cosmologies développées par Héraclite et Empédocle, l’hermétisme antique, l’alchimie, dans les nouvelles interprétations contemporaines, selon lesquelles ce qui s’oppose à soi est, à la fois, en harmonie avec soi, exemplifiée par l’harmonie de l’arc et de la corde de la lyre, le philosophe français renvoie, en paraphrasant Jean Brun, à un intermédiaire entre être et devenir. Cet intermédiaire, traduit en roumain, et non par hasard, par le terme de Constantin Noica întru (intro qui signifie en et vers en même temps) renvoie ni plus ni moins au logos du philosophe Héraclite, selon lequel chaque manifestation du réel est liée avec son opposé. Le concept de devenir est entendu, selon la logique de la dualitude dans le sens énantiodromique, comme actualisation alternative dans une oscillation pendulaire.
La transformation ne peut se produire d’une manière alternative que seulement entre les deux pôles. Illustrant, entre autres, par l’exemple de la théorie des catastrophes de la biologie ou de la théorie psychologique de C. G. Jung, concernant les contradictions de l’âge moyen de l’individu, comme point de départ dans la transmutation des valeurs, le philosophe français présente la transformation comme une activation de la temporalité selon les principes des dualitudes, non comme une détermination d’un état antécédent, mais comme une potentialité de l’état opposé. Et à partir d’ici surgissent des conséquences graves sur la catégorie de causalité, qui n’est plus comprise selon le modèle de la succession, mais selon celui de l’alternance. Le fait de penser derechef le problème du normal et du pathologique devient nécessaire du moment où le désordre ne se présente plus comme une rupture dans les lois invariables de la nature. Le dérèglement du dynamisme est toujours produit par un excès à un pôle ou à l’autre. Dans ce sens, Jean-Jacques Wunenburger cite Gilbert Durand, selon lequel la maladie mentale individuelle ou collective est un déséquilibre monopolisant. L’excès n’est pas le fruit de la contradiction ou du conflit, mais de l’absence de ceux-ci. Dans le même ordre, l’équilibre ne se réalise pas par l’équidistance, mais par le renforcement des forces antagonistes comme déplacement vers un tiers ayant le rôle de polariser. « C’est pourquoi le tiers-état antagoniste et contradictoriel doit être moins représenté comme milieu d’un vecteur, à équidistance entre les deux extrêmes, que sous forme d’un sommet d’un triangle. A la base se manifeste le balancement des opposés, le mouvement oscillatoire du renversement d’un contraire à l’autre, qui peut se briser selon deux excès de transgression »[15].
Au niveau social, le problème de la communication, de l’intersubjectivité (Ego – Alter Ego) est interprété d’une manière jungienne à partir de la théorie des archétypes contre-sexuels (animus et anima). L’autre ne doit pas être ennemi, mais opposé. L’affectivité se soumet à une loi de contrariété dynamique, selon l’avis de Goethe. Chaque partenaire, dans une relation ayant un caractère affectif, porte une double polarité (sa nature psychologique actualisée, dominante, et la nature opposée potentialisée). La complémentarité se fonde sur la contradiction intercédée des opposés que chaque sujet contient. Au delà des essais d’établir la solidarité et la communication sociale sur des bases identitaire-positivistes, la dualitude peut exprimer la conjonction des processus contraires et, par conséquent, l’équilibre dynamique social aussi. Les formes sociales qui ont une tendance vers le monolithisme (soit par l’excès tyrannique de l’ordre, soit par le désordre) sont les formes qui ne conservent pas la contradiction de la propre dynamisation interne. Dans ce sens, les relations entre les peuples doivent garder la pluralité des systèmes de valeur et les propres contradictions. « L’humanité s’enrichit sûrement davantage à travers une mosaïque d’Etats et de cultures hétérogènes, qu’en réduisant son unité dans des organisations supra-nationales, même mondiales ».[16]L’existence de plusieurs pôles du pouvoir au niveau mondial, d’un tiers monde qui le balance n’est pas assurée par l’instauration d’un monopole, mais par une géopolitique ouverte d’une logique oscillatoire « qui peut favoriser la perception des menaces et le déclenchement des mesures de défense, comme elle peut inspirer des alliances, des traités de paix et des collaborations dans le respect des différences ».[17]
« Sous prétexte que la complexité fondée sur la dualitude ne peut recouper les exigences étroites de la science cartésienne, faut-il nécessairement conclure à son impuissance, à son irrationalité ? »[18] se demande l’auteur en conclusion. Cette incursion dans le langage oublié, dans les sciences considérées il n’y a pas très longtemps marginales, dans la pensée contradictorielle de certaines sciences contemporaines, propose un modèle d’interprétation non-identitaire, de polarisation dynamique dans la logique d’un tertiumdatum.La crise de la rationalité contemporaine est, d’ailleurs, une insuffisance de la rationalité moderne née du dogmatisme d’un paradigme identitaire. Mais cela ne veut pas dire que nous devons considérer l’ancien modèle comme une impasse de la raison. Les provocations contemporaines sont différentes par rapport à celles qui sont décrites par la modernité. Celles-ci intensifient des mécanismes de l’esprit humain qui mettent en mouvement des rationalités complexes qui produisent encore d’autres méthodologies que celles qui sont connues (l’analyse, la synthèse, la dialectique etc.) pour envisager les structures du réel. La pensée même de la dualitude ne peut prétendre à un privilège d’exhaustivité, met en évidence l’auteur. Cela serait même contre le principe auprès duquel elle a été accréditée comme une pensée du complexe.
Jean-Jacques Wunenburger fonde ainsi, discrètement, l’idée de dualitude sur le modèle d’une pensée « faible », au sens de G.. Vattimo, une pensée qui renvoie, par la resignification de la notion d’imaginaire, à une logique de type verbo-iconique, comprise comme dynamique matricéale génératrice d’une rationalité polyvalente, par les mécanismes de la contradiction et du tiers inclus. Au delà de l’intérêt de ceux qui sont initiés dans les lectures de la rationalité postmoderne, le philosophe Jean-Jacques Wunenburger renvoie à la réévaluation même des méthodes de la pensée et de la « pédagogie » universitaires, à l’approche, espérons-le, de l’Europe philosophique.
Notes
[1] Revue Brâncuşi, Târgu-Jiu, nr. 2, 1995 « L’imagination transcendentale », et nr. 2, 1996 « La forêt et le sacré sauvage » (n. trad.).
[2] La vie des images, Cartimpex, Cluj-Napoca, 1998 (n. trad.); Le sacré, Dacia, Cluj-Napoca, 2000 (trad. par Mihaela Căluţ), L’homme politique entre le mythe et la raison, Alfa Press, Cluj-Napoca, 2000 (trad. par Mihaela Căluţ); L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Dacia, Cluj-Napoca, 2001 (trad. par Tudor Ionescu) ; Philosophie des images, Polirom, Iaşi, 2004 (trad. par Muguraş Constantinescu) ; Imaginaires du politique, Paideia, Bucarest, 2005 (trad. par Ionel Buşe et Laurenţiu Ciontescu-Samfireag) ; La raison contradictoire, Paideia Bucarest, 2005 (trad. par Dorin Ciontescu-Samfireag et Laurenţiu Ciontescu-Samfireag) ; L’imaginaire, Dacia, Cluj-Napoca, 2009 (trad. par Dorin Ciontescu-Samfireag).