Arnaud Huftier
Université de Valenciennes, France
Une autre essence : le rapport au sacré des récits fantastiques populaires[1]
/ The Relation between the Sacred and Fantastic Folktales
Abstract: One cannot help noticing the frequency with which Coleridge’s term ”suspension of disbelief” is called upon when it comes to presenting and commenting “fantastic texts”. This ”suspension”, albeit temporary, applies to a message twice hidden: in the text and in the conscience of the reader. This ambivalence enables us to make use of two types of operations, the Epiphany and the Aphany. We attach here a great importance to the tales depending on Aphany. These texts, far from being only reflections of the society and from conforming to the image imposed on them by the legitimizing authorities, reflect their institutional position and their operating mode. Perceived according to the mode of the Aphany, and of repetition, they question the hidden message conveyed by the story in an unexpected way.
Keywords: Fantastic folktales; the sacred; popular fiction; self-representation; Epiphany; Aphany.
Par une définition exclusive de ce qui serait alors perçu comme un genre, une certaine approche critique – qui tend malheureusement à s’imposer comme la doxa depuis l’Introduction à la littérature fantastique de Todorov en 1970 – impose un centre, et fige les récits à effets de fantastique, tant au niveau de la structure que sur le plan de la métaphore sociale. Or, nous n’avons eu de cesse de le montrer par ailleurs, les frontières du fantastique sont particulièrement mouvantes, et il importe de toujours décaler la perspective. Et cela devient plus troublant si l’on prend en considération d’autres frontières, celles de la légitimation. Là encore, les limites de la bipolarisation entre la littérature légitimée et ce que l’institution nomme la paralittérature sont loin d’être étanches. Surtout, la perspective doit ici aussi être décalée : loin de relever d’un aspect schématique, certains récits destinés à une grande consommation peuvent proposer des jeux littéraires particulièrement complexes, avec en sus une image brouillée et subtile de la société.
On se propose par conséquent d’apporter un éclairage inédit sur ce type de récits, et ce en cherchant certaines modalités du sacré dans le fantastique populaire.
Encore conviendra-t-il en un premier temps de neutraliser les frontières du fantastique populaire et de donner notre acception du sacré. Ceci étant fait, on tentera de cerner les différentes métaphores sociales du rapport au sacré dans le fantastique populaire.
Mais ce dernier se contente-t-il de proposer des métaphores sociales, s’oubliant en tant que texte littéraire pour fixer, à un moment donné, la relation entretenue par la société avec les différentes sphères du sacré ? Bref, est-il dénué de jeux et d’enjeux littéraires ? Autour de quelques personnages fictionnels prenant noms de Smith ou Jones, horizon onomastique transparent ensuite élargi par d’autres personnages fictionnels aux noms curieusement fonctionnalisés, on tentera ainsi de voir comment certains récits interrogent leur principe de fonctionnement (production / réception) par l’intermédiaire de leur utilisation particulière du sacré.
Dans ce jeu de miroirs, des textes initialement perçus comme figés – autant sur le plan de la matrice structurale qu’au niveau des métaphores sociales – seront alors éclairés par une bien étrange duplicité…
Les frontières du fantastique populaire
Une bipolarisation au carré
Sur le plan de la réception, Denis Mellier admet la possible application du terme « paralittérature » à « une très large partie du corpus » communément admis comme fantastique :
Des pulps et donc de Lovecraft aux contes de Jean Ray / John Flanders en passant par les romans de Stephen King ou Clive Barker, une très large partie du corpus fantastique relève, ne serait-ce que dans son mode d’édition, de la paralittérature[2].
Pour David G. Hartwell, après la dépréciation du roman gothique, seul le XIXe bénéficia d’une vision positive du « fantastique », autour notamment de la figure de Henry James, le XXe établissant par la suite une dichotomie dont la raison réside en premier lieu dans l’impact commercial[3], alors que Joël Malrieu note, rapidement, que « Depuis ses origines, le fantastique n’a cessé d’osciller entre littérature formelle et littérature populaire »[4].
Dès lors, loin de vouloir tout résoudre par le terme « paralittérature », aussi insaisissable que le terme de « littérarité »[5], on ne peut que noter l’adéquation entre certains critères de réception et des modes de production perçus comme formulaires.
A ce titre, on pourrait opposer à un « fantastique classique » (ou « antérieur »), qui trouve ses assises « dans l’univers du (mélo)drame, avec ses coups de théâtre, ses décors nocturnes, ses “satanas ex-machina” », l’émergence dans les années 1960 d’un « fantastique moderne », qui privilégierait « l’assertif, l’énonciatif, le descriptif ; sans souci d’éventuelles contradictions, de failles, de “coupures” » et qui « renvoie au simulacre, au mécanique sous le vivant », avec un jeu de désorientation des « personnages (et le lecteur) dans le cadre d’affirmations contradictoires, d’assertions immotivées présentées comme des règles, de doubles contraintes »[6].
Les différentes modalisations sont donc perceptibles, ce qui recoupe effectivement la réception : si le « fantastique moderne » bénéficie d’une valeur symbolique certaine, c’est bien parce que pour les instances légitimantes, il se pose comme repoussoir à une forme nettement plus « populaire ». Ainsi, avec certaines précautions, Jean-Baptiste Baronian admet cette différence de prise en considération du « nouveau fantastique »[7] par rapport à un fantastique « classique » contemporain, où
le lecteur (le spectateur) n’est pas vraiment conduit à s’interroger sur l’événement fantastique, il est physiquement, psychologiquement mis à l’épreuve, à travers une série de sensation, de sentiments, d’états d’âme, tels que l’étonnement, la peur, l’effroi, la surprise, lesquels sont alimentés par des coups de théâtre, des méprises, des mystères, bref par un suspense, un peu comme dans les romans gothiques ou frénétiques des Radcliffe, Lewis, Soulié, voire Dumas. En somme, on se trouve toujours dans une esthétique familière du surnaturel, quand bien même les intentions des auteurs contemporains seraient en rapport étroit avec de nouveaux courants de pensée.
Je ne crois donc pas que le nouveau fantastique soit cette littérature – oserais-je dire, sans pour autant porter un jugement péjoratif, cette littérature de consommation[8].
« Low art » et « high art », ceci renvoie parfaitement au clivage établi par Jean Fabre entre fantastiques obvie (celui de l’hyperbole, de l’hypervisibilité et de la motivation) et obtus (celui de la litote, de l’indétermination, de la démotivation)[9].
Mais la situation n’est peut-être pas aussi tranchée : Roger Bozzetto le notait pour Jean Ray, Dino Buzzati ou Matheson, certains auteurs peuvent proposer dans un même texte des éléments susceptibles de répondre à un fantastique « classique » et d’autres à un fantastique « moderne ». Et l’hybridation peut aussi s’étendre à des textes contemporains qui relèvent du « fantastique classique » : sans obligatoirement recouper l’horreur moderne, ils utilisent les modes de fonctionnement du fantastique légitimé du XIXe, privilégiant la langue hypotaxique, le jeu avec le signifiant, et sans pour autant se résoudre à l’indétermination.
Ceci veut donc dire que le « fantastique moderne » n’efface aucunement la diversité du « fantastique classique », avec toutefois pour ce dernier une baisse sensible sur l’échelle des biens symboliques.
La lecture des endoxa
Admettons donc la permanence et l’évidence du fonctionnement populaire d’un certain type de fantastique, qui peut tout autant relever de l’écriture grasse que de l’écriture maigre, mais avec une modalisation qui reprend de façon trop voyante les procédés connus. La conclusion est lapidaire, mais bien réelle : les instances de légitimation ne cesseraient de voir, dans le fantastique classique et l’horreur moderne, des simples histoires à faire peur, significatives en premier lieu de la relation entretenue par la société contemporaine avec l’inconnu et la violence. En conséquence, les récits relevant du fantastique classique ou renvoyant à l’horreur moderne seront avant tout perçus comme doxiques : pour emporter l’adhésion d’un large lectorat, ils réfléchissent au plus près l’évolution de la société, ils entérinent ce qui était déjà là et s’arc-boutent sur le discours social. De ce fait, simples histoires de reflets (reflets du lecteur populaire et donc reflets de son univers idéologique et ses conceptions esthétiques), ils ne sont pas admis dans la sphère privée – et mouvante – de la « littérarité » : que cela soit par Claude Lafarge[10], Alain-Michel Boyer[11] ou Roland Barthes[12], ce type de texte est neutralisé à l’aune d’une impossible « sacralisation sociale ». Disons tout simplement qu’on refuse aux textes perçus comme « populaires » l’idée même d’unique : la « formule », sitôt suivie de la notion de « genre »[13], phagocyte la personnalité de l’auteur, lui impose un cadre, aussi bien au niveau de la forme (avec une écriture souvent qualifiée de « sacramentelle »[14]) que du fonds (une fictionnalisation des récits doxiques).
