Adriana Carrijo
Universidade do Estado do Rio de Janeiro – Brasil
adrianacarrijo@terra.com.br
Marilena Jamur
Universidade Federal do Rio de Janeiro, Brasil
marilena.jamur@terra.com.br
Une cartographie des désirs utopiques – Observations sur le film Mad Max: Fury Road
A Cartography of Utopian Desires – Notes on the Film Mad Max: Fury Road
Abstract: In this article we seek to examine to what extent and in what way utopia and dystopia are present in contemporary film production; we use procedures of semiotic analysis to identify the presence of these features and their relationship with real history in two ways: by textual analysis of a film set in a dystopian world, the newly released, Mad Max: Fury Road, as a significant object and as a discourse; then analyzing the interpretations, in the media, of the dystopian character of this film, and the controversy that film criticism generated on social networks in Brazil – which was one of the reasons of our choice of subject – as significant material for analyzing the viewer’s subjective relationship to this cinematographic narrative.
Keywords: Utopia/Dystopia; Cinema; Intertextuality; Aesthetic Experience; Representations; Subjective Identification.
Introduction
Le travail de l’imaginaire dans la construction d’utopies et de dystopies mobilise en permanence la réflexion de plusieurs penseurs qui en font l’objet de nombreuses disciplines parmi les sciences humaines et sociales depuis plus de cinq siècles. Beaucoup d’entre elles cherchent à établir une distinction claire entre ces formulations dessinant des confrontations entre ces deux topoi à partir de l’exploitation de leurs principales caractéristiques et desseins; cependant il semble qu’un accord existe quant à certains traits présents aussi bien dans les utopies que dans les dystopies, le premier étant précisément leur relation avec la réalité. Ce rapport constitue le point de départ pour proposer réfléchir sur ce thème qui mobilise philosophes, politiciens, scientifiques, historiens, littéraires et producteurs artistiques.
Même si l’utopie s’oppose à la réalité vécue, car elle projette une autre réalité imaginée et envisagée comme possible, elle prend sa source et ses origines dans le réel: l’imaginaire travaille à partir de l’étant pour y intervenir et le transformer à maintes reprises. De même, dans les dystopies, la production de l’imaginaire reprend à la réalité sa matière première, bien qu’elle s’oriente dans un sens opposé se caractérisant donc comme anti-utopie.
En se fondant sur la croyance dans la possibilité de construire un monde meilleur, l’utopie indique quelquefois les outils pouvant créer des médiations capables de la rendre possible, transformant le réel vécu en une nouvelle réalité à venir, en un futur à produire comme résultat de l’action humaine.
Néanmoins la dystopie part de la réalité vécue et emphatise de façon critique les traits profondément négatifs de ce qui existe: à partir de ces traits il serait impossible de croire que leur évolution conduise à un monde meilleur. Ainsi, s’inspirant de l’expérience vécue, le travail de l’imaginaire met l’accent sur le négatif, anticipant par là les pires des mondes.
Selon l’hypothèse formulée par Berriel[1], au moment où ce genre a vu son essor, où il s’affirmait encore et dessinait ses contours, l’utopie était générée par deux principes distincts: premièrement, à partir d’une expérience historique en tant que métaphore – l’Utopia de More est exemplaire comme métaphore d’une Angleterre très concrète; deuxièmement, à partir d’une Idée, d’une construction abstraite qui descend du Ciel vers la Terre – la Civitas Solis en est le meilleur exemple, en tant que formalisation de la rationalité restrictive tridentine. Une telle hypothèse suggère que la dystopie prend ses racines essentiellement dans ce second principe en tant que dérivation des utopies détachées du monde empiriquement concret.
Il ne conviendrait pas ici de traiter dans le détail une discussion philosophique très étendue qui, depuis le texte fondateur de Thomas More[2], se développe chez les différents auteurs et courants au sujet d’une thématique qui soulève des oppositions et des similarités depuis plusieurs siècles; les perspectives d’analyse de ce phénomène très complexe sont nombreuses. Un texte de Braga aborde ce phénomène depuis ses origines: d’abord, l’auteur analyse quatre variétés utopiques, dénommées utopies, eutopies, dystopies et anti-utopies, élaborant un «corpus des utopies littéraires des XVIe-XIXe siècles, selon la taxinomie des quatre variétés définies »; il examine ensuite les possibilités de combinaison entre ces variétés, la dynamique de ce processus ainsi que les constructions possibles selon le sens positif ou négatif qu’elles assument à partir de leur distribution sur un axe virtuel [3].
Il existe encore un trait présent aussi bien dans les utopies que dans les dystopies, à savoir, leur relation dialectique avec le réel, en face duquel les deux formes jouent un important rôle social: à travers l’univers de la fiction qui mobilise des fantasmes stimulant l’imaginaire social, s’exprime le mécontentement avec l’expérience sociale quotidienne qui s’est manifesté tout au long de l’histoire par la production artistique, notamment les productions littéraires et cinématographiques; s’exprime aussi l’engagement éthique des auteurs qui cherchent à traduire cette insatisfaction à travers ces formes d’expression artistiques y évoquant d’autres réalités possibles.
Quand nous parlons de réel historique, nous considérons que les rapports des individus et groupes sociaux avec la réalité expérimentée se font par le biais des représentations, comme démontrent les travaux développés par plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales; en sociologie et en psychologie sociale ont été réalisées des études spécifiques comme celles entreprises par Moscovici et Jodelet, constituant un large domaine de recherche sur les représentations sociales et sur le travail de l’imaginaire[4].
Utopie et dystopie sont articulées d’une façon dialectique dans la production littéraire et cinématographique qui s’élabore depuis le début du XXe siècle. Ainsi, Nous autres (1920) de Evgueni Zamiatine est sans doute la première dystopie explicite, mais ce thème devient plus présent au long des dernières décennies. Les premiers films dystopiques ont été des adaptations d’œuvres littéraires pour le cinéma; des exceptions remarquables en sont Metropolis de Fritz Lang (Allemagne, 1927) ou les critiques satiriques réalisées par Chaplin aux États Unis – Modern Times (1936), The Great Dictator (1940) – dont les scénarios ont été écrits pour le cinéma. D’autres ouvrages classiques comme Brave New World de Aldous Huxley et 1984 de George Orwell ont inspiré des productions pour le cinéma. Le tableau ci-dessous présente les productions dystopiques les plus connues où la littérature et le cinéma sont en rapport[5].
Néanmoins, à partir des années 1990, cette tendance s’inverse, suivant d’importants changements de la société qui s’accélèrent à partir de la fin des années 1980 quand on voit s’accroître la production de films dystopiques dont la source d’inspiration n’est pas forcément la littérature. Pour de nombreux historiens, la chute du mur de Berlin est l’événement de grande influence, le moment historique à partir duquel apparaissent les signes d’épuisement de l’utopie socialiste et d’une progressive affirmation du libéralisme renouvelé, désormais appelé néolibéralisme. Cette tendance s’affirme dans la majorité des pays, avec un autre phénomène, la globalisation ou la mondialisation qui atteint les sphères économique, sociale, culturelle et politique des sociétés[6]. Face à la relation entre production culturelle et temporalité, on comprend que la croissance du nombre de filmes dystopiques est en rapport avec les perspectives sociales en ce moment historique.
Certains analystes des processus sociaux considèrent que la fonction des phénomènes cités, ainsi que des transformations intervenues dans les moyens de communication produisant de nouvelles formes d’action et d’interaction dans le monde moderne – associées au développement des institutions et à la croissance des nouveaux réseaux d’information et de communication – entraînent de nouvelles formes de rapport entre le public et le privé et des changements dans le lien entre visibilité et pouvoir. Pour de nombreux auteurs, la présence de telles caractéristiques dans les sociétés contemporaines signifierait que l’on vit dans une nouvelle ère, la « postmodernité ». D’autre part, d’autres versants, où l’on retrouve des auteurs comme Thompson[7] se consacrent à l’histoire de la culture et des communications en affirmant que malgré tous les discours sur le postmodernisme et la postmodernité, « si l’on laisse de côté la rhétorique à la mode, il y a peu de signaux valables que le monde à la fin du XXe siècle soit entré dans une nouvelle ère ». Il y a donc une polémique théorique que l’on voulait juste souligner, tout en évoquant certains auteurs qui participent des deux versants[8]. Nous adoptons la position de Thompson déjà citée et sommes d’accord avec Steven Connor lorsqu’il affirme:
même si le terme de post-modernisme a été utilisé par certains écrivains des années [19]50 et [19]60, il ne s’est pas cristallisé avant le milieu des années [19]70 période où des affirmations sur l’existence de ce phénomène social et culturel si hétérogène commencent à prendre force dans la sphère de certaines disciplines académiques ainsi que dans les manifestations culturelles, dans la philosophie, l’architecture, dans les études sur le cinéma, les études littéraires […] S’il est clair que le débat sur le post-modernisme offre à la pratique critique un moyen d’autodiffusion et d’autoprolongement, il reflète et personnifie en même temps l’implication réelle de la critique culturelle avec ce que Jürgen Habermas a désigné comme la « crise de légitimation » qui touche la vie sociale contemporaine – le fait qu’il semblerait ne pas avoir de principes pouvant servir comme des critères de valeur pour aucune chose.[9]
En conclusion à cette introduction, où nous avons essayé d’expliquer comment nous comprenons notre objet d’analyse – un film récent, situé dans un futur dystopique – et relever que le développement des moyens de communication atteint aujourd’hui une portée globale et instantanée, à une échelle jamais expérimentée auparavant. Cette globalisation de la communication instantanée s’articule à d’autres processus de développement des sociétés modernes – au-delà des désignations adoptées pour les caractériser. Plus important que n’importe quel habillage c’est que nous fassions des efforts pour comprendre les processus sociaux en cours ainsi que leurs conséquences; il faut garder toujours à l’horizon de la recherche le besoin de comprendre les contextes spécifiques où les médias sont produits et reçus, pour déchiffrer la forme dont ils touchent les personnes. Nous supposons que cette visibilité médiée par la technologie, assumant aujourd’hui la forme de communication instantanée, nous offre un matériel remarquable pour l’analyse du film dystopique choisi, ainsi que des formes de réception par les spectateurs – traduites en polémique sur les réseaux sociaux.
Vers une cartographie des désirs dystopiques – quelques questions de méthode
Dans ce travail d’analyse filmique, comme son titre le suggère, nous nous sommes servies de deux procédures de base: tout d’abord, la méthode cartographique qui nous a semblé la plus appropriée à l’objet film – un produit médiatique qui touche l’imaginaire de son public, déchaînant des réponses; ensuite, l’examen des processus d’attribution de sens à ce qui est vu et entendu lorsqu’on voit un film.
La cartographie, comme l’on sait, est une méthode formulée par Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980) visant à suivre un processus plutôt qu’à représenter un objet. Il s’agit toujours d’interroger un processus de production. Quand on se sert de cette méthode dans des domaines d’étude touchant à la subjectivité, on écarte l’objectif de définir un ensemble de règles abstraites qu’on appliquerait au film en même temps qu’on renonce à emprunter une voie linéaire pour arriver à un but, la cartographie étant toujours une méthode construite, un work in progress. Par conséquent, en tant que procédure de recherche, elle exige des postures spécifiques, invitant le chercheur à un exercice cognitif singulier car il est orienté vers le dessin d’un champ problématique qui requiert certes une forme de cognition mais qui exige surtout qu’il soit aussi capable d’invention. Il s’agit alors d’une invention qui n’est rendue possible que par la rencontre féconde entre le chercheur et son champ de recherche, le matériau sur lequel il se penche ne devant donc pas être collecté mais plutôt produit. Cette démarche devient possible parce qu’elle émerge d’un point de contact impliquant un déplacement du chercheur pour voir autrement son champ de recherche, car il doit voir et penser en même temps que l’objet s’offre à son regard. Les réflexions spécifiques élaborées par Deleuze sur le cinéma se trouvent dans deux de ses ouvrages[10].
