Nicolas Beauclair
Université de Sherbrooke, Canada
Nicolas.beauclair@usherbrooke.ca
Vecteurs identitaires des discours autochtones : affirmation d’une ontologie politique/
Identity Vectors of Indigenous Discourses: Affirmation of a Political Ontology
Abstract: With the colonization of the Americas, the Europeans imposed political and epistemic control structures. Indigenous peoples have seen, in this process, their ontological conceptions depreciated and ruled out. Today, an epistemic mobilization, coming from Aboriginal people themselves and academics, attempts to dislocate coloniality. This leads us to ask: what are the impacts and influences of indigenous ontological differences today? To partly answer this question, we will examine how these differences manifest themselves in different types of discourse: the novel The Saga of the Beothuk, Georges Sioui’s essays and a declaration of Idle No More Quebec. We will maintain that when it falls within discursive dimensions, Amerindian ontology is tinged as a political ontology.
Keywords: Coloniality of Knowledge; Political Ontologies; Indigenous Discourses; Bernard Assiniwi; Georges Sioui; Idle No More.
Les études autochtones sont en plein essor depuis quelques années au Québec, comme peuvent en témoigner la multiplication des initiatives universitaires dans ce secteur, que ce soit par des programmes d’études en anthropologie et en littérature ou par des collaborations avec des organismes autochtones[1]. Or, en s’intéressant aux cultures amérindiennes aujourd’hui, il est difficile de passer sous silence les dimensions éthiques et politiques sous-jacentes aux recherches concernant ces communautés en raison de l’héritage colonial qui continue à s’imposer dans le paysage des Amériques. En effet, l’affirmation grandissante d’un mouvement décolonial autochtone, prenant ses racines non seulement dans les communautés, mais également dans l’institution académique, appelle à de nouvelles façons de conceptualiser les dynamiques d’affirmation identitaire et politique engagées dans un processus de désarticulation de l’hégémonie épistémique occidentale. Dans cet ordre d’idées, je me propose ici d’examiner principalement deux courants de pensée actuels pour tenter de cerner en partie les manifestations discursives de ces dynamiques : les études décoloniales latino-américaines et le récent tournant ontologique de l’anthropologie.
D’abord, ce que je nomme « études décoloniales » n’est pas un champ d’études comme tel, mais caractérise davantage un tournant théorique partagé par un groupe de chercheurs, plus ou moins liés entre eux, s’efforçant de rendre compte de l’expérience coloniale et de ses enjeux postcoloniaux en Amérique latine principalement[2]. Ce groupe s’est entre autres développé à partir du concept de colonialité du pouvoir, introduit par le sociologue péruvien Aníbal Quijano[3], en collaboration avec Immanuel Wallerstein, qui désigne les structures coloniales imposées qui perdurent au-delà de l’espace-temps du colonialisme et qui se matérialisent à travers un modèle de domination : 1) économique par l’appropriation de la terre, l’exploitation de la main-d’œuvre et le contrôle des finances; 2) socio-politique par l’instauration d’une autorité institutionnelle contrôlant les populations colonisées; 3) hétéronormatif et patriarcal de contrôle du genre (gender) et de la sexualité; 4) épistémique et subjectif à travers un contrôle sur la production et la légitimation de la connaissance et de la subjectivité[4]. Autrement dit, bien que les empires coloniaux aient cessé d’exister de manière formelle, leurs structures, elles, se sont perpétuées et continuent à marginaliser de grands secteurs de la population tant au niveau socio-économique qu’épistémologique et subjectif; on peut donc parler non seulement de colonialité du pouvoir, mais également de colonialité du savoir et de l’être, toutes basées sur la différence coloniale. Cette colonialité, de fait, en vient à former un élément constitutif du monde moderne[5], comme la deuxième face d’une seule pièce de monnaie; de là l’emploi régulier du terme modernité/colonialité pour décrire les tenants de ce courant théorique.
Dans cette ligne de pensée, la colonialité s’est entre autres concrétisée à travers une double tangente affectant directement les symboles et productions culturelles autochtones : d’un côté, par leur assujettissement à des cultures nationales institutionnalisées à partir des langues européennes, méprisant du coup les langues et cosmovisions autres; et, d’un autre côté, par l’instrumentalisation des cultures précolombiennes dans un processus de construction identitaire, invisibilisant en partie les cultures autochtones vivantes. Cette instrumentalisation peut se voir, par exemple, dans les « Minutes du patrimoine » sur les peuples autochtones de la société « Historica Canada » dont plusieurs ont joué en boucle dans les téléviseurs canadiens dans les années 1990[6].