Par conséquent, le fantastique populaire peut parfaitement s’appréhender selon un principe de « métaphore sociale »[15]. La récente réhabilitation de la fiction populaire vient essentiellement de ce type d’approche, dominé par la sociologie et l’historiographie ainsi que par la psychanalyse. Mais en même temps, cela n’est pas sans limiter sa portée littéraire : ainsi, pour James Twitchell, la fiction d’horreur s’adresse principalement, et presque essentiellement, à une « juvénile audience », dont le référent premier est le cinéma, et si ce public retrouve dans ce type de fiction ses préoccupations et interrogations, il est incapable de juger une œuvre littéraire[16]. On retrouve une identique restriction chez Noël Caroll : si l’horreur moderne est le vecteur des peurs contemporaines, le texte serait réduit à porter, sans pour cela rentrer pleinement dans le domaine littéraire, sa signification par rapport à la réalité qu’il transpose. Partant de ce principe, la « psychoanalysis » « is undoubtedly the most popular avenue for explaining horror nowadays »[17]. Et Caroll, revendiquant la notion d’escapism, y adjoignant la catharsis de la tragédie et l’épanchement mirabilisant des peurs socioculturelles de la comédie, rejoint le clivage de Fabre quand il pose sur un plan qualitatif la filiation entre l’horreur moderne et l’usage cinématographique de l’excès, l’horreur moderne étant bien pour lui « The literary equivalent of slasher movies »[18].
Reste à savoir ce qui est représenté dans ces récits…
Le sacré et les figures du monstre
Nous pouvons donc retenir qu’aborder le sacré dans la littérature populaire nécessiterait en un premier temps de prendre en considération les récits doxiques qui mettent en scène le sacré, avant de le voir transcodé dans la fiction[19].
Encore faut-il s’accorder sur une définition minimale du sacré.
Loin de vouloir ici en explorer les ramifications, et s’accordant à l’aspect fluctuant du sacré selon Teissier, pour qui « La sphère du sacré, qui est celle du sens en rapport avec une Réalité, se modifie sans cesse à travers l’histoire »[20], on en retiendra plutôt l’idée générale formulée par Franco Ferrarroti dans Il Paradosso del sacro :
Le sacré est le non profane, l’inaccessible, ce qui se trouve au-delà des murs d’enceinte, mais c’est aussi ce qui fait durer, ce qui donne à ces murs leur raison profonde, leur fonction et aussi leur fonctionnalité. Le sacré est l’interdiction, la limite infranchissable, mais c’est aussi ce qui confère leur sens aux significations ultimes, celles qui échappent à toute transaction de type commercial, et, précisément pour cette raison, la rendent cependant possible[21].
Si nous adoptons cette définition minimale du sacré, on s’accordera ensuite à son principe de fonctionnement établi par Robert Tessier :
les signifiants référant originellement à un univers religieux transcendant assureraient encore dans les sociétés aux institutions sécularisées la fonction du sacré, qui est de tisser des liens de solidarité entre individus, groupes et sociétés dans l’humanité. Ces représentations situeraient symboliquement les acteurs sociaux dans un même espace sémique, constituant leur identité commune : la société[22].
On comprend donc l’intérêt à étudier la fiction populaire afin de neutraliser le « principe totémique » cher à Durkheim. Car la fiction populaire joue d’une identité commune, assure cette identité commune en entérinant l’espace sémique. Le principe de l’écriture populaire est de rendre encore plus évidente la valeur idéologique des signifiants.
Dès lors, deux voies sont possibles pour aborder le rapport au sacré entretenu par le fantastique populaire : d’une part, ce que nous qualifierons de « voie haute », qui consiste à chercher une « soif de sacré » susceptible de donner un sens à ce qui n’en a plus ; et d’autre part, une « voie basse », qui se replie sur un sacré institutionnalisé, c’est-à-dire religieusement codifié, avec comme résultat une mirabilisation et le retour d’un même.
Une « soif de sacré » : élévation et transcendance
Pour la « voie haute », on pointera ici deux ouvrages essentiels : l’essai de Kirk J. Schneider, Horror and the Holy[23] ainsi que celui d’Edward J. Ingebretsen, Maps of Heaven, Maps of Hell[24]. Pour Schneider, l’attraction exercée par les récits d’horreur classique provient d’une « soif du sacré », et ces récits redéploient les éléments traditionnels du sacré, jouant notamment de l’inattendu et de l’infini représenté par l’intervention monstrueuse. Dès lors, il fait de cet horizon sans borne le principe même des contes d’horreur, avec la possibilité par leur intermédiaire d’obtenir une compréhension du monde proprement « spirituelle ». Schneider avance en outre que si la nature de l’homme est paradoxale, il ne peut être question d’exclure le pôle représenté par le récit d’horreur qui, entre le fanatisme et le désespoir, propose une voie de « wonderment ». Parallèlement, pour Ingebretsen, qui réduit son étude à la sphère culturelle états-unienne, la constance de l’horreur traduit la permanence des valeurs puritaines, avec la nécessité de connaître la peur pour atteindre la conversion, l’ensemble gravitant autour des notions d’expiation, de possession et de perte de soi.
Les deux approches sont épiphaniques[25]: toutes deux conçoivent le récit d’horreur comme vecteur de changement, d’élévation. La doxa est de la sorte transmuée, et la fiction semble engager tout l’être : physique et ontologique, le nouveau sens donné au monde fait état d’une perte – ou d’une absence – originaire, d’une immanence occultée, rendue invisible par la société mercantile, et qui soudain fait retour.
Loin de se limiter au fantastique de l’indétermination, on peut alors penser à la manière dont furent lus les récits lovecraftiens : souvent, on essaya de trouver des correspondances entre les entités lovecraftiennes et le panthéon chrétien. Le simple fait de trouver et donner un nom à ce panthéon, au prix de querelles parfois virulentes – le consensuel « mythe de Cthulhu » est régulièrement remis en cause – nous paraît bien curieux, si ce n’est oiseux. Car cela n’était peut-être pas nécessaire si l’on considère la manière dont peut-être définie la sacralisation, qui renvoie à « l’asservissement à une force étrangère qui prive l’homme et le monde de leur autonomie »[26]. C’est exactement l’effet vertigineux – et l’expérience du sacré – procuré par la rencontre avec les entités lovecraftiennes !
Cette propension à indexer l’inconnu par rapport à un connu religieux traduit en tout cas l’un des principes de fonctionnement du fantastique populaire : il ne s’agit pas, par l’expérience du sacré, de trouver un nouveau sens au monde, mais d’entériner celui déjà existant… et rassurant !
Le sacré et la balance manichéenne : répétition et permanence
Car, de l’autre côté, on ne peut nier la persistance de récits qui reprennent, sans véritablement la changer, et sans apporter de nouvelles valeurs, la doxa. On pourrait de la sorte suivre l’évolution de la sécularisation au XXe siècle pour se rendre compte que c’est moins la sécularisation qui s’impose que le retour d’un fondamentalisme religieux, où l’aspect moralisateur prédomine.
Prenons l’exemple de Dean Koontz, habitué à récupérer la doxa, et qui ne se prive pas de renvoyer à la sécularisation, avec l’imagerie chrétienne en butte aux progrès scientifiques :
[…] le concept de Dieu semblait dépassé et désespérément fantasque à une époque où l’Univers devait livrer ses mystères presque quotidiennement. La science, la technologie et le changement étaient les seuls dieux dorénavant, la nouvelle trinité […] Comment une officine telle que le Signe du Pentacle pouvait-elle apparaître dans le monde des ordinateurs, des médicaments miracles et des fusées interplanétaires ? Qui donc se tournait vers l’occulte cherchant des réponses, quand tant de physiciens, de biochimistes et de généticiens trouvaient tous les jours plus de réponses que toutes les tables tournantes et séances spirites depuis l’aube des temps ?[27]
Mais c’est pour mieux jouer ensuite de la détermination et imposer un surnaturel religieusement codifié, qui va montrer aux personnages de quel côté de la balance manichéenne il importe de vivre… Il n’y a donc pas élévation, mais un juste retour des choses vers ce qui avait été pour un temps oublié : le récit défend avant toute chose une morale.
En raison de quoi, le sacré se réduirait considérablement : il est figé, il n’a pas pour vertu d’interroger, il est uniquement un élément moteur du récit, puisque le lecteur attend avant tout une histoire[28]… Il ne peut donc plus y avoir d’essence du sacré, mais un simple principe de reconnaissance.
On comprend donc le fonctionnement du fantastique occidental au XIXe siècle ainsi que ses avatars populaires au XXe siècle : la stratégie relève d’une causalité qui renvoie à la balance manichéenne établie par les assises judéo-chrétiennes. Ainsi, peu avant l’expansion cinématographique par l’intermédiaire de Rosemary’s Baby, The Exorcist ou The Omen, il suffit par exemple de prendre en considération les anthologies annuelles Fontana Book of Horror Stories[29] ou Pan Book of Horror Stories[30] pour réaliser à quel point ces récits, annoncés comme « devilish », relèvent de la détermination religieusement codifiée. Si par exemple la figure du Diable est régulièrement tournée en dérision, on ne pour autant contester sa permanence dans le fantastique populaire, moins selon ses atours traditionnels que sa présence dans la balance manichéenne, à l’image de « The Flesh of the Devil » (1966) d’A.J. Ronald, bel exemple de fantastique « classique » contemporain, qui ne répond pas à l’écriture grasse :
I used not to believe in God. I do now. Not because of being converted at a Billy Graham crusade or anything like that. I believe in God because I believe in the Devil. And I don’t mean a comic old man in red tights with horns and a tail. I mean evil – disembodied, inexplicable, and totally inhuman – for that what is the Devil is. I don’t understand him, but I know his power. And because I know that he exists, I know too there must be an opposing force of goodness – and that in turn is what God is. I sometimes wonder which of them is the stronger[31].
