Rodica Ilie
Université Transilvania Braşov, Roumanie
rodica_m_ilie@yahoo.fr
Un langage cratyléen : La couleur dans la mythologie moderniste
A Cratylean Language: Colour in Modernist Mythology
Abstract: The present study focuses on the introduction of a new mythology of poetic modernism by means of colours and words. If desacralisation, as a symptom of the 18th and 19th centuries has led to what Jean-Luc Nancy defines as “the interrupted myth” (La communauté désœuvrée, 1990), Mallarmé and the Impressionists, and then Sensationism (Fernando Pessoa), the English Imagists (Ezra Pound), Futurism, Abstractionism, Expressionism, Suprematism, regained, imposed new artistic codes, new myths in which colour has become the support, the instrument and the universal Cratylean language. Our aim is to define the relations between the modalities of sign motivation in Mallarmé’s and Pound’s poetry, critically considering Bachelard’s perspective on the metaphysics of silence or Hugo Friedrich’s view, emphasizing the « empty transcendence» of French modernists, substituting these interpretations for the epiphanic values of white, beyond the values of negativity, of Mallarmé’s suicidal aesthetics, drawing on the theory of suggestion which Imagism regained in Ezra Pound’s inspired expression. Literature is based on an ekphrastic way of realisation in which colour ideographically contains the epiphany, owns the mystery, the essence and the transparency of the origin myth, of the recreation of the world. As for Turner or Monet, colour becomes a constructive principle with an inaugural value of cosmic structuration. Beyond the poetics of simplicity (Hannes Böhringer, 2000), for Poetic Modernists and Impressionists, colour represents the way of fostering a philosophical edifice, a metaphysical category (for Mallarmé, colour fosters “the mystery in the letters”, contains the silence, the absolute, the mourning, as well as the perfection). For Ezra Pound, it supports the apparition of a genesis in daily life, maintains the logopoetical game, the philosophy of composition and of the imposition of a transfer language, not only a cultural grafting (Guy Scarpetta, Eloge du cosmopolitisme, 1981), but a universal language. The methodology of the present study is based on the reception theory, on the hermeneutics and philosophy of the image, on the comparatist approach, specific to cultural anthropology and to imagination studies (J-J.Wunenburger, [2001]).
Keywords: Stéphane Mallarmé; Ezra Pound; Imagism; Impressionism; Poetics of colour; Epiphany.
Dans la modernité européenne le caractère aulique, orphique de l’articulation de la poésie remplace la transcendance. Les hétérotopies d’un monde sécularisé, produites par le romantisme, le modernisme et ensuite par l’avant-garde, ont substitué le ciel, l’ont fait descendre sur la terre, comme dirait Octavio Paz (Los Hijos de Limo 1974). Selon Nietzsche, qui avait hérité au moins en partie la nostalgie romantique d’une « nouvelle mythologie », la poésie détient le rôle exemplaire d’un parler fondamental, d’une expression essentielle (dans le sens que Maurice Blanchot accorde à la poésie mallarméenne). Par la triade Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé le logos du modernisme change ses ressorts intimes, le lecteur doit dépasser la lecture linéaire de propension romantique, explorant librement, de plusieurs manières le texte. La lecture devient aventure dans le sens, comprise comme une modalité de connaissance, ainsi qu’une errance dans le sens, au-delà du sens dans un état de possession par la magie du mot. C’est pour cela, probablement, que le lecteur est « hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère », l’hypocrisie constituant le signe de la limitation, de la raison interprétante qui ne peut pas éclairer tous les secrets, « le mystère dans les lettres ». En témoigne le modèle rimbaldien de lecture plurielle, relativisant le sens, « littéralement et dans tous les sens possibles »… A cela s’ajoute aussi l’invitation galante du poète du poème Salut et le plongeon dans les eaux troubles de l’abîme de la signification. Mallarmé nous invite à un étrange voyage qui promet l’énigmatique chanson inhumaine des sirènes. Cette chanson-enchantement abolit au fait toute voie d’accès vers la chanson humaine en tant que performance, comme manifestation immédiate, quotidienne, car elle finit comme le naufrage, en silence. Dans la musique irréelle, d’au-delà des sirènes/ de la harpe de l’aile d’Ange (Sainte), nous reconnaissons la cible vers laquelle invite le savoir poétique mallarméen comme exploration qui outrepasse le rationnel. On trouve ici l’ontophanie du vers nouveau, ce « vierge vers » expliqué par une relation renforcée au niveau de la littérature moderniste, de nature suicidairement épiphanique : la disparition du sujet mène à la révélation d’une nature autotélique du langage (Philippe Solers).