Plusieurs chercheurs à avoir utilisé la cartographie indiquent des points importants de son application. Selon Kastrup, deux points doivent être examinés, le premier se référant à la fonction même de l’attention qui ne correspond pas à une simple sélection d’informations. En effet, son fonctionnement ne s’identifie pas à des actes de focalisation afin de préparer la représentation des formes des objets: elle s’exerce plutôt à travers la détection de signes et des formes circulantes, c’est-à-dire, des franges des processus en cours. Par conséquent, la détection et l’appréhension d’un matériau au départ déconnecté et fragmenté, des scènes et des discours, requiert une concentration sans focalisation, celle précisément qui est indiquée par Deleuze dans son Abécédaire: l’idée d’une attention aux aguets dont le fonctionnement nous cherchons à élucider. Le second point c’est que l’attention en tant que processus complexe peut assumer différentes formes: sélective ou flottante, ciblée ou floue, concentrée ou dispersée, volontaire ou involontaire; une combinaison de ces formes est aussi possible, produisant: sélection volontaire, flottaison involontaire, concentration floue, focalisation dispersée, etc. Adriana Carrijo souligne que la notion de cartographie s’articule à l’idée d’une ligne de fuite, celle-ci étant le principe de la déterritorialisation. Choisir la méthode cartographique signifie que nous travaillerons à travers des lignes de fuite, pour dessiner la carte qui caractérise le système dans lequel le problème s’insère. La subjectivité du cartographe ne privilégie donc aucun ancrage. Au contraire, il subit les tensions éveillées par les objets (ob-jets) trouvés, ce que suggère une autre forme, la cartographie sensorielle[11].
Par conséquent cette méthode nous semble le mieux appropriée à l’observation des manières dont le film Mad Max: Fury Road touche l’imaginaire du public, sans oublier que ce produit médiatique audiovisuel intègre un champ complexe qui nourrit d’autres champs en même temps qu’ils le nourrissent; il y a donc des interrelations permanentes de tension et de distension potentielles entre la technique, les discours et les cultures. Dans ce processus nous voulions colleter des éléments et identifier les espaces propices à établir du consensus, des divergences et des standardisations; découvrir les sociabilités et les échanges symboliques que ce film engendre, ainsi que les usages, les appropriations, les configurations, les convergences, les expérimentations et les innovations qu’il opère sur des formats, des supports et des technologies mis à l’œuvre. Nous avons produit ainsi des données afin d’adopter un second procédé spécifique à l’analyse filmique – la traduction intersémiotique – une fois que ce produit audiovisuel peut se constituer comme langage et discours, dans une relation complexe entre technique et culture, des relations traversées par l’esthétique et par l’éthique.
Nous avons pris en compte la distinction entre interprétation sémantique et interprétation critique proposée par Umberto Eco[12], dans l’intention de les réaliser simultanément pour comprendre pourquoi et comment le texte filmique produit du sens. Autrement dit, nous cherchions à saisir le sens et la production du sens établissant des connexions entre ce qui s’exprime et la façon dont cela s’exprime; selon Odin (1991), ces connexions étant toujours conjecturales, les hypothèses formulées sont ouvertes à la vérification, par un mouvement d’aller-retour sur le texte. Il n’y a pas une seule position concernant l’interprétation du sens produit par l’analyse textuelle – le sens est-il produit par le texte, par l’auteur, ou bien par le lecteur? Malgré les polémiques soulevées autour des réponses à cette question, à présent presque tous les critiques admettent qu’un même texte autorise une pluralité d’interprétations. Par conséquent, pour éviter que l’activité d’interprétation soit réduite à la simple projection des trames, des obsessions et des désirs du lecteur sur l’objet d’analyse, Eco suggère le recours au « sens littéral », à ce qui s’exprime vraiment dans le texte, à l’intention de l’œuvre, pour fonder la liberté d’interpréter sur des vérifications et des validations aussi concrètes que possible[13].
Ainsi, si le film comme produit culturel s’inscrit dans un contexte socio-historique donné, il n’est alors pas possible de le voir comme un produit séparé d’autres secteurs de la vie sociale comme l’économie, la politique, les sciences, les techniques et les autres arts. Dès lors, comme Marc Ferro (1976) et Umberto Eco (1992) l’indiquent, nous pouvons utiliser les films pour analyser les sociétés, car ils offrent un ensemble de représentations qui nous renvoient à la société réelle où ils s’inscrivent. Dans un film, indépendamment de son projet (décrire, distraire, critiquer, dénoncer, militer) une société n’est pas affichée mais plutôt mise en scène. Le réalisateur y opère certes des choix, en organise les éléments, découpe dans le réel et dans l’imaginaire, bref il construit un monde possible qui entretient des rapports complexes avec le monde réel. D’après Pierre Sorlin[14], ce monde mis en scène peut être un reflet, mais aussi bien un refus lorsqu’il dissimule les aspects pertinents du monde réel, en l’idéalisant et en en amplifiant certains défauts, pour proposer un autre monde. De toute façon, le film est un point de vue, un regard posé sur le monde qui lui est contemporain[15].
Partant de cette prémisse nous supposons que le cinéma, en tant qu’un art de la représentation, génère des productions symboliques et que ces productions expriment, plus ou moins explicitement, plus ou moins consciemment, un ou divers points de vue sur le monde réel; il revient au chercheur d’essayer d’identifier la nature de ces points de vue ainsi que la façon dont ils se manifestent. Ils peuvent être d’ordre idéologique, moral, spirituel et esthétique, sans que l’on puisse les assigner de forme définitive à une de ces catégories.
Du point de vue méthodologique, nous avons eu recours ici aux procédés indiqués par Vanoye pour l’analyse filmique et pour l’interprétation symbolique, soulignant la double convergence du scénario vers la structuration du récit d’une part et la progression thématique d’autre part. Cet auteur propose une démarche simultanée fondée sur différents points de vue sur l’histoire et les personnages – moral, esthétique, politique et philosophique –, ainsi qu’il invite à en relever les connotations affectives, fantastiques, symboliques, toutes portées par les images du monde représenté. Selon Vanoye, en effet, pour l’identification du symbolique il y a deux procédés importants: l’étude du scénario et l’identification des métaphores et des réseaux métaphoriques. On y parviendra par la suite.
En ce qui concerne le récit filmique, Vanoye considère que les scénarios se référent souvent à des « modèles structuraux, à de grands schémas narratifs appartenant au patrimoine universel opérant comme des supports de contenus symboliques voire mythiques ». Nous insistons sur le caractère explicite ou implicite de ces images figurées, des ressources qui aident dans l’identification des indices offerts à l’interprétation. Parmi ces ressources, on retrace en premier lieu la recherche d’un axe socio-historique, puis d’un axe spirituel, qui s’articulent dans une approche psycho-socio-historique. Voici l’hypothèse de Vanoye[16]:
tout scénario de film remplit une double fonction: d’une part, le scénario structure un récit (une suite logique d’événements, de relations entre les personnages, de conflits, un ensemble d’informations que les films doivent diffuser pour assurer compréhension et vraisemblance), et une progression dramatique (selon les règles d’alternance entre temps forts et temps faibles, une progression continue jusqu’au dénouement en passant par le climax). D’autre part, le scénario propose simultanément un point de vue (moral, esthétique, politique, philosophique, poétique) sur l’histoire et les personnages, des images du monde représenté, des images plus ou moins chargées de connotations affectives, fantastiques, symboliques. Les deux scénarios ne sont pas nécessairement convergents.[17]
Un autre procédé méthodologique important c’est l’identification des métaphores ponctuelles, « la forme la plus condensée de l’image »; si dans la littérature la métaphore est une figure de l’expression verbale, au cinéma, ce sont les images qui se succèdent au lieu des mots. La compréhension des métaphores se fonde sur l’analogie de sens qui existe entre le terme actualisé et le terme absent, celui qui a été remplacé; dans un film, l’effet métaphorique peut être généré par l’association plus ou moins étroite d’une suite d’images qui rompent le continuum narratif, créant une configuration métaphorique plutôt qu’une « métaphore pure », les deux formes pouvant être identifiées selon les ressources employées: des formes de répétition et d’insistance (premiers plans, plans longs, angles insolites) ou d’amplification (déformations visuelles, augmentation, effets sonores etc.); le degré le plus fort ou plus faible d’incongruité d’une image par rapport à la norme narrative réaliste (de l’image délibérément non diégétique à la figure diégétisée, c’est-à-dire, pleinement intégrée au monde représenté); l’usage d’images évoquant la « condensation freudienne » – après un long trajet narratif, dramatique et qui passe par des figures, dans une même représentation se concentrent plusieurs séries d’association d’images qui convergent, sont synthétisées et dépassent toutes les significations jusqu’alors dispersées ou parallèles; l’image condensation peut être le point de départ, le motif inaugural d’un parcours qui reviendra probablement sur elle[18].
Mad Max: Fury Road – Un film entouré par la polémique
Le film Mad Max: Fury Road choisi pour ce travail appartient à une catégorie de films désignés de différentes façons par la critique cinématographique: sci-fi, adventure post-apocalypse ou encore “blockbuster hollywoodiano” – ce qui pour beaucoup est un synonyme de cinéma léger, facile à digérer, au succès garanti et hautement rentable. Il n’y a pas de doute que, sous de nombreux aspects, ce film présenté comme une adventure post-apocalypse a comblé une grande partie de ces attentes: il a connu un énorme succès mondial – en moins d’un mois il avait déjà rapporté 300 millions de dollars, selon son distributeur[19].
C’est le quatrième long-métrage d’une série (Franchise Series: Mad Max)[20] qui arrive au public trente ans après le troisième volet de la saga Mad Max: son tournage débute en juillet 2012 dans le désert du Namib et le film a été distribué mondialement dans les salles en mai 2015, après sa présentation hors-compétition au Festival de Cannes la même année.
Dans une première approche de Mad Max: Fury Road, nous avons suivi les procédés suggérés par Vanoye (1991), focalisant la double convergence du scénario – aussi bien pour la structuration du récit que pour la progression dramatique – dans le but d’identifier les traits caractéristiques de ce film, d’examiner dans quelle mesure et de quelle manière l’utopie et la dystopie s’y trouvent présentes et de saisir son articulation avec le réel historique.
À partir de l’analyse du contexte de production de Mad Max: Fury Road nous avons conçu l’hypothèse selon laquelle il s’agit d’un film qui « parle » du présent, car il « dit » quelque chose sur notre présent. Des difficultés financières ont retardé le tournage et dès ses débuts dans le désert du Namib, la polémique s’installe sur les conditions de ce tournage, notamment les ravages provoqués dans le plus vieux désert du monde, qui aurait été en partie détruit[21].
Plusieurs auteurs ont démontré l’articulation dialectique entre utopie-dystopie, admettant par conséquent que ces deux termes peuvent participer à la composition du film. Nous suivons la position de Corin Braga qui semble s’accorder le mieux à la méthode cartographique adoptée. Selon l’auteur,
[…] il faudrait envisager l’hypothèse que l’utopie et l’anti-utopie ne constituent pas un système double mais quadruple, que chacune d’entre elles représente un système double, composé d’un astre lumineux (la cité parfaite) et d’un astre ténébreux (la cité de déréliction). Au lieu de concevoir l’utopie comme incarnant la cité idéale et l’anti-utopie la cité infernale, il faudrait voir dans l’utopie la combinaison d’une vision du bien et d’une vision du mal et dans l’anti-utopie, symétriquement, la combinaison d’une vision du mal et d’une vision du bien.[22]
Adoptant par ailleurs la tripartition récit/narration/histoire-diégèse de Gérard Genette (2004) pour l’analyse textuelle, on s’aperçoit que le film se situe clairement dans un monde dystopique. Focalisant l’histoire-diégèse, c’est-à-dire, la partie du récit qui n’est pas spécifiquement filmique – le synopsis, le scénario et le développement – on constate que son contenu est indépendant de son milieu – un film en l’occurrence. L’histoire qui contient le sens et le contenu narratif est finalement assez sommaire nous montrant d’emblée le caractère dystopique que nous essayerons de synthétiser.