Face à ce principe de détermination, nous ne sommes alors jamais loin du « prêt-à-penser », avec le récit qui s’apparente presque aux vertus du slogan, « fermé sur lui-même, sans réplique »[32]. On rejoint presque l’approche figée de l’écriture populaire par Walter Nash[33] ou Vittorio Spinazolla[34]. A ce titre, l’écriture populaire étale le sacré, étaie le régime descriptif de valeurs sûres, assure la fonction dramatique du manichéisme. Nous sommes dans le déjà-là, et nous restons à la surface.
Car le fantastique populaire ne doit pas affirmer une portée métaphysique, puisque seuls le didactique et le physique importent[35]. La place cardinale du corps socialise, intertextualise et pathétise le récit – « Tout corps est une citation » pour Barthes[36]. La place nodale du corps séminalise le fantastique populaire en feignant d’interroger l’aspect figé mis en scène par le récit. Ainsi, pour une grande part, la pathétisation et le dysphorique sont maintenus par une atteinte – liminaire ou en acmé – à l’intégrité corporelle.
Ce n’est donc pas le sens qui importe, mais la sensation ; ce n’est pas l’expérience unique qui prime, mais la morale que cela induit. L’absence de conscience s’impose : il n’y a pas d’interrogation liminaire, et il y a une acceptation finale. Nous ne sommes plus du côté de l’épiphanie, mais bien de l’aphanie. Car ce qui revient ici n’est pas de l’ordre de l’inconnu, mais il avait été oublié temporairement (le « I used not to believe in God. I do now » d’A.J. Ronald est exemplaire…). Si le corps est alors au centre du récit, cela reflète la primauté du corps social : le récit fantastique populaire et d’horreur moderne est une attaque temporaire à sa permanence…
Pour une double lecture
Parti d’une définition minimale du fantastique populaire, la croisant avec une définition tout aussi minimale du sacré, on peut donc discerner deux modes d’approche du sacré dans ces fictions. Evidemment, loin de céder à une nomenclature facile basée sur des clivages définitifs, nous ne nions pas la possibilité de croisements. Ce qui nous importe pourtant est la remise en cause des lectures univoques des récits à effet de fantastique : on s’accorde à les lire soit du côté de la transgression, soit du côté réactionnaire. Or, ces récits peuvent parfaitement se lire des deux côtés !
Toutefois, ce qui domine, c’est la formule : on peut aisément dégager des matrices, aussi bien pour les récits religieusement codifiés que pour les récits lovecraftiens.
Dès lors, on peut décaler la perspective.
Il est nécessaire de revenir sur l’aspect populaire… Si nous admettons ce principe de reflet, si nous admettons l’existence et le fonctionnement d’un fantastique populaire, celui-ci ne nous semble pas relever d’un mode d’approche univoque, et il ne peut être dénué de jeux proprement littéraires.
Avançons notre argument de base. Si l’on admet l’existence de « formules » et d’un « contrat social » entre le lecteur et l’auteur, débouchant sur l’idée de genre, cela ne brime pas complètement l’écrivain : à en suivre Alastair Fowler ou Brian Attebury, les « genres » confèrent paradoxalement à l’auteur des vertus émancipatrices[37]. Mais cela sous-tend aussi la possibilité de déjouer de l’intérieur le principe d’enfermement, autant sur le plan du rendu social qu’au niveau de la matrice structurale. Par conséquent, sans aller plus loin pour l’instant dans le mode de production, face à ce rejet par l’institution du fantastique classique contemporain et de l’horreur moderne, on peut corrélativement admettre la conscience que possèderaient nombre d’auteurs de leur position institutionnelle : qui se soumet à la mainmise des rouages commerciaux connaît les effets du balancier, la popularité engendrant la suspicion sur les qualités littéraires du produit !
Et à partir du moment où l’on admet cette (prise de) conscience, on pourra désormais en trouver une éventuelle représentation métaphorique dans le texte qui se plie aux modes de production et de consommation « populaires » (nous emploierons par la suite « substitut métaphorique du paradigme de référence », ce paradigme étant la série dans laquelle l’ouvrage doit s’inscrire). De ce fait, sans pour autant supprimer la métaphore sociale – opération ardue mais nécessaire –, on pourra parfaitement trouver une liaison de ce jeu spéculaire avec des préoccupations plus générales sur le plan de la représentation idéologique.
Les enjeux sont donc clairs : il s’agirait de trouver dans ces récits les instances spéculatives susceptibles de montrer la conscience d’une impossible originalité, d’une impossible sacralisation sociale, en raison d’une écriture sacramentelle et d’un fonds idéologiquement figé.
Pour éviter toute dispersion, on se focalisera ici sur des récits du XXe siècle basés sur l’aphanie, tout en interrogeant le rôle et la valeur du personnage dans le jeu avec le sacré et la littérature.
Le système de l’absence : de Smith à Jones, sécurisation et sécularisation du baptême
Afin de mieux délimiter notre champ d’investigation par rapport au réalisme et aux autres « formes » des littératures de l’imaginaire, il est peut-être utile de se tourner vers l’article essentiel d’Ursula K. Le Guin : « Science Fiction and Mrs. Brown ». Partant du nom Mrs. Brown donné par Virginia Woolf au personnage réaliste, basé sur l’observation et qui semble plus important que le texte qui le présente, Ursula Le Guin avance que dans la science-fiction et la fantasy (dans son acception française) ce type de personnage ne peut pas exister, puisque ces « genres deal with archetypes, not with characters »[38]. Dans une perspective jungienne, les personnages de ce type de fictions peuvent alors « break the complex daylight personality into its archetypal unconscious dreamtine components »[39].
Ce détour par Ursula Le Guin, la science-fiction et la fantasy, questionne la valeur du personnage dans des fictions qui certes renvoient aux littératures de l’imaginaire, mais qui réclament un fondement mimétique. Qu’en est-il par exemple du roman policier et des récits fantastiques et d’horreur contemporains ? On peut certes retrouver des équivalents de Mrs. Brown, mais s’ils relèvent d’une observation, jamais ils ne semblent plus importants que le récit, jamais ils n’échappent à l’intrigue. En quelque sorte, ils restent et demeurent prisonniers de l’histoire, qui seule importe pour le lecteur populaire. On retrouve alors les principes de déclassement de ce type de fictions : si l’on en suit E.M. Forster, tout personnage dont la signification dépend de l’histoire, tout personnage qui au lieu de générer la question « Pourquoi ? » entraîne celle de « Et ensuite ? », ôte au livre tout caractère artistique[40]. La situation n’a guère évolué depuis cette affirmation de Forster en 1927 : les récits policiers, de fantastique et d’horreur sont déconsidérés artistiquement parce qu’ils sont jugés avant tout pour leurs effets. Les personnages y sont des jouets de l’intrigue.
Mais la situation n’est peut-être pas aussi simple, et sans obligatoirement avoir recours aux archétypes[41], on peut trouver des valeurs inattendues à ces personnages.
Ainsi, considérant la prise en charge du sacré dans la fiction populaire, les noms en impossible devenir nous semblent susceptibles d’apporter un éclairage sur le fonctionnement duel de ce type de production. En effet, dans la fiction populaire, les noms en impossible devenir [42] interrogent, sans obligatoirement rendre évident aux yeux du lecteur ce questionnement, autant le principe de fonctionnement du récit (production / réception) que l’évolution de la sécularisation (sacré / profane).
Avant d’en arriver au fantastique populaire, pour comprendre pleinement les principes de ce double fonctionnement, prenons quelques exemples dans le roman policier.
Considérons par exemple L’Assassin habite au 21 (1938) de Steeman. On connaît l’argument : plusieurs crimes sont commis, selon une technique similaire, toujours accompagnés de la carte de visite « Mr. Smith ». Une psychose s’installe au début du roman et le peuple frappe d’ostracisme toute personne portant ce nom, réaction se réduisant sous la forme du slogan : « Boycottez les Smith ». La seule solution envisagée est équivoque, avec cette proposition, lourde de sens et de nonsense, de changer les Smith en… Jones.