La poésie mallarméenne, comprise dans ce contexte de la promesse d’une heureuse navigation, rhétoriquement marquée par le « terrorisme de la politesse » (conformément à l’interprétation donnée par J. P. Sartre) devient un « glorieux mensonge », une partition trompeuse, reflet de la liberté créatrice dérivée de l’esprit grec qui entretient, conformément à Friedrich Nietzsche « le sentiment mythique du libre mensonge » (apud. J.L. Nancy Comunitatea absenta, 71).
Il est à remarquer que Mallarmé, par son poème tel un parler essentiel, ainsi que Ezra Pound, par sa conception sur la littérature (par laquelle il attribuait intensivement au mot le maximum de sens possible dans un minimum d’expression) amènent le verbe poétique à l’ordre d’une communication inaugurale, fondatrice, dans l’absence de l’élément transcendant.
Malgré l’absence de la centralité du sacré dans le monde [« Le Ciel est mort. – Vers toi, j’accours ! Donne, ô matière L’oubli de l’Idéal cruel et du Péché … »], les poètes modernistes retrouvent la sacralité du logos poétique, un langage motivé, semblable à la langue des oiseaux. Mallarmé considère le Livre « une explication orphique de la Terre », Pound, qui pratique un langage universel, cosmopolite, intégrateur et totalisant, mène le projet du Livre mallarméen à l’accomplissement, aboutissant au Supraidéogramme.
Chez le premier, le monde existe, mais non représentable, impalpable, indéterminé, un monde qui est condensé, réduit phénoménologiquement à un soliloque muet[1], un spectacle du langage essentiel, orphique, ésotérique, progressif : le livre à venir (conformément à Blanchot), un langage de l’élection spirituelle, à reconnaître exclusivement par un lecteur élitaire, formé, initié. C’est pour cela que les couleurs dominantes sont pour Mallarmé des resplendissements et/ou dissimulations, révélations fugitives et/ou occultations, l’évocation de certains effets, rapports subtils et/ou la rêverie nostalgique vers la pureté, vers l’accès aux rythmes d’une harmonie universelle (qui reste seulement rêvée, intangible, car Un coup de dés jamais n’abolira le hasard).
Pour le deuxième poète, le monde vit dans le pluralisme des codes, c’est le livre d’une performance culturelle diverse, éclectique, adressé au lecteur qui se retrouve partiellement dans le code, reconnaît le monde et le recompose par fragments, même superficiellement, mais il ne peut pas tout comprendre hic et nunc. Pourtant il cède à la tentative de la reconstruction de la mosaïque culturelle – qui n’est autre chose que la retrouvaille non traumatisante du Babel linguistique, donc à l’inverse que chez Mallarmé.
Dans l’absence d’un code parfait, les poètes réinventent le Code qui soit capable de communiquer le monde, le tout, le rien. Selon Mallarmé : « tout, au monde, existe pour aboutir à un Livre » et son intention est celle d’épurer le langage pour pouvoir communiquer l’ineffable, l’indétermination, «Donner un sens plus pur aux mots de la tribu». Pour lui, par la suite, la couleur est un instrument magique, orphique, suggestif qui entretient l’évocation, la remémoration, l’effet de remise, de propagation lente de l’Idée en irisations vagues, en étincellements qui cachent plutôt qu’ils ne dévoilent, pareils aux ondes de Monet, pareils aux sons de Debussy. L’effet d’ajournement est réalisé chromatiquement par la tension paradoxale d’entre l’éclat parlant et l’éloquence muette, réduite à l’essence de la lumière : l’azur.
L’azur, le blanc sont pour le poète des couleurs de l’étincellement perfide, d’une « victoire méchante » associée à une « native agonie » (L’Azur). La grammaticalisation ou la remorphologisation, spécifiques à l’hermétisme mallarméen, accentuent le métaphorisme des couleurs qui vont devenir abstraites, dans une éloquence comme entrée dans l’immobilité :
Et du métal vivant sort en bleus angélus !
