Corin Braga
Babes-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania
Utopie, récit de voyage et voyage extraordinaire
Abstract: The text explores the relationship between the travel literature (as a non-fiction genre) and the extraordinary voyages (as a fiction genre), on the one hand, and utopian literature, on the other. Using various literary samples and also previous theoretical commentaries on utopianism, it proves that utopias are symbiotically merged with voyage narrative. This cohabitation refers not only to the plot necessity of introducing utopian descriptions through a geographical travel to far away places, but also to the presence of the main character and traveler, who is also a story-teller and a raisonneur of the utopian society.
Keywords: Utopia, travel literature, extraordinary voyages, science-fiction.
L’utopie est un genre transfrontalier agglutiné qui a donné beaucoup du fil à retordre à ses théoriciens. Le nom est arrivé à désigner un hybride sémantique qui chevauche plusieurs domaines et disciplines. L’utopie a été définie par Marina Leslie, reprenant un terme de Rosalie Colie, comme un « generum mixtum », un des genres compréhensifs de la Renaissance caractérisés par l’« inclusionisme »[1]. Dans son texte inaugural, Thomas More avait en effet « inclus » plusieurs topoï littéraires : le voyage imaginaire, le « speculum principis », le « commonwealth » idéal, le dialogue, la satire, l’éloge à rebours, etc. Les successeurs de More n’ont fait que confirmer et exploiter cette ouverture alluvionnaire et cette disponibilité syncrétique de l’utopie.
Jean-Jacques Wunenburger a souligné les difficultés inextricables du théoricien :
« Qu’on ouvre trop le concept d’utopie, et on le dilue dans une activité imaginaire informe, sorte de fourre-tout des possibles rêvés ; qu’on ferme trop le concept, qu’on l’enferme dans une phase politico-littéraire […], et l’on rend incompréhensible la nature des matériaux symboliques qui en composent la texture, et qui en expliquent en même temps les effets de fascination sociale »[2].
Alain Pessin pense même que le problème de la définition pose une difficulté insurmontable ou une impossibilité de principe, à savoir que les listes des œuvres supposées exemplifier le domaine sont si larges, contradictoires et réciproquement exclusives, que finalement le mot utopie « ne possède aucune valeur classificatoire : l’utopie n’existe pas ». C’est pourquoi Alain Pessin soutient qu’à la place de l’utopie, en tant que catégorie abstraite, il est mieux parler des utopies, en tant qu’expériences singulières.
Face à cette nébuleuse qu’est l’utopie, deux attitudes sont possibles : soit d’essayer de tracer l’étendue maximale du territoire recouvert par le terme, d’en circonscrire le contour global ; soit de défaire le complexe, d’isoler ce qu’on pense être son noyau spécifique en écartant les excroissances et les masses alluvionnaires.
Une approche fondée sur une définition extensive est celle de Frank et Fritzie Manuel. Les deux auteurs ont construit leur grand compendium sur l’utopie, Utopian Thought in the Western World, adoptant une conception « libérale et oecuménique », qui les a amené à traiter indistinctement voyages extraordinaires, récits de voyages lunaires, descriptions fantaisistes de mondes perdus restés dans l’état de nature, constitutions optimales, conseils aux princes concernant le meilleur gouvernement, romans sur la vie dans une société utopienne, prophéties millénaristes, plans architecturaux pour une cité idéale, etc.[3] L’Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction de Pierre Versins témoigne d’un dessein totalisant et englobant tout aussi ample[4]. Bien qu’utiles pour donner une idée de l’horizon de réverbération et du plafond atteint par le concept d’utopie, de telles démarches « ouvertes » ont le désavantage de ne pas pouvoir formuler des critères sur l’organisation interne de l’utopie et donc des différences capables de le séparer des concepts apparentés[5].
L’approche contraire réside dans la formulation d’une définition restrictive qui vise la discrimination des genres connexes et l’isolement d’une typologie unique. Cette attitude, adoptée par des théoriciens comme J. C. Davis, Raymond Trousson et Jean-Michel Racault, rappelle les définitions déductives, par des catégories de plus en plus restrictives, de la logique aristotélique-scolastique, mais aussi bien les méthodes de la phénoménologie. Par une telle démarche déductive, il est possible d’isoler successivement l’utopie du « mode utopique », du discours socio-politique, du projet législatif et du modèle des Commonwealth, du mythe et du conte de fées, des thèmes du Paradis terrestre, du Millénium, de l’Age d’Or, des Iles Fortunées, du Pays de Cocagne, de l’Arcadie, etc.