Cela met en perspective l’intention de Steeman d’écrire avec L’Assassin habite au 21 un « classique du roman policier », selon le modèle anglais. Or, on le sait, écrire un « classique du genre » est proprement insoutenable[43]. Aussi, changer les Smith en Jones équivaut ni plus ni moins à la fonction assignée par Steeman à son propre roman : remplacer un « classique du genre » par un « classique du genre » équivalent ! Cette autoreprésentation est partie liée avec la sécularisation, puisque, respectant en cela l’avènement du roman policier[44], le lecteur est confronté à un monde apparemment sans dieu. Cette absence apparente est pourtant mise à mal par la solution de l’énigme dans L’Assassin habite au 21: l’assassin est triple. Si le gimmick intègre la catégorie de la répétition (l’idée de l’assassin décuplé avait déjà été utilisée cinq ans plus tôt par Agatha Christie dans Murder on the Orient-Express), Steeman joue évidemment sur l’image de la Trinité. Mais la Trinité rentre tout simplement en concurrence… avec Dieu ! Ou, pour le moins, avec son équivalent métaphorique qu’est le dieu-détective. En effet, que cela soit Francis Laccassin[45] ou Rainer Rochlitz[46], nombreux furent ceux qui perçurent l’analogie entre l’entreprise du détective et le fonctionnement de la religion. Mais, si le détective supplée Dieu, pénétrer cette puissance engendrerait le percept d’un monde en perte d’essence, un monde désacralisé :
Ce Dieu-détective n’est Dieu que dans un monde abandonné de Dieu et qui par conséquent n’est pas authentique ; il commande l’inessentiel et il règne sur des fonctions sans supports actifs[47].
Chez Steeman, la métaphore sociale (le redéploiement des paradigmes sacrés dans un univers profane traduisant la sécularisation) rejoint donc l’équivalent métaphorique du paradigme de référence (la palingénésie des Smith en Jones traduisant le remplacement aporétique d’un « classique du genre » par un autre), et tout est vraiment en impossible sacralisation !
Pour véritablement questionner la perception de l’essence du sacré, attardons-nous sur un autre Smith : celui utilisé comme deux ex machina par Dorothy Sayers dans Murder Must Advertise (1933). A maintes reprises, il fut reproché à Dorothy Sayers l’intervention dans son roman d’un dénommé Smith, convoqué apparemment sans réelle logique et sans réelle motivation, pour résoudre l’équation policière. Cela doit pourtant rentrer en perspective avec le vœu initial de Dorothy Sayers : composer des ouvrages théologiques. Lord Peter Wimsey, son dieu-détective, semble en effet ici le jouet de forces qu’il ne peut plus contrôler – à partir du moment où, avec le deux ex machina, l’intrigue ne répond plus aux règles du roman policier –, et il ne peut que constater l’inanité de son rôle dans un monde sécularisé qui ne conçoit qu’une seule et unique écriture sacramentelle : l’apodictique et l’aphoristique journalistiques ! Cette métaphore sociale sera de nouveau liée à un substitut métaphorique du paradigme de référence : l’élément central du récit est la drogue et, on le sait, cette image de la drogue pouvait tout aussi bien être utilisée dans la perspective religieuse que littéraire, avec des deux côtés la condamnation d’une dépendance et d’une dépersonnalisation[48]… Pour Dorothy Sayers, la drogue est assimilée à la religion moderne qu’est le journalisme : on y rencontre Dieu au même titre que le Toniflex apportant une vigueur nouvelle[49]! Et comme Murder Must Advertise s’engonce dans une démarche autotélique ne cessant de confronter la situation présente aux romans policiers déjà existants, ne cesse d’invoquer l’écriture sacramentelle et l’aspect liturgique du roman policier, on comprend bien que la dépersonnalisation est au centre du récit par l’intermédiaire du dénommé Smith qui lie la drogue, l’écriture journalistique et le roman policier, qui lie la métaphore sociale et le substitut métaphorique du paradigme de référence…
Il suffit donc de réfléchir conjointement l’absence d’essence du sacré et l’absence de toute reconnaissance d’essence littéraire de la fiction populaire pour inverser les paradigmes sacrés et les redistribuer dans le récit. Telle est en tout état de cause la leçon de « Smith,… comme tout le monde… » de Jean Ray. Si l’auteur gantois n’a eu de cesse sa carrière durant de revenir sur le double aveuglement de la société (incapable de voir et comprendre l’essence du sacré[50]) et de l’institution littéraire (incapable de voir et comprendre Jean Ray) [51], il présente, dans un de ses derniers textes, un épicier répondant au nom de Smith. Celui-ci reprend l’idée que la réponse à la quadrature du cercle « aurait violé le dernier refuge de Dieu », et il prétend ainsi mettre fin à Son « éternelle fuite devant les découvertes des hommes ». « Mr Smith,… comme tout le monde… » avoue alors l’inversion des dogmes habituels, des invariants :
On peut retourner comme une coiffe de chapeau les aphorismes les plus sages.
Que Dieu rende fou les hommes qu’il veut perdre…
C’est entendu…
Mais si les hommes qui veulent perdre Dieu, le rendaient fou à leur tour ? [52]
La métaphore sociale consiste à décrire la sécularisation, avec l’imagerie chrétienne en butte aux progrès scientifiques. Mais l’équivalent métaphorique de la place institutionnelle de l’auteur (longtemps condamné à la littérature alimentaire) reste pugnace avec la présence de l’épicier. L’épicier est celui qui, affable, vend la denrée quotidienne, consommable et jetable, remplit consciencieusement son rôle, participe à l’homéostasie du système. L’épicier joue un rôle (basé sur l’alimentaire !) toujours programmé, et ceci spécularise la généricité que Jean Ray doit cultiver, a fortiori depuis la réédition à partir de 1961 de sa production par Marabout dont les pratiques commerciales définissent le « genre » fantastique pour le lecteur. Le problème de la doxa se pose par conséquent en tant que fondement et fondation du récit dans le rôle à tenir, dans la généricité à respecter, dans ce que propose le grossiste, dans les denrées consommables aux étiquettes soigneusement apposées, sans perturber les habitudes de consommation, sans provoquer l’indigestion et le recours aux concurrents. C’est exactement le discours de l’institution sur le fantastique populaire… et son mode de consommation !
Nous sommes bien ici en présence d’une fiction de l’absence : Smith est invisible, et pourtant il est partout. Autant dire que sa présence équivaut à un vide, comme équivaut au vide la simple nomination sans retourner à l’essence du Nom. Ainsi, si Smith meurt sans même avoir commencé l’entreprise, simplement en l’ayant pensé, Jean Ray peut par là conjoindre Steeman et Dorothy Sayers dans l’impossible hiérophanie, dans la dépersonnalisation et dans la primauté de l’écriture journalistique :
– Comment s’appelait-il donc ? demanda un jeune reporter en désignant à un voisin la dépouille qu’on emportait.
– Smith…
– Tiens, comme moi, dit le journaliste.
– Et comme moi, déclarèrent dans la foule deux ou trois spectateurs. […]
– Smith, comme tout le monde, conclut le reporter[53].
D’un autre côté, nous pouvons penser à ce bien curieux Johnny Smith dans Dead Zone (1979) de Stephen King. Johnny Smith fait don de son corps pour sauver non pas l’âme d’une personne, mais la société, sans que celle-ci ne reconnaisse son action ! Par l’onomastique s’induit l’absence de rang social, l’absence supposée de possibilité de changement social. Or, c’est bien parce qu’il possède ce nom commun que Johnny Smith est appelé à réaliser une mission pour le bien de la nation (ayant acquis un don divinatoire, il voit en Gregg Stillson, candidat au Sénat, un futur dictateur et il décide par conséquent de le tuer). Il ne peut pas être plus que ce qu’il est (Johnny Smith), aussi opère-t-il par synérèse : en tuant ce futur président, il sait qu’il va aussi provoquer sa propre mort, car en tant que Johnny Smith, il ne pouvait prétendre qu’à un non-devenir, et l’aspect positif de son action ne peut être qu’invisible pour la société qu’il vient de sauver. Dans cette fiction de l’absence, le sacré est laïcisé pour laisser place à l’impossible sacralisation… La diégèse rejoint d’ailleurs parfaitement la conscience que possède Stephen King de son impossibilité littéraire, de son obligation de se plier aux modes de production et de réception de la fiction populaire : par cet acte héroïque (l’unique) qui pouvait lui apporter considération s’il n’était pris dans un non-devenir se réduisant à son nom et à son univers d’inscription, Stephen King spécularise son propre nom et son propre univers d’inscription, tout côté littéraire étant rendu invisible par son succès populaire et les règles que cela implique…
Le slogan « Boycottez les Smith » est-il définitivement supplanté ? A moins que, avec Jean Ray, l’on ne quitte Smith pour revenir dire… « Bonjour Mr. Jones ! » (1959). L’emprise du nom (plus que commun) commun phagocyte ici toute notion de sacré, puisque le Diable se retrouve sous les atours de Charles Dickens et au chômage : parce qu’il a perdu ses attributs traditionnels pour se fonder dans l’inertie de la petite-bourgeoisie, il se voit appelé Mr. Jones et se retrouve frappé d’obsolescence par le langage mercantile et fonctionnel…
Plus rien ne se voit, tout a du sens, mais sans l’essence : l’habitude seule importe, et empêche de penser le sacré.
