Mircea Muthu
Babes-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania
Venise
– entre Orient et Occident –
Abstract: The article analyses the unique cultural characteristics of Venice as the encounter of Western Catholicism and Eastern Orthodoxy in the Byzantine Empire of the Middle Ages.
Keywords: The Balkans, Venice, Orient, Occident, Byzantium
Le long des deux derniers siècles, la ville insulaire de Venise s’est investie, aux yeux du touriste pressé aussi bien que dans la transfiguration artistique, de la dignité d’un symbole. Depuis le XVIIIe siècle, la ville vit son agonie au bord de la mer, traversée par les silhouettes funéraires des gondoles, envahie par le chahut des carnavals organisés périodiquement. L’odeur nauséabonde des canaux noirs et l’éclat du soleil, oriental, confondus dans une sorte de « compositions architecturales » (Thomas Mann) sont sublimés dans la méditation philosophique ou, surtout chez les romantiques, dans le lyrisme à valeur d’apophtegme par un ton oraculaire. Une anthologie artistico-littéraire de Venise permet d’esquisser une typologie des images / des projections de la ville dans la sensibilité esthétique européenne des deux derniers siècles. Solaire et active dans la création de Canaletto ou «macérée par la semi-obscurité et lasse d’exploit » (Andrei Pleşu) telle dans les dessins du peu connu Guardi, Venise est emblématique justement en vertu de sa bipolarité structurale de son existence disons post- républicaine. La mémoire européenne retient donc, comme première image, Venise en tant qu’emblème de la mort prolongée de la fin d’un cycle culturel ou même d’une civilisation. Un mémento de la fin du monde associé à la présence, royale, de l’eau dans son sens d’univers originaire et de chaos primordial, où le gondolier est la projection profane de Charon. Les connotations littéraires (« la mort à Venise »), le souvenir d’une histoire dynamique, mais aussi le présent léthargique amplifient cette dimension reproduite jusqu’à la saturation par l’industrie des cartes postales aussi bien que par celle du film.
L’autre Venise, carnavalesque et polychrome, théâtrale et charnelle, décorative et palpitant de vie déambulatoire illustre, ostensiblement et presque désespérément, un carpe diem au méridien est-européen, dans de magnifiques mises en scène. Elles sont prolongées aujourd’hui encore avec une sorte de confiance obstinée dans une opulence en réalité morte depuis longtemps. Touristique autant qu’artistique, l’image se voit ajouter tout ce que l’on voit au-dessus de l’eau, à savoir la dentelle de pierre des palais, « le marché de poissons et les innombrables produits de la mer » qui émerveillaient Goethe, la polychromie des produits de Murano et, bien sûr, le pittoresque des visages et des odeurs de la rue.
Dans une autre interprétation, plus profonde mais tout aussi évidente que les deux « pôles » ci-dessus, Venise est devenue – et les témoignages des voyageurs d’hier et d’aujourd’hui en font preuve – l’illustration de inter en tant qu’opérateur ontologique. Ainsi, située entre la terra ferma et la mer toujours avide, mais aussi entre l’Orient et l’Occident, la ville où le théâtre et la mort sont des réalités consanguines acquiert une valeur de modèle justement par ses qualités et ses fonctions interstitielles de l’homo duplex, si proche de la mentalité de l’homme du sud-est de l’Europe. Ce n’est pas par hasard que l’art plastique sur notre continent a été impressionné, depuis l’avant-garde, surtout par les ponts vénitiens qui rendent éternel en quelque sorte l’état d’interlude et de dialogue interculturel. Elle est facilitée aussi par la relation triadique eau – ciel – architecture, le dernier terme étant le substitut de la terre qui propose et qui impose à la fois un esprit local essentiel prolongé, à son tour, dans une multitude de spécificités (nationale, etc.). Dans une telle projection Venise est par conséquent un univers clos par son destin historique et ouvert par la géographie marine. D’ici, l’étrangeté du comportement, mais aussi la bipolarité essentielle, décelable à tous les niveaux de vie dans la cité de la Lagune.
Que, à la suite de ce qui a été dit ci-dessus, le Vénitien soit l’équivalent de l’ouest pour l’homme byzantin cela ne devrait étonner personne. La géo-politique a obligé Venise de s’approprier, plus tôt peut- être que les autres Républiques italiennes, le jeu acrobatique de la diplomatie aux confins de l’Orient et, par là même, une certaine philosophie de la survivance à peine obturée par les lions emblématiques de la République ou par le faste de la place San Marco. Nous retrouvons ici une autre hypostase relevant de l’horizon d’une mentalité de la Venise des doges et pas seulement. On y ajoute le dynamisme foncier du navigateur parfois emporté par des idéaux, autres que les idéaux ordinaires, purement économiques (Marco Polo), de sorte que- comme dit le poète « la vie de la grandiose Venise » vue du coté d’un activisme réel et nécessaire, contrebalancent, au moins en partie, le visage de la Ville agonisante de l’imaginaire européen.