Ayant pour décor une grande surface désertique, deux groupes inégaux en force de frappe, s’affrontent dans une poursuite sans trêve dans leurs véhicules: l’un d’eux est occupé par Imperator Furiosa, le personnage féminin principal, qui décide de saboter la mission dont elle est chargé: conduire un convoi blindé à destination de Gasoline Town et de Bullet Farm où elle devrait collecter munition et carburant pour le tyran Immortan Joe, sorte de leader religieux d’un groupe de survivants. Dans un des deux groupes sont embarquées Furiosa avec quelques femmes – les trésors du vilain, des beautés que le tyran maintient prisonnières dans le but d’assurer reproduction et allaitement; ces femmes sont accompagnées par un petit groupe d’hommes. Leur destination c’est la « terre promise » ou la « Terre Verte », un endroit idyllique où l’eau coulerait à flot et la nourriture ne manquerait pas, géré par des femmes, les Vuvalinis. L’autre ensemble est composé de véhicules véloces et bruyants conduits par des hommes, une armée intégrée par des « apprentis de la guerre », des jeunes hommes à la tête rasée et teintée, à la vie brève et dont la dévotion au tyran Immortan Joe est totale. Celui-ci les guide avec de la haine, dans une poursuite sans arrêt parmi la poussière qui se dégage du sol aride. Le tyran détient encore le contrôle sur les principaux moyens de survie dans une terre dévastée post-apocalyptique dans laquelle toute l’humanité a succombé et la planète (Wasteland) se réduit à un grand désert aux tonalités rougeâtres. Dans cet univers dystopique il y a des groupes isolés d’êtres humains, qui existent durement dans un monde dévasté: la plupart des survivants sont les guerriers (War Boys) assujettis par Immortan Joe, des hommes prêts à mourir pour lui, ce qui les ferait atteindre le paradis (Valhalla). Tous sont entourés par des clans de cannibales, des sectes et des gangs de motards qui s’affrontent dans le désert sans fin pour obtenir de l’essence et de l’eau, des ressources contrôlées par le tyran aux traits messianiques Immortan, personnage au masque frappant et commandant de la tour en pierre érigée sur un réservoir d’eau (The Citadel). C’est depuis cette tour qu’Immortan Joe distribue des jets d’eau selon son humeur et pour le plaisir, tâche dans laquelle il est aidé par ses deux enfants: Corpus Colossus, un type très intelligent mais souffrant d’un défaut de croissance, et Rictus Erectus, l’un de meilleurs guerriers de la Citadelle. Le tyran cherche encore un héritier à sa hauteur afin de perpétuer son legs. Max Rockatansky, le personnage-titre du film, est un ancien policier de la route, devenu à présent prisonnier – placé et lié à l’avant de la voiture des War Boys, dans une posture qui rappelle celle des figures à la proue des bateaux. Mais, au-delà de cette situation de danger, il est réduit au statut d’objet car il n’est qu’un globular, soit un réservoir de sang frais pour les War Boys.
Même s’il y a beaucoup d’autres détails qui particularisent les personnages du film[23], nous considérons que ce synopsis suffit à illustrer le caractère dystopique de cet univers, à partir du scénario qui structure la trame narrative et la suite logique des événements, ainsi que les rapports entre les personnages et les conflits qui font partie de la réalité vécue, accentuent les traits profondément négatifs de l’existant. Á partir de ces traits il ne serait pas possible de présumer que leur évolution conduira vers un meilleur avenir. En effet, l’expérience montrée ou suggérée par les images active le travail de l’imaginaire du spectateur qui peut anticiper le pire des mondes; à partir de l’expérience présentée comme vraisemblable dans cet univers dystopique le public est capable d’évoquer un monde qui ne serait pas impossible à l’avenir. Les conflits pour la domination des zones pétrolifères, la privatisation de l’eau, la menace que cette denrée vitale s’épuise, le manque d’aliments pour la survie de nombreuses populations, ce sont des éléments amplifiés et exacerbés dans le film qui ne nous sont pas méconnus à l’heure actuelle.
Des images explicites alliées aux ensembles métaphoriques saisissables dans le récit renvoient les spectateurs à des questions qui sont perceptibles dans notre quotidien. En effet, la destruction de l’environnement dans le seul but de la domination surgit comme une configuration métaphorique plus large qui conjugue et articule deux types de structures narratives: d’une part, des structures sémio-narratives, en tant que formes d’organisation profondes et générales sous-jacentes au film et d’autre part des structures de surface qui relèvent du domaine de l’observable. Ces structures peuvent être facilement aperçues par les spectateurs, cependant les deux sont nécessaires à une compréhension plus large de leur signification. Ainsi, le scénario-cadre du film – la planète (Wasteland) réduite à un grand désert aux tonalités rougeâtres, une terre dévastée par une catastrophe nucléaire d’où l’humanité fut chassée – condense des significations plus générales et profondes. À celles-ci viennent s’articuler les images qui suggèrent ou présentent les détails des difficultés de vivre sur cette planète sans avenir, où manquent les moyens de survie pour tous, une planète dont le passé n’existe plus, sauf dans la mémoire et dans les mains des Vuvalinis; ce petit groupe de femmes âgées et fragiles poussées à la vie nomade avec leurs souvenirs de tout ce qui existait, jouent les gardiennes de l’histoire passée et un symbole d’espoir pour un meilleur futur – quelques graines de plantes, leur donation aux jeunes échappées.
Une seconde configuration métaphorique est en rapport avec les caractéristiques du pouvoir dans ce monde post-apocalyptique qui dédouble la même articulation précédente, tissée par les deux types de structures narratives. D’abord sur le plan des structures sémio-narratives plus profondes, on a une synthèse de la concentration du pouvoir détenu par le tyran Immortan Joe. Celui-ci, en plus du contrôle de toutes les ressources permettant la survie des individus, détient un pouvoir absolu sur tous les survivants; les formes variées de domination s’exercent selon les intérêts du tyran: par la force des armes, la distribution de l’eau et de l’essence, la manipulation des consciences, moyennant une fausse identité messianique (il est celui qui « est retourné après la mort »). Ainsi Immortan Joe instrumentalise-t-il l’angoisse existentielle et la dévotion religieuse qu’il inspire chez les jeunes guerriers. Au niveau des structures de surface, on trouve de nombreuses indications de cette domination exercée par lui dans les rapports existants entre les personnages principaux et secondaires. Quelques métaphores renvoient encore à la réification des êtres humains transformés en outils du système: Immortan Joe réifie aussi bien les femmes que les hommes. Max est le prisonnier bâillonné et enchaîné au devant d’un char de guerre: il est un globular soit, un réservoir de sang frais pour les War Boys. Furiosa et le groupe de femmes prisonnières, portant des ceintures de chasteté, sont asservies pour assurer la descendance du dictateur. Dans la séquence, ces prisonniers refusent leur statut d’objet et se mettent en quête de liberté.
Ces métaphores dénoncent le système patriarcal, l’oppression existante dans tout le monde et critiquent le régime dictatorial que le film évoque. Une autre dimension de la domination à analyser c’est la représentation métaphorique qui enrobe les personnages, par exemple: le mouchoir qui bâillonne et les chaînes qui tiennent Max fixé au char de guerre; le bras mécanique qui remplace en partie l’amputation subie par Furiosa; Immortan Joe est particulièrement disgracieux et effrayant dans un corps difforme et mou qu’il tente de cacher dans une armure censée le rendre plus « dur » et plus résistant; cela se complète par un masque à la place du visage, tout aussi effrayant que sa voix grave et menaçante. Les War Boys sont des jeunes aux cheveux rasés et au visage blanc avec des peintures primitives; ils se trouvent en « demi-vie », donc ils ont besoin des globulars pour se revitaliser régulièrement. Enfin, le peuple qui est présenté comme une globalité, une masse – montrée sur des premiers plans et des plans longs – est constituée de corps amputés, édentés, abîmés, affaiblis: bref, masse qui doit rester dominée, ou bien, peut-être « sauvée » par des individus exceptionnels.
Après cette lecture du caractère dystopique prédominant du film Mad Max: Fury Road, nous devons nous interroger sur la manière dont se présente l’articulation dialectique entre utopie et dystopie, soit de quelle façon le réalisateur a conçu « la combinaison d’une vision du mal et d’une vision du bien »[24]. Par la suite, nous signalerons les traits utopiques présents dans la trame narrative. L’utopie se configure dans le récit lorsque quelques personnages asservis par Immortan Joe – les femmes (Furiosa, les épouses, les Vuvalinis devenues nomades), Max emprisonné, Nux (un War Boy converti) s’associent pendant les affrontements dans le désert; alors ils refusent leur statut d’objet et se mettent en quête d’un monde plus libre. Le groupe acceptant une proposition de Max et dirigé par lui parviendra à s’emparer de la Citadelle sauvant au passage les humains réduits au semi-esclavage par le tyran. Ce projet exécuté par les prisonniers associés permettra de libérer tout le peuple de la servitude. Immortan Joe est mort décapité – son masque est accroché par Furiosa aux roues tournantes de sa voiture, déchirant son visage. La Citadelle que l’insurrection a permis de reconquérir sera régentée par Furiosa et son groupe de femmes; Max qui vient de jouer le sauveur altruiste, s’éclipsera discrètement dans la foule en liesse dans les dernières images du film. Comme on a pu l’observer par la description des décors, des personnages et des relations entre eux, ainsi que par l’analyse des images proposées ci-dessus, il est possible de saisir que le recours aux métaphores ponctuelles et aux réseaux métaphoriques constituent la stratégie du réalisateur tout au long du film, faisant recours à la condensation freudienne déjà mentionnée. Pour l’illustrer à l’aide d’un seul exemple, nous renvoyons à l’image du dictateur tyran Immortan Joe qui condense dans ses caractéristiques physiques, son masque effrayant et ses rapports avec la population survivant dans Wasteland, la domination absolue exercée sur l’ensemble des gens et les multiples formes d’exploitation et de contrôle qu’il leur impose.
Mad Max: Fury Road – film féministe? Une polémique à grands traits
Un élément qui a attiré l’attention dans ce récit fut la déconstruction du personnage Mad Max dans le rôle du « loup solitaire qui sauve la jeune fille à la fin », déjà présent dans les versions précédentes de ce « blockbuster »; c’est un signe que le cinéma insiste encore dans les vieux clichés, en dépit des changements de la société et de l’existence de caractéristiques humaines réelles et intéressantes qui pourraient être exploitées. Cette déconstruction a été l’un des ingrédients de la controverse qui a pris d’assaut les médias suscitant l’ire de certains mouvements masculins, au sujet du « féminisme » présumé du film, comme nous allons le voir.
La polémique commence lorsque l’article « Pourquoi il ne faut pas aller voir Mad Max: feminist road » sort dans les pages d’un blog américain nommé, rien moins que The return of kings; le bloggeur – Aaron Clarey – est connu pour son « masculinisme » virulent et ses propos ont mobilisé quelques groupes contre le film[25].
Les éléments développés ensuite à propos de l’existence d’une controverse autour du « féminisme » présumé dans le film Mad Max: Fury Road, sont basés sur les données recueillies à partir de divers matériaux : des rapports publiés dans des revues et des journaux électroniques; des sites et des blogs sur Internet; des débats sur des programmes télévisés, diffusés dans les capitales ou dans les grandes villes dans 5 pays: le Brésil, l’Argentine, le Chili, la France et l’Uruguay. Dans le cas du Brésil ont été examinés les médias de deux villes – Rio de Janeiro et São Paulo.
Cependant, notre but est limité à l’analyse de la perception du film par une partie du public qui dans ces deux villes brésiliennes se sentait encouragé à participer dans la controverse suscitée par le film. Parmi les divers matériaux collectés, nous avons examiné au total: 306 commentaires de lecteurs de sites et de blogs; 62 articles parus dans des journaux en ligne et sur des sites Web; l’observation de deux débats réalisés dans des émissions télévisées; l’observation directe d’un débat après la projection du film dans une salle de cinéma à Rio de Janeiro.
L’analyse de ce matériel indique la distribution statistique suivante dans l’ensemble des 306 commentaires analysés: 52% sont d’accord que le film présente une perspective féministe; 26% disent que le film n’est pas féministe; 14% disent ne pas avoir remarqué d’orientation ni féministe ni masculiniste; les autres 8% n’ont pas abordé cette question. Dans ce qui suit nous essayerons de faire une synthèse des arguments utilisés par ces différents groupes.
Parmi les observations de la majorité (52%) qui voit MMFR comme un film féministe, certains points de vue sont soulignés, comme la représentativité féminine, – ce n’est pas seulement le nombre de personnages féminins qui compte, mais surtout le rôle important que les femmes jouent tout au long de l’action:
dès le départ le film, on montre que Furiosa, une femme forte, est la leader d’autres femmes (les épouses du tyran) en quête de liberté et d’émancipation; quelques opinions mentionnent des traits du film comme exemples de dépassement de la place traditionnelle assignée aux femmes, selon le Test de Bechdel.[26]
De nombreuses opinions attribuent à Furiosa le rôle de personnage principal à la place de Max. D’autres affirment que:
ce film remettrait en cause les assignations générées implicites dans ce type de narrative cinématographique et s’ouvrirait au public féminin en laissant plus de place « au deuxième sexe ». Au même temps le héros masculin est montré en position de faiblesse. D’autres mettent en relief une phrase répétée dans ce film aux dialogues rares: “Men did that” – cette phrase qui revient souvent semble dire que ce sont les hommes – par opposition aux femmes (et non pas aux humains) les responsables de l’état chaotique de la planète où se déroule le film; sont les hommes aussi qui tiennent les rênes de la société tyrannique montrée au cours du récit. Voilà donc une critique féroce de la « bêtise des mâles » et de leurs valeurs: la force, la puissance dans le combat, la domination des femmes réduites à la condition d’objets, qui sont là pour assurer la descendance et tous les besoins du tyran.