C’est aussi l’exemple du jeune Martin Smith dans « The Emissary » (1955) de Ray Bradbury. Alité, Martin Smith ne connaît le monde que par l’intermédiaire de son chien – au simple nom de Dog –, qui lui amène non seulement les senteurs des différentes saisons et des différents endroits qu’il parcourt, mais aussi, Martin Smith en est persuadé, revient avec des visiteurs. L’un d’eux est l’ancienne maîtresse d’école de Martin Smith : elle lui rend une visite quotidienne, jusqu’au jour où la mère de Martin lui annonce, de manière lapidaire, qu’elle est morte et que, comme les autres morts, elle est « couchée » (lie) au cimetière. Pour Martin Smith, cela est totalement incongru :
‘Lie there. Is that all they do ? It doesn’t sound like much fun.’
‘For Goodness’ sake, it’s not made out to be fun.’
‘Why don’t they jump up and round around once in a while if they get tired lyng there ? God’s pretty silly –’[54]
On comprend l’opposition axiologique, avec d’un côté le règne des habitudes qui efface tout questionnement, et de l’autre le désir de découvrir, à partir d’un point excentré, le monde et son éventuel illogisme. Et Dog rapportera à Martin Smith… l’autre monde, puisqu’il viendra en compagnie des habitants du cimetière.
La métaphore sociale réside dans ce règne de l’habitude, qui avalise et désacralise le rapport à l’inconnu, la peur et le questionnement des premiers âges étant remplacé ici par la curiosité du premier âge (l’enfant). Mais le substitut métaphorique du paradigme de référence demeure dans la prégnance de cet événement sans devenir, invisible : le regard décalé sur le monde de l’enfant (représentant le territoire de l’imaginaire) est en même temps rendu transparent par son nom (représentant le mode de production populaire).
On peut aussi penser au Harry Jones de Rosemary Timperley dans « Harry », un récit aux abords de l’indétermination et du fantastique moderne. La nouvelle présente un enfant qui se crée un compagnon imaginaire, lui donne un nom (Harry Jones) et disparaît ensuite avec lui. La mère de l’enfant reste désemparée devant cet événement sans causalité, et redoute désormais l’atmosphère des plus communes qui a présidé à cette disparition :
Such ordinary things make me afraid. Sunshine. Sharp shadows on grass. White roses. Children with red hair. And the name – Harry. Such an ordinary name[55].
Le récit se construit sur l’ordinaire, de cette phrase qui ouvre et ferme la nouvelle à la création imaginaire qui, de la description au nom, répond à la plus plate réalité. Il entérine la désacralisation et l’absence de modèles dérogeant à la norme humaine, et il déplace la peur contemporaine en imposant l’effroi d’un ordinaire susceptible de tout effacer. Pour autant, les journaux font au départ grand cas de la disparition… avant de l’oublier ! Belle métaphore d’un récit pris dans la sérialité, qui récupère l’esprit du temps, et qui disparaît avec lui…
On le comprend, un grand nombre de fictions populaires reviennent bien sur la question d’un baptême paradoxal, qui affiche l’inanité de toute action au lieu d’affirmer une personnalité. Ces fictions reviennent de la sorte sur l’aspect figé, l’absence d’essence du sacré. Mais en même temps, cela ouvre sur l’impossible sacralisation sociale : la fiction à vocation populaire sait ce qui la fait exister, ce qui l’empêche d’atteindre une essence, et elle doit demeurer dans l’éphémérité. Elle joue d’un vide, d’une habitude – et le principe de fonctionnement est bien la sérialisation du lecteur –, qui neutralise la fonction du baptême, dans la sphère du sacré ou la sphère sociale. Ce vide doit s’interpréter au niveau de la valeur d’ensemble, au niveau de l’aspect figé qui prévaut à différents niveaux, générant les métaphores sociales et les différentes élaborations métaphoriques du paradigme de référence. Et si ce jeu devient le soubassement de la fiction populaire, il est plaisant de voir que ce questionnement rejoint en propre l’interrogation sur la prise en charge du sacré dans la société moderne.
La présence comme absence
Ces quelques Smith et Jones n’ont pas pour seule vertu de mettre en exergue un double regard – sur la sécularisation et sur la perception des modes de rédaction et de production de la fiction populaire –, ils portent écho à de singulières nominations, du Kilbride (« Merry May », 1987) et du Loveman (« Loveman’s Comeback », 1977) ou du Muttershead (« Needing Ghosts », 1990) de Ramsey Campbell au Hugo Coal (The Grotesque, 1989) et au Spider dans le roman éponyme (1990) de Patrick Mac Grath, du Grave Digger de Chester Himes au Monkey Mathews de Ruth Rendell (Wolf to the Slaughter, 1967), du Denis Dahl (D. Dahl) de Thomas Owen (« La Chambre d’Icare », 1983[56]) au Race (« The Untouchable », 1966) de Robert Bloch, du William Wood de Chris Hawes (« The Edwin Tree ») au Nameless de Bill Pronzini.
La perspective est ici décalée : au lieu de figer l’univers par l’absence (Smith ou Jones), on le fixe par un effet de saturation onomastique, qui dirige complètement le récit.
Une des constantes de la fiction populaire réside dans ce Moi bloqué dans sa fonctionnalité, dans ce Moi impossible : les anthroponymes ne conceptualisent pas, ils dématérialisent, imposent, réduisent, donnent à voir et percevoir. Dans le problème psychologique au centre de la production populaire s’impose comme un des mouvements essentiels ce paradoxe de la figuration, qui n’est pas ce qu’elle est (la mimesis n’est pas puisque l’analogon est faux) mais qui programme (le référent se donne comme définition) : le nom est vrai, ne donne pas à penser – sur lui –, tout comme le régime de pensée du nom propre dans l’action se réduit à portion congrue hors son référent. Il est simulacre et répétition des règles. Il est vertu syllogistique traductrice d’une esthétique obligatoirement répétée et programmée. Il est déterminisme social et onomastique qui dévoile d’un côté la programmation narrative rémanente du jeu sur les recettes, de l’autre l’impossibilité d’atteindre une quelconque essence (sacrée… et littéraire !)[57].
Mr. Munn Takes a Gun, Mr. Fyfe Takes a Knife, Mr. Frazer Takes a Razor, Mr. Flubb Takes a Club… La rime lie le personnage à l’action, qui conserve la précellence. Telle est la substance du « Rhyme Never Pays » (1957) de Robert Bloch, où l’écrivain Dickie Fane, auteur de ces romans en série, est confronté à une de ses lectrices, qui avoue sa dévotion, et qui réduit le commentaire de ses romans à quelques mots :
« It hit the target with me […] Ripping […] Keen […] Smashing […] Sharp and cutting. Penetrates deeply into your characters »[58].
La liaison phonique entraîne une liaison sémantique, qui réduit à néant la psychologie au détriment de l’action, elle-même réduite à l’objet. La dévotion de la lectrice se lie à cette réification, dans un monde désacralisé qui érige comme seuls rites la reproductibilité mécanique et la tautologie. Dickie Fane, qui avait alors pris pour nom Mr. Pope, tentera de montrer l’inanité de ce système sans pensée, en inversant le rapport entre fiction et réalité : il ne peut que tuer (par strangulation) sa lectrice, qui elle-même tue en lui toute possibilité d’accomplissement littéraire, car il a prévu de faire de cette lectrice un des objets de son prochain roman : Mr. Pope Takes a Rope. Ce qui, au final, revient à dire que le nom qu’il choisit avant même d’accomplir son meurtre… commande l’action ! Ou, pour le dire autrement, l’action répète le nom, et inversement… Et si l’admiratrice de Dickie Fane peut en un sens s’apparenter à la Mrs. Brown de Virginia Woof et Ursula Le Guin – puisque la création fictionnelle ce contente de copier ce qui vient de se passer dans le réel –, cela montre aussi que jamais ce type de personnage ne pourra être plus important que le texte qui le présente… Tout est faux, tout est bloqué, et le rite se réduit effectivement à une action sans pensée, et sans sacré : la lecture sérielle d’un côté, la pure reproduction de l’autre.
Cela renvoie bien, dans le fantastique populaire et l’horreur contemporaine, à ces jeux incessants autour de l’impression de se copier soi-même, tout en copiant l’autre à la base, pour répondre au marché, à l’image de l’illustrateur de livres d’épouvante dans « The Other Woman » (1976) de Ramsey Campbell :
Art didn’t sell books – not this kind of book, anyway. People look for the familiar, the predictable, the guaranted product. […] But it wasn’t enough for Phil. He’d painted this victim before, on Her Dear Dead Body. He was copying himself. [59]
Cela sous-entend le ressenti de se répéter inlassablement, de répéter ce que le lectorat attend d’un auteur précis, à l’image de l’ouverture du Strangers (1986) de Koontz, avec cet écrivain qui s’aperçoit avec effroi qu’il a écrit 268 fois les mêmes mots. Evidemment, ces mots résument ce que le lecteur attend :
Ses mains se mirent à trembler. Tout ce texte supplémentaire, inconnu, n’était en fait que la répétition d’une phrase de deux mots :
J’ai peur. J’ai peur. J’ai peur. J’ai peur[60].
Et cette peur de voir l’attente du lecteur diriger l’ordinateur et l’écriture répond bien à une dépersonnalisation de l’écrivain, phagocyté par un message qui importe plus que le nom de l’auteur :
Il avait peur de la rapidité de son ascension littéraire et de retomber tout aussi rapidement dans l’oubli[61].