Ces constatations ont d’abord été émises pour représenter l’Amérique latine qui est traversée de manière beaucoup plus évidente par la colonialité en raison de sa situation « tiers-mondiste ». Cependant, elles ne nous semblent pas moins pertinentes pour penser la situation nord-américaine concernant les peuples autochtones. Dans cette perspective, bien que répondant à des contextes historiques et politiques différents, la condition des Premiers Peuples est assez similaire partout dans les Amériques quand l’on pense à la colonialité. Cet état de lieux ne mène non pas à constater une victimisation des peuples autochtones, mais plutôt, au contraire, à relever une certaine mobilisation épistémique se concrétisant en stratégies de décolonisation et, parmi les concepts développés par les études coloniales, celui de pensée frontalière – pouvant se concrétiser en gnosis frontalière, pensée autre et langue autre[7] – semble se démarquer comme outil pour comprendre les mouvements actuels de décolonisation et leur représentations discursives.
La pensée frontalière, comme déjà évoquée, n’implique pas une négation de la modernité/colonialité qui, somme toute, ne peut qu’être constatée; au contraire, elle assume la modernité/colonialité, mais se positionne depuis la différence coloniale pour la critiquer. En d’autres termes, elle cherche à montrer l’existence de différents modes de pensées, de différentes épistémologies, qui peuvent co-exister dans un même espace et dans un même sujet, et, du même coup, à critiquer et désarticuler le discours hégémonique universalisant occidental. Walter Mignolo[8], en ce sens, affirme qu’il existe deux types de pensée frontalière : l’une qui s’exerce depuis la modernité même et qui s’emploie à critiquer son fonctionnement et ses écueils, comme le marxisme, par exemple; et une autre qui s’exerce depuis le locus de la différence coloniale. Selon lui, la première serait une pensée frontalière faible et la deuxième une pensée frontalière forte; et seule la deuxième serait une option décoloniale véritable. Pour que cette option décoloniale se mette en branle, elle doit passer par ce qu’il nomme la gnosis frontalière; c’est-à-dire, une conscience du sujet de son locus frontalier à la limite entre l’intérieur et l’extérieur de la modernité et ayant la possibilité de déployer une épistémologie critique envers l’hégémonie occidentale, sans non plus la nier. Ainsi, cette conscience frontalière peut se concrétiser par l’expression d’une pensée et de langues autres mettant l’accent sur ce que la colonialité a tenté de taire; c’est-à-dire, dans le cas qui nous occupe ici, les manières autres de voir, comprendre et connaître le monde et les êtres qui le composent cultivées par les peuples autochtones.
Dans cet ordre d’idée, ces manières de voir, comprendre et connaître le monde et les êtres qui le composent me paraissent se manifester, entre autres, à travers la notion d’ontologie telle que la définit l’anthropologue Mario Blaser[9]. Ce tenant du récent tournant ontologique en anthropologie affirme que l’ontologie concerne, dans un premier temps, les manières de concevoir les différentes catégories d’êtres et leurs relations et, dans un deuxième temps, les réseaux de pratiques et d’interactions des humains autant que des non-humains. Blaser s’inspire, dans cette deuxième facette de l’ontologie qu’il définit, de la théorie de l’acteur-réseau dont l’un des représentants les plus importants, le sociologue et philosophe Bruno Latour[10], met en opposition deux types de sociologie : une sociologie du social fondée sur l’opposition société/nature comme agrégats bien définis circonscrits à des corps politiques bien définis et des entités sociales bien calibrées; et une sociologie des associations fondée sur l’idée de collectif mettant en jeu des entités de tous types, pas uniquement sociales.