D’autre part, le réalisateur de MMFR s’est entouré d’une forte référence féministe: Eve Ensler, l’américaine auteure des « Monologues du Vagin », fut invitée comme dramaturge à partager ses expériences avec les actrices, en discussion sur leurs personnages.[27]
D’autre côté les 26% de commentateurs qui pensent que MMFR n’est pas un film tout à fait féministe exposent leurs arguments où l’on voit que, selon les opinions de ce groupe, l’approche en apparence féministe du début sera fragilisée et contredite par l’évolution du récit, lorsque Max devient le personnage clé pour la solution des problèmes des femmes en fuite.
D’abord, lorsque Furiosa propose de traverser le désert, dans l’espoir de trouver de l’eau à l’autre côté, c’est lui qui va leur montrer la voie; pourtant les femmes sont près d’une dizaine et les Vuvalinis censées bien connaître la région seraient les plus à même de juger de la probabilité d’avoir de l’eau. Au cours de la bataille finale, Furiosa est sévèrement blessée et les femmes survivantes s’attroupent autour d’elle, mais elles sont bien incapables de l’aider; c’est Max qui va lui sauver la vie en lui transfusant son propre sang. Après, c’est encore Max qu’aura donné à Furiosa l’idée géniale de conquérir la citadelle – donc il pense à sa place. Dans la séquence finale – où le groupe arrive à la Citadelle – nous voyons Max aidant Furiosa, déjà à bout de ses forces, à sortir de son camion; il la soutient alors qu’elle se fait acclamer par la foule – cela pourrait suggérer que sans un « homme fort », elle s’effondrerait. Dans les séquences de leur fuite, Furiosa et Max sont présentés comme complémentaires; pourtant, dans les scènes sur la ligne d’arrivée, Max « le loup solitaire », garde un temps d’avance. On peut voir toute une série d’actes héroïques dont Max est le protagoniste et va se reprendre dans le rôle classique de l’homme protecteur.
En ce qui concerne les autres appréciations sur le film MMFR, nous avons un ensemble d’opinions qui ne touchent pas la polémique: les 14% qui ne trouvent dans ce récit ni des tendances féministes ni masculinistes; et encore les 8% qui dans leurs commentaires n’abordent pas ce sujet. Les deux groupes additionnés composent un total de 22% sans remarques par rapport à la question que nous examinons. De ce fait, nous allons faire une brève indication des thèmes abordés par cet ensemble.
La majorité des commentaires sont élogieux et ils soulignent:
le talent du cinéaste George Miller encore intact malgré ses 70 ans, car il vient tout simplement de réaliser l’un des plus grands films d’action de tous les temps. C’est un film de pure adrénaline, enragé, furieux, extravagant, frénétique, hyper-spectaculaire. Le réalisateur reprend la saga post-apocalyptique dans un scénario simpliste mais qui prend toute sa force dans des montées de vitesse assez spectaculaires – il faut avoir un certain talent pour intéresser pendant deux heures durant le spectateur au sort de personnages si pauvrement dotés, qui passent l’essentiel de leur temps dans, sur ou sous un véhicule apparenté à un camion. L’avalanche d’action, les personnages plus fous les uns que les autres, les images incroyables mais aussi le scénario et la bande sonore ont largement séduit le public – le film est visuellement époustouflant, virtuose et inventif dans la forme, captivant par son rythme effréné; n’oublions pas l’excellence de la bande sonore ni le guitariste Coma-Doof Warrior avec ses mouvements explosifs et une guitare crachant du feu, est l’un des meilleurs personnages du film.
Certaines opinions critiques, qui ne sont pas nombreuses, soutiennent que « le principal défaut du film tient dans le manque d’émotion, dans le refus de se confronter à des sentiments amoureux ou amicaux, humains en somme ».
En conclusion
Le succès cinématographique de la série Franchise Series: Mad Max – quatrième volet, révèle l’attraction exercée sur le public d’un genre fictionnel particulier – la dystopie; depuis les années 1990, une véritable vogue du récit dystopique traverse le cinéma. Pourtant le film dystopique analysé se distingue d’autres branches narratives car il est défini comme « post-apocalyptique »: son thème est la survie dans un monde après une catastrophe majeure; il s’agit d’un récit de fiction décrivant une société imaginaire, dans le futur qui peut être perçu comme plus ou moins proche. Grâce à ses configurations métaphoriques, ce film adresse une critique radicale aux modèles de sociétés organisées de manière totalitaire, qui dans l’apparence prétendent assurer le bien-être collectif, au détriment de celui des individus, mais n’accomplissent ni l’un, ni l’autre.
Indépendamment de l’approbation ou des critiques qui leur sont adressés depuis quelques mois, on peut attribuer aux réalisateurs et aux producteurs du film le mérite d’avoir attiré l’attention vers d’importantes questions d’actualité de façon inattendue, en face des expectatives associées aux films de la Franchise, au sens où ils touchent à des questions importantes de l’actualité et montre des conséquences futures des actions présentes.
La méthodologie d’analyse choisie semble avoir permis l’observation des manières dont le film a touché l’imaginaire du public, sans oublier que ce produit médiatique audiovisuel intègre un champ complexe qui se nourrit d’autres champs en même temps qu’ils le nourrissent; il y a donc des interrelations permanentes de tension et de distension potentielles entre l’expérience réelle et le travail de l’imaginaire insaisissables dans les limites de notre étude. Il n’y a pas de place ici pour discuter en profondeur toutes les questions concernant les rapports complexes entre dystopie, utopie, pouvoir et valeurs culturelles dans les sociétés contemporaines, dont ce film et la polémique qu’il a déclenchée à propos du féminisme ne font que soulever le rideau.
Deleuze, en parlant du cinéma indique qu’il est l’interférence de nombreuses pratiques qui produisent des êtres, des images, des concepts, bref toutes sortes d’événements. Peut-être la chose la plus importante dans le cinéma serait sa capacité d’exprimer, plus que tout art, la vie spirituelle, les mouvements de l’imaginaire dans une dimension inextricablement ontologique et pratique.
Références bibliographiques
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Pages internet – Références spécifiques sur le film Mad Max: FuryRoad
http://www.madmaxmovie.com/ The official movie site for Mad Max: Fury Road
Références spécifiques à propos de la controverse déclenchée à partir du film:
http://www.revistaforum.com.br/blog/2015/05/mad-max-estrada-da-furia-feminista/MadMax:
Notes
[1] Voir Carlos Eduardo O. Berriel, Utopia, distopia e história In: Revista Morus Utopia e Renascimento, 2005, p. 4-10, disponible à l’adresse Internet suivante : http://www.unicamp.br/~berriel/numeros.htm
[2] Il s’agit du texte L’Utopie ou Le Traité de la meilleure forme de gouvernement, publié au XVIe siècle, par Thomas More qui, à son tour, reprend quelques idées exposées dans La République de Platon, rédigée vers l’an 370 av J. C, selon Jacques Brunschwig, in:François Châtellet, Olivier Duhamel et Evelyse Pisier (éds.) Dictionnaire des Oeuvres Politiques, Paris, PUF, 1986, p. 943-959.
[3] Voir Corin Braga, “Utopie, Eutopie, Dystopie et Anti-utopie”, Metábasis Philosophie et Communication, Rivista di Filosofia on-line, (septembre 2006), Ière année, numéro 2, p. 27-31 http://www.metabasis.it.rivistadifilosofia/online.
[4] Serge Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, Paris, PUF, 1961/1976; Serge Moscovici (éd.) Psychologie Sociale, Paris, PUF, 1984, surtout les articles composant la troisième partie du livre: Pensée et vie sociale, p.275-446. D’autres textes d’intérêt en français sont disponibles sur les sites: http://classiques.uqac.ca/contemporains/moscovici_serge/moscovici_serge.html;https://www.cairn.info/publications-de-Jodelet-Denise–9485.htm
FILM – RÉALISATION |
PAYS |
ANNÉE
|
ŒUVRE LITTÉRAIRE – AUTEUR |
Alphaville, Une Étrange Aventure de Lemmy Caution / Jean-Luc Godard |
France |
1965 |
Scénario de Jean-Luc Godard après un recueil de poèmes de Paul Éluard (1926) |
A Clockwork Orange/ Stanley Kubrick |
UK |
1971 |
A Clockwork Orange – Anthony Burgess (1962) |
Blade Runner – Ridley Scott |
EUA |
1982 |
Do androids dream of electric sheep? – Philip K. Dick (1968) |
Brave New World film Production for TV |
EUA |
1980 et 1998 |
Brave New World – Aldous Huxley (1932) |
Fahrenheit 451/ François Truffaut |
UK |
1966 |
Fahrenheit 451 – Ray Bradbury (1953) |
1984 / Michael Radford |
UK |
1984 |
1984 – George Orwell (1949) |
The Trial / Orson Welles |
FR/IT/AL |
1962 |
The Trial – Franz Kafka (1925) |
Sources:http://lounge.obviousmag.org/polimorfismo_cultural/2013/07/15-filmes distopicos.html et http://cinemaedebate.com/2010/09/, http://cinema.chez alice.fr/alphavil.html
[6] Sur les transformations produites au cours du phénomène désigné globalisation ou mondialisation voir: Anthony Giddens, The Consequences of Modernity, London, P. Press-Basil Blackwell, 1990; Roland Robertson, Globalization: Social Theory and Global Culture, London, Sage, 1992.
[7] John B.Thompson, The Media and Modernity, A Social Theory of the Media, Oxford, B Publisher 1995, p. 17.
[8] Dans la première tendance on retrouve Jean Baudrillard, Illusion, désillusion esthétiques, Sens & Tonka, 1997; Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979. Du côté de l’autre tendanceon retrouve Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991; Terry Eagleton, The Illusions of Postmodernism, Oxford, Blackwell Publishers 1996.
[10] Sur la méthode cartographique voir Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980; voir les refléxions sur le cinéma dans: Gilles Deleuze, L’Image-mouvement. Cinéma 1 et Cinéma 2 – L’image-temps, publiés à Paris, Éditions de Minuit, 1983 et 1985 disponibles en édition numérique.
[11] Voir Adriana Carrijo, Contemporaneidade e subjetividade: processos de construção, seriação e clínica-ação da infância, Dissertação de Mestrado, IP/ UFRJ, Rio de Janeiro, 2006, p.28; Gilles Deleuze, L’Abécédaire de Gilles Deleuze. Disponible sur le site http://www.ufrgs.br/faced/tomaz/abc1.htm; VirgíniaKastrup, “O funcionamento da atenção no trabalho do cartógrafo” in; Psicologia & Sociedade; 19(1):jan/abr. 2007.
[15] Ce processus est examiné, parmi d’autres, par: Roger Odin, 1991, p.85-96; Christian Metz, Le signifiant imaginaire, Paris,UGE, 10/18, 1977, p. 327-337.
[19] Selon les informations de Warner Bros disponibles aux adresses suivantes: http://collider.com/mad-max-fury-road-crosses-300-million-at-box-office/ et http://www.boxofficemojo.com/movies/?id=furyroad.htm.
[20] Franchise Séries Mad Max: Mad Max (1979); Mad Max: The Road Warrior (1981) Mad Max Beyond Thunderdome (1985); Mad Max: Fury Road (2015). Source: https://pt.wikipedia.org/wiki/Mad_Max.
[21] Les écologistes namibiens ont dénoncé la destruction provoquée par le tournage dans le plus vieux désert du monde.Voir: http://hitek.fr/actualite/tournage-mad-max-saccage-plus-vieuxdesert 5930.
[23] Dans la trame narrative, il y aurait des données importantes pour la compréhension des séquences passées sous silence: les origines, la vie, les expériences vécues par les personnages centraux (L’Impératrice Furiosa, Mad Max, Immortan Joe, les Vuvalinis), la manière dont ils sont arrivés dans cette région désertique, etc.
Adriana Carrijo
Universidade do Estado do Rio de Janeiro – Brasil
adrianacarrijo@terra.com.br
Marilena Jamur
Universidade Federal do Rio de Janeiro, Brasil
marilena.jamur@terra.com.br
Une cartographie des désirs utopiques – Observations sur le film Mad Max: Fury Road
A Cartography of Utopian Desires – Notes on the Film Mad Max: Fury Road
Abstract: In this article we seek to examine to what extent and in what way utopia and dystopia are present in contemporary film production; we use procedures of semiotic analysis to identify the presence of these features and their relationship with real history in two ways: by textual analysis of a film set in a dystopian world, the newly released, Mad Max: Fury Road, as a significant object and as a discourse; then analyzing the interpretations, in the media, of the dystopian character of this film, and the controversy that film criticism generated on social networks in Brazil – which was one of the reasons of our choice of subject – as significant material for analyzing the viewer’s subjective relationship to this cinematographic narrative.