En cette perspective, on peut comprendre le jeu onomastique : le nom bloque désormais l’accès à l’essence du sacré car les habitudes priment ; le nom bloque l’accès à l’essence littéraire car la sérialisation et la répétition prévalent. Et même La Bible peut se garantir d’une matrice de lecture populaire, qui jugule toute volonté de quête, qui empêche de voir les correspondances, à l’image du rite instauré dans Le Pays sans étoiles, seul roman fantastique de Pierre Véry :
Au soir – c’était devenu une habitude !– il ouvrit la Bible.
Premier livre de Samuel. Chapitre vingt-septième. Treizième verset :
Et le roi lui répondit : – Ne crains point. Mais qu’as-tu vu ? Et la femme dit à Saül : – J’ai vu comme un dieu qui montait de la terre.
“- Sublime ! pensa Simon, mais totalement inadaptable aux circonstances !”[62]
Totalement inadaptable ? Parfaitement ré-assimilable ! Simon, sans véritablement s’en rendre compte (et sans voir aussi… la valeur de son propre nom !), épousera les critères du dieu-détective, et il ne réalisera même pas que le nom du personnage recherché définit sa quête : Clément Espérendieu ! Le nom que personne ne questionnait (en raison… de son évidence) et cette lecture qu’on pensait inadaptable expliqueront les visions de Simon, car tout a déjà été dit, tout a déjà été écrit :
Si tout n’était que recommencement ? […]
Et Simon, il y a cent ans, au bord de cette rivière, dans ce sentier, aurait déjà tué J.T. ? Et peut-être, au cours des âges à venir, au long des existences successives, devrait-il revenir encore, et encore revenir, dans cette même sente funeste, et encore, et encore tuer J.T., et s’acharner à le tuer encore, un nombre indéfini de fois ?[63]
La fiction populaire joue aisément de cette problématique de l’unique en grande série, de la reproductibilité infinie. Mais si, chez Pierre Véry, Simon est en même temps détective et coupable, il est conjointement l’équivalent métaphorique de Dieu et de l’hérétique. L’interprétation est double. D’une part, métaphore sociale, cette concomitance questionne l’évolution perceptive de la balance manichéenne. D’autre part, substitut métaphorique du paradigme de référence, cette co-existence traduit la tension entre la vocation populaire (hérétique : excommunication) et la volonté littéraire avec ces signes de duplicité et la présence d’un métatexte ne cessant de commenter le mode de production et de consommation (Dieu : sacralisation).
Mais en aucun cas il ne s’agit de revenir au système oppositionnel littérature / paralittérature : la fiction populaire joue de cette dialectique, et si elle réfléchit la doxa, elle parle en premier lieu de sa propre condition.
Car certains récits ont conscience d’être avant tout des récits bien « machinés », avec une mécanique parfaite. Ceci n’est alors pas sans renvoyer à l’émergence et l’essor aux XIXe et XXe siècles des récits mettant en scène un homme artificiel, dont une grande partie relève de la fiction populaire. Evidemment, il y a métaphore sociale. Evidemment, il y a questionnement du sacré, avec ce rapport au divin et à la Création. Mais il y a aussi un principe de questionnement de la création… machinée [64]! L’homme artificiel interroge donc le principe de Création, dans la polysémie du terme. Autrement dit, il interroge le sacré (l’idéologie de l’époque) et la sacralisation (le positionnement social de la production et de l’auteur), il questionne les principes de création et de fonctionnement du sacré et de la sacralisation…
Un des aboutissements les plus frappant de cette double interrogation peut se trouver chez Stephen King. Ecrivain ritualisé par un lectorat populaire, écrivant répudié « monstre (para)littéraire » par les instances légitimantes, il va créer de toute pièce son homme artificiel. Et ce sont sa stratégie d’écriture et sa réception qui vont générer ce monstre artificiel. Dans The Dark Half (1989), l’écrivant qui désormais veut assumer ses ambitions littéraires, rejette sa production alimentaire sous pseudonyme et son gothic villain, au nom significatif d’Alexis Machine, qui l’avait rendu populaire. L’écrivain va alors être poursuivi, persécuté, littéralement, par le personnage double – le pseudonyme et le villain – qu’il avait créé et qu’il veut désormais effacer. C’est bien le moi vil – l’auteur populaire – qui ne veut pas laisser vivre le moi noble – l’auteur littéraire. Ce Machine dans The Dark Half, qui n’avait qu’une existence livresque, qui avait été assemblé, reconstitué au fil de son utilisation sérielle, montre bien que le monstre, c’est la littérature populaire, que le monstre artificiel, c’est le lecteur populaire qui le crée, c’est la matrice de lecture mécanisée, basée sur la sérialité[65], commercialisée[66] et ritualisée[67]…
Un système diabolique ?
Si les récits populaires entretiennent une relation de contiguïté / transitivité avec la doxa, ils sont donc avant tout des fils d’un « quelque chose » indéfinissable. A moins que, pour faire retour sur le fantastique de la détermination, on ne puisse avancer, avec Paul Féval, que ce type de récit est… Le Fils du diable (1846)… Le Diable, on le sait, est « l’index même de l’inquiétude que suscite la mimesis »[68]. Or, dans Le Fils du diable on retrouve un bien curieux Amable Ficelle qui, le nom l’indique, constitue l’instance spéculative essentielle du roman par rapport à la série dans laquelle il s’inscrit, par rapport à l’aspect « machiné »[69]. Le nom ne veut donc pas uniquement dire ce qu’il est censé fonctionnaliser au niveau diégétique, mais il dévoie parallèlement le système même de la fiction populaire. Tout en conservant, pour le lecteur, une indéniable séduction, puisque justement il revendique l’unique dans une série.
Alors, « Fils du Diable » ces récits populaires ? Séducteurs en tout cas, au sens pragmatique (ils sont populaires…), mais aussi au sens fort, c’est-à-dire diaboliques.
On trouve donc une double séduction.
Dans son sens mineur, cette séduction trouve à reproduire la relation symbolique utilisée dans la tradition biblique : il s’agit bien d’affermir le trajet entre les deux relata (le symbolisant et le symbolisé : sommairement, dans la fiction populaire, l’équation entre la lettre, l’homme et le monde du côté des symbolisants, l’esprit, l’âme et Dieu du côté des symbolisés, avec au centre les intercesseurs) et de retrouver l’étymon grec de symbole (sum-ballein : réunir). Ainsi s’opère le jeu de la répétition, ainsi se conçoit la permanence de cette écriture sacramentelle, l’assurance que le langage apporte une vérité indiscutable, les métaphores sociales se situant toujours de ce côté.
Mais dans son sens fort, cette séduction ouvre aussi à la diabolie[70]: elle utilise cette assurance de la séduction mineure pour rebasculer son principe d’auto-engendrement infini du côté de la transgression récessive.
On obtient de la sorte ce jeu du signifiant précédemment énoncé autour des Smith et des Jones. Le langage en effet ne fait plus que parler de lui-même, ne fait plus que décrire l’enfermement du langage dans une matrice textuelle : il évacue le rapport restrictif à la réalité, il refuse de s’enferrer sur la notion de vérité, pour s’attacher à ce qui en propre le constitue, c’est-à-dire une opération exclusivement « textuelle », qui ne renvoie qu’à un mécanisme, qui ne se conçoit que par le contrat[71] passé avec le lecteur pré-indexé et dans la relation étroite avec la « bibliothèque »[72].
L’autonomie pure refuse alors l’équation aux choses et change la perception habituelle de la bifacialité du signe : elle ne renvoie plus à une pluralité symbolique (dans son sens moderne, barthésien si l’on veut), elle ne cherche plus son référent, mais elle se bloque à deux reprises. D’une part, premier blocage, le signifiant s’insère dans la fonctionnalisation nécessaire du signe dans la fiction populaire. D’autre part, second blocage s’appuyant sur le premier, la monstration d’une impossible bifacialité du signe (que cela soit Smith, Jones ou les anthroponymes figuratifs définissant la psychologie et dévoilant la téléologie) dévoie l’intransivité du système, pointe l’artificialité de ce qui n’est finalement qu’un programme. Ce type de fiction ne se contente donc pas de présenter des métaphores sociales, il avoue aussi une chose : il ne s’agit que de langage ! Un langage qui joue du trop-plein sémiologique (l’écriture sacramentelle et l’intertextualité galopante) pour se comprendre dans le vide (le ressassement opère obligatoirement du côté du déceptif : l’unique en grande série ne peut pas concevoir de stase).
On peut de la sorte établir une différence entre le fantastique légitimé du XIXe et le fantastique populaire : si le premier est un fantastique du signe, jouant de sa latence, le second (et cela peut déjà se retrouver chez Paul Féval, chez la Ann Radcliffe de G. de Blonville ou dans le leurre des desseins germaniques d’Erckmann-Chatrian[73]) fait de son mode de production et de consommation le soubassement métaphorique du récit et joue de l’évidence du signe.