Dans cette lignée, Philippe Descola[11] expose les différents types de relations qu’il est possible d’entretenir avec les composantes du monde selon le point de vue ontologique que l’on adopte : animisme, totémisme, naturalisme et analogisme. Selon son explication, les sociétés occidentales ont développé une ontologie naturaliste, séparant la société et la nature et mettant, de ce fait, les sociétés dans une position dominante par rapport à la nature. Les peuples autochtones, pour leur part, n’ont pas opéré une telle séparation et, selon leurs points de vue ontologiques, entretiennent un rapport à l’existence fort différent, établissant tout un éventail de conceptions de ce que sont les êtres et les relations entre humains et non humains. Cette catégorisation tend à montrer que les cultures ne cultivant pas une ontologie naturaliste sont écocentriques; c’est-à-dire, comme l’affirme Mark Smith[12], qu’elles conçoivent l’être humain comme une simple partie d’un « écosystème » plus grand qu’eux-mêmes, partagé avec des entités non humaines, dont il n’occupe pas nécessairement le sommet de la hiérarchie éthique.
Évidemment, comme ces ontologies sont des manières de voir le monde et, de ce fait, sont principalement définissables à travers les modes de vie; c’est-à-dire les pratiques quotidiennes, les anthropologues s’en servent comme de concepts pour orienter les résultats d’observations sur le terrain ou pour interpréter les mythes de la tradition orale. Cependant, il m’apparaît que lorsqu’elle est exprimée par les autochtones eux-mêmes, à travers leur discours, l’ontologie participe de la pensée frontalière et devient un outil d’affirmation identitaire et politique. En ce sens, je rejoins en partie la conceptualisation du philosophe temagami Dale Turner[13] qui, de son côté, distingue deux types d’activités philosophiques chez les autochtones : l’une ancrée dans les pratiques des communautés, qu’il nomme spiritualité autochtone; et l’autre engagée politiquement, qu’il dit une philosophie critique autochtone[14].
Maintenant, pour illustrer mon propos, voyons comment se manifeste la pensée frontalière, particulièrement par l’ontologie amérindienne, dans trois types de discours différents : le discours littéraire, à travers le roman La saga des Béothuks de Bernard Assiwini; le discours académique, à travers un essai tiré d’« Histoires de Kanatha » de l’historien wendat Georges Sioui; et, finalement, le discours politique, à travers une déclaration de Idle No More Québec.
Commençons par le roman d’Assiniwi[15], publié en 1996, qui relate l’histoire des Béothuks, peuple ayant vécu sur l’île de Terre-Neuve jusqu’à leur extinction au XIXe siècle. L’auteur semble emprunter, dans la construction de son œuvre, une voie à la limite de plusieurs traditions discursives : il écrit un roman, donc une œuvre de fiction, à saveur historique, il est aussi historien de formation, et en grande partie raconté par les « mémoires vivantes », c’est-à-dire les porteurs de la tradition orale béothuke. On nous met donc, dès le départ, devant un récit raconté depuis la différence coloniale de par les origines métissées de son auteur (Cri, Algonquin et Québécois) et en faisant porter le récit par les propres Béothuks; cependant, tout cela dans la langue, l’écriture et le genre littéraire de « l’autre-moderne ». La pensée frontalière semblant habiter l’auteur, celui-ci utilise la langue béothuke tout au long du roman afin de faire référence à toute une série d’objets, de personnes et de lieux et nous confronte à la logique de la pensée orale[16] en décrivant une tradition culturelle s’appuyant sur une logique de transmission différente.