Cependant cette démarche arrive à un point mort au moment où on se propose d’isoler l’utopie du genre du récit de voyage[6]. A la première vue, il s’agirait de deux genres narratifs parfaitement séparables et indépendants, qui pourraient évidemment se combiner et donner naissance à divers hybrides, mais qui pourraient tout aussi bien fonctionner d’une manière autonome. Or une analyse plus poussée de l’utopie démontre que, de fait, elle ne peut exister que dans une osmose plus ou moins placentaire avec le voyage extraordinaire. C’est la symbiose des deux genres que je me propose d’envisager dans ce qui suit.
En ce qui concerne le récit de voyage, Pierre-François Moreau a construit une taxinomie interne du genre. Ainsi, il distribue progressivement, sur une échelle allant de la « réalité » (textuelle évidemment, et non pas ontologique) à l’imaginaire, quatre variétés: le récit de voyage réel, le voyage fictif, le voyage imaginaire et l’utopie. Les deux premières variétés, les récits des voyages réels et fictifs, ont en commun une intention de vraisemblance et de véridicité, qu’elle soit ingénue ou feinte. Les deux types d’auteurs jouent sur la convention de représentation « réaliste » qui donne aux lecteurs la sensation de « vécu ».
En contraste avec les récits de voyages, les voyages imaginaires et l’utopie changent de convention, elles sont construites sur un principe de cohérence interne différent, qui ne suit pas forcement la logique du vraisemblable, mais accepte le fantastique. Cependant, ce fantastique n’est pas le même que celui du mythe ou du conte de fées. Il n’implique pas l’existence d’une surnature et d’êtres divins ou de féerie, bien qu’il peut lui aussi faire appel au merveilleux. Il est fantastique en quelque sorte accidentellement et ne requiert pas une explication transcendante et l’existence d’un monde supérieur.
Avec la disparition du divin et du surnaturel, les voyages extraordinaires utopiques perdent aussi leur sens initiatique et anagogique. Si les quêtes médiévales, dont Pierre-François Moreau évoque le Voyage de Saint Brendan et les descentes aux enfers d’Albéric et de Dante, suivaient un itinéraire symbolique qui menait vers le salut et la transcendance, les voyages imaginaires n’impliquent plus un progrès intérieur, les voyageurs n’en sortent plus transformés ou métamorphosés. Les voyages imaginaires et utopiques sont dépourvus d’un but mystique, ils se déroulent sur le plan du monde terrestre, sans ouverture métaphysique. La séparation du sacré et du profane, puis la clôture progressive de la transcendance, a eu pour résultat la transformation des voyages initiatiques antiques en des quêtes manquées pendant le Moyen Age[7] et en des voyages imaginaires chaotiques à l’Age moderne. On pourrait désigner ce processus comme un passage de l’archétype (et des structures narratives centrées et finies) à l’anarchétype (et aux structures éclatées et hétéroclites)[8].
Enfin, pour clore sa typologie, Pierre-François Moreau doit distinguer aussi entre le voyage imaginaire et l’utopie. La différence est donnée justement par l’utilisation créatrice respectivement de l’imagination et de la raison, étant donné que le voyage fictif est « invention », alors que l’utopie est construite par « déduction ». Si le voyageur imaginaire donne libre cours à sa fantaisie pour inventer une nature étrange et merveilleuse, l’auteur utopique se concentre surtout sur l’échafaudage rationnel d’une société artificielle[9]. C’est ce « souci de présenter un univers ordonné » et rigoureux qui fait s’enliser l’utopie dans ce que Jean-Jacques Wunenburger voit comme une crise de l’imaginaire.