Keywords: Utopia/Dystopia; Cinema; Intertextuality; Aesthetic Experience; Representations; Subjective Identification.
Introduction
Le travail de l’imaginaire dans la construction d’utopies et de dystopies mobilise en permanence la réflexion de plusieurs penseurs qui en font l’objet de nombreuses disciplines parmi les sciences humaines et sociales depuis plus de cinq siècles. Beaucoup d’entre elles cherchent à établir une distinction claire entre ces formulations dessinant des confrontations entre ces deux topoi à partir de l’exploitation de leurs principales caractéristiques et desseins; cependant il semble qu’un accord existe quant à certains traits présents aussi bien dans les utopies que dans les dystopies, le premier étant précisément leur relation avec la réalité. Ce rapport constitue le point de départ pour proposer réfléchir sur ce thème qui mobilise philosophes, politiciens, scientifiques, historiens, littéraires et producteurs artistiques.
Même si l’utopie s’oppose à la réalité vécue, car elle projette une autre réalité imaginée et envisagée comme possible, elle prend sa source et ses origines dans le réel: l’imaginaire travaille à partir de l’étant pour y intervenir et le transformer à maintes reprises. De même, dans les dystopies, la production de l’imaginaire reprend à la réalité sa matière première, bien qu’elle s’oriente dans un sens opposé se caractérisant donc comme anti-utopie.
En se fondant sur la croyance dans la possibilité de construire un monde meilleur, l’utopie indique quelquefois les outils pouvant créer des médiations capables de la rendre possible, transformant le réel vécu en une nouvelle réalité à venir, en un futur à produire comme résultat de l’action humaine.
Néanmoins la dystopie part de la réalité vécue et emphatise de façon critique les traits profondément négatifs de ce qui existe: à partir de ces traits il serait impossible de croire que leur évolution conduise à un monde meilleur. Ainsi, s’inspirant de l’expérience vécue, le travail de l’imaginaire met l’accent sur le négatif, anticipant par là les pires des mondes.
Selon l’hypothèse formulée par Berriel[1], au moment où ce genre a vu son essor, où il s’affirmait encore et dessinait ses contours, l’utopie était générée par deux principes distincts: premièrement, à partir d’une expérience historique en tant que métaphore – l’Utopia de More est exemplaire comme métaphore d’une Angleterre très concrète; deuxièmement, à partir d’une Idée, d’une construction abstraite qui descend du Ciel vers la Terre – la Civitas Solis en est le meilleur exemple, en tant que formalisation de la rationalité restrictive tridentine. Une telle hypothèse suggère que la dystopie prend ses racines essentiellement dans ce second principe en tant que dérivation des utopies détachées du monde empiriquement concret.
Il ne conviendrait pas ici de traiter dans le détail une discussion philosophique très étendue qui, depuis le texte fondateur de Thomas More[2], se développe chez les différents auteurs et courants au sujet d’une thématique qui soulève des oppositions et des similarités depuis plusieurs siècles; les perspectives d’analyse de ce phénomène très complexe sont nombreuses. Un texte de Braga aborde ce phénomène depuis ses origines: d’abord, l’auteur analyse quatre variétés utopiques, dénommées utopies, eutopies, dystopies et anti-utopies, élaborant un «corpus des utopies littéraires des XVIe-XIXe siècles, selon la taxinomie des quatre variétés définies »; il examine ensuite les possibilités de combinaison entre ces variétés, la dynamique de ce processus ainsi que les constructions possibles selon le sens positif ou négatif qu’elles assument à partir de leur distribution sur un axe virtuel [3].
Il existe encore un trait présent aussi bien dans les utopies que dans les dystopies, à savoir, leur relation dialectique avec le réel, en face duquel les deux formes jouent un important rôle social: à travers l’univers de la fiction qui mobilise des fantasmes stimulant l’imaginaire social, s’exprime le mécontentement avec l’expérience sociale quotidienne qui s’est manifesté tout au long de l’histoire par la production artistique, notamment les productions littéraires et cinématographiques; s’exprime aussi l’engagement éthique des auteurs qui cherchent à traduire cette insatisfaction à travers ces formes d’expression artistiques y évoquant d’autres réalités possibles.
Quand nous parlons de réel historique, nous considérons que les rapports des individus et groupes sociaux avec la réalité expérimentée se font par le biais des représentations, comme démontrent les travaux développés par plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales; en sociologie et en psychologie sociale ont été réalisées des études spécifiques comme celles entreprises par Moscovici et Jodelet, constituant un large domaine de recherche sur les représentations sociales et sur le travail de l’imaginaire[4].
Utopie et dystopie sont articulées d’une façon dialectique dans la production littéraire et cinématographique qui s’élabore depuis le début du XXe siècle. Ainsi, Nous autres (1920) de Evgueni Zamiatine est sans doute la première dystopie explicite, mais ce thème devient plus présent au long des dernières décennies. Les premiers films dystopiques ont été des adaptations d’œuvres littéraires pour le cinéma; des exceptions remarquables en sont Metropolis de Fritz Lang (Allemagne, 1927) ou les critiques satiriques réalisées par Chaplin aux États Unis – Modern Times (1936), The Great Dictator (1940) – dont les scénarios ont été écrits pour le cinéma. D’autres ouvrages classiques comme Brave New World de Aldous Huxley et 1984 de George Orwell ont inspiré des productions pour le cinéma. Le tableau ci-dessous présente les productions dystopiques les plus connues où la littérature et le cinéma sont en rapport[5].
Néanmoins, à partir des années 1990, cette tendance s’inverse, suivant d’importants changements de la société qui s’accélèrent à partir de la fin des années 1980 quand on voit s’accroître la production de films dystopiques dont la source d’inspiration n’est pas forcément la littérature. Pour de nombreux historiens, la chute du mur de Berlin est l’événement de grande influence, le moment historique à partir duquel apparaissent les signes d’épuisement de l’utopie socialiste et d’une progressive affirmation du libéralisme renouvelé, désormais appelé néolibéralisme. Cette tendance s’affirme dans la majorité des pays, avec un autre phénomène, la globalisation ou la mondialisation qui atteint les sphères économique, sociale, culturelle et politique des sociétés[6]. Face à la relation entre production culturelle et temporalité, on comprend que la croissance du nombre de filmes dystopiques est en rapport avec les perspectives sociales en ce moment historique.
Certains analystes des processus sociaux considèrent que la fonction des phénomènes cités, ainsi que des transformations intervenues dans les moyens de communication produisant de nouvelles formes d’action et d’interaction dans le monde moderne – associées au développement des institutions et à la croissance des nouveaux réseaux d’information et de communication – entraînent de nouvelles formes de rapport entre le public et le privé et des changements dans le lien entre visibilité et pouvoir. Pour de nombreux auteurs, la présence de telles caractéristiques dans les sociétés contemporaines signifierait que l’on vit dans une nouvelle ère, la « postmodernité ». D’autre part, d’autres versants, où l’on retrouve des auteurs comme Thompson[7] se consacrent à l’histoire de la culture et des communications en affirmant que malgré tous les discours sur le postmodernisme et la postmodernité, « si l’on laisse de côté la rhétorique à la mode, il y a peu de signaux valables que le monde à la fin du XXe siècle soit entré dans une nouvelle ère ». Il y a donc une polémique théorique que l’on voulait juste souligner, tout en évoquant certains auteurs qui participent des deux versants[8]. Nous adoptons la position de Thompson déjà citée et sommes d’accord avec Steven Connor lorsqu’il affirme:
même si le terme de post-modernisme a été utilisé par certains écrivains des années [19]50 et [19]60, il ne s’est pas cristallisé avant le milieu des années [19]70 période où des affirmations sur l’existence de ce phénomène social et culturel si hétérogène commencent à prendre force dans la sphère de certaines disciplines académiques ainsi que dans les manifestations culturelles, dans la philosophie, l’architecture, dans les études sur le cinéma, les études littéraires […] S’il est clair que le débat sur le post-modernisme offre à la pratique critique un moyen d’autodiffusion et d’autoprolongement, il reflète et personnifie en même temps l’implication réelle de la critique culturelle avec ce que Jürgen Habermas a désigné comme la « crise de légitimation » qui touche la vie sociale contemporaine – le fait qu’il semblerait ne pas avoir de principes pouvant servir comme des critères de valeur pour aucune chose.[9]
En conclusion à cette introduction, où nous avons essayé d’expliquer comment nous comprenons notre objet d’analyse – un film récent, situé dans un futur dystopique – et relever que le développement des moyens de communication atteint aujourd’hui une portée globale et instantanée, à une échelle jamais expérimentée auparavant. Cette globalisation de la communication instantanée s’articule à d’autres processus de développement des sociétés modernes – au-delà des désignations adoptées pour les caractériser. Plus important que n’importe quel habillage c’est que nous fassions des efforts pour comprendre les processus sociaux en cours ainsi que leurs conséquences; il faut garder toujours à l’horizon de la recherche le besoin de comprendre les contextes spécifiques où les médias sont produits et reçus, pour déchiffrer la forme dont ils touchent les personnes. Nous supposons que cette visibilité médiée par la technologie, assumant aujourd’hui la forme de communication instantanée, nous offre un matériel remarquable pour l’analyse du film dystopique choisi, ainsi que des formes de réception par les spectateurs – traduites en polémique sur les réseaux sociaux.
Vers une cartographie des désirs dystopiques – quelques questions de méthode
Dans ce travail d’analyse filmique, comme son titre le suggère, nous nous sommes servies de deux procédures de base: tout d’abord, la méthode cartographique qui nous a semblé la plus appropriée à l’objet film – un produit médiatique qui touche l’imaginaire de son public, déchaînant des réponses; ensuite, l’examen des processus d’attribution de sens à ce qui est vu et entendu lorsqu’on voit un film.
La cartographie, comme l’on sait, est une méthode formulée par Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980) visant à suivre un processus plutôt qu’à représenter un objet. Il s’agit toujours d’interroger un processus de production. Quand on se sert de cette méthode dans des domaines d’étude touchant à la subjectivité, on écarte l’objectif de définir un ensemble de règles abstraites qu’on appliquerait au film en même temps qu’on renonce à emprunter une voie linéaire pour arriver à un but, la cartographie étant toujours une méthode construite, un work in progress. Par conséquent, en tant que procédure de recherche, elle exige des postures spécifiques, invitant le chercheur à un exercice cognitif singulier car il est orienté vers le dessin d’un champ problématique qui requiert certes une forme de cognition mais qui exige surtout qu’il soit aussi capable d’invention. Il s’agit alors d’une invention qui n’est rendue possible que par la rencontre féconde entre le chercheur et son champ de recherche, le matériau sur lequel il se penche ne devant donc pas être collecté mais plutôt produit. Cette démarche devient possible parce qu’elle émerge d’un point de contact impliquant un déplacement du chercheur pour voir autrement son champ de recherche, car il doit voir et penser en même temps que l’objet s’offre à son regard. Les réflexions spécifiques élaborées par Deleuze sur le cinéma se trouvent dans deux de ses ouvrages[10].
Plusieurs chercheurs à avoir utilisé la cartographie indiquent des points importants de son application. Selon Kastrup, deux points doivent être examinés, le premier se référant à la fonction même de l’attention qui ne correspond pas à une simple sélection d’informations. En effet, son fonctionnement ne s’identifie pas à des actes de focalisation afin de préparer la représentation des formes des objets: elle s’exerce plutôt à travers la détection de signes et des formes circulantes, c’est-à-dire, des franges des processus en cours. Par conséquent, la détection et l’appréhension d’un matériau au départ déconnecté et fragmenté, des scènes et des discours, requiert une concentration sans focalisation, celle précisément qui est indiquée par Deleuze dans son Abécédaire: l’idée d’une attention aux aguets dont le fonctionnement nous cherchons à élucider. Le second point c’est que l’attention en tant que processus complexe peut assumer différentes formes: sélective ou flottante, ciblée ou floue, concentrée ou dispersée, volontaire ou involontaire; une combinaison de ces formes est aussi possible, produisant: sélection volontaire, flottaison involontaire, concentration floue, focalisation dispersée, etc. Adriana Carrijo souligne que la notion de cartographie s’articule à l’idée d’une ligne de fuite, celle-ci étant le principe de la déterritorialisation. Choisir la méthode cartographique signifie que nous travaillerons à travers des lignes de fuite, pour dessiner la carte qui caractérise le système dans lequel le problème s’insère. La subjectivité du cartographe ne privilégie donc aucun ancrage. Au contraire, il subit les tensions éveillées par les objets (ob-jets) trouvés, ce que suggère une autre forme, la cartographie sensorielle[11].