Il roule par la brume, ancien et traverse
Ta native agonie ainsi qu’un glaive sûr ;
Où fuir dans la révolte inutile et perverse ?
Je suis hanté. L’Azur ! L’Azur ! L’Azur ! L’Azur !
La dévitalisation, la renégation des chromatismes, la chute dans le langage muet, du silence spécifique de/ à la disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots sont à retrouver aussi dans Soupir : « Vers l’Azur attendri d’Octobre pâle et pur… ». Mais ce procès de retardement, d’ajournement, comme nous l’avons mentionné, c’est une forme d’oblitérer l’idée, de cacher la phanopoée dans la musique du langage, dans le melos du silence de ce « vierge vers » (Salut). Le refus de la référence mène à la découverte de l’autorité suprême, universelle du langage. Ce jeu apparemment gratuit du « Rien, cette écume, vierge vers/ A ne désigne que la coupe » conduit à une épiphanie moderne, dans laquelle la sacralité du mot est module d’une manière orphique, pour nous laisser à la fin du sonnet entrevoir le sacrifice : « Solitude, récif, étoile/ A n’importe ce qui valut/ Le blanc souci de notre toile ». Donc, le langage mallarméen devient autoréférentiel, son autarchie gouverne d’une manière sublime et révèle ontopoétiquement non seulement le sacrifice symbolique, philosophique de la présence élocutoire, mais surtout la sublimation, la condensation du logos du poème moderniste, son abstractisation sous la forme du mot, « totalement nouveau, étranger à la langue », comme dit le poète : « le signe nuptial de l’Idée ».
Si la déréification du monde est motivée par Mallarmé en tant que refus de la détermination, de l’histoire, du progrès bourgeois, comme un repliement de la société (le poète se définissant lui-même en grève par rapport à celle-là), la dislocation des objets en absence, en rien est motivée par la recherche d’un idéal qui est alimenté d’un « invisible courant de tension » (H. Friedrich, 95) qui vibre et cache, entretient l’existence et « l’identité irréelle de choses différentes » (idem), des présences poétiques essentialisées (Sainte).
Dans son indétermination basée sur des ellipses, le poème détermine « un événement non pas en fait, mais en langage » (idem, 97), un temps du crépuscule – « le santal vieux qui se dédore », réalisé au niveau de la musique chuchotée du langage, dont la tonalité pâlit, fond en silence (grâce au jeu des sons accentués circonflexe – grave, diminués ensuite par les sons adoucis, jeu mélique intraductible, magistralement dirigé par le poète, pour imaginer une symphonie de silences).
Le crépuscule est pour Mallarmé, comme pour les peintres impressionnistes, un temps du crépusculaire absolu (idem, 97), une catégorie décadente en essence, qui accentue le charme baudelairien brûlant, triste et vague, qui laisse lieu aux suppositions. « La catégorie temporelle adéquate à l’immersion et à l’annulation » (Friedrich, 97), le crépuscule, qui n’est pas nommé directement, mais seulement approximé chromatiquement, suggéré morphologiquement par le verbe, (« se dédore ») et non par un adjectif, détient le rôle de signe de l’évanescence, d’indicateur d’une éloquence des réflexes, spécifiques à Monet, Manet, Daubigny, Signac aussi. De Mallarmé, ce dernier affirme : « j’ai beaucoup aimé cet homme et cet artiste. Il était pater-faber, le père poète, patriarcal et tendre ». Les couleurs entretiennent chez les modernistes et chez les peintres impressionnistes l’illusion d’un monde dans lequel le perceptible n’a plus la fonction descriptive, de représentation, mais de révélation. Ainsi le perceptible conduira vers l’imperceptible, le présent n’étant qu’une forme de re-ancrage dans le passé, dans le sentiment du tard, étant seulement une promesse de retrouver le silence connu, en fait euphémisation/ ajournement de l’inquiétude, de l’angoisse, de la mort – les substituts partiels et totales du silence, qui est la communication absolue dans la conception de Mallarmé. Les vers de Sainte confirment ces abolitions, la négation de la référence des instruments musicaux, la négation de la mélodie du Magnificat se trouvent là-bas motivées pour faire possible l’affirmation de l’éloquence du silence : « sans le vieux santal/ Ni le vieux livre, elle balance / Sur le plumage instrumental, / Musicienne du silence ».