Mais, de mon point de vue, la pensée autre se manifeste principalement dans la description de l’ontologie non-naturaliste des Béothuks que fait l’auteur. En effet, on nous montre la façon dont les Béothuks voient le monde et les êtres s’y trouvant, la manière dont ils entrent en relation avec ces divers éléments et comment cela se traduit dans leurs pratiques sociopolitiques. Ainsi, lors du départ de l’ancêtre Anin, son peuple, les Adaboutiks, est divisé en deux clans dont les totems sont le phoque et la loutre; on laisse donc entendre qu’ils vivent selon une ontologie totémique. C’est-à-dire, en se fiant à la définition que donne Philippe Descola du totémisme (2005), que l’on voit dans les différences entre les espèces animales les mêmes différences qu’entre les humains; ainsi, on s’identifie à un animal totem afin de marquer une différence tant au niveau physique que spirituel avec d’autres groupes humains et, très souvent, le lien avec l’animal totem trouve son origine dans les mythes fondateurs provenant de la tradition orale. Quand Anin revient de son long voyage autour de l’île de Terre-Neuve, il fonde le nouveau clan de l’ours et la Nation béothuke en réunissant les trois clans sous une seule et unique bannière. La Nation des Béothuks, bien qu’étant formée de trois clans différents, est plus inclusive, elle accueille, entre autres, des Scandinaves en son sein, et de nouvelles règles éthiques et politiques se mettent en place. De cette manière, le conseil de la nation, auparavant réservé aux hommes, accueillera des représentantes féminines – une femme devient même chef de la Nation plus tard dans le roman –; autant les hommes que les femmes pourront être des guerriers protecteurs de la Nation; les règles matrimoniales auront une certaine flexibilité selon les écarts démographiques entre hommes et femmes; les animaux, bien qu’ils restent avant tout des proies pour que les humains puissent s’alimenter, continueront à se mériter respect et considération; etc. Assiniwi s’efforce donc, tout au long du roman, de mettre en valeur les Béothuks en illustrant une manière autre de voir et de vivre dans le monde qui leur a permis de survivre et de développer une société leur permettant de bien vivre. Cependant, comme Marie-Hélène Jeanotte[17] l’affirme, le roman nous propose une vision somme toute assez manichéenne du contact entre Autochtones et Européens et offre peu de nuances quant aux intentions et agissements des Occidentaux du récit décrits de manière plutôt négative. Cependant, ce renversement des choses me semble justement une stratégie décoloniale et nous offre une autre version de l’histoire, la vision des vaincus, pour reprendre l’expression de Nathan Wachtel[18], ou un exercice d’autohistoire, pour utiliser l’expression de Georges Sioui.
Dans un autre ordre d’idées, examinons maintenant les « Histoires de Kanatha » de Georges Sioui et, plus particulièrement l’essai intitulé « L’autohistoire amérindienne : l’histoire mise en présence de la Nature »[19]. Cet auteur, plus connu pour son autohistoire de l’Amérique, nous offre dans ce livre une série d’essais constitués à partir de conférences données en français et en anglais sur une période d’environ 15 ans lors de congrès et séminaires universitaires. La pensée frontalière de Sioui se manifeste, premièrement, dans cet ensemble d’essais à travers une manière différente de penser le discours académique. En effet, Sioui nous offre un mariage entre la tradition autochtone de transmission des savoirs, basée sur l’oralité, les récits et l’expérience directe, et la tradition académique occidentale. Ainsi, ses réflexions se basent autant sur les mythes wendats, les récits historiques amérindiens et ses expériences spirituelles personnelles que sur des références d’historiens et d’anthropologues occidentaux reconnus. Il offre, à bien des égards, une réflexion critique qui rejoint la catégorisation de Turner évoquée plus tôt; c’est-à-dire, un discours se projetant dans la sphère du politique tout en gardant en sa base une vision du monde amérindienne. À ce propos, et pour revenir à l’ontologie, l’un des thèmes récurrents aux essais de ce livre est la revalorisation de la pensée circulaire matricentriste autochtone opposée à la vision linéaire patriarcale occidentale. Cette pensée circulaire défendue par Sioui nous met justement devant une ontologie différente de l’ontologie naturaliste occidentale en insistant sur la complémentarité et la relationnalité de tous les êtres et composantes du monde, humains et non-humains. Ainsi, dans l’essai ci-haut mentionné, Sioui nous dit :
Deux pensées sont en présence : l’une inconsciente ou, au mieux, indifférente à situer l’humain à l’intérieur de la Nature, et l’autre dont la conscience d’être doit consister en la connaissance sans cesse renouvelée de la place de l’humain dans le cercle sacré des relations vivantes entre tous les êtres. Dans la logique des rapports coloniaux, donc patriarcaux et linéaires, perpétués dans la soi-disant ère postcoloniale, il n’y a pas de possibilité de communication bilatérale, donc de coexistence. En contrepartie, les sociétés « d’accueil », à pensée circulaire matricentriste, n’ont jamais eu d’autre réflexe culturel que celui de reconnaître ceux qui vinrent entrer en collision avec elle comme des humains […] qui […] possédaient des dons, des connaissances et des potentialités susceptibles d’aider à élaborer une existence commune plus diversifiée, plus riche et plus intéressante[20].