Par conséquent cette méthode nous semble le mieux appropriée à l’observation des manières dont le film Mad Max: Fury Road touche l’imaginaire du public, sans oublier que ce produit médiatique audiovisuel intègre un champ complexe qui nourrit d’autres champs en même temps qu’ils le nourrissent; il y a donc des interrelations permanentes de tension et de distension potentielles entre la technique, les discours et les cultures. Dans ce processus nous voulions colleter des éléments et identifier les espaces propices à établir du consensus, des divergences et des standardisations; découvrir les sociabilités et les échanges symboliques que ce film engendre, ainsi que les usages, les appropriations, les configurations, les convergences, les expérimentations et les innovations qu’il opère sur des formats, des supports et des technologies mis à l’œuvre. Nous avons produit ainsi des données afin d’adopter un second procédé spécifique à l’analyse filmique – la traduction intersémiotique – une fois que ce produit audiovisuel peut se constituer comme langage et discours, dans une relation complexe entre technique et culture, des relations traversées par l’esthétique et par l’éthique.
Nous avons pris en compte la distinction entre interprétation sémantique et interprétation critique proposée par Umberto Eco[12], dans l’intention de les réaliser simultanément pour comprendre pourquoi et comment le texte filmique produit du sens. Autrement dit, nous cherchions à saisir le sens et la production du sens établissant des connexions entre ce qui s’exprime et la façon dont cela s’exprime; selon Odin (1991), ces connexions étant toujours conjecturales, les hypothèses formulées sont ouvertes à la vérification, par un mouvement d’aller-retour sur le texte. Il n’y a pas une seule position concernant l’interprétation du sens produit par l’analyse textuelle – le sens est-il produit par le texte, par l’auteur, ou bien par le lecteur? Malgré les polémiques soulevées autour des réponses à cette question, à présent presque tous les critiques admettent qu’un même texte autorise une pluralité d’interprétations. Par conséquent, pour éviter que l’activité d’interprétation soit réduite à la simple projection des trames, des obsessions et des désirs du lecteur sur l’objet d’analyse, Eco suggère le recours au « sens littéral », à ce qui s’exprime vraiment dans le texte, à l’intention de l’œuvre, pour fonder la liberté d’interpréter sur des vérifications et des validations aussi concrètes que possible[13].
Ainsi, si le film comme produit culturel s’inscrit dans un contexte socio-historique donné, il n’est alors pas possible de le voir comme un produit séparé d’autres secteurs de la vie sociale comme l’économie, la politique, les sciences, les techniques et les autres arts. Dès lors, comme Marc Ferro (1976) et Umberto Eco (1992) l’indiquent, nous pouvons utiliser les films pour analyser les sociétés, car ils offrent un ensemble de représentations qui nous renvoient à la société réelle où ils s’inscrivent. Dans un film, indépendamment de son projet (décrire, distraire, critiquer, dénoncer, militer) une société n’est pas affichée mais plutôt mise en scène. Le réalisateur y opère certes des choix, en organise les éléments, découpe dans le réel et dans l’imaginaire, bref il construit un monde possible qui entretient des rapports complexes avec le monde réel. D’après Pierre Sorlin[14], ce monde mis en scène peut être un reflet, mais aussi bien un refus lorsqu’il dissimule les aspects pertinents du monde réel, en l’idéalisant et en en amplifiant certains défauts, pour proposer un autre monde. De toute façon, le film est un point de vue, un regard posé sur le monde qui lui est contemporain[15].
Partant de cette prémisse nous supposons que le cinéma, en tant qu’un art de la représentation, génère des productions symboliques et que ces productions expriment, plus ou moins explicitement, plus ou moins consciemment, un ou divers points de vue sur le monde réel; il revient au chercheur d’essayer d’identifier la nature de ces points de vue ainsi que la façon dont ils se manifestent. Ils peuvent être d’ordre idéologique, moral, spirituel et esthétique, sans que l’on puisse les assigner de forme définitive à une de ces catégories.
Du point de vue méthodologique, nous avons eu recours ici aux procédés indiqués par Vanoye pour l’analyse filmique et pour l’interprétation symbolique, soulignant la double convergence du scénario vers la structuration du récit d’une part et la progression thématique d’autre part. Cet auteur propose une démarche simultanée fondée sur différents points de vue sur l’histoire et les personnages – moral, esthétique, politique et philosophique –, ainsi qu’il invite à en relever les connotations affectives, fantastiques, symboliques, toutes portées par les images du monde représenté. Selon Vanoye, en effet, pour l’identification du symbolique il y a deux procédés importants: l’étude du scénario et l’identification des métaphores et des réseaux métaphoriques. On y parviendra par la suite.
En ce qui concerne le récit filmique, Vanoye considère que les scénarios se référent souvent à des « modèles structuraux, à de grands schémas narratifs appartenant au patrimoine universel opérant comme des supports de contenus symboliques voire mythiques ». Nous insistons sur le caractère explicite ou implicite de ces images figurées, des ressources qui aident dans l’identification des indices offerts à l’interprétation. Parmi ces ressources, on retrace en premier lieu la recherche d’un axe socio-historique, puis d’un axe spirituel, qui s’articulent dans une approche psycho-socio-historique. Voici l’hypothèse de Vanoye[16]:
tout scénario de film remplit une double fonction: d’une part, le scénario structure un récit (une suite logique d’événements, de relations entre les personnages, de conflits, un ensemble d’informations que les films doivent diffuser pour assurer compréhension et vraisemblance), et une progression dramatique (selon les règles d’alternance entre temps forts et temps faibles, une progression continue jusqu’au dénouement en passant par le climax). D’autre part, le scénario propose simultanément un point de vue (moral, esthétique, politique, philosophique, poétique) sur l’histoire et les personnages, des images du monde représenté, des images plus ou moins chargées de connotations affectives, fantastiques, symboliques. Les deux scénarios ne sont pas nécessairement convergents.[17]
Un autre procédé méthodologique important c’est l’identification des métaphores ponctuelles, « la forme la plus condensée de l’image »; si dans la littérature la métaphore est une figure de l’expression verbale, au cinéma, ce sont les images qui se succèdent au lieu des mots. La compréhension des métaphores se fonde sur l’analogie de sens qui existe entre le terme actualisé et le terme absent, celui qui a été remplacé; dans un film, l’effet métaphorique peut être généré par l’association plus ou moins étroite d’une suite d’images qui rompent le continuum narratif, créant une configuration métaphorique plutôt qu’une « métaphore pure », les deux formes pouvant être identifiées selon les ressources employées: des formes de répétition et d’insistance (premiers plans, plans longs, angles insolites) ou d’amplification (déformations visuelles, augmentation, effets sonores etc.); le degré le plus fort ou plus faible d’incongruité d’une image par rapport à la norme narrative réaliste (de l’image délibérément non diégétique à la figure diégétisée, c’est-à-dire, pleinement intégrée au monde représenté); l’usage d’images évoquant la « condensation freudienne » – après un long trajet narratif, dramatique et qui passe par des figures, dans une même représentation se concentrent plusieurs séries d’association d’images qui convergent, sont synthétisées et dépassent toutes les significations jusqu’alors dispersées ou parallèles; l’image condensation peut être le point de départ, le motif inaugural d’un parcours qui reviendra probablement sur elle[18].
Mad Max: Fury Road – Un film entouré par la polémique
Le film Mad Max: Fury Road choisi pour ce travail appartient à une catégorie de films désignés de différentes façons par la critique cinématographique: sci-fi, adventure post-apocalypse ou encore “blockbuster hollywoodiano” – ce qui pour beaucoup est un synonyme de cinéma léger, facile à digérer, au succès garanti et hautement rentable. Il n’y a pas de doute que, sous de nombreux aspects, ce film présenté comme une adventure post-apocalypse a comblé une grande partie de ces attentes: il a connu un énorme succès mondial – en moins d’un mois il avait déjà rapporté 300 millions de dollars, selon son distributeur[19].
C’est le quatrième long-métrage d’une série (Franchise Series: Mad Max)[20] qui arrive au public trente ans après le troisième volet de la saga Mad Max: son tournage débute en juillet 2012 dans le désert du Namib et le film a été distribué mondialement dans les salles en mai 2015, après sa présentation hors-compétition au Festival de Cannes la même année.
Dans une première approche de Mad Max: Fury Road, nous avons suivi les procédés suggérés par Vanoye (1991), focalisant la double convergence du scénario – aussi bien pour la structuration du récit que pour la progression dramatique – dans le but d’identifier les traits caractéristiques de ce film, d’examiner dans quelle mesure et de quelle manière l’utopie et la dystopie s’y trouvent présentes et de saisir son articulation avec le réel historique.
À partir de l’analyse du contexte de production de Mad Max: Fury Road nous avons conçu l’hypothèse selon laquelle il s’agit d’un film qui « parle » du présent, car il « dit » quelque chose sur notre présent. Des difficultés financières ont retardé le tournage et dès ses débuts dans le désert du Namib, la polémique s’installe sur les conditions de ce tournage, notamment les ravages provoqués dans le plus vieux désert du monde, qui aurait été en partie détruit[21].
Plusieurs auteurs ont démontré l’articulation dialectique entre utopie-dystopie, admettant par conséquent que ces deux termes peuvent participer à la composition du film. Nous suivons la position de Corin Braga qui semble s’accorder le mieux à la méthode cartographique adoptée. Selon l’auteur,
[…] il faudrait envisager l’hypothèse que l’utopie et l’anti-utopie ne constituent pas un système double mais quadruple, que chacune d’entre elles représente un système double, composé d’un astre lumineux (la cité parfaite) et d’un astre ténébreux (la cité de déréliction). Au lieu de concevoir l’utopie comme incarnant la cité idéale et l’anti-utopie la cité infernale, il faudrait voir dans l’utopie la combinaison d’une vision du bien et d’une vision du mal et dans l’anti-utopie, symétriquement, la combinaison d’une vision du mal et d’une vision du bien.[22]
Adoptant par ailleurs la tripartition récit/narration/histoire-diégèse de Gérard Genette (2004) pour l’analyse textuelle, on s’aperçoit que le film se situe clairement dans un monde dystopique. Focalisant l’histoire-diégèse, c’est-à-dire, la partie du récit qui n’est pas spécifiquement filmique – le synopsis, le scénario et le développement – on constate que son contenu est indépendant de son milieu – un film en l’occurrence. L’histoire qui contient le sens et le contenu narratif est finalement assez sommaire nous montrant d’emblée le caractère dystopique que nous essayerons de synthétiser.
Ayant pour décor une grande surface désertique, deux groupes inégaux en force de frappe, s’affrontent dans une poursuite sans trêve dans leurs véhicules: l’un d’eux est occupé par Imperator Furiosa, le personnage féminin principal, qui décide de saboter la mission dont elle est chargé: conduire un convoi blindé à destination de Gasoline Town et de Bullet Farm où elle devrait collecter munition et carburant pour le tyran Immortan Joe, sorte de leader religieux d’un groupe de survivants. Dans un des deux groupes sont embarquées Furiosa avec quelques femmes – les trésors du vilain, des beautés que le tyran maintient prisonnières dans le but d’assurer reproduction et allaitement; ces femmes sont accompagnées par un petit groupe d’hommes. Leur destination c’est la « terre promise » ou la « Terre Verte », un endroit idyllique où l’eau coulerait à flot et la nourriture ne manquerait pas, géré par des femmes, les Vuvalinis. L’autre ensemble est composé de véhicules véloces et bruyants conduits par des hommes, une armée intégrée par des « apprentis de la guerre », des jeunes hommes à la tête rasée et teintée, à la vie brève et dont la dévotion au tyran Immortan Joe est totale. Celui-ci les guide avec de la haine, dans une poursuite sans arrêt parmi la poussière qui se dégage du sol aride. Le tyran détient encore le contrôle sur les principaux moyens de survie dans une terre dévastée post-apocalyptique dans laquelle toute l’humanité a succombé et la planète (Wasteland) se réduit à un grand désert aux tonalités rougeâtres. Dans cet univers dystopique il y a des groupes isolés d’êtres humains, qui existent durement dans un monde dévasté: la plupart des survivants sont les guerriers (War Boys) assujettis par Immortan Joe, des hommes prêts à mourir pour lui, ce qui les ferait atteindre le paradis (Valhalla). Tous sont entourés par des clans de cannibales, des sectes et des gangs de motards qui s’affrontent dans le désert sans fin pour obtenir de l’essence et de l’eau, des ressources contrôlées par le tyran aux traits messianiques Immortan, personnage au masque frappant et commandant de la tour en pierre érigée sur un réservoir d’eau (The Citadel). C’est depuis cette tour qu’Immortan Joe distribue des jets d’eau selon son humeur et pour le plaisir, tâche dans laquelle il est aidé par ses deux enfants: Corpus Colossus, un type très intelligent mais souffrant d’un défaut de croissance, et Rictus Erectus, l’un de meilleurs guerriers de la Citadelle. Le tyran cherche encore un héritier à sa hauteur afin de perpétuer son legs. Max Rockatansky, le personnage-titre du film, est un ancien policier de la route, devenu à présent prisonnier – placé et lié à l’avant de la voiture des War Boys, dans une posture qui rappelle celle des figures à la proue des bateaux. Mais, au-delà de cette situation de danger, il est réduit au statut d’objet car il n’est qu’un globular, soit un réservoir de sang frais pour les War Boys.