Pourtant, entre Mallarmé et les impressionnistes il y a de différences de conception artistique, malgré cette analogie qui les met en relation autour de la philosophie du crépuscule, de la sensibilité décadente, issue de la précarité du présent, du transitoire et du raffinement chromatique de la lumière comme filtrée à travers le miel (comme dans L’après-midi d’un faune). La lumière du vers mallarméen se trouve au-delà de l’accident, des forces extérieures du paysage, des circonstances qui font la spécificité des toiles impressionnistes. Dans le cas de Manet, Monet et Seurat, la lumière suit les changements, les modulations de l’heure, la couleur traduit d’une manière anecdotique les métamorphoses de la vie quotidienne, motivant « une philosophie de la mutabilité des choses ». De plus, pour les impressionnistes « les couleurs ne sont pas attachées aux choses comme des épithètes homériques, mais constituent les choses mêmes, l’ensemble des choses, la réalité en infini changement ».
Chez Mallarmé, le crépuscule-même est vidé de sa chromatique traditionnelle, comme dans Renouveau « Des crépuscules blancs tiédissent sous mon crâne / Qu’un cercle de fer serre ainsi qu’un vieux tombeau / Et triste, j’erre après un rêve vague et beau / Par les champs où la sève immense se pavane ».
L’abolition des chromatismes est accompagnée par l’abdication de la lyrique du sentiment, du sujet, de l’inspiration. C’est que le printemps n’est pas sthénique, mais irritant (renforcé par ce « spleen printanier »), sans être à tout prix le temps de la floraison, mais celui de la mélancolie, de la décomposition morbide : « Le printemps maladif a chassé tristement / L’hiver, saison de l’art serein, l’hiver lucide » – la saison de la création pure, de la beauté d’Hérodiade. Le jeu des contradictions rappelle la saison du blanc, du silence en tant que bonheur particulier : de la rêverie et du rêve conformément auquel le poème idéal, le poème des perfections sonores, élaboré, résultat de la clarté de la pensée poétique, a les inflexions et la force du blanc, « le hasard vaincu mot par mot, indéfectiblement, le blanc revient, tout à l’heure gratuit, certain maintenant, pour conclure que rien au-delà et authéntiquer le silence ». Ce que Mallarmé découvre sans pouvoir le nommer, c’est peut-être le contrepoint, non plus la succession déductive des idées, mais leurs simultanéités décalées, tout un jeu d’accords, d’échos et de fuite.
L’azur, de même, produit du désespoir, – « Où fuir dans la révolte inutile et perverse ? » Sa calme sereine ironie confirme l’impuissance du poète « qui maudit son génie ». Mais cette tentation picturale de la dévitalisation du monde, de la référence – « le soleil se mourant jaunâtre à l’horizon ! » (L’Azur) – ne fait pas que la poésie de Mallarmé abandonne le vocabulaire des couleurs, mais elle leur confère d’autres qualités : non pas sémantiques à tout prix, symboliques, mais incantatoires. Les couleurs deviennent musique, acquièrent des tonalités graves ou ironiques, ludiques ou suggestivement évocatrices. De cette manière, le poète rend au mot ses raisons. Cratyléen, il devient substance, essence, sans plus être dorénavant une représentation du monde. Comme dans le minimalisme du haïku, le poème de Mallarmé concentre par la couleur des sens, des images, des idées, et, en même temps, révèle et cache des états, des rapports et des relations entre les objets. La différence entre les poèmes courts du Français et les poèmes imagistes de Pound consiste dans la matérialité, le caractère de représentation et la tonalité des couleurs.
Chez Mallarmé les couleurs sont employées comme des évanescences, des lumières, et sont plutôt dématérialisées, musicales, transcendant les objets, devenant elles-mêmes des objets en même temps que le poème – objets de langage. Elles n’ont pas un caractère figuratif, mais éclaircissent quelque chose de l’au-delà. Immatérielles, elles participent d’une manière austère à l’ambiguisation, non pas pour préciser et définir les choses.