Néanmoins, selon la majorité des théoriciens, l’utopie ne peut pas être défaite de sa liaison placentaire avec le voyage imaginaire. Selon Vita Fortunati, l’utopie est indissociablement plaquée sur le schéma du voyage avec ses multiples composantes (le départ, le naufrage sur une île inconnue, les péripéties, les découvertes, le retour, etc.)[10]. Raymond Trousson estime à son tour que le voyage imaginaire et l’utopie sont unis par la logique interne du récit, toute découverte d’un continent ou d’une île idéale impliquant un trajet et des péripéties de parcours. La différence entre les deux est alors donnée par l’insistance que le récit de voyage met sur le dépaysement, l’exotisme, l’éloignement, le fantastique et le merveilleux, et l’utopie sur la description organisée des structures de l’état proposé modèle[11]. Enfin, on peut même penser, avec Christian Marouby, que les relations entre utopie et récit de voyage sont encore plus troubles, que le désir de l’utopiste de donner crédibilité à sa fiction (sur lequel il nous faudra revenir quand nous parlerons de la critique empirique de l’utopie) le pousse à exproprier les moyens narratifs du récit de voyage et à vouloir l’usurper et s’y substituer[12].
Une approche plus technique du problème de la liaison entre le voyage imaginaire et l’utopie a été produite par Georges Benrekassa dans son étude sur « Le statut du narrateur dans quelques textes dits utopiques », repris dans le volume Le concentrique et l’excentrique. Partant des différences entre les catégories narratives de « personnage », de « figure » (actant) et de « narrateur », Georges Benrekassa trouve que le placage de l’utopie sur le voyage imaginaire institue « une espèce de décalage entre les opérateurs du récit figurés dans le texte et l’idéologie du discours utopique ». Cette distance serait l’expression d’une dénégation (le Verneinung de la psychanalyse) de la part de l’auteur, qui dévoile en cachant (ou cache en dévoilant), c’est-à-dire reconnaît indirectement qu’il est « incapable de tenir directement un discours sur la réalité sociale »[13], ou qu’il ne se propose pas cette fin. En d’autres mots, c’est la double fonction d’actant et de narrateur du protagoniste du récit utopique qui assure le caractère fictionnel de l’utopie et la sépare du simple traité politique ou du projet législatif.
Cette hypothèse est appuyée et confirmée par ce qu’on sait des péripéties de la création du texte fondateur du genre, l’Utopie de Thomas More. La première impulsion de la conception du livre a apparemment été donnée par l’invitation qu’Erasme avait lancée à More d’écrire un Eloge de la sagesse, en réponse à son Eloge de la folie. En tant que tel, cet Eloge de la sagesse aurait dû être un traité philosophique et moral, tout comme l’ouvrage jumeau d’Erasme. En effet, en 1515, Thomas More rend la célèbre visite à son ami Pierre Gilles à Anvers armé de l’esquisse d’un Discours de la Sophia. Cependant, à l’essor de ces discussions avec son ami, More change de stratégie narrative, attribuant le Discours non plus à un narrateur-auteur, mais à un narrateur-personnage, Raphaël Hytlodée. Le fait que, dans le texte final, More attribue à Pierre Gilles l’occasion d’avoir rencontré Raphaël semble une manière fictionnelle de témoigner du rôle joué, dans la réalité, par Pierre Gilles dans la réorganisation de l’ouvrage.
Par cette restructuration, la présentation du « monde sage » passait de la forme de traité, utilisée par Erasme pour exposer le « monde fou », à la forme de dialogue. Bien que la formule dialogique, redevable au modèle platonicien, était plutôt conventionnelle, elle introduisait toutefois un partenaire de conversation, donc un deuxième personnage. Comme le note André Prévost, la Lettre à Pierre Gilles et les premières pages de l’Utopie « indiquent que c’est à Anvers que Hytlodée est entré dans le récit et que, par sa présence, il le transforme. Le Discours de la Sophia, la Sagesse, devenait fiction et prenait une nouvelle dimension »[14].
François Chirpaz, qui souligne à son tour le choix fait par More d’écrire son texte sur le mode de la fiction et non sur celui du traité philosophique et politique, va encore plus loin, se demandant si le personnage de Raphaël n’est pas un double de l’auteur lui permettant d’exprimer la distance qu’il prend face à son texte. « Tout se passe comme si Th. More tenait à maintenir, par la structure même du récit, une distance entre lui et lui-même, ne parvenant pas à unifier son espoir et son souhait » (allusion aux considérations finales de More sur la relation de Raphaël : « Je le souhaite plutôt que je ne l’espère »)[15].
