Jean-Marc Joubert
Institut catholique d’études supérieures, La Roche sur Yon, France
Un exemple d’image patristique de la déification :
Le fer embrasé par le feu/
A Patristic Image of Deification: The Iron Set on Fire
Abstract: This article focuses on a particularly telling example of image coming from the patristic imaginary: that of the piece of metal on fire. Its initial function in the Spiritual Homilies traditionally attributed to St Macarius of Egypt (4th century) is to be a metaphor representing the divinization of man. Later on, the metaphor was used again and corrected to mean – in addition to the theosis – other truths of a theological nature such as that of the existence of Christ’s two natures – a divine one, as well as a human one – both being real and manifest. What is being studied here is the evolution of this image, as well as its Stoic origins.
Keywords : Religious imagination; Saint Macarius; divinisation; theology.
Liminaire
L’imaginaire est une richesse de l’homme. Il est aussi une richesse de ses religions. Et c’est à la beauté des images que chacune développe pour sa part que peut se mesurer, en partie, leur force persuasive. Dans la Torah, par exemple, Dieu est qualifié de « feu dévorant ». L’expression est extrêmement parlante – saisissante même. L’Esprit – ruah – est dit « planer » sur les eaux. Le verbe employé désignerait étymologiquement, nous disent les exégètes, le vol d’un oiseau au-dessus du nid de ses oisillons. Cette image également est heureuse en son genre – étant douce et pacifiante. Les textes prophétiques, on le sait, recèlent, eux aussi, nombre d’images puissantes et efficaces. Pensons par exemple à celles… fulminées par le prophète Amos. Peut-être est-ce d’ailleurs à leurs images somptueuses et enveloppantes que l’on reconnaît d’abord les prophètes.
Toutes ces images ou, en tout cas, certaines d’entre elles composent un « imaginaire », c’est-à-dire un trésor propre à être remémoré et intériorisé. On pourrait penser qu’il pénètre davantage les esprits – et les âmes – que les articles de foi se déclinant le long d’un discours rationnel et articulé. Mais ce qui est vrai de l’âme des fidèles l’est aussi de la culture ou de la civilisation dans laquelle tel ou tel livre saint et l’imaginaire qui lui est propre sont centraux.
L’Evangile est particulièrement foisonnant d’images. Il y a des images paisibles ou heureuses, comme celle du bon berger donnant sa vie pour ses brebis ; mais il y a aussi celle, effrayante – la plus épouvantable même qu’on puisse concevoir, semble-t-il – d’un enfer éternel dont le feu est inextinguible et où le ver se révèle infatigable… L’importance des images évangéliques paraît tout à fait fondamentale : ces dernières ne viennent pas simplement illustrer des vérités, de façon pour ainsi dire superfétatoire, et comme par l’effet d’un entraînement propre à la psyché humaine qui le subit – laquelle psyché est profondément imaginative de nature –, mais constituent une part essentielle de la pédagogie du Fils de Dieu. Comme si, à la limite, les images ne formaient pas un simple mode d’expression, dont il serait toujours loisible de se passer – quitte à se priver d’un brin de poésie –, mais un langage, et le seul langage adéquat pour toucher le cœur qui est à convertir – les idées qui s’adressent à l’esprit étant, quant à elles, négligées.
L’imaginaire en question
Ce ne sont là que quelques indications propres à indiquer ce dont personne n’est dans l’ignorance : l’importance des images pour l’homme, les religions, et le christianisme en particulier.
Mais avant d’en étudier un exemple en usage dans l’univers des Pères de l’Eglise, peut-être n’est-il pas inutile de noter combien de telles images peuvent tout aussi bien apparaître comme problématiques. Leur évidence – parfois obsédante, comme peut l’être une mélodie –, efficace, utile et appropriée par certains côtés, pourrait se révéler dangereuse par d’autres.
La philosophie, par exemple, nous met traditionnellement en garde contre les images. C’est pour trop imaginer que nous manquons l’évidence vraie, celles des idées « claires » et « distinctes », nous enseigne Descartes[1]. Pour ce dernier, les images valent surtout pour les enfants, en attendant que leur esprit se forme (si une éducation se fondant sur elles ne les en empêchera pas définitivement…). Pour Nicolas Malebranche, le révérend Père oratorien qui marche sur les pas de Descartes, l’imagination n’est rien moins que la « folle du logis[2] ». Toutes les erreurs dont peuvent être entachées la philosophie issue d’Aristote, qui se donna presque universellement, deux millénaires durant, pour naturelle et de bon sens, procèdent du fait qu’on veut se figurer par trop des choses et que l’on est habité par certaines images physiques ou biologiques. Or des images ne sauraient être de bons modèles pour la pensée.
Il semblerait aujourd’hui que l’invention des géométries non euclidiennes ait à la fois donné tort à Descartes, sur le critère de l’évidence intellectuelle – on peut calculer aveuglement, lui opposera bientôt Leibniz[3], et, pour autant, en toute certitude –, et encore plus raison qu’il ne pensait sur le peu de pertinence de l’imagination. Ce n’est pas que Descartes n’usât parfois d’images : pensons ici à ses fameux « tourbillons[4] ». Mais, là encore, la science est allée bien au-delà de ce qu’il conçut : le monde tel que celle-ci le connaît ou l’appréhende par ses théories (relevant de ce « monde 3 » dont parlait Karl Popper[5]) – et non par des images – n’a décidément encore moins à voir avec la réalité sensible, figurable et familière, que ne l’avait son « ontologie grise[6] », pour reprendre expression introduite par Jean-Luc Marion à son sujet, à savoir cette « étendue » sans qualités dont seul l’esprit avait l’«idée » innée.
Mais quelle pertinence cette critique ou prévention de la philosophie – ou d’une partie de la tradition philosophique – peut-elle avoir en matière de « religion » et de foi ? se demandera-t-on. En réalité, la philosophie n’est pas la seule à émettre des réserves à l’endroit de monde de l’imaginaire. La théologie (1), d’une part, et toute une spiritualité (2), d’autre part, s’y emploient tout aussi bien.
(1) Considérons par exemple ce que Maïmonide énonce au sujet de l’imagination[7]. Cette dernière est une des cinq puissances de l’âme une. Elle partage avec la puissance digestive la particularité de fonctionner en permanence – ce que prouvent les rêves – à la différence de la puissance rationnelle qui, elle, ne se met en branle que si la puissance volitive… le veut bien. Dans l’anthropologie maïmonidienne, l’imagination ne cesse de jouer des tours à la rationalité qui seule peut connaître Dieu (même si la matérialité constitue un voile ultime et infranchissable), et est même destinée à l’être. L’imagination fait donc écran ; plus grave : elle retarde l’esprit, l’encombrant et le retenant par ces images qui, en tant qu’elle figurent Dieu, Le manquent, Lui qui est transcendant, incorporel et par conséquent irreprésentable et inimaginable. L’imagination est donc la catastrophe de l’homme en tant qu’elle constitue la faculté même de l’idolâtrie, laquelle est l’ennemi par excellence du judaïsme, c’est-à-dire de la religion vraie. Sans s’élever à ces hauteurs, on sait quelle est la prévention générale du judaïsme à l’égard des images, une prévention qui se fonde d’ailleurs sur l’interdit biblique des pesalim.
Resterait alors à expliquer et justifier la présence de cet imaginaire biblique dont nous avons parlé… C’est le projet et le propos de la Première Partie du Guide des égarés qui établit comment la Torah, qui, bien obligée, parle « le langage des hommes », doit être comprise en ses images. Le principe général est que chaque image veut signifier une perfection divine, ou, plus exactement – car Dieu n’a ni attribut ni qualité – le contraire d’une privation. Par exemple, dire de Dieu qu’il est « puissant » n’indique aucune qualité analogue à la force que l’homme peut avoir mais qu’Il ne certes pas être qualifié d’impuissant. Reste à résoudre le cas des prophètes qui n’usent pas seulement d’images mais ont des « songes » et des « visions » réputées authentiques[8]. L’explication donnée par Maïmonide est que ces images-là, et elles seules, adviennent à des hommes qui se sont préalablement élevés à la connaissance suprême de Dieu par leur intellect pur et sain : elles n’ont donc en rien le statut de fictions produites par l’imagination désirante de l’idolâtre en manque de représentation du divin. Et, par conséquent, la garantie de cet imaginaire très particulier réside dans leur qualité de prophètes authentiques. (La question que l’on pourrait alors se poser est de savoir s’il ne faut pas être soi-même prophète pour bien entendre et, en somme, concevoir, ces images…) Pour Maïmonide, cependant, tout homme – et pas seulement tout homme juif – est en puissance d’être prophète, s’il le veut bien, si son intellect fonctionne convenablement… et s’il s’est exercé à réprimer et à contrôler la puissance imaginative.
(2) Avec la conception maïmonidienne, nous avons peut-être affaire à l’exemple le plus accompli d’une critique théologique de l’imagination religieuse considérée comme étant, de soi, radicalement mauvaise (sauf l’exception prophétique, encore une fois). Pour autant, on trouverait, cette fois dans la tradition spirituelle du christianisme orthodoxe, une opposition non moins vigoureuse et résolue à l’égard de l’imagination. En règle générale, cette tradition se méfie fortement de toutes ces images en lesquelles l’âme se complaît, s’abîme et trouve par trop son compte. Il ne convient pas au chrétien de peupler son imaginaire de fictions affectives et faussement dévotes. – Par exemple de se figurer le Christ souffrir pour nous sur la Croix. Comme on sait, il existe dans le catholicisme un usage réputé pédagogique des images, dont on attend des effets psychologiques parfois décisifs. C’est le cas, notamment, des exercices ignaciens. L’iconographie sulpicienne également, il est vrai quelque peu désuète, serait un bon témoin de cette puissance de l’image, doloriste ou extatique, dont on espère qu’elle émouvra et convertira l’âme. Cette suavité et ces émotions diverses ne sont pas dans l’esprit de l’Orthodoxie, et les Pères grecs mettaient systématiquement en garde contre tout ce qui, fabriqué par l’homme, pourrait faire obstacle à Sa grâce. L’iconographie orthodoxe elle-même ne sollicite en aucun cas l’émotivité et les sentiments : elle montre sobrement des épisodes de l’histoire sainte tels que la foi et la tradition de l’Eglise les a perçus dans l’Esprit, ou des saints au visages lumineux dont la contenance n’a rien d’affecté : ni tourmentée ni extasiée. La « prière de Jésus », dans le même sens, exclut en son principe – au double sens essentiel et temporel du terme – tant les raisonnements que les images mentales, aussi « pieuses » qu’elles pourraient se donner à un esprit complaisant… et se détournant et distrayant en fait du but, pour se rendre seulement attentive, sans crispation, aux seules paroles prononcées : des paroles que l’orant a reçu en dépôt et qu’il intériorise par obéissance. L’esprit se trouve ainsi vidé de toute image, comme « enfermé » dans ces paroles, de sorte que le cœur finisse par leur devenir, d’abord naturellement sensible, ensuite, si Dieu veut, surnaturellement présent, quand la grâce vient secrètement le visiter et l’illuminer. Comme on le voit, sous ce rapport, le christianisme orthodoxe est une ascèse de l’imaginaire. Et il l’est même dans son iconographie, ce qui est tout à fait remarquable.
Ces considérations liminaires ne seront pas inutiles pour l’intelligence du cas que nous allons considérer : celui d’une image de la déification, but de la vie chrétienne, qui a fait fortune auprès des Pères. Ce qu’une critique extérieure et de principe pourrait objecter à titre général au nom d’une théologie de type rationnel à privilégier absolument, une critique interne le développera en l’espèce. L’image aussi forte et belle soit-elle pour figurer la theosis que celle du morceau de fer igné se trouvera être l’enjeu de débats théologiques et spirituels majeurs – comme si décidemment aucune image ne saurait être innocente.
I/ L’image du feu embrasé par le feu chez Saint Macaire
A ce qui semble, le premier auteur chrétien qui ait employé l’image du fer embrasé par le feu est saint Macaire[9]. Qu’elle ait été adoptée par de nombreux Pères après lui (voir infra), ou qu’elle ait été redécouverte, tant elle pouvait venir spontanément à l’imagination, par tel ou tel autre : dans l’un et l’autre cas, le fait est qu’elle a fini par devenir le maillon d’une chaîne interprétative.
L’image en question intervient plusieurs fois chez saint Macaire ; mieux vaudrait dire en plusieurs occasions ou contextes différents. Donnons les deux textes principaux :
« Tout est facile pour Dieu, et il en a fait la promesse <de la résurrection>, bien que cela paraisse presque impossible à la faiblesse de la pensée humaine. Il en sera comme lorsque Dieu, prenant de la poussière et de la terre, en modela comme une nature nouvelle, celle du corps, différente de la terre, et en forma des éléments divers, comme les cheveux, la peau, les os et les nerfs. Ou comme lorsque vous jetez une aiguille dans le feu, et qu’elle change de couleur et se transforme en feu, bien que la nature du fer ne soit pas supprimée mais subsiste[10]. »
« D’autre part, l’Epoux céleste lui-même, sans l’effort de l’homme et sa volonté, ne saurait demeurer en lui ni se mêler à lui. Mais de même que le vin mêlé à l’eau forme une boisson agréable, ainsi la divinité est-elle venue se mêler avec l’humanité, afin que toutes les âmes consentantes et croyantes soient mélangées à son propre Esprit, et que leur vouloir soit transformé et devienne agréable et de bonne saveur. De même que la laine trempée dans la pourpre ne fait plus qu’un avec elle, ainsi les âmes parfaitement baptisées deviennent une pourpre spirituelle, selon la parole de l’Ecriture : ‘Celui qui est né de l’Esprit est Esprit’ (Jn, 3, 6). De même encore, le corps du Seigneur, mêlé à la divinité, est Dieu. De même aussi, le fer mis dans le feu devient feu, et rien ne peut le toucher ni l’approcher sans être détruit et consumé : seul le feu peut voisiner avec le feu, seuls des charbons ardents peuvent être en contact avec des braises sans en subit de dommages[11]. »
Ces deux textes majeurs mériteraient d’être expliqués en détail. Essayons de faire ressortir ce qu’ils présentent de plus important pour notre propos.
Remarquons pour commencer et à nouveau que l’image essentielle est utilisée dans des perspectives différentes : la première occurrence est celle d’une réponse à une question posée au saint et portant sur les implications de la résurrection : « Question. – A la résurrection, tous les membres du corps revivront-ils ? » ; par contre, la seconde parle d’une situation actuelle, c’est-à-dire d’une divinisation – le mot n’est pas employé mais la chose est là – se réalisant ou en tout cas « s’inaugurant », pour reprendre l’expression de Georges Florovsky[12], avant la résurrection finale ; la seconde situe encore l’image dans le cadre d’une réflexion portant sur le bon vouloir de l’homme (sans que l’on voie d’ailleurs très bien en quoi elle l’illustre), laquelle est absente de la première.
Ces variations tendent à montrer que l’on a bien affaire à une « simple » image, au sens d’une illustration plutôt que d’une représentation qui se voudrait parfaitement adéquate. La chose est d’ailleurs confirmée par le fait que l’image en cause fait partie d’un ensemble dont on déroule les éléments ; on trouve en effet l’image de la poussière devenant des corps, celle du vin mêlé d’eau, celle de la laine empourprée. Quand l’image du fer igné sera reprise (ou réinventée) par d’autres Pères, on la verra de même associée à d’autres comme, notamment, celle de l’air pénétré par la lumière. Et, parfois, c’est l’image que nous étudions qui sera mise en retrait … Ces remarques justifieraient donc qu’on en relativise l’importance, dont nous verrons cependant qu’elle est réelle, au point d’être une figure familière de l’imaginaire mystique.
Dans le même sens, on remarquera que l’image est approximative : entendons par là qu’elle présente plusieurs variantes. Par exemple, ce qui est du « fer » en général dans le second texte est, de façon plus spécifique, une « aiguille » dans le premier. Mais il y a plus « grave », si l’on peut dire : le fer peut être tout bonnement remplacé par le bois pour figurer la même réalité fondamentale. C’est ce que l’on trouve dans le texte suivant :
« Voici un tronc pelé, sec et stérile ; il a de nombreuses branches mais il n’est bon à rien, et tous les passants s’assoient dessus pour nettoyer la boue de leurs sandales. Mais s’il est jeté au feu, il se transforme en charbon, tout en restant du bois au milieu du feu, et personne ne peut plus le toucher ou s’asseoir dessus. Eh bien représente-toi semblablement notre nature après la transgression, stérile et desséchée, ayant les branches des esprits mauvais et impurs ; mais elle est changée en la puissance de Dieu, elle est allumée au feu et à la lumière, et si les démons veulent, suivant leur ancienne habitude, s’approcher de l’âme et lui faire du mal, ils sont brûlés par le feu et mis en fuite par la lumière qui a inondé et enveloppé l’âme. Car celle-ci est transformée au point que l’homme lui-même sent le changement et se rend compte qu’il n’a plus le premier sentiment du mode de pensée terrestre. Et cela se produit parce que l’âme communie à Dieu et échange sa nature pour la confrontation avec Dieu[13]. »
On remarquera que si la perspective de ce troisième texte est différente des deux derniers (résurrection/ bon vouloir), puisqu’il veut insister sur le changement miraculeux de ce qui, de soi, ne pouvait plus communier avec Dieu en raison du péché, sa fin éclaire celle, passablement obscur du second, puisqu’il s’avère que ce sont les « démons » qui ne peuvent plus atteindre le bois – ou le fer, donc – embrasé.
Pourrions-nous aller jusqu’à dire alors qu’il ne s’agit « que » d’une image parmi bien d’autres, d’une part, toujours remplaçable ou modifiable, de l’autre ? D’autres arguments comme celui de sa fortune plaident en sens contraire.
Attachons-nous à un élément particulièrement important, qui est la valeur propre à cette image. Pourquoi, par exemple, la variante du bois est-elle moins adaptée à ce que l’on veut figurer, raison pour laquelle elle a été moins reprise ? La raison en est à trouver dans la puissance spécifique à l’image. Le fer, plus que le bois sec, est, de soi, une réalité froide, toute contraire à celle du feu. Il est comme figé et désagréable au toucher. Tout au contraire, le feu est brûlant et extrêmement mobile. Or, dans le feu, le fer devient lui-même brûlant et le rougeoiement qui le traverse lui donne pour ainsi dire vie. On comprend comment une telle métaphore pouvait, mieux que toute autre, figurer la transfiguration d’un élément analogiquement « froid » et « figé » comme peut l’être l’homme pêcheur, par le « feu » brûlant de la divinité. Elle pouvait encore correspondre à ces « êtres de feu » que sont réputés être les saints – et notamment saint Macaire[14]. Il semblerait donc que notre image devait pour ainsi dire s’imposer, car recelant une efficace toute particulière. La chose se comprend d’ailleurs très bien : autant, dans le royaume des concepts, ne vaut que l’exactitude d’une compréhension ou définition et d’une extension de classe, autant n’ont de prix pour une image et le royaume de l’imaginaire en général que leur qualité et, pour ainsi dire, leur force esthétiques.
Allons maintenant plus loin. La vérité d’une image se révèle lorsqu’à une idée ou à une expérience (ici : de la transfiguration de la vie humaine dans l’Esprit), correspond, comme tout naturellement, une image qui, en son ordre, s’avère aussi « adéquate », voire davantage, qu’un discours de type logique – un discours auquel répugneront toujours d’ailleurs, en raison de son caractère froidement « scolastique », des âmes plus sensibles, poétiques ou intuitives.
Pour autant, la vérité de l’image en général ne s’arrête pas au fait qu’elle exprimerait, mieux qu’un discours, une réalité d’ordre spirituel ou autre. Il se peut en effet que l’image devienne l’objet privilégié du discours rationnel, « théologique », lui-même. Autrement dit, il semble que, ce faisant, on lui fasse changer de registre et que l’on raisonne et définisse désormais ce qu’il faut croire à partir d’elle. D’une image seconde on passe à une ratio première ; ou encore : de l’ordre de l’illustration on passe à celui de la représentation. Or c’est précisément ce qui va se produire, comme on va voir, avec l’image du fer igné. Un indice de la chose se trouve sans doute dans le premier texte cité. On y a vu Macaire préciser : « … bien que la nature du fer ne soit pas supprimée mais subsiste. » On ne peut considérer cette incise comme ayant le statut d’une précision venant s’ajouter à l’image en tant que telle, mais bien plutôt comme l’introduction d’un discours de type théologique. Saint Macaire veut ici signifier cette vérité « intellectuelle » et de foi selon laquelle l’homme, tout en étant divinisé, ne cesse pas de demeurer homme. Car du point de vue esthétique jeté sur le fer embrasé et le feu embrasant, peu importe ce qu’il en est de la réalité et du devenir de leurs « natures » respectives !
II. L’arrière-fond philosophique et spirituel de l’image
Nous venons de voir qu’une image prouvait s’imposer par sa qualité propre et qu’elle était même susceptible de devenir référentielle et comme le socle d’une rationalisation théologique. Il est douteux cependant que l’on puisse s’en tenir là. En fait, l’image s’inscrit dans un cadre préalable où on attend d’elle qu’elle signifie certaines réalités et n’en contredise pas d’autres, tenues pour essentielles. Par exemple, ce qu’il pourrait y avoir de problématique dans la variante du « tronc pelé, sec et stérile » embrasé, c’est qu’il peut faire penser immédiatement à la combustion finale qui signifie son anéantissement : comment dès lors cette image pourrait-elle signifier l’éternité de la relation mystique ? Or, dans le cas du fer igné, une telle difficulté ne se présente pas. Mais il y a davantage : comme on le voit dans le second texte cité, l’image se trouve associée à une notion fondamentale qui parcourt l’œuvre macarienne, à savoir celle du « mélange » (krasis, mixis). Qu’en est-il ? Selon Macaire, l’homme est destiné à acquérir une autre dimension, divine, qui est celle de l’Esprit vivifiant et déifiant. Mais cette qualité ne s’ajoute pas comme de l’extérieur – et pour rester extérieure – à ce qui était déjà là ; elle compose et se mélange donc en effet avec la nature humaine. Or c’est précisément ce qu’il advient au fer embrasé par le fer : il en acquiert bien les propriétés, devenant lui-même brûlant, rougeoyant et flamboyant ; autrement dit, il est bien devenu du feu.
En réalité, cette idée du mélange n’est pas spécifique à saint Macaire. On la retrouve chez saint Irénée, l’évêque de Lyon du IIe siècle, à partir duquel elle s’est diffusée. Voici par exemple ce que saint Irénée écrit à propos des prophètes : « …Voilà pourquoi les prophètes, après avoir reçu de ce même Verbe sa venue selon la chair, par laquelle le mélange et la communion de Dieu et de l’homme ont été réalisées selon le bon plaisir du Père[15]… »
Chez Macaire, l’emploi du terme de « mélange » s’inscrit dans un cadre où sont repris un certain nombre donc d’éléments fondamentaux de la philosophie stoïcienne. Nous devrions connaître cette dernière pour comprendre le statut exact de l’image du feu igné, d’autant plus qu’elle se trouve elle-même utilisée par eux, avec d’autres parentes (comme celle de l’eau mêlée de vin, de l’air illuminé ou encore de l’odeur de l’encens se diffusant partout)[16]. A côté de l’addition sans mixtion, c’est-à-dire par simple juxtaposition, que nous avons déjà évoquée, et dont un tas de graines variées serait une bonne image, les Stoïciens s’attachent au cas du mélange. Voici comment le Père Placide Deseille résume leur pensée à ce sujet :
« La physique stoïcienne distinguait deux cas de mélanges : tantôt il y a altération des deux substances mélangées (c’est la « confusion », synchysis), tantôt les deux substances se pénètrent et s’étendent l’une à travers l’autre en gardant chacune leurs propriétés spécifiques : ainsi le mélange du feu et du fer rouge, de l’air et de la lumière, de l’eau et du vin (c’est le « mélange total », krasis di’holôn)[17]. »
Cette théorie du mélange total est une des originalités de la physique stoïcienne, si différente de l’aristotélicienne ; elle a souvent été jugée bizarre, et même « des plus étranges » – par exemple par Emile Bréhier qui en était un bon connaisseur. Elle a pourtant été plus ou moins professée par bien des Pères de l’Eglise[18], soient qu’ils eussent été influencés par elle en raison de leur milieu et de leur éducation, soient qu’ils l’eussent adoptée en raison de sa pertinence (ce serait notamment le cas de Tertullien) et/ou de sa capacité à rendre compte de l’expérience chrétienne (cela pourrait être le cas de saint Macaire). C’est un fait que cette théorie permettait d’illustrer remarquablement ce qui, aux yeux de ce dernier, se donnait pour le fait chrétien par excellence, à savoir la spiritualisation et déification de la totalité de l’être humain, tant l’âme que le corps. Grâce à cette notion physique de « mélange total », saint Macaire pouvait d’ailleurs rendre finalement mieux compte de l’anthropologie biblique, dont, comme chrétien, il devait assumer l’héritage – une anthropologie qui ne (re)connaît guère le dualisme platonicien âme/corps dont seront héritiers d’autres spirituels chrétiens (comme Evagre le Pontique… et sans doute saint Paul avant lui) –, qu’à l’aide de tout autre système philosophique[19]. Assurément, saint Macaire ne pouvait reprendre jusqu’au bout une conception qui considérait que le divin était lui-même un corps, quoique plus subtil et délié – ce que Tertullien paraissait admettre cependant –, et c’est pourquoi l’usage qu’il fait des catégories stoïciennes doit être considéré en définitive comme assez lâche et libre[20].
III. Postérité de l’image dans la patristique
Comme nous l’avons indiqué, l’image macarienne du feu igné, elle-même héritée du stoïcisme, a été reprise par plusieurs Pères, pour finir par être un lieu commun (jusqu’à aujourd’hui). Il convient d’en donner quelques exemples.
Saint Basile de Césarée :
« De même que le fer placé au milieu du feu ne cesse pas d’être du fer, mais, qu’enflammé par son très violent contact avec le feu, il reçoit en lui-même toute la nature du feu et par la couleur et l’action s’est changé en feu, de même les puissantes saintes possèdent de par leur communion avec Celui qui est saint par nature une sanctification qui a pénétré toutes leur hypostase et leur est devenue connaturelle. Mais voici la différence entre elles et l’Esprit saint : chez Lui la sainteté est nature, tandis qu’il leur est accordé d’être sanctifiées par participation. Les êtres chez qui le bien a été ménagé et donné en sus de l’extérieur ont une nature capable de christianisme. Lucifer, celui qui se lève avec l’aurore, a été broyé sur la terre, s’il avait eu une nature incapable de déchoir[21]. »
Saint Cyrille d’Alexandrie :
« Comme le fer, mis en contact intime avec le feu, prend immédiatement la couleur de celui-ci, de même la nature de la chair, après avoir reçu en elle le Logos divin, incorruptible et vivifiant, ne resta plus dans la même condition, mais devint exempte de la corruption[22]. »
Saint Maxime le Confesseur :
« Que peuvent désirer davantage ceux qui sont dignes, que la divinisation par laquelle Dieu, uni à ceux qui sont devenus dieux, fait Sien le tout par bonté ? C’est pourquoi on appelle à juste titre jouissance, passivité, joie, un tel état (…) ; jouissance, d’une part, comme fin des énergies selon la nature (…) ; passivité, d’autre part, en tant que puissance extatique élevant celui qui est passif à Celui qui est actif, selon l’exemple déjà donné de l’air pour la lumière, ou du feu pour le fer, lui persuadant naturellement et en vérité qu’il n’est nul autre achèvement des êtres en dehors de celui-ci (…)[23]. »
Quelques remarques sur ces textes. On notera tout d’abord que la métaphore est utilisée pour illustrer des réalités différentes : les anges en tant qu’ils jouissent d’une « sanctification par participation » ; le « Verbe incarné » en tant que sa chair est divinisée par sa propre Personne divine possédant une nature divine ; l’homme qui en est digne et qui est divinisé – « passivement », nous précise le texte. Il y a certes analogie, laquelle est fondée sur le fait qu’on a affaire dans les trois cas au même Divinisant et à une égale bonne disposition des divinisés, lesquels n’occupent cependant pas le même rang dans l’échelle des êtres, le Verbe incarné n’étant pas Lui-même une créature. Que l’image puisse valoir pour une telle variété prouve sa valeur ; mais n’y a-t-il pas là des occasions de confusion ?
On relèvera également que si l’image demeure essentiellement la même, la théologie qui la développe s’est nettement sophistiquée. La raison en est double. D’une part, l’image « brute » ne pourrait-elle pas laisser le champ à des interprétations spontanées erronées ? Si, comme on l’a vu, saint Macaire s’est employé à préciser que la nature respective du fer et du feu demeuraient, c’est peut-être que quelqu’un aurait pu comprendre le ‘mélange’ en cause comme ne relevant pas de la krasis di’holôn mais du mélange de confusion créant une troisième réalité en deçà de laquelle il est impossible de remonter. Or il était essentiel de poser que la déification est le fait d’une grâce libre ; celui qui en est l’objet se l’« approprie » en un sens, mais sans qu’il la possède jamais – c’est-à-dire sans qu’il en devienne jamais le maître. De même que le feu peut se retirer du fer, qui se refroidira et retrouvera sa rigidité initiale, de même la grâce déifiante pourrait-elle s’interrompre ou cesser si l’homme devait « déchoir » de quelque façon (c’est aussi le cas des mauvais anges et de Lucifer, comme nous avons vu le texte de Basile en poser explicitement la possibilité). Par ailleurs, la théologie n’a cessé de se développer au cours du premier millénaire (sous la pression des hérésies). Ce qui pouvait être pleinement satisfaisant à l’époque de saint Macaire pourrait problème dans la suite. Voici ce qu’écrit le Père Placide à propos de la notion de mélange dont on a vu qu’elle pouvait être associée à l’image du fer igné :
« L’emploi du terme de ‘mélange’ pour exprimer soit l’union de la divinité et de l’humanité dans le Christ, soit l’union de la nature humaine et de la grâce incréée chez le chrétien, est courante dans la patristique ancienne depuis saint Irénée. Il devint suspect à l’époque de Chalcédoine, parce qu’alors l’usage des catégories stoïciennes était devenu moins habituel, et, dans la philosophie d’Aristote, tout ‘mélange’ s’identifiait à une ‘confusion’, ce qui aurait favorisé une interprétation monophysite. Cependant, les Pères de langue grecque continueront à exprimer l’idée ancienne en recourant au terme de ‘compénétration’ (périchoresis) et à utiliser les images traditionnelles du fer rouge et de l’air pénétré par la lumière, afin de bien marquer que dans l’union, le Divin et l’humain ne sont pas seulement juxtaposés, mais s’interpénètrent sans pourtant se confondre[24]. »
En fait, il semble que si l’image traditionnelle du feu igné continuera bien d’être en usage en raison de sa pertinence, il lui arrivera d’être retravaillée et précisée. C’est notamment le cas chez saint Maxime dont c’est d’ailleurs la tendance profonde d’utiliser les images dans un cadre théologique extrêmement précis. Prenons un exemple :
« Comment parfaitement homme le Verbe incarné serait-Il sans volonté naturelle ? Car le fait d’être divinisé par l’union avec Dieu ne fait pas sortir de son entité selon l’essence cette nature de la chair animée rationnellement et intellectuellement, pas plus que l’extrême et total mélange et union avec le feu ne fait sortir le fer de la sienne, mais il subit les qualités du feu parce qu’il est devenu feu par l’union, et en plus il coupe selon la nature et il pèse, parce qu’il n’a subi aucune mutilation de sa propre nature, ou n’est pas du tout sorti de son opération naturelle, même si, existant avec le feu en une seule et même hypostase, il effectue sans cesse ce qui correspond à sa propre nature – je parle de son pouvoir de couper –, et en outre ce qui est selon l’union, c’est-à-dire son pouvoir de brûler[25]. »
On voit d’emblée combien ce dernier texte est plus élaboré que celui de saint Cyrille que nous avons produit plus haut. C’est qu’entre temps, deux déviations majeures et mortelles pour l’intégrité de la foi chrétienne, et donc pour le salut – selon la conception orthodoxe –, étaient apparues : le monoénergisme et le monothélisme (ces hérésies, qui portent d’abord sur l’intelligence des deux natures en Christ, n’étant pas sans conséquence pour la représentation que l’on peut se faire de la divinisation de l’homme lui-même). Si Maxime précise l’image en faisant intervenir l’« opération » consistant pour le fer à couper, c’est qu’il veut signifier que la réalité divinisée demeure effective, c’est-à-dire produisant ses effets naturels[26]. Est-ce que, sans ces précisions, l’image pouvait, mal comprise (et éventuellement sciemment mal comprise), poser problème ? Nous en avons plus haut formé le soupçon. Il reste que, fondamentalement, cette métaphore comme les autres parentes et associées que nous avons évoquées, restaient appropriées[27].
Conclusion
En raison de sa puissance, de sa bonne fortune et de l’élaboration théologique complexe qu’elle autorise, l’image du fer igné est une très bonne métaphore, propre à figurer et représenter tant la « périchorèse » des deux natures, divine et humaine, du Verbe incarné de Dieu que le « mélange » sans confusion qui s’opère dans la « déification » de l’homme, deux des plus grands « mystères » du christianisme. A ce titre, elle occupe une place de choix dans l’imaginaire mystique.
Il nous semble que la chose se laisse particulièrement bien voir – et contempler – dans l’icône de saint Macaire que saint Théophane le Grec, le génial (et surtout inspiré) iconographe a « écrite » au XIVe siècle. Cette dernière est particulièrement saisissante : la Lumière illumine le saint qui est lui-même devenu cette Lumière ; un instant, la considération de ses traits, qui se laissent à peine deviner, pourrait faire penser que la personne du saint est comme consumée par cette Lumière vivifiante. Le saint se serait-il ainsi résorbé et comme annihilé dans l’océan de la divinité ? Mais la figuration de ses mains ouvertes et élevées atteste clairement que, loin d’avoir disparu en sa nature, il demeure un orant, ouvert à la grâce divinisatrice qu’il accueille totalement. Cette image (visuelle) de l’image (littéraire) est particulièrement heureuse, la vérité de la première portant témoignage à celle de la seconde. Elle aussi appartient à cet imaginaire mystique.
[2] Cf. Livre III de La recherche de la vérité. Dans le Traité de morale (III), Malebranche écrit encore : « [L’imagination] jette le trouble dans toutes les idées de l’âme par les fantômes qu’elle produit, et quelquefois ces fantômes sont si agréables ou si terribles, si vifs ou si animés qu’ils mettent en fureur les passions par la violence des mouvements qu’ils excitent. »
[4] La chose apparaît (mais non le terme) à l’article trente-troisième du Livre II des Principes de philosophie. Cf. op. cit, pp. 629-630.
[5] Cf. par exemple : Karl Popper, La quête inachevée, traduit de l’anglais par Renée Bouveresse, Calmann-Levy, 1981, pp. 258-266.
[6] Jean-Luc Marion, L’ontologie grise de Descartes, éd. Jean Vrin, 2002 (pour la dernière édition).
[7] Maïmonide, Traité d’éthique. « Huit chapitres », traduction, présentation et notes par Rémi Brague, coll. « Midrash », Desclée de Brouwer, Paris, 2001, pp. 39-40. Voir le commentaire magistral de Yeshayahou Leibowitz, Conversations sur le Traité des Huit chapitres (en hébreu), Keter, Jérusalem, 1999.
[8] Maïmonide, Guide des égarés, éd. Verdier, Paris, 1979 ; Yeshayahou Leibowitz, Conversations sur la doctrine de la prophétie de Maïmonide (en hébreu), d.r., Jérusalem, 1999.
[9] Des doutes ont été émis sur le bien fondé de attribution traditionnelle du corpus des Homélies dites « macariennes » au grand spirituel du désert de Scété vivant au IVe siècle. Un moment, même, on soupçonna qu’elles exprimassent la spiritualité défectueuse du courant spirituel des Messaliens. La tendance est aujourd’hui à considérer au contraire qu’elles en constituent, pour une part, une réfutation, laquelle se plaçait seulement, comme il est nécessaire pour cet exercice, sur leur terrain (d’où l’ambiguïté de la terminologie). Nous souscrivons en tout cas au jugement émis par le Père Placide Deseille : « Quoi qu’il en soit <de ces débats>, c’est sous le patronage de saint Macaire le Grand que l’Eglise a, depuis des siècles, reçu ces textes (…) Il y a là un fait spirituel aussi réel dans son ordre que les données de la critique historique. » (Les homélies spirituelles de saint Macaire, traduction française avec introduction par le Père Placide Deseille, coll. « spiritualité orientale » n° 40, Bégrolles-en-Mauges, 1984, p. 19.)
[12] Georges Florovsky, Bible, Church, Tradition (The Collected Works, 1), Büchervertriebsanstalt, Vaduz/Belmont 1987, pp. 35-36 et idem, The Metaphysical Premises of Utopianism (The Collected Works, 12), op. cit., 1989, pp. 75-93.
[13] Homélie vingt-deuxième (22, 3, 2-20) dans Pseudo-Macaire, Œuvres spirituelles, coll. « Sources chrétiennes » n° 275, introduction, traduction et notes de Vincent Desprez, Les éditions du Cerf, Paris, 1981, pp. 259-260. (Cet ouvrage édite les homélies de la collection III ; celui du Père Placide, celles de la collection II et de son supplément.)
[14] Voir l’introduction du Père Placide, op. cit., p. 16, ainsi que la « vie de Macaire de Scété », ibid, pp. 85.
[16] Voici comment Alexandre d’Aphrodise présentait leur doctrine : « Ils disent qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que certains corps, en s’aidant les uns des autres, puissent s’unir intégralement les uns avec les autres, au point que, tout en se conservant eux-mêmes avec leurs qualités propres, ils se propagent intégralement les uns à travers les autres dans leur totalité (…) c’est de cette manière, en effet, qu’une mesure de vin se mélange à une grande quantité d’eau et parvient avec son aide à s’étendre à ce degré. Pour se convaincre qu’il en est bien ainsi, ils usent comme de témoignages évidents du fait que l’âme, qui a son existence propre, de même que le corps qui la reçoit, pénètre intégralement à travers le corps en conservant sa substance propre dans la mixtion qui la lie à lui (car aucune partie du corps qui possède l’âme n’est sans âme) (…) Mais, de plus, ils affirment que le feu dans sa totalité traverse le fer dans sa totalité, chacun des deux conservant sa substance propre. » Alexandre d’Aphrodise, Sur le mélange 216, 1-218, 10.
[17] Placide Deseille, Introduction, op. cit., p. 31. En voici une autre présentation, qui concerne le plus grand des Stoïciens sans doute, Chrysippe : « La théorie chrysippéenne du mélange se développe de la manière suivante : la mixtion (mixis) est un genre dont la juxtaposition (parathesis) et le mélange (krasis) sont les espèces. La mixtion possède comme caractéristique de conserver intactes en elle les substances et les qualités des composants, et elle permet éventuellement la séparation des composants hