Maria Noel Lapoujade
UNAM, Mexique
maria.noel.lapoujade@gmail.com
Un possible regard de Bachelard sur Rembrandt
A possible gaze of Bachelard at Rembrandt
Abstract: This essay explores Bachelard’s poetry exercised on Rembrandt’s painting. It analyzes the superposition of three gazes: Rembrandt’s gaze at the philosopher meditating, Bachelard’s gaze at Rembrandt’s look expressed in painting, my own gaze at Bachelard’s look when he sees Rembrandt observing the philosopher in his reverie.
Keywords: Rembrandt; Bachelard; Fire; Light; Reverie; Creation.
Cette réflexion est le fruit d’une acrobatie de la pensée imaginante.
Quelle prétention herméneutique peut avoir un berceau heuristique ? Ou peut-être est-ce le résultat d’un audacieux exercice de sémantique ?
Point de départ : une confession.
Il m’est réellement arrivé que, lors de la lecture de sa poétique du feu, la Psychanalyse du feu (1938), de Gaston Bachelard, et ayant face à moi sa très belle œuvre : La flamme d’une chandelle (1961), l’image du tableau de Rembrandt intitulé : Philosophe en méditation, 1632 a surgi dans mon esprit.[1]
J’ai couru chercher cette image et j’ai simplement commencé à dévoiler les pensées de Bachelard qui, j’ai pu le constater, « collaient » parfaitement à la description de cette œuvre magistrale de la peinture universelle.
En outre, j’en suis arrivée à supposer que ce tableau pouvait être présent dans l’esprit de Bachelard quand il écrivait les idées fondamentales que je vais décortiquer.
Conviction absolument impossible à prouver ou à démontrer, de manière que ce texte, que j’ai osé construire à partir de la pensée de Bachelard regardant le Philosophe en méditation de Rembrandt, a pour but de montrer le mariage alchimique du mot poétique et de l’image picturale.
Ce texte s’articule selon la logique interne suivante : d’abord, observation attentive du tableau de Rembrandt, ensuite, citation d’un passage de Bachelard que je considère pertinent pour réfléchir sur le regard au sujet de cette peinture, troisièmement mon commentaire à ce sujet.
Cet essai met donc en mots la trame de trois regards : le regard de Rembrandt sur le philosophe en méditation, le regard de Bachelard sur le regard de Rembrandt posé sur la peinture, mon regard sur le regard de Bachelard regardant Rembrandt en train d’observer la méditation du philosophe.
IMAGE, Rembrandt, Philosophe en méditation, 1632.
Sur quel fondement réalisons-nous cet essai ?
Existe-t-il une base pour appliquer la pensée de Bachelard à la peinture ?
Bachelard, sans le faire exprès, donne la réponse :
Avant l’œuvre, le peintre, comme tout créateur, connaît la rêverie méditante, la rêverie qui médite sur la nature des choses, … Aucun art n’est plus directement créateur, manifestement créateur, que la peinture. Aussi, par la fatalité des songes primitifs, le peintre renouvelle les grands rêves cosmiques qui attachent l’homme aux éléments, au feu, à l’eau, à l’air céleste, à la prodigieuse matérialité des substances terrestres. [2]
Le feu et le cogito de la rêverie dans le Philosophe en méditation, Rembrandt
D’abord, une rapide présentation du tableau s’impose.
Le thème se développe sur une scène unique, divisée en deux espaces, chacun d’eux ayant des qualités et des fonctions très différentes.
Les deux espaces s’articulent en un espace unique. La colonne vertébrale du tableau est un bel escalier.
L’escalier, limite interne de l’espace, comme tout espace, sépare et unit. Cette limite de séparation-union a la forme fondamentale d’une spirale.
Une spirale comme celle de la vie, qui invite et impose un double parcours : ascendant ou descendant. Dans sa descente, l’escalier nous conduit à la scène picturale. À partir de l’espace de la scène, l’ascension conduit à un étage supérieur dans l’obscurité. L’obscurité est, entre autres, un symbole philosophique ancestral de l’ignorance. L’espace ouvert du tableau dans sa verticale ascendante est couronné par un non savoir se perdant dans l’obscurité.
En descendant l’escalier, nous pénétrons dans un espace double. À droite du spectateur, le tableau présente un coin obscur mais chaud et éclairé par le feu.
À gauche, un espace intensément éclairé par la lumière du soleil, chaleureux grâce à cette enveloppe de lumière.
Rembrandt peuple le tableau de deux personnages inégaux. La femme jeune, en action, gardienne du feu, concentrée sur son activité. L’homme, vieux, sans activité apparente, concentré dans une attitude contemplative.
Dans ce qui suit, je me situe comme témoin d’un dialogue entre le mot et l’image, entre Bachelard et Rembrandt.