Même s’il y a beaucoup d’autres détails qui particularisent les personnages du film[23], nous considérons que ce synopsis suffit à illustrer le caractère dystopique de cet univers, à partir du scénario qui structure la trame narrative et la suite logique des événements, ainsi que les rapports entre les personnages et les conflits qui font partie de la réalité vécue, accentuent les traits profondément négatifs de l’existant. Á partir de ces traits il ne serait pas possible de présumer que leur évolution conduira vers un meilleur avenir. En effet, l’expérience montrée ou suggérée par les images active le travail de l’imaginaire du spectateur qui peut anticiper le pire des mondes; à partir de l’expérience présentée comme vraisemblable dans cet univers dystopique le public est capable d’évoquer un monde qui ne serait pas impossible à l’avenir. Les conflits pour la domination des zones pétrolifères, la privatisation de l’eau, la menace que cette denrée vitale s’épuise, le manque d’aliments pour la survie de nombreuses populations, ce sont des éléments amplifiés et exacerbés dans le film qui ne nous sont pas méconnus à l’heure actuelle.
Des images explicites alliées aux ensembles métaphoriques saisissables dans le récit renvoient les spectateurs à des questions qui sont perceptibles dans notre quotidien. En effet, la destruction de l’environnement dans le seul but de la domination surgit comme une configuration métaphorique plus large qui conjugue et articule deux types de structures narratives: d’une part, des structures sémio-narratives, en tant que formes d’organisation profondes et générales sous-jacentes au film et d’autre part des structures de surface qui relèvent du domaine de l’observable. Ces structures peuvent être facilement aperçues par les spectateurs, cependant les deux sont nécessaires à une compréhension plus large de leur signification. Ainsi, le scénario-cadre du film – la planète (Wasteland) réduite à un grand désert aux tonalités rougeâtres, une terre dévastée par une catastrophe nucléaire d’où l’humanité fut chassée – condense des significations plus générales et profondes. À celles-ci viennent s’articuler les images qui suggèrent ou présentent les détails des difficultés de vivre sur cette planète sans avenir, où manquent les moyens de survie pour tous, une planète dont le passé n’existe plus, sauf dans la mémoire et dans les mains des Vuvalinis; ce petit groupe de femmes âgées et fragiles poussées à la vie nomade avec leurs souvenirs de tout ce qui existait, jouent les gardiennes de l’histoire passée et un symbole d’espoir pour un meilleur futur – quelques graines de plantes, leur donation aux jeunes échappées.
Une seconde configuration métaphorique est en rapport avec les caractéristiques du pouvoir dans ce monde post-apocalyptique qui dédouble la même articulation précédente, tissée par les deux types de structures narratives. D’abord sur le plan des structures sémio-narratives plus profondes, on a une synthèse de la concentration du pouvoir détenu par le tyran Immortan Joe. Celui-ci, en plus du contrôle de toutes les ressources permettant la survie des individus, détient un pouvoir absolu sur tous les survivants; les formes variées de domination s’exercent selon les intérêts du tyran: par la force des armes, la distribution de l’eau et de l’essence, la manipulation des consciences, moyennant une fausse identité messianique (il est celui qui « est retourné après la mort »). Ainsi Immortan Joe instrumentalise-t-il l’angoisse existentielle et la dévotion religieuse qu’il inspire chez les jeunes guerriers. Au niveau des structures de surface, on trouve de nombreuses indications de cette domination exercée par lui dans les rapports existants entre les personnages principaux et secondaires. Quelques métaphores renvoient encore à la réification des êtres humains transformés en outils du système: Immortan Joe réifie aussi bien les femmes que les hommes. Max est le prisonnier bâillonné et enchaîné au devant d’un char de guerre: il est un globular soit, un réservoir de sang frais pour les War Boys. Furiosa et le groupe de femmes prisonnières, portant des ceintures de chasteté, sont asservies pour assurer la descendance du dictateur. Dans la séquence, ces prisonniers refusent leur statut d’objet et se mettent en quête de liberté.
Ces métaphores dénoncent le système patriarcal, l’oppression existante dans tout le monde et critiquent le régime dictatorial que le film évoque. Une autre dimension de la domination à analyser c’est la représentation métaphorique qui enrobe les personnages, par exemple: le mouchoir qui bâillonne et les chaînes qui tiennent Max fixé au char de guerre; le bras mécanique qui remplace en partie l’amputation subie par Furiosa; Immortan Joe est particulièrement disgracieux et effrayant dans un corps difforme et mou qu’il tente de cacher dans une armure censée le rendre plus « dur » et plus résistant; cela se complète par un masque à la place du visage, tout aussi effrayant que sa voix grave et menaçante. Les War Boys sont des jeunes aux cheveux rasés et au visage blanc avec des peintures primitives; ils se trouvent en « demi-vie », donc ils ont besoin des globulars pour se revitaliser régulièrement. Enfin, le peuple qui est présenté comme une globalité, une masse – montrée sur des premiers plans et des plans longs – est constituée de corps amputés, édentés, abîmés, affaiblis: bref, masse qui doit rester dominée, ou bien, peut-être « sauvée » par des individus exceptionnels.
Après cette lecture du caractère dystopique prédominant du film Mad Max: Fury Road, nous devons nous interroger sur la manière dont se présente l’articulation dialectique entre utopie et dystopie, soit de quelle façon le réalisateur a conçu « la combinaison d’une vision du mal et d’une vision du bien »[24]. Par la suite, nous signalerons les traits utopiques présents dans la trame narrative. L’utopie se configure dans le récit lorsque quelques personnages asservis par Immortan Joe – les femmes (Furiosa, les épouses, les Vuvalinis devenues nomades), Max emprisonné, Nux (un War Boy converti) s’associent pendant les affrontements dans le désert; alors ils refusent leur statut d’objet et se mettent en quête d’un monde plus libre. Le groupe acceptant une proposition de Max et dirigé par lui parviendra à s’emparer de la Citadelle sauvant au passage les humains réduits au semi-esclavage par le tyran. Ce projet exécuté par les prisonniers associés permettra de libérer tout le peuple de la servitude. Immortan Joe est mort décapité – son masque est accroché par Furiosa aux roues tournantes de sa voiture, déchirant son visage. La Citadelle que l’insurrection a permis de reconquérir sera régentée par Furiosa et son groupe de femmes; Max qui vient de jouer le sauveur altruiste, s’éclipsera discrètement dans la foule en liesse dans les dernières images du film. Comme on a pu l’observer par la description des décors, des personnages et des relations entre eux, ainsi que par l’analyse des images proposées ci-dessus, il est possible de saisir que le recours aux métaphores ponctuelles et aux réseaux métaphoriques constituent la stratégie du réalisateur tout au long du film, faisant recours à la condensation freudienne déjà mentionnée. Pour l’illustrer à l’aide d’un seul exemple, nous renvoyons à l’image du dictateur tyran Immortan Joe qui condense dans ses caractéristiques physiques, son masque effrayant et ses rapports avec la population survivant dans Wasteland, la domination absolue exercée sur l’ensemble des gens et les multiples formes d’exploitation et de contrôle qu’il leur impose.
Mad Max: Fury Road – film féministe? Une polémique à grands traits
Un élément qui a attiré l’attention dans ce récit fut la déconstruction du personnage Mad Max dans le rôle du « loup solitaire qui sauve la jeune fille à la fin », déjà présent dans les versions précédentes de ce « blockbuster »; c’est un signe que le cinéma insiste encore dans les vieux clichés, en dépit des changements de la société et de l’existence de caractéristiques humaines réelles et intéressantes qui pourraient être exploitées. Cette déconstruction a été l’un des ingrédients de la controverse qui a pris d’assaut les médias suscitant l’ire de certains mouvements masculins, au sujet du « féminisme » présumé du film, comme nous allons le voir.
La polémique commence lorsque l’article « Pourquoi il ne faut pas aller voir Mad Max: feminist road » sort dans les pages d’un blog américain nommé, rien moins que The return of kings; le bloggeur – Aaron Clarey – est connu pour son « masculinisme » virulent et ses propos ont mobilisé quelques groupes contre le film[25].
Les éléments développés ensuite à propos de l’existence d’une controverse autour du « féminisme » présumé dans le film Mad Max: Fury Road, sont basés sur les données recueillies à partir de divers matériaux : des rapports publiés dans des revues et des journaux électroniques; des sites et des blogs sur Internet; des débats sur des programmes télévisés, diffusés dans les capitales ou dans les grandes villes dans 5 pays: le Brésil, l’Argentine, le Chili, la France et l’Uruguay. Dans le cas du Brésil ont été examinés les médias de deux villes – Rio de Janeiro et São Paulo.
Cependant, notre but est limité à l’analyse de la perception du film par une partie du public qui dans ces deux villes brésiliennes se sentait encouragé à participer dans la controverse suscitée par le film. Parmi les divers matériaux collectés, nous avons examiné au total: 306 commentaires de lecteurs de sites et de blogs; 62 articles parus dans des journaux en ligne et sur des sites Web; l’observation de deux débats réalisés dans des émissions télévisées; l’observation directe d’un débat après la projection du film dans une salle de cinéma à Rio de Janeiro.
L’analyse de ce matériel indique la distribution statistique suivante dans l’ensemble des 306 commentaires analysés: 52% sont d’accord que le film présente une perspective féministe; 26% disent que le film n’est pas féministe; 14% disent ne pas avoir remarqué d’orientation ni féministe ni masculiniste; les autres 8% n’ont pas abordé cette question. Dans ce qui suit nous essayerons de faire une synthèse des arguments utilisés par ces différents groupes.
Parmi les observations de la majorité (52%) qui voit MMFR comme un film féministe, certains points de vue sont soulignés, comme la représentativité féminine, – ce n’est pas seulement le nombre de personnages féminins qui compte, mais surtout le rôle important que les femmes jouent tout au long de l’action:
dès le départ le film, on montre que Furiosa, une femme forte, est la leader d’autres femmes (les épouses du tyran) en quête de liberté et d’émancipation; quelques opinions mentionnent des traits du film comme exemples de dépassement de la place traditionnelle assignée aux femmes, selon le Test de Bechdel.[26]
De nombreuses opinions attribuent à Furiosa le rôle de personnage principal à la place de Max. D’autres affirment que:
ce film remettrait en cause les assignations générées implicites dans ce type de narrative cinématographique et s’ouvrirait au public féminin en laissant plus de place « au deuxième sexe ». Au même temps le héros masculin est montré en position de faiblesse. D’autres mettent en relief une phrase répétée dans ce film aux dialogues rares: “Men did that” – cette phrase qui revient souvent semble dire que ce sont les hommes – par opposition aux femmes (et non pas aux humains) les responsables de l’état chaotique de la planète où se déroule le film; sont les hommes aussi qui tiennent les rênes de la société tyrannique montrée au cours du récit. Voilà donc une critique féroce de la « bêtise des mâles » et de leurs valeurs: la force, la puissance dans le combat, la domination des femmes réduites à la condition d’objets, qui sont là pour assurer la descendance et tous les besoins du tyran.
D’autre part, le réalisateur de MMFR s’est entouré d’une forte référence féministe: Eve Ensler, l’américaine auteure des « Monologues du Vagin », fut invitée comme dramaturge à partager ses expériences avec les actrices, en discussion sur leurs personnages.[27]
D’autre côté les 26% de commentateurs qui pensent que MMFR n’est pas un film tout à fait féministe exposent leurs arguments où l’on voit que, selon les opinions de ce groupe, l’approche en apparence féministe du début sera fragilisée et contredite par l’évolution du récit, lorsque Max devient le personnage clé pour la solution des problèmes des femmes en fuite.