Le parler poétique mallarméen est allusif, évocateur, hérmétisant, et dans ce contexte les couleurs n’auront pas la signification indicielle ou de rèmes, de qualisignes (pour employer les catégories sémiotiques de Ch. S. Pierce), mais détermineront des halos symboliques, « des essaims d’images », qui entretiennent le vague, le mystère épiphanique.
Si dans le langage instrumental, usuel et usé, du « quotidien reportage », le mot désigne, représente, « se réfère à la réalité des choses », les rendant comme présences, dans le langage poétique, épuré, le mot se/nous délivre « du poids des choses », de l’informe plénitude naturelle (Blanchot, idem, 33), devenant musique, quelque chose qui le « transpose dans sa vibratoire disparition », comme dit le poète. De cette manière, on arrive au poème idéal dont la musique est extinction, progression vers un concert silencieux, compris et configuré par le poète dans une pensée fulgurante, fragmentairement illustrée, en divagations, reprises, gloses : « le poème silenciuex seulement en blanc ». C’est ici que la critique se fixe et entrevoit les catégories négatives (Friedrich, 1956) de la poétique mallarméenne : « mystique du néant », déshumanisation, transcendance vide, la déréification du langage en tant que remplacement de la présence locutoire du poète. Il y a, pense-t-on, dans la conception du poète la conviction que les vocables ne sont pas seulement des véhicules vers le silence, le blanc, le vide, le néant, mais que ce langage tout à fait nouveau, « étranger à la langue », réinstaurant la plénitude dans le son, attire et soutient une vie propre. Dans l’absence / l’extinction / la virtualité, la virginité du blanc contient un logos qui va venir. La théorie de Blanchot est plus proche de la vision sensualiste, malgré le fait que l’idéalisme mallarméen, dans la syntaxe renfermée des vers, refuse une conception vitaliste, énergétiste sur les couleurs. On peut comprendre dans cette circonstance l’approchement des impressionnistes de la poésie de Mallarmé, car dans le blanc, dans la lumière plénière, pourquoi pas dans les limpidités apolliniques, se trouvent en incipit toutes les couleurs. Aussi, dans le silence se retrouvent toutes les musiques.
Le contingent, l’immédiat sont maintenant autres, exprimés en déroulement, appartienant à la progressivité et à la réalité du Livre, en étant la substance comprise dans le chiffre et le déchiffrage. « Un alignement idéographique complètement décharné » (idem, 108), devenu une nouvelle chair, une nouvelle musique, de nouveaux rythmes, comme dirait Rimbaud dans Une saison en enfer[2] . Ainsi le vers devient-il le complement supérieure, car « philosophiquement rémunère le défaut des langues ».
La poésie comme silence et / ou musique devient le langage universel, reconstruisant le fondement adamique du sens dans la pluralité de ses significations, en coparticipation à sa création ; Phanopoeia, Melopoeia et Logopoeia – apparition, musique et ordre, un nouvel ordre. C’est pourquoi nous avons affirmé au début que la poésie moderne est une nouvelle mythologie (mythos et logos réunis), car dans leur identité est illustrée « l’identité de la révélation, de l’apparition ou de la sortie de sa cachette du monde, de l’objet, de l’être, de l’homme parlant » (Jean-Luc Nancy, 75), car la poésie renaît par la lecture et la relecture, littéralement et dans tous les sens possibles. On voit ici l’approchement entre Ezra Pound et Mallarmé. Comme Mallarmé, Ezra Pound fait de sa voix poétique une forme de dissimulation, mais la communication de l’illusion de l’immédiat se réalise par la versification libre, qui semble spontanée et non falsifiée, fraîche et innocente. Mais aucun vers libre n’est aussi libre comme il parait, pour paraphraser T.S.Eliot : « Il n’y a pas de vers libre pour celui qui veut faire du bon travail». Pound est un poète livresque, arrivé en Europe pour apprendre à l’école des troubadours, de Cavalcanti, de Villon, des modernistes. L’étude sur la poésie fin-de-siècle n’est pas fortuite, d’ici la méthode, l’exactitude, la précision technique : le maître Laforgue, théoricien de l’impressionnisme et en même temps poète le guide, comme il y a guidé T.S. Eliot. L’imaginaire floral vient chez Ezra Pound de la poésie symboliste, de l’expression concentrée décadente, de l’art de réécrire, de l’intertexte et de la greffe culturelle. Le haïku lui offre la densité et la futilité, le cadre et la musicalité de la spontanéité, de l’extase et, en même temps, de la « surprise de se trouver devant une chose nouvelle » (P. Reverdy).