En tout cas, la présence de Raphaël en tant qu’interlocuteur de More et que narrateur du voyage en Utopie implique que la description utopique est dès le début intimement jumelée aux genres du dialogue philosophique et du voyage imaginaire. C’est justement la présence d’un narrateur qui change le « contrat de lecture » et donne au Discours théorique la « distance » qui fait de lui une Utopie fictionnelle[16]. Et si au XVIe siècle, surtout chez les auteurs italiens d’utopies, c’est la formule dialogique qui a prédominée, à partir du XVIIe siècle, l’utopie a basculé décisivement du côté de la formule narrative. Toutefois, Micheline Hugues prévient, suivant Alexandre Cioranescu, contre le risque d’ignorer le « noyau descriptif » dur et irréductible de l’utopie, et est de l’opinion que le héros utopique véritable, dans le sens romanesque du terme, ne fait son apparition que dans les anti-utopies, où le protagoniste devient une entité autonome (autant sur le plan idéologique que sur celui de l’action) opposée à la société décrite[17].
Le greffage de l’utopie sur le voyage extraordinaire et sur le roman d’aventures a été souligné par plusieurs théoriciens qui ont senti le besoin de qualifier le genre utopique avec des attributs renvoyant à la narrativité. Le premier de la liste, Geoffroy Atkinson a montré que le voyage extraordinaire, en tant que variété du voyage imaginaire, allie deux éléments, le récit réaliste d’un voyage aventureux et la description d’une société utopique éloignée[18]. Pierre-François Moreau parle du « récit utopique », qu’il situe entre le droit naturel et le « roman de l’Etat »[19]. Victor Dupont choisit la formule « roman utopique » pour suggérer que, pour avoir une meilleure prise sur l’imagination, le sujet « didactique » de l’utopie se fait porter par un genre narratif. Empruntant les dispositifs épiques et les charmes de la littérature, « le roman utopique est, à la philosophie et aux sciences sociales, ce que le roman historique est à la science historique »[20]. En d’autres termes, l’utopie peut être comprise comme un traité littérarisé sur l’état. Enfin, Hélène Greven-Borde utilise ensemble les termes de récit, fiction et romanesque utopique[21], alors que Micheline Hugues parle d’utopies romanesques et de romanesque utopique[22].
Pour souligner la dépendance de la description utopique de la narration de voyage et romanesque, Jean-Michel Racault a proposé le syntagme d’« utopie narrative ». L’utopie narrative est « la description détaillé, introduite par un récit ou intégrée à un récit, d’un espace imaginaire clos, géographiquement plausible et soumis aux lois physiques du monde réel, habité par une collectivité individualisée d’êtres raisonnables dont les rapports mutuels comme les relations avec l’univers matériel et spirituel sont régis par une organisation rationnellement justifiée saisie dans son fonctionnement concret »[23]. Comme le travail de Jean-Michel Racault porte surtout sur les utopies de l’Age classique et des Lumières, il est vrai que, beaucoup plus que les utopies de la Renaissance, ces textes sont massivement contaminés par l’esprit des voyages extraordinaires. Mais même faisant abstraction de la prédisposition narrative de l’époque envisagée par le théoricien, il reste que grand nombre d’auteurs, par exemple Cyrano, Foigny, Veiras, Patot, Swift, Prévost, Casanova, Sade, etc., utilisent la narration comme une sorte d’exosquelette leur permettant d’enfiler les organismes de plusieurs cités et pays utopiques ou dystopiques.
On doit reconnaître, avec Krishan Kumar, que « l’utopie a conservé tout au long de son histoire la forme basique d’une narration de voyage » et que sa définition doit nécessairement inclure l’idée d’une « fiction d’un voyage vers un monde nouveau »[24]. Ou, d’une manière plus basale encore, on peut admettre, avec Bronislaw Baczko, que « l’utopie n’est pas seulement imaginée et pensée ; elle se fait intelligible et communicable dans un discours par lequel s’effectue la réunion et l’intégration des idées-images à un langage ». Le discours utopique se serait constitué par l’intégration de deux paradigmes classiques, celui de « l’utopie de voyage imaginaire » et celui de « l’utopie – projet de législation idéale », le premier servant de véhicule et de liant au deuxième[25].
En effet, le syntagme « utopie narrative » évoque en contrepartie le syntagme « utopie descriptive ». La caractérisation d’« utopie descriptive » devrait être appliquée aux utopies dédiées exclusivement à la présentation de cités et de royaumes idéaux, comme celles des anglais More et Bacon et des italiens Patrizzi, Agostini, Zuccolo et Campanella. Néanmoins, les procédés de la description et de la narration ne sauraient délimiter deux espèces distinctes d’utopies. Ils pointent plutôt vers deux pôles du discours utopique, qui peuvent se retrouver dans un équilibre instable ou éclaté, mais ne peuvent pas s’exclure totalement sans détruire l’ensemble. Les utopies descriptives ne peuvent pas se passer d’une minime esquisse d’un cadre épique, même stéréotypé, sans tomber dans une proposition réformiste pure (sur ce bord se trouve l’Oceana de James Harrington), alors que les utopies narratives, sans la description, si sommaire qu’elle soit, d’une communauté meilleure (ou inférieure), retombent tout simplement dans le genre des romans d’aventures (sur cet autre bord se retrouvant par exemple l’Aline et Valcour de Sade). La prépondérance de l’un ou de l’autre des pôles pôles – la description et la narration utopique – peut largement varier quantitativement, mais l’osmose entre l’utopie, en tant que description, et le voyage extraordinaire, en tant que narration, ne peut pas être rompue sans détruire l’organisme symbiotique.
Le voyage extraordinaire, qui doit son nom générique à Geoffroy Atkinson[26], est un type particulier du voyage imaginaire défini par Philip Babcock Gove[27]. En fait, tous les « récits englobants » qui véhiculent les descriptions utopiques sont, selon Gove, des variantes du voyage imaginaire. Par ce trait, l’utopie narrative s’avoisine avec le roman d’aventures et le roman fantastique. Pour une meilleure distinction dans le cadre du genre romanesque, Jean-Michel Racault invoque la distinction anglo-saxonne entre « romance », le « récit non mimétique qui ne suscite pas l’effet de réel et ne requiert de la part de son lecteur aucune espèce de créance », et « novel », le roman réaliste[28]. L’utopie narrative peut être classée, du moins pour son histoire jusqu’au XVIIIe siècle, comme un type de romance, ensemble avec la prose chevaleresque, pastorale, allégorique, religieuse, héroïque et historique, dialoguée, satirique, etc.[29] Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne partage pas aussi des traits communs avec le « novel », par exemple avec le roman picaresque et d’aventures, surtout à partir du XVIIIe siècle quand les auteurs d’utopies, pour imposer un nouveau pacte de véracité, commencent à introduire les techniques d’authentification empruntées aux récits de voyage.
Une variété romanesque proche de l’utopie est la robinsonnade[30]. Construit à partir du célèbre personnage de Daniel Defoe, le terme désigne l’entreprise civilisatrice d’un individu échoué sur une île ou un territoire sauvage. La nature y est d’habitude édénique et arcadienne, mais ce qui distingue le Robinson aménageant son île d’Adam en Eden ou du pasteur de l’Age d’Or est sa détermination de faire travailler cette nature, de la transformer en culture. On a considéré Robinson Crusoe comme le représentant de la civilisation bourgeoise en ascension, mais il est tout autant le symbole de l’humanité dans la construction « technologique » de soi. Il est le héros civilisateur de l’Age moderne, position qui implique toutes les caractéristiques de la mentalité humaniste, opposée à celle religieuse, mystique ou magique : humanisme, volontarisme, rationalisme, scientisme, technologisme, etc. Même quand il n’échoue pas accidentellement sur une île déserte mais s’y retire de sa propre volonté, suite à une névrose personnelle, à un traumatisme subi en Europe ou à une misanthropie philosophique, le « Robinson » n’oublie jamais ses dextérités civilisatrices pour transformer la nature sauvage en un microcosme domestique. C’est le cas de Philippe Quarll, « solitaire anglais », protagoniste d’un roman (M. [Edouard] Dorrington, Le solitaire anglais, ou Aventures merveilleuses de Philippe Quarll, 1729) inclus souvent dans la bibliographie de l’utopie, bien qu’il soit une robinsonnade typique.