D’abord, lorsque Furiosa propose de traverser le désert, dans l’espoir de trouver de l’eau à l’autre côté, c’est lui qui va leur montrer la voie; pourtant les femmes sont près d’une dizaine et les Vuvalinis censées bien connaître la région seraient les plus à même de juger de la probabilité d’avoir de l’eau. Au cours de la bataille finale, Furiosa est sévèrement blessée et les femmes survivantes s’attroupent autour d’elle, mais elles sont bien incapables de l’aider; c’est Max qui va lui sauver la vie en lui transfusant son propre sang. Après, c’est encore Max qu’aura donné à Furiosa l’idée géniale de conquérir la citadelle – donc il pense à sa place. Dans la séquence finale – où le groupe arrive à la Citadelle – nous voyons Max aidant Furiosa, déjà à bout de ses forces, à sortir de son camion; il la soutient alors qu’elle se fait acclamer par la foule – cela pourrait suggérer que sans un « homme fort », elle s’effondrerait. Dans les séquences de leur fuite, Furiosa et Max sont présentés comme complémentaires; pourtant, dans les scènes sur la ligne d’arrivée, Max « le loup solitaire », garde un temps d’avance. On peut voir toute une série d’actes héroïques dont Max est le protagoniste et va se reprendre dans le rôle classique de l’homme protecteur.
En ce qui concerne les autres appréciations sur le film MMFR, nous avons un ensemble d’opinions qui ne touchent pas la polémique: les 14% qui ne trouvent dans ce récit ni des tendances féministes ni masculinistes; et encore les 8% qui dans leurs commentaires n’abordent pas ce sujet. Les deux groupes additionnés composent un total de 22% sans remarques par rapport à la question que nous examinons. De ce fait, nous allons faire une brève indication des thèmes abordés par cet ensemble.
La majorité des commentaires sont élogieux et ils soulignent:
le talent du cinéaste George Miller encore intact malgré ses 70 ans, car il vient tout simplement de réaliser l’un des plus grands films d’action de tous les temps. C’est un film de pure adrénaline, enragé, furieux, extravagant, frénétique, hyper-spectaculaire. Le réalisateur reprend la saga post-apocalyptique dans un scénario simpliste mais qui prend toute sa force dans des montées de vitesse assez spectaculaires – il faut avoir un certain talent pour intéresser pendant deux heures durant le spectateur au sort de personnages si pauvrement dotés, qui passent l’essentiel de leur temps dans, sur ou sous un véhicule apparenté à un camion. L’avalanche d’action, les personnages plus fous les uns que les autres, les images incroyables mais aussi le scénario et la bande sonore ont largement séduit le public – le film est visuellement époustouflant, virtuose et inventif dans la forme, captivant par son rythme effréné; n’oublions pas l’excellence de la bande sonore ni le guitariste Coma-Doof Warrior avec ses mouvements explosifs et une guitare crachant du feu, est l’un des meilleurs personnages du film.
Certaines opinions critiques, qui ne sont pas nombreuses, soutiennent que « le principal défaut du film tient dans le manque d’émotion, dans le refus de se confronter à des sentiments amoureux ou amicaux, humains en somme ».
En conclusion
Le succès cinématographique de la série Franchise Series: Mad Max – quatrième volet, révèle l’attraction exercée sur le public d’un genre fictionnel particulier – la dystopie; depuis les années 1990, une véritable vogue du récit dystopique traverse le cinéma. Pourtant le film dystopique analysé se distingue d’autres branches narratives car il est défini comme « post-apocalyptique »: son thème est la survie dans un monde après une catastrophe majeure; il s’agit d’un récit de fiction décrivant une société imaginaire, dans le futur qui peut être perçu comme plus ou moins proche. Grâce à ses configurations métaphoriques, ce film adresse une critique radicale aux modèles de sociétés organisées de manière totalitaire, qui dans l’apparence prétendent assurer le bien-être collectif, au détriment de celui des individus, mais n’accomplissent ni l’un, ni l’autre.
Indépendamment de l’approbation ou des critiques qui leur sont adressés depuis quelques mois, on peut attribuer aux réalisateurs et aux producteurs du film le mérite d’avoir attiré l’attention vers d’importantes questions d’actualité de façon inattendue, en face des expectatives associées aux films de la Franchise, au sens où ils touchent à des questions importantes de l’actualité et montre des conséquences futures des actions présentes.
La méthodologie d’analyse choisie semble avoir permis l’observation des manières dont le film a touché l’imaginaire du public, sans oublier que ce produit médiatique audiovisuel intègre un champ complexe qui se nourrit d’autres champs en même temps qu’ils le nourrissent; il y a donc des interrelations permanentes de tension et de distension potentielles entre l’expérience réelle et le travail de l’imaginaire insaisissables dans les limites de notre étude. Il n’y a pas de place ici pour discuter en profondeur toutes les questions concernant les rapports complexes entre dystopie, utopie, pouvoir et valeurs culturelles dans les sociétés contemporaines, dont ce film et la polémique qu’il a déclenchée à propos du féminisme ne font que soulever le rideau.
Deleuze, en parlant du cinéma indique qu’il est l’interférence de nombreuses pratiques qui produisent des êtres, des images, des concepts, bref toutes sortes d’événements. Peut-être la chose la plus importante dans le cinéma serait sa capacité d’exprimer, plus que tout art, la vie spirituelle, les mouvements de l’imaginaire dans une dimension inextricablement ontologique et pratique.
Références bibliographiques
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Pages internet – Références spécifiques sur le film Mad Max: FuryRoad
http://www.madmaxmovie.com/ The official movie site for Mad Max: Fury Road
Références spécifiques à propos de la controverse déclenchée à partir du film:
http://www.revistaforum.com.br/blog/2015/05/mad-max-estrada-da-furia-feminista/MadMax:
Notes
[1] Voir Carlos Eduardo O. Berriel, Utopia, distopia e história In: Revista Morus Utopia e Renascimento, 2005, p. 4-10, disponible à l’adresse Internet suivante : http://www.unicamp.br/~berriel/numeros.htm
[2] Il s’agit du texte L’Utopie ou Le Traité de la meilleure forme de gouvernement, publié au XVIe siècle, par Thomas More qui, à son tour, reprend quelques idées exposées dans La République de Platon, rédigée vers l’an 370 av J. C, selon Jacques Brunschwig, in:François Châtellet, Olivier Duhamel et Evelyse Pisier (éds.) Dictionnaire des Oeuvres Politiques, Paris, PUF, 1986, p. 943-959.
[3] Voir Corin Braga, “Utopie, Eutopie, Dystopie et Anti-utopie”, Metábasis Philosophie et Communication, Rivista di Filosofia on-line, (septembre 2006), Ière année, numéro 2, p. 27-31 http://www.metabasis.it.rivistadifilosofia/online.
[4] Serge Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, Paris, PUF, 1961/1976; Serge Moscovici (éd.) Psychologie Sociale, Paris, PUF, 1984, surtout les articles composant la troisième partie du livre: Pensée et vie sociale, p.275-446. D’autres textes d’intérêt en français sont disponibles sur les sites: http://classiques.uqac.ca/contemporains/moscovici_serge/moscovici_serge.html;https://www.cairn.info/publications-de-Jodelet-Denise–9485.htm
FILM – RÉALISATION |
PAYS |
ANNÉE
|
ŒUVRE LITTÉRAIRE – AUTEUR |
Alphaville, Une Étrange Aventure de Lemmy Caution / Jean-Luc Godard |
France |
1965 |
Scénario de Jean-Luc Godard après un recueil de poèmes de Paul Éluard (1926) |
A Clockwork Orange/ Stanley Kubrick |
UK |
1971 |
A Clockwork Orange – Anthony Burgess (1962) |
Blade Runner – Ridley Scott |
EUA |
1982 |
Do androids dream of electric sheep? – Philip K. Dick (1968) |
Brave New World film Production for TV |
EUA |
1980 et 1998 |
Brave New World – Aldous Huxley (1932) |
Fahrenheit 451/ François Truffaut |
UK |
1966 |
Fahrenheit 451 – Ray Bradbury (1953) |
1984 / Michael Radford |
UK |
1984 |
1984 – George Orwell (1949) |
The Trial / Orson Welles |
FR/IT/AL |
1962 |
The Trial – Franz Kafka (1925) |
Sources:http://lounge.obviousmag.org/polimorfismo_cultural/2013/07/15-filmes distopicos.html et http://cinemaedebate.com/2010/09/, http://cinema.chez alice.fr/alphavil.html
[6] Sur les transformations produites au cours du phénomène désigné globalisation ou mondialisation voir: Anthony Giddens, The Consequences of Modernity, London, P. Press-Basil Blackwell, 1990; Roland Robertson, Globalization: Social Theory and Global Culture, London, Sage, 1992.
[7] John B.Thompson, The Media and Modernity, A Social Theory of the Media, Oxford, B Publisher 1995, p. 17.
[8] Dans la première tendance on retrouve Jean Baudrillard, Illusion, désillusion esthétiques, Sens & Tonka, 1997; Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979. Du côté de l’autre tendanceon retrouve Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991; Terry Eagleton, The Illusions of Postmodernism, Oxford, Blackwell Publishers 1996.
[9] Steven Connor, Theory and Cultural Value, Oxford-UK, Blackwell Publishers, 1992, p. 13-15.
[10] Sur la méthode cartographique voir Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980; voir les refléxions sur le cinéma dans: Gilles Deleuze, L’Image-mouvement. Cinéma 1 et Cinéma 2 – L’image-temps, publiés à Paris, Éditions de Minuit, 1983 et 1985 disponibles en édition numérique.
[11] Voir Adriana Carrijo, Contemporaneidade e subjetividade: processos de construção, seriação e clínica-ação da infância, Dissertação de Mestrado, IP/ UFRJ, Rio de Janeiro, 2006, p.28; Gilles Deleuze, L’Abécédaire de Gilles Deleuze. Disponible sur le site http://www.ufrgs.br/faced/tomaz/abc1.htm; VirgíniaKastrup, “O funcionamento da atenção no trabalho do cartógrafo” in; Psicologia & Sociedade; 19(1):jan/abr. 2007.
[12] Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992, p. 28.
[13] Ibidem, p. 33.
[14] Pierre Sorlin, Sociologie du cinéma, Paris, Aubier-Montaigne, 1977, p. 48.
[15] Ce processus est examiné, parmi d’autres, par: Roger Odin, 1991, p.85-96; Christian Metz, Le signifiant imaginaire, Paris,UGE, 10/18, 1977, p. 327-337.
[16] Voir Francis Vanoye ; Anne Goliot-Lété, Précis d’analyse filmique, Paris, Éd. Nathan, 1992.
[17] Ibidem, p. 63.
[18] Voir Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, Paris, PUF, 2012, chap. VI, p. 518.
[19] Selon les informations de Warner Bros disponibles aux adresses suivantes: http://collider.com/mad-max-fury-road-crosses-300-million-at-box-office/ et http://www.boxofficemojo.com/movies/?id=furyroad.htm.
[20] Franchise Séries Mad Max: Mad Max (1979); Mad Max: The Road Warrior (1981) Mad Max Beyond Thunderdome (1985); Mad Max: Fury Road (2015). Source: https://pt.wikipedia.org/wiki/Mad_Max.
[21] Les écologistes namibiens ont dénoncé la destruction provoquée par le tournage dans le plus vieux désert du monde.Voir: http://hitek.fr/actualite/tournage-mad-max-saccage-plus-vieuxdesert 5930.
[22] Corin Braga, op. cit., p. 4-5.
[23] Dans la trame narrative, il y aurait des données importantes pour la compréhension des séquences passées sous silence: les origines, la vie, les expériences vécues par les personnages centraux (L’Impératrice Furiosa, Mad Max, Immortan Joe, les Vuvalinis), la manière dont ils sont arrivés dans cette région désertique, etc.
[24] Corin Braga, op. cit., p. 4-5.
[25] http://www.returnofkings.com/63036/why-you-should-not-go-see-mad-max-feminist-road.
[26] Pour les signes du féminisme voir: https://pt.wikipedia.org/wiki/Teste_de_Bechdel.
[27] Voir dans le texte de Steven Connor (1992) la réflexion philosophique d’auteurs très importants sur cette complexité, en spécial le septième chapitre, « Féminisme et Valeur : Éthique, Différence, Discours », p. 163-192.