Pound et Mallarmé aussi créent par le poème « un objet de langage, de même que le peintre qui ne reproduit pas par les couleurs ce qui existe, mais cherche le point où ses couleurs instituent l’être » (M. Blanchot, 1959, 36). Le poème moderniste, fut-il hermétisant ou transitif, d’une transparence où le langage révèle son être, sera ainsi compris comme autosuffisant, autoréférentiel (M. Dufrenne, M. Blanchot, A. Compagnon), « un objet indépendant, suffisant à soi-même, un objet de langage créé seulement pour soi, monade de mots où rien n’y serait reflété sauf la nature des mots » (idem, ibidem). ” O fan of white-silk, / clear as frost on the grass-blade, / You also are laid aside ” (Ezra Pound, Fan-piece, for her Imperial Lord, p. 172).
L’analogie avec les Eventails de Mallarmé n’est donc pas fortuite. Dans son exotisme, emprunté des estampes japonaises de Hiroshige et Hokusai, de la galanterie des gestes mondains de la grâce et de la légèreté qui entrent aussi dans l’imaginaire de la peinture impressionniste, on trouve en fait, des arts poétiques cachés. Les poèmes qui ont comme référant des éventails deviennent eux-mêmes de pures objeux, comme dirait Francis Ponge.
White-silk fan – un éventail de soie blanche, traduisant un imaginaire féminin cette fois de l’éloignement, consacre de cette manière la pureté, l’intangible : la position attributive de white (blanc) disparaît, substituant ainsi la couleur / le blanc même, à la nature de l’éventail. Nous pouvons parler chez Pound d’une re-morphologisation à une échelle réduite à retrouver dans d’autres poèmes imagistes : « flamme dorée » (gold-coloured flame), « eau ayant la couleur du saule » (willow-coloured water). De plus, clear – bien que non-couleur, porte les attributs de la transparence, de l’étincellement mallarméen, spécifique à la spiritualisation des chromatismes qui acquièrent une aura mystique, issue du rituel de la main galantement flabellifère : « Avec comme pour langage / Rien qu’un battement aux cieux / Le futur vers se dégage / Du logis très précieux », affirme Mallarmé. C’est ici que se cache la philosophie du pli, de l’action de plier et de déplier, que J. Derrida interprétait la consécration /la défloration de la virginité du Livre. L’ouverture du pli, comme attentant à la pureté du mot poétique. Chez Pound, comme chez Mallarmé aussi, le blanc soyeux représente le pré-mot poétique « comme virginale palpitation intérieure, comme frémissement de plus en plus impérieux» (Şerban Foarţă) et, en même temps, le pré-discours du « futur vers ».
Si l’effet de manifestation de l’épiphanie mallarméenne est volontairement retardé, chez Ezra Pound l’apparent « traitement immédiat de l’objet, soit subjectivement, soit objectivement » (l’un des principes de l’imagisme) mène à l’accélération de la représentation, à l’imminence, à un processus surpris presque instantanément : « The apparition of these faces in the crowd ; / Petals on a wet, black bough » (In a Station of the Metro) – à associer aux Parapluies d’Auguste Renoir (1883). Ou bien : « As cool as the pale wet leaves of lily-of-the-valley / She lay beaside me in the dawn » (Alba) – à associer à Olympia (1863) d’Edouard Manet ou aux Baigneuses des impressionnistes Renoir et Bazille.
L’imagisme, comme l’impressionnisme ou l’expressionnisme de Kandinski ou Klee, cherche aussi les valeurs picturales, matérielles de la couleur, non seulement celles métaphysiques, d’une nouvelle cosmologie, comme il arrive parfois chez Pound, dans le poème L’Art 1910 : « Green arsenic smeared on an egg-white cloth, / Crushed strawberries ! Come, let us feast our eyes » ou dans Ts’ai Ch’ih : « The petals fall in the fountain, / the orange-coulored rose-leaves, / Their ochre clings to the stone ». La contamination chromatique induit le panthéisme, la con