Laissons parler Bachelard en observant l’image.
1. Bachelard écrit :
[…] c’est l’homme pensif que nous voulons étudier ici, l’homme pensif à son foyer, dans la solitude, quand le feu est brillant, comme une conscience de la solitude. […] Cet état de léger hypnotisme, […] est fort propre à déclencher l’enquête psychanalytique.
Il le confirme avec une donnée autobiographique: «c’est seulement quand je vécus dans la solitude que je fus le maître de ma cheminée». [3]
Je pense : dans un état de solitude, quand le monde extérieur s’éteint, et quand le je hypnotisé n’interrompt pas, dans un recoin chaleureux tombent les pensées, les images, les découvertes, les créations, comme de mystérieuses gouttes de pluie sur un terrain fertile.
2. Bachelard écrit :
Pour nous qui nous bornons à psychanalyser une couche psychique moins profonde, plus intellectualisée, nous devons remplacer l’étude des rêves par l’étude de la rêverie, et plus spécialement, dans ce petit livre, nous devons étudier la rêverie devant le feu. […] Et précisément la rêverie devant le feu, la douce rêverie consciente de son bien-être, est la rêverie la plus naturellement centrée. […] elle est si bien définie que c’est devenu une banalité de dire qu’on aime le feu de bois dans la cheminée. Il s’agit alors du feu calme, régulier, maîtrisé, où la grosse bûche brûle à petites flammes. C’est un phénomène monotone et brillant, vraiment total: il parle et vole, il chante. Le feu enfermé dans le foyer fut sans doute pour l’homme le premier sujet de rêverie, le symbole du repos, l’invitation au repos. On ne conçoit guère une philosophie du repos sans une rêverie devant les bûches qui flambent. [4]
Je pense que : d’une part, ce passage met en mots l’image de Rembrandt. D’autre part, en ce qui concerne le texte, j’insiste, avant tout le propos de Bachelard est de réaliser une psychanalyse de la rêverie, non des rêves. Ensuite, il s’agit d’une rêverie, pour ainsi dire, philosophique. Il ne s’agit pas du cogito cartésien, de l’imposition de l’évidence de l’intuition claire et précise.
Il ne s’agit pas de l’interprétation freudienne des rêves, mondes nocturnes de l’inconscient.
Ce n’est pas l’état d’être complètement éveillé, la veille, l’appartenance à un monde en commun, ni celui du dormeur, absent du monde, fermé et sans communication, le pour-soi du sommeil.
Il s’agit de cet état que Bachelard appelle le cogito de la rêverie.
La rêverie est le creuset de la poiesis car, en elle apparaissent sans censure, libres dans leur spontanéité, toutes les images qui peuvent surgir.[5]
Finalement, le repos favorise l’apparition de l’inspiration, la réflexion novatrice. Le repos favorise le « ruminer » nietzschéen des idées.
Je me pose la question : est-ce pour cela que la vie actuelle vertigineuse, tourbillonnante, dans des voitures, avions, métros, a mis en difficulté, en question, la philosophie-même ?
3. Bachelard soutient :
L’homo faber est l’homme des surfaces, son esprit se fige sur quelques objets familiers, sur quelques formes géométriques grossières. […] L’homme rêvant devant son foyer est, au contraire, l’homme des profondeurs et l’homme d’un devenir. [6]
Dans ce passage, Bachelard envisage la conception de Max Scheler, en rapport avec Rodin, vraisemblablement, avec «Le Penseur».
Je pense que le philosophe de Rembrandt, en repos solitaire dans un coin près du feu, est submergé dans les profondeurs de la pensée imaginante de la rêverie. Je souligne que « profondeurs » ne fait pas allusion à la psychologie profonde junguienne, c’est-à-dire à l’inconscient ; mais que chez Bachelard, nous le répétons, il s’agit de la psychanalyse d’un intervalle « moins profond » qu’est la rêverie ; et cependant, la rêverie atteint aussi les profondeurs. Profondeur avec une autre nuance, signifie l’homme concentré dans l’attitude d’écoute attentive, le souffle en suspens, dans un profond silence, pour laisser résonner dans son esprit l’instant subtil où surgissent les images naissantes de sa rêverie.
Cet homme, recroquevillé dans la paix immobile de son coin, voit-il naître sa philosophie ? [7]
Pourquoi ce tableau-ci ?
Dans La psychanalyse du feu, il affirme :
Mais la rêverie au coin du feu a des axes plus philosophiques. Le feu est pour l’homme qui le contemple un exemple de prompt devenir […] le feu suggère le désir de changer, de brusquer le temps, de porter toute la vie à son terme, à son au-delà. Alors la rêverie est vraiment prenante et dramatique; elle amplifie le destin humain, elle relie le petit au grand, le foyer au volcan la vie d’une bûche et la vie d’un monde.[8]
Dans ce passage Bachelard continue à citer George Sand, dans ses études sur la rêverie.