Alors, « Fils du diable » ces récits ? En tout état de cause, ils avalisent cette impossible sacralisation et prennent pour acquit ce qu’ils représentent aux yeux de l’institution littéraire : le Mal, en raison de leur popularité et de l’ouverture sur l’imaginaire (« L’essence du Mal réside dans son opposition au réel »[74]). Et ils prennent pour base ce qui en découle : un aspect figé, tant du côté de la réception que de celui de la structure et de l’écriture perçue comme sacramentelle. Ils miment alors tout simplement ce qu’on attend d’eux, mais ils minent cette opération mimétique : non seulement ils éclairent la partialité de l’institution littéraire par le questionnement de la bifacialité du signe, mais ils pointent aussi, par cette rhétorique du trop-plein et du vide, l’ère de la désacralisation dans la société moderne mercantile. Le paradoxe n’est pas mince : eux-mêmes parangons de cette société mercantile qui phagocyte toute essence du sacré, ils en dévoient les principes de fonctionnement…
Alors, « Fils du Diable » et séducteurs ces récits ? Ils promettent toujours de dévorer le père en gardant en l’esprit qu’il n’y aura que l’unique possibilité de rejoindre… ses fils…
[2] Denis Mellier, « Lecture de Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature », Otrante, n°3, juin 1992, p.155.
[3] « But by the early twentieth century, horror began to spread and separate in two directions, in literary fiction and in popular literature, miroring the Modernist distinction between high art and low, a distinction that is rapidly disentegrating today in the post-Modern period, but remains the foundation of marketing all literature in the twentieth century. For most of the century, horror has been considered narrowly as a marketing category or a popular genre, and dismissed by most serious readers and critics », David G. Hartwell, Ed., « Introduction », Shadows of Fear. Foundation of Fear Volume I [1992], New-York : Tor Book, 1994, pp.2-3.
[5] Pour Greimas, la littérarité est une « connotation socioculturelle valable, variable selon le temps et l’espace humain » A.J. Greimas, Essais de sémiotique poétique, Larousse, 1972, p.6.
[6] Le fantastique moderne serait capable en cela de construire « un univers indécidable », de donner « l’impression d’une absurdité apparente et d’un complot dirigé contre les personnages et / ou le lecteur » et d’affirmer la présence « non plus de l’innomé, mais de l’innommable » : voir Roger Bozzetto, « Le Fantastique moderne », Europe, n°611, mars 1980, pp.57-64. Voir aussi Roger Bozzetto, L’Obscur objet d’un savoir. Fantastique et science-fiction : deux littératures de l’imaginaire, Publications de l’Université de Provence, 1992, p.216.
[7] Voir Jean-Baptiste Baronian, Un nouveau fantastique : esquisses sur les métamorphoses d’un genre littéraire, Lausanne : L’Age d’homme, 1977.
[8] Jean-Baptiste Baronian, « Nouveau fantastique : tradition et mutation », in Jeannine Monsieur, Jean-Baptiste Baronian, Ed., Le Fantastique d’aujourd’hui, Abbaye de Forest : Centre International du Fantastique, 1982, p.18.
[10] Voir en cette perspective l’approche de la « littérarité » par Lafarge : « il n’y a pas de délimitation juridique possible du corpus puisque la valeur littéraire n’est pas une propriété des objets, mais une sacralisation sociale », Claude Lafarge, La Valeur littéraire. Figuration littéraire et usages sociaux des fictions, Fayard, 1983, p.38.
[11] Voir l’approche de la valeur littéraire par A.-M. Boyer : « Au nom d’un idéal de la valeur esthétique fondé sur la notion de rareté et sur une idéologie du travail, certains gardiens du domaine littéraire conçoivent alors l’écriture comme un usage autotélique, autoréférentiel et dense du langage. Cette sacralisation de la forme renvoie à la quantité de labeur que l’œuvre doit dévoiler, et à une instance auctoriale qui s’impose comme un garant », Alain-Michel Boyer, La Paralittérature, P.U.F., 1992, p.33.
[12] Pour Barthes, les « œuvres de masse » sont « désacralisées » car « non anthologiques », Roland Barthes, « Œuvre de masse et explication de texte », Communications, mars 1962, pp.170-172.
[13] « Genres are essentially literary institutions, or social contracts between a writer and a specific public, whose function is to specify the proper use of a particular cultural artifact », Fredric Jameson, The Political Unconscious : Language as a Socially Symbolic Art, London : Methuen, 1981, p.106.
[14] Dès 1843, Désiré Nisard dans La Revue de Paris condamnait le roman-feuilleton sur foi d’une écriture sacramentelle qui reniait toute pensée : « Ce sont des œuvres écrites trop vites, sans travail. Par voie de conséquence, cette littérature manque de pensée […] / On ne veut plus de cette langue sacramentelle où les mots s’appellent les uns les autres, où œil appelle bleu, front appelle pur, doigt appelle long, âme appelle profonde ».
[15] Pour Franco Moretti, se fondant sur Max Black et Mukarosky, dans la fiction populaire, l’important n’est pas tant la reconnaissance des métaphores linguistiques que la mise en valeur des métaphores sociales : Franco Moretti, « L’Anima e l’arpia », Quaderni Piacentini, n°5, 1982, p.46.
[16] Voir James Twitchell, Dreadful Pleasures : An Anatomy of Modern Horror, New-York : Oxford University Press, 1985, pp.67-70.
[17] Noel Caroll, The Philosophy of Horror, or Paradoxes of the Heart, New-York : Routledge, 1990, p.418.
[19] Voir sur ce point notre lecture de récits populaires mettant en scène des jésuites : « L’Ecriture sacramentelle et l’impossible sacralisation de la fiction populaire », Mélanges de Sciences Religieuses, Université Catholique de Lille, oct. / déc. 2002, pp.27-42.
[21] Franco Ferrarroti, Le Paradoxe du sacré (Il Paradosso del sacro, 1983), Bruxelles : Les Eperonniers, 1987, p.15.
[22] Robert Tessier, Déplacements du sacré dans la société moderne, Montréal : Bellarmin, 1994, p.170.
[23] Kirk J. Schneider, Horror and the Holy : Wisdom-Teachings of the Monster Tale, Open Court Publishing Company, 1993.
[24] Edward J. Ingebretsen, Maps of Heaven, Maps of Hell : Religious Terror as Memory from the Puritans to Stephen King, M. E. Sharpe, 1996.
[25] Voir sur ce point Magdalena Wandzioch, « Transition et vision du monde dans la littérature : le sacré et le fantastique », in Passage du temps, ordre de la transition, PUF, 1985, pp. 201-209.
[26] Battista Mondin, « Sémantique et ontologie de la sécularisation », in E. Castelli, Ed., Herméneutique de la sécularisation, Aubier-Montaigne, 1976, p.466.
[28] Pour Dean Koontz, la seule chose recherchée par le lecteur populaire se résume aisément, ce qui sous-tend chez cet auteur l’aspect religieux particulièrement figé : « Entertainment, of course. Nothing can fill long, empty hours as satisfyingly as good storytelling », Dean R. Koontz, « Afterword », in Paul F. Olson, David B. Silva, Ed., Post Mortem, New Tales of Ghostly Terror [1989], London : Corgi, 1990, p.342.
[31] A.J. Ronald, « The Flesh of the Devil », in The Premature Burial and Other Tales of Horror, London : Corgi, 1966, p.46.
[33] Si tous les récits pour Walter Nash utilisent des conventions, « in popular fiction the conventions are simplified and more or less fixed, whereas in writing of more advanced pretention the conventional game is free, diverse, endlessly modified […] popfiction is nothing if not predictable », Walter Nash, Language in Popular Fiction, London : Routledge, 1990, pp.3-4.
[34] Pour Vittorio Spinazolla, la paralittérature ne peut aucunement se confondre avec la Littérature qui se caractérise par « una originalità individuale del messagio e nondimeno incline a porsi su une linea di continuità rispetto del tradizione » : voir Vittorio Spinazolla, « Letteratura, paraletteratura, arciletteratura », in Vittorio Spinazolla, Ed., Pubblico 1983, Milano Libri, 1983, pp.143-171.
[35] Pour l’approche originale de Claude Seignolle, qui crée un pôle ternaire entre profane et sacré, voir notre « Claude Seignolle ou la peur de l’organique », in Roger Bozzetto, Jean Marigny, Ed., Claude Seignolle et le fantastique (Colloque de Cerisy, 2001), Hesse, 2002, pp.275-289..
[37] « They offer room as one might say for him to write in – a habitation of mediated definiteness ; a proportioned mental space ; a literary matrix by which to order his experience during composition », Alastair Fowler, Kinds of literature, Cambridge (Mass.) : Harvard University Press, 1982, p.31 ; « For some writers, narrative constraints seem to act as spurs to the imagination. Like the rules of grammar, such limitations enable invention even while restricting it », Brian Attebury, Strategies of Fantasy, Bloomington / Indianapolis : Indiana University Press, 1992, p.10.
[38] Ursula K. Le Guin, « « Science Fiction and Mrs. Brown », in Susan Wood, Ed., The Language of the Night – Essays on Fantasy and Science Fiction, New-York : Putnam’s, 1979, p.106.