Tous ces traits, la robinsonnade les partage avec l’utopie, à la différence que Robinson construit un microunivers paradisiaque personnel, alors que l’utopie implique l’effort et la participation de toute une collectivité (quoique, s’il avait une riche descendance, on pourrait bien voir dans Robinson l’ancêtre d’une société utopique insulaire, comme dans les romans de François Lefebvre, Relation du voyage de l’isle d’Eutopie, 1711, et de Guillaume Grivel, L’isle inconnue ou Mémoires du Chevalier des Gastines, 1783-1787). Toutefois la différence entre individualisme et collectivisme suffit, selon David Fausett, pour faire de la robinsonnade et de l’utopie deux genres séparés[31]. On pourrait prolonger cette opposition dans le conflit plus large qui a opposé, d’après William Brandon, les mentalités du Monde Ancien et du Monde Nouveau. « Dominium » et libéralisme, d’un côté, et « communitas » et autoritarisme, de l’autre[32], sont les deux projets divergents que Robinson et Utopus mettent à la base de leurs mondes respectifs, l’un de tendance « capitaliste » et l’autre « communiste ».
Si à l’Age de la raison l’utopie faisait corps commun avec le voyage extraordinaire, à partir du XIXe siècle, avec l’ascension du positivisme et du scientisme, elle s’est tournée vers une cohabitation avec un autre genre, le roman scientifique et de science-fiction. J. O. Bailey définit la « fiction scientifique » comme le récit d’une invention imaginaire ou d’une découverte dans les sciences de la nature avec toutes les expériences et les aventures qui en découlent. L’idée que l’invention (sous-marin, aéroplane, vaisseau interplanétaire, téléphone, radio, bombe atomique, rayon laser, etc.) devance prophétiquement son époque a fait ressortir la fonction anticipative des utopies (très faible d’ailleurs, à un examen rétrospectif). La confluence entre utopisme et scientisme donne ce que J. O. Bailey nomme la « fiction scientifique-utopique » (scientific-utopian fiction)[33]. Dans ce sens, Raymond Ruyer a mis en relief la tournure utopique de beaucoup des romans « scientifiques » comme ceux de Jules Verne[34].
Caractérisant la science-fiction comme un mode littéraire « distancié », « non-mimétique » ou métaphysique, Darko Suvin la rapproche de l’utopie en tant que genre qui refuse le monde immédiat et lui oppose des mondes « radicalement différents ». Dans la « jungle des genres », l’utopie et la science-fiction apparaissent comme des parents, côtoyés de tous parts par les mêmes voisins : le mythe et le récit mythologique, le conte de fées, le récit fantastique, la pastorale, la picaresque et le voyage d’aventures, la vulgarisation scientifique, etc.[35] Il est vrai que la science-fiction déborde en plusieurs directions et formes l’utopie, à commencer par son imaginaire cosmologique et d’invention technologique, mais, dans l’opinion de Tom Moylan, elle est aussi le genre qui, dans les années 1960, a réussi a ranimer l’utopie du gouffre où l’avaient faire sombrer les dystopies antitotalitaires du XXe siècle[36].
En changeant le point de repère, on pourrait tout aussi bien regarder les œuvres de science-fiction contemporaines comme appartenant à l’imaginaire utopique, perspective offerte par exemple par le travail de Hélène Greven-Borde sur les Formes du roman utopique en Grande-Bretagne (1918-1970)[37]. En tout cas, l’impulsion utopique ne paraît survivre à l’heure actuelle que précisément dans la pseudomorphose technologique qu’est la science-fiction, bien que sur le plan de l’imaginaire social, les dernières décennies ont nourri le « retour de l’utopie »[38].
[1] Marina LESLIE, Renaissance Utopias and the Problem of History, Ithaca (New York), & London, Cornell University Press, 1998, p. 2.
[2] Jean-Jacques WUNENBURGER, L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1979, p. 17.
[3] Frank E. MANUEL & Fritzie P. MANUEL, Utopian Thought in the Western World, Cambridge (Massachusetts), The Belknap Press of Harvard University Press, 1979, p. 7.
[4] Pierre VERSINS, Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, Lausanne, Editions l’Age d’Homme, 1972.
[5] Voir la critique apportée par J. C. DAVIS à la fusion par Frank et Fritzie Manuel des concepts d’utopie, Millenium, Arcadie, Cocagne, état idéal, etc. « The History of Utopia : the Chronology of Nowhere », in Peter ALEXANDER & Roger GILL, Utopias, London, Gerald Duckworth, 1984, p. 9.
[6] Pour une poétique et une rhétorique du récit de voyage, voir Normand DOIRON, L’art de voyager. Le déplacement à l’époque classique, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, & Paris, Klincksieck, 1995.
[7] Corin BRAGA, Le Paradis interdit au Moyen Âge. La quête manquée de l’Eden oriental, Paris, L’Harmattan, 2004 et La quête manquée de l’Avalon occidentale. Le Paradis interdit au Moyen Âge -2, Paris, L’Harmattan, 2006.
[9] Pierre-Francois MOREAU, Le récit utopique. Droit naturel et roman de l’Etat, Paris, PUF, 1982, pp. 106-112.
[10] Vita FORTUNATI, La letteratura utopica inglese. Morfologia e grammatica di un genere letterario, Ravenna, Longo, 1979.
[11] Raymond TROUSSON, Voyages aux Pays de nulle part. Histoire littéraire de la pensée utopique, Troisième édition revue et augmentée, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1999, pp. 21-22.
[12] Christian MAROUBY, Utopie et primitivisme, Essai sur l’imaginaire anthropologique à l’âge classique, Paris, Seuil, 1990, pp. 16-17.
[13] Georges BENREKASSA, Le concentrique et l’excentrique : Marges des Lumières, Paris, Payot, 1980, pp. 241-242.
[14] André PREVOST, Présentation à L’utopie de Thomas More, Présentation, texte original, apparat critique, exégèse, traduction et notes, Préface de Maurice SCHUMANN, Paris, Mame, p. XLII.
[18] Geoffroy ATKINSON, The extraordinary Voyage in French Literature from 1700 to 1720, Paris, Honoré Champion, 1922, pp. 7-11, 25.
[20] Victor DUPONT, L’utopie et le roman utopique dans la littérature anglaise, Cahors, Imprimerie typographique A. Coueslant, 1941, p. 8.
[21] Hélène GREVEN-BORDE, Formes du roman utopique en Grande-Bretagne (1918-1970). Dialogue du rationnel et de l’irrationnel, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p. 21 et passim.
[23] Jean-Michel RACAULT, L’utopie narrative en France et en Angleterre. 1675-1761, Oxford, The Alden Press, 1991, p. 22.
[26] Voir Geoffroy ATKINSON, The Extraordinary Voyage in French Literature before 1700, New York, Columbia University Press, 1920, p. IX ; Idem, 1922.
[27] Philip Babcock GOVE, The Imaginary Voyage in Prose Fiction. A History of Its Criticism and a Guide for Is Study, with an Annotated Check List of 215 Imaginary Voyages from 1700 to 1800, New York, Columbia University Press, 1941, pp. 96 sqq.
[28] Jean-Michel RACAULT, Nulle part et ses environs. Voyages aux confins de l’utopie littéraire classique (1657-1802), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 119. Aussi Idem, 1991, p. 257.
[29] Voir la classification déjà très ancienne d’Arthur J. TIEJE, The Theory of Characterization in Prose Fiction Prior to 1740, Minneapolis, University of Minnesota Studies in Language and Literature No. 5, 1916.
[30] Voir Fritz BRUGGERMANN, Utopie und Robinsonade. Untersuchungen zu Schnabels Insel Felsenburg (1731-1743), Weimar, Duncker, 1914 ; Raymond TROUSSON, 1999, p. 22.
[31] David FAUSETT, Images of the Antipodes in the Eighteenth Century. A Study in Stereotyping, Amsterdam, Rodopi, 1995, pp. 21, 135.
[32] William BRANDON, New Worlds for Old. Reports from the New World and their effect on the development of social thought in Europe, 1500-1800, Athens (Ohio) and London, Ohio University Press, 1986, p. IX.
[33] J. O. Bailey, Pilgrims through Space and Time. Trends and Patterns in Scientific and Utopian Fiction, New York, Argus Books, 1947, pp. 10-11.
[34] Raymond RUYER, L’utopie et les utopies, Saint-Pierre-de-Salerne, Gérard Monfort, 1988, p. 3. Voir aussi Simone VIERNE, Jules Verne et le roman initiatique, Paris, Sirac, 1973.
[35] Darko SUVIN, La Science-Fiction entre l’utopie et l’antiutopie, Montréal, Les Presses Universitaires du Québec, 1977, chap. 2.