On comprend donc que pour Sioui, cette ontologie du cercle sacré n’est pas qu’une manière de se projeter dans le monde de façon symbolique, mais implique une dimension éthique et politique certaine qui devrait se traduire par des actes tant individuels que collectifs pour harmoniser le vivre-ensemble. Pour Sioui cette mobilisation, qui devrait se propager à l’ensemble du monde, qui est aux prises avec une grave crise morale et écologique, c’est l’« américisation » plutôt que l’« américanisation » basée sur les valeurs du progrès capitaliste occidental et états-unien. Ainsi, pour lui, l’ontologie autochtone, basée sur un système de valeur en harmonie avec la Nature, doit se consolider et se répandre :
Comment le pouvoir « américanisateur » des États-Unis et de l’Occident s’est-il constitué? Les peuples heurtés ou détruits dans ce processus doivent-ils se sentir intimidés ou être impressionnés par un pouvoir ainsi construit? Est-ce qu’un tel pouvoir possède les bases morales qui font la respectabilité qui a toujours produit la permanence? Après cinq siècles d’« américanisation » de l’Amérique et du monde, il existe un fort courant de pensée à l’échelle américaine et mondiale selon lequel il est temps de se pencher sur les sources et les racines de la vie elle-même, qui sont la Terre et dans l’esprit de la Terre. Il faut américiser l’Amérique. Il faut réparer et soigner le monde entier[21].
Cette vision, qui au final nous semble plutôt utopique, voire quasi messianique, n’en reste pas moins une proposition radicale souhaitant renverser la domination épistémique occidentale entamée lors de la première modernité, représentée par la conquête de l’Amérique.
Pour terminer, observons le discours résolument politique « Charte des valeurs québécoises : Idle No More Québec dénonce les mesures colonialistes du gouvernement Marois » diffusé par la branche québécoise du mouvement Idle no more le 12 septembre 2013[22]. Ce mouvement se positionne d’abord et avant tout dans l’échiquier politique canadien en luttant pour des changements dans la reconnaissance des traités concernant les territoires ancestraux. Sous-jacent à cette lutte politique, le lien à la terre ou Mère-Terre des peuples autochtones est implicitement revendiqué et, donc, une ontologie non-moderne évoquée. Dans cette lignée, un discours comme celui mentionné, s’inscrit définitivement dans un processus de construction et d’affirmation identitaire tel que schématisé par l’anthropologue Claude Gélinas[23] :
Dynamique de la construction identitaire
Forces centrifuges Forces centripètes
Changement è Tradition (ancrage diachronique)
Hétérogénéité è Essentialisme (ancrage synchronique)
Ouverture è Frontière (ancrage identitaire)
C’est-à-dire que, face à des forces déstructurantes (centrifuges) menaçant l’identité culturelle des premières nations, comme l’était le projet de charte sur les valeurs québécoises, on cherche à réancrer l’identité autochtone, au sens large du terme. Ainsi, on fait référence à la tradition en parlant des « cérémonies, tentes de sudation, potlatch, danses, chants, signes religieux et spirituels » qui sont menacés et de « faire respecter nos droits ancestraux et mettre de l’avant notre spiritualité par ses cérémonies, danses et chants »; on met de l’avant un certain essentialisme en laissant entendre que cette tradition est commune à toutes les premières nations québécoises; et on établit une frontière apparente entre le « nous, les premières nations » et « vous, le reste des Québécois ». Cependant, cet ancrage identitaire cherche à montrer une ouverture à l’autre basée sur les valeurs autochtones liées au cercle de la vie : « Cette Charte se veut une représentation des meilleures valeurs de la société québécoise en omettant pourtant les valeurs d’accueil, de respect et de générosité mises en œuvre par les Premiers Peuples et dont les premiers colons ont bénéficié ». Ainsi, plutôt que d’exprimer un rejet de la société québécoise, ce discours s’oppose à un projet politique concret du gouvernement qu’il affirme « une suite néo-colonialiste d’un passé d’assimilation encore frais au cœur des Premiers Peuples » en réaffirmant une identité ancrée dans la tradition et des valeurs d’inclusivité : « Cette Charte ne reflète pas les valeurs d’inclusion des peuples autochtones et nous encourageons le gouvernement et les habitants du Québec à [la] rejeter ».