[41] Voir en cette perspective les lectures de Lovecraft ou Jean Ray par Hubert Lampo, De Zwanen van Stonehenge. Een leesboek over magisch-realism, Amsterdam : Meulenhoff, 1972.
[42] Voir sur ce point la relecture de Philèbe et Parménide de Platon par Gilles Deleuze, Logique du sens [1969], U.G.E., 1973, p.8.
[43] Voir Raymond Chandler, « Introduction » [1950], in Pearls are a Nuisance, Harmondsworth : Penguin, 1964, p.10 ; ainsi que Tzvetan Todorov, « Typologie du roman policier », in Poétique de la prose [1971], Seuil, 1978, p.10 : « le chef d’œuvre de la littérature de masses est précisément le livre qui s’inscrit le mieux dans son genre. Le roman policier a ses normes ; faire “mieux” qu’elles ne le demandent, c’est en même temps faire “moins bien” ».
[44] Voir par exemple Kenneth S. Calhoon, « The Detective and the Witch : Local Knowledge and the Aesthetic Pre-history of Detection », Comparative Literature, Vol. 47, n°4, 1995, pp.307-329, pour qui Londres propose, dans un monde désacralisé, les mêmes critères que l’enfer de Dante avec la frontière entre le corps et l’âme.
[45] « Le héros, archétype futur du détective, est un intercesseur entre l’homme et l’impossible (ce qu’il ne comprend pas, ce dont il a peur, ce qui l’obsède, ce qui le choque) comme le prêtre l’était entre l’homme et le sacré ou l’au-delà. Le détective continue à intercéder entre l’homme et ce qui l’entoure ; à rétablir entre l’homme et le monde l’équilibre psychologique que le mystère, l’injustice ou le mal avait rompu », Francis Lacassin, Mythologie du roman policier, Tome I, U.G.E., 1974, p.12.
[46] « […] le mystère à élucider répond au Mystère divin, le détective au prêtre-médiateur comme lui voué au célibat, son intellect infaillible au Logos divin, le criminel au pêcheur et à l’hérétique, la police à l’Eglise institutionnalisée et aliénée de ses sources, le suspense à l’intensité de la ferveur religieuse tendue vers Dieu », Rainer Rochlitz, « Avant-propos », in Siegfried Kracauer, Le Roman policier [Der Detektiv-Roman, 1925], Payot, 1981, p.17.
[48] Topos de la critique lettrée envers la littérature et la culture populaires, de Clara Reeve à Walter Scott qui neutralisait la lecture d’Ann Radcliffe en cette perspective… Pour le roman policier, on se souvient notamment de la diatribe d’Edmund Wilson dans The New Yorker : Wilson considérait la lecture de ce « type » de littérature aussi nocive que la cigarette…
[49] Voir notamment la fin du roman avec une suite impressionnante d’aphorismes à vocation commerciale : « Tell England. Tell the world. Eat more oats. Take care of your complexion. No more war. Shine your shoes with Shino. Ask your Grocer. Children love Laxamalt. Prepare to meet thy God. Bung’s Beer is Better. […] / Advertise, or go under », Dorothy L. Sayers, Murder Must Advertise, London : N.E.L., 1969, p.256.
[50] Cet aveuglement est parallèle au « silence de Dieu » chez Camus, Gide, Huxley, Simone Weil, Julien Green, Bernanos et Graham Greene: voir Charles Moeller, Littérature du XXe siècle et christianisme, vol. I, Paris / Tournai : Casterman, 1956.
[51] Voir en cette perspective certains de nos travaux sur Jean Ray : « L’Evangile selon Saint-Judas-de-la-Nuit : l’effroi du Signe », in Eric Lysøe, Ed., Le Diable en Belgique du Prince de Ligne à Gaston Compère, Bologna : Belœil, 2001, pp.243-263 ; « Jean Ray / John Flanders et la littérature alimentaire : l’essence en sommeil », in Paul Aron, Ed., Les Mots de la faim : les écrivains et la nourriture, Textyles, n°23, 2003, pp.50-62 ; « De Apollinaire à Jean Ray : l’ivresse sans fin du “Bout de la rue” », in Arnaud Huftier, André Verbrugghen, Ed., Jean Ray / John Flanders. Croisement d’ombres, Otrante, n°14, Kimé, 2003, 91-111 ; « La Perte d’essence du sacré : Malpertuis de Jean Ray », in Roger Bozzetto, Arnaud Huftier, Les Frontières du fantastique, op.cit., pp. 113-134 ; Ecrire un pays qui n’existe pas. Réception et re-création. Les littératures belges à travers l’exemple de Jean Ray / John Flanders, thèse de 3ème cycle, Université de Valenciennes, 2001, pp.411-431, 573-597, 734-766.
[52] Jean Ray, « Smith,… comme tout le monde… », Les Cahiers de la Biloque, sept./oct. 1962, p.253. Souligné par Jean Ray.
[54] Ray Bradbury, « The Emissary », in Peter Haining, Ed., Everyman’s Book of Classic Horror Stories, London : Dent, 1976, p.203.
[55] Rosemary Timperley, « Harry », in Herbert Van Thal, Ed., The Fourth Pan Books of Horror Stories, London : Pan Books, 1963, pp.95, 103.
[56] Pour une interprétation de cette nouvelle selon l’univers d’inscription – belge et fantastique – de Thomas Owen, voir Ana Soncini Fratta, Thomas Owen ou le fantastique de la “Belgité”, Bologna : Belœil, 1996, p.112 (ainsi que notre « Lecture de Ana Soncini Fratta, Thomas Owen ou le fantastique de la “Belgité” », Otrante, n°10, 1998, pp.235-237). Il serait évidemment intéressant de comparer ce D. Dahl au Dédalus dans Ulysse de Joyce, afin d’établir plus précisément le jeu d’écart autoréférentiel…
[57] Pour une autre approche des noms propres dans la fiction, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage Stanislas-André Steeman. Aux limites de la fiction policière, Paris / Amiens : Les Belles Lettres / Encrage, 2006.
[58] Robert Bloch, « Rhyme Never Pays », Tales in a Jugular Vein, New-York : Pyramid Books, 1965, p.93.
[59] Ramsey Campbell, « The Other Woman » [1976], Scared Stiff, London : Macdonald & Co. Publishers, 1989, p.25.
[60] Dean Koontz, Les Etrangers, J’ai Lu, coll. « Epouvante », 1991, p.10. Souligné par Dean Koontz.
[64] Evidemment, nous demeurons ici succinct, et les implications sont autrement problématiques : pour des prolongements dans la perspective des fictions populaires, voir notre article « A la recherche du cliché originel : Frankenstein de Mary Shelley à la lumière de ses sectateurs », in Arnaud Huftier, Ed., Littérature et reproduction. L’Homme artificiel, Presses Universitaires de Valenciennes, 2000, pp .53-96.
[65] Voir pour la matrice de lecture du hard-boiled et le décodage de la littérature mainstream, Stephen King, The Dark Half, London : New English Library, 1989, pp.73-75.
[66] Autre exemple éclairant : nous avons déjà vu le jeu de Dean Koontz avec la doxa dans The Door to December ; or, dans le passage cité, Dan Haldane (bel exemple de nom fermé sur lui-même, tautologique, à l’image du Constantin Constantinus de Kierkegaard) se faisait cette réflexion « en terminant son deuxième cheeseburger et en sirotant son Coca » dans un McDonald’s. Quand on sait que Stephen King définit avec jubilation sa production comme l’équivalent littéraire d’un big Mac et d’une grande frite, on comprend ici aisément l’autoreprésentation d’un récit conscient de son aspect populaire… et de sa soumission à la doxa !
[67] Un film comme In the Mouth of Madness de John Carpenter joue parfaitement du rite de la lecture en série et de la religion avec le culte voué à l’écrivain populaire Sutter Cane.
[69] Pour une roborative analyse du roman à la lumière du ressassement et de la distanciation, voir Jean-Claude Vareille, L’Homme masqué, Presses Universitaires de Lyon, 1989, pp.73-97.
[70] Nous reprenons ici certains principes de Claude Reichler, La Diabolie. La séduction, la renardie, l’écriture, Ed. de Minuit, 1979, notamment cette définition minimale de la diabolie qui « nie la possibilité d’atteindre, par le langage, une vérité autre que celle du langage, qui ouvre la polémique du contrat et du dévoiement. Le discours séducteur procède d’une rêverie sur la toute-puissance d’un langage vide – de transcendance, de choses, de sens – et se voue tout entier à la signifiance », pp.16-17.
[71] Evidemment, ce terme de contrat est lui aussi polysémique : il doit aussi renvoyer à l’omnipotence de l’éditeur.
[72] Pour Jean-Marc Goulemot, la bibliothèque, ne se basant pas uniquement sur l’expérience éthico-pratique, donne au livre sa valeur, ou sa signification esthétique, par l’ensemble de textes dans lequel il est inséré : voir Jean-Marc Goulemot, « De la lecture comme production de sens », in Roger Chartier, Ed., Pratiques de la lecture, Marseille : Rivages, 1985, pp.90-99.