De La psychanalyse du feu à La flamme d’une chandelle, le thème impliqué dans le concept de rêverie devient plus profond et plus explicite.
En ce sens j’évoque Bachelard dans La flamme d’une chandelle :
Nous proposons donc de transférer les valeurs esthétiques du clair-obscur des peintres dans le domaine des valeurs esthétiques du psychisme. [9]
Bachelard donne la réponse à ce sujet dans la même œuvre où, par ailleurs, il cite George Sand :
George Sand a pressenti ce passage du monde de la peinture au monde de la psychologie. [10]
Mon étonnement croît, à ma grande joie, quand je découvre, quelques lignes plus bas, qu’elle le fait en pensant à notre tableau : Le philosophe en méditation de Rembrandt, dont George Sand donne une description intime, évoquée par Bachelard.[11]
Or, notre réflexion comprend plusieurs replis concentrés.
Premièrement, dans son tableau, Rembrandt donne son témoignage en image d’une méditation philosophique repliée sur elle-même.
Ensuite, George Sand offre une première ouverture de notre « polyptique imaginaire ».
C’est un premier déploiement de l’image pour insinuer le transfert de la peinture à la psychologie.
Ensuite, Bachelard offre une deuxième ouverture de notre polyptique et il élève à un métalangage esthétique le passage de George Sand.
Ainsi, Bachelard déploie le thème du clair-obscur du psychisme.
C’est un passage fondamental, car c’est précisément la rêverie qui offre le monde du clair-obscur.
C’est à partir de la rêverie qu’il est possible de savourer de manière réflexive cette image magistrale de Rembrandt.
Il s’agit d’un personnage immobile dans la paix chaleureuse d’un recoin. Et précisément le recoin est un espace en lui-même entrouvert.
Bachelard affirme :
Le coin est une sorte de demi-boîte, moitié murs, moitié porte.[12]
J’évoque quelques lignes de mon livre, Regard sur Vermeer :
L’espace de scénographie de Vermeer est, en général, un coin. Le coin est le lieu géométrique appelé angle. En passant du plan au volume, le coin est, à la fois, acuité-pointe, creux-arrondi. Le coin représente l’espace symbolique où se joue en même temps passion et action. Au sens strict, il représente géométriquement la coexistence de la passion-action, l’extériorité-intériorité. [13]
Dans le recoin le personnage immobile déploie l’intense activité de la rêverie créatrice qui est une mise en puissance de l’imagination libre.
Bachelard continue :
[C’est] une rêverie calme, calmante, qui est fidèle à son centre, éclairée en son centre, non pas resserrée sur son contenu, mais débordant toujours un peu, imprégnant de sa lumière sa pénombre. On voit clair en soi-même et cependant on rêve.[14]
Un cran de plus. Déployons un repli supplémentaire.
Dans cette « quatrième ouverture » de notre polyptique imaginaire, je propose d’inscrire l’image de Rembrandt, la théorie du tableau de George Sand et l’esthétique métathéorique de Bachelard, dans sa propre conception d’un trait essentiel de l’homme, condensé en un énoncé fondamental : « L’homme est un être entr’ouvert. ». [15]
Scholie finale
Le Zen japonais concentre l’intensité maximum de l’activité en zazen, position aurorale assise, immobile vers l’extérieur, dans l’activité de non-faire, de méditation, un laissez-faire laissez-passer les idées, images, sentiments, souvenirs, en une succession libre, une rhapsodie découlant du psychisme sans une finalité, une recherche de rien[16].
À ce moment, l’homme, l’être entr’ouvert bachelardien, qui devient l’être cosmique submergé dans la rêverie occidentale, se trouve en parfaite interdépendance avec le zazen japonais oriental[17].
En Somme, l’espèce est une des plus extrême diversité et différence et cette coïncidence orient-occident n’est ni hasard, ni mystère, ni snobisme, car cette espèce une sort d’Afrique et émigre aux quatre coins de la Terre.
Le caractère entr’ouvert de la condition humaine, le clair-obscur de sa nature, se manifeste comme une puissante impulsion imaginaire vers la vie lors des moments féconds de la rêverie, où règne la lumière de l’imagination créatrice en liberté.
Notes
[1] Rembrandt Harmenszoon van Rijn (del Rin), Leyde, 1606-1669, Philosophe en méditation, 1632, 28 x 34,5 cm, bois, musée du Louvre. René Hoppenbrouwers, Rembrandt, Éditions du Montparnasse, Diffusion Larousse, Paris, 1991.
[5] Analyse in extenso de la Poétique de Bachelard in M.N. Lapoujade, Diálogo con Gaston Bachelard acerca de la poética. UNAM-Mérida, Mexique, 2011.