En conclusion, ce que j’ai voulu montrer dans mon texte c’est que les premiers peuples sont plus que jamais engagés dans une lutte de décolonisation, car l’ensemble des Nations des Amériques est aux prises avec les relents des structures coloniales du pouvoir et du savoir que l’on peut nommer colonialité. Face à cette colonialité, et en suivant les idées des études décoloniales latino-américaines, l’un des outils conceptuels de la décolonialité est la pensée frontalière qui s’engage, à travers l’expression de langues et de pensées autres depuis la différence coloniale, à critiquer la modernité sans non plus la nier. Pour ma part, il me semble que l’ontologie, telle que comprise en anthropologie, est une façon adéquate et assez précise de caractériser les pensées autres et qu’au-delà des pratiques sociales propres aux premiers peuples elle peut être engagée dans la décolonialité, et ce principalement à travers les discours. Ainsi, en examinant un roman, des écrits académiques et un discours de lutte politique produits par des membres des Premières Nations, nous avons pu voir que les ontologies non-naturalistes autochtones évoquées dans ces écrits ne servent pas à une simple description des mœurs des autochtones, mais sont bel et bien investies dans un processus de désarticulation de la colonialité du savoir. Dans cette perspective, il m’apparaît justifié de parler d’ontologies politiques autochtones lorsqu’elles sont introduites dans des représentations discursives décoloniales.
Annexe
Charte des valeurs québécoises: Idle No More Québec dénonce les mesures colonialistes du gouvernement Marois
Communiqué pour diffusion immédiate
Montréal, le 12 septembre 2013 – Suite à la sortie du 10 septembre 2013 de la nouvelle Charte des valeurs québécoises, IDLE NO MORE QUÉBEC tient à décrier l’ironie d’un texte qui prétend défendre des valeurs universelles mais qui ne fait qu’imposer une vision dont les Premiers Peuples ont eu trop souvent à pâtir.
Nous aimerions rappeler au gouvernement son obligation de consulter les Premières Nations sur tout sujet les affectant, obligation inscrite dans la section 35 de la Constitution canadienne et rappelée par de nombreuses décisions de la Cour Suprême du Canada, instance juridique qui a fait beaucoup pour faire avancer les mentalités de ce pays aux diverses étapes de colonisation.
Il est impossible de croire à un véritable désir de rassemblement autour d’un projet commun de société quand l’approche du gouvernement Marois se fait une suite néo-colonialiste d’un passé d’assimilation encore frais au cœur des Premiers Peuples. Par le passé, nos cérémonies, tentes de sudation, potlatch, danses, chants, signes religieux et spirituels, identités culturelles et linguistiques ont été interdits par ce même genre de politiques colonialistes qui aujourd’hui les menacent de plus bel.
Le mouvement IDLE NO MORE est issu d’un désir de protéger notre territoire et ses eaux, faire respecter nos droits ancestraux et mettre de l’avant notre spiritualité par ses cérémonies, danses et chants. Cette Charte se veut une représentation des meilleures valeurs de la société québécoise en omettant pourtant les valeurs d’accueil, de respect et de générosité mises en œuvre par les Premiers Peuples et dont les premiers colons ont bénéficié.
L’histoire est le meilleur témoin de l’hypocrisie et l’inutilité de l’utilisation d’une telle Charte comme moyen d’unir les nouvelles nations arrivantes. Cette Charte ne reflète pas les valeurs d’inclusion des peuples autochtones et nous encourageons le gouvernement et les habitants du Québec à rejeter cette Charte et à s’engager dans la seule véritable solution à de meilleurs relations: le dialogue vers un rejet de la peur de l’autre et du racisme.
IDLE NO MORE QUÉBEC continuera de porter fièrement ses symboles religieux, spirituels et culturels et encourage tous membres des Premiers Peuples à les porter, refusant ainsi cette nouvelle intrusion raciste et colonialiste dans nos droits ancestraux et traditionnels.
-30-
Pour renseignements :
Melissa Mollen Dupuis, Widia Larivière
450-616-7163 / 438-275-9584
idlenomoreqc@gmail.com
Facebook: https://www.facebook.com/IdleNoMoreQuebec
Twitter: @IdleNoMoreQc / #IdleNoMore
Bibliographie
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Notes
[1] Par exemple, l’Université de Montréal a créé un programme de 1er cycle en études autochtones ouvert à l’automne 2015 et un programme de D.E.S.S. en récits et médias autochtones ouvert à l’hiver 2016.
[2] Voir le livre de Restrepo et Rojas pour plus d’informations sur ce courant théorique: Eduardo Restrepo y Axel Rojas, Inflexión decolonial : fuentes, conceptos y cuestionamientos, Popayá, Editorial Universidad del Cauca, 2010.
[3] Aníbal Quijano y Immanuel Wallerstein, « La americanidad como concepto, o América en el moderno sistema mundial », in Revista Internacional de Ciencias Sociales, no. 134, 1992, p. 583-591.
[4] Walter Mignolo, La idea de América Latina: la herida colonial y la opción decolonial, Barcelona, Gedisa, 2007.
Ramón Grosfoguel, « Transmodernity, border thinking, and global coloniality: Decolonizing political economy and postcolonial studies », in Eurozine, 2008. http://www.eurozine.com/articles/2008-07-04-grosfoguel-en.html (dernière consultation le 30 juin 2015)
[5] Il est à noter que ce courant théorique suit le raisonnement d’Enrique Dussel et distingue deux modernités: la première modernité, dont le départ est la conquête de l’Amérique et l’apparition progressive du capitalisme; et la deuxième modernité issue de la philosophie des Lumières et de la révolution industrielle qui, en réalité, a été rendue possible grâce à la première.
[6]Voir : https://www.historicacanada.ca/fr/content/heritage-minutes/le-gardien-de-la-paix?media_type=87&media_category=124
[7] Luz María Lepe Lira, « Colonialidad y decolonialidad en la literatura indígena mexicana. El pensamiento fronterizo en Natalio Hernández », in Anuario americanista europeo, 9, 2011, p. 51.
[8] Walter Mignolo, Local histories/global designs : coloniality, subaltern knowledge, and border thinking,Princeton, Princeton University Press, 2000.
[9] Mario Blaser, « Political Ontology », in Cultural Studies, vol. 23, no. 5-6, 2009, p. 877.
[10] Bruno Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La découverte, 2007.
[11] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
[12] Mark J. Smith, Ecologism, Towards Ecological Citizenship,Minneapolis,University ofMinnesota press, 1998.
[13] Dale Turner, « ‘What is Native American Philosophy?’ Towards a Critical Indigenous Philosophy », in Georges Yanci (dir.), Philosophy in Multiple Voices,Maryland, Rowman and Littlefield Publisher, Inc., 2007, p. 197-217.
[14] En fait, Turner identifie une troisième activité philosophique autochtone, mais qui n’est pas pratiquée par ces peuples eux-mêmes : les « traductions » des deux autres activités faites par les intellectuels occidentaux, comme les anthropologues.
[15] Bernard Assiniwi, La saga des Béothuks, Québec, Leméac, 1996.
[16] Walter J. Ong explique assez bien cette logique en décrivant ce qu’il nomme les « psychodynamiques » de l’oralité : Walter J. Ong, Orality and Literacy. The Technologizing of the Word,London andNew York,Methuen, 1989.
[17] Marie-Hélène Jeanotte, « L’identité composée : hybridité, métissage et manichéisme dans La saga des Béothuks de Bernard Assiniwi, et Ourse bleue de Virginia Pésémapéo Bodeleau », in Revue internationale d’études canadiennes, vol. 41, no.1, 2010, p. 297-312.
[18] Nathan Wachtel, La vision des vaincus : Les indiens du Pérou devant la conquête espagnole, Paris, Gallimard, 1971.
[19] In Georges Sioui, Histoires de Kanatha vues et contées / Histories of Kanatha Seen and Told, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2008, p. 229-240.
[20] Ibid., p. 233-234.
[21] Ibid., p. 239.
[22] Voir le texte en annexe.
[23] Claude Gélinas, « Les fonctions identitaires de la religion en milieu autochtone au Canada : ébauche d’un modèle d’analyse », in P. Snyder et M. Pelletier, (dir.), Qu’est-ce que le religieux contemporain?, Montréal, Fides, 2011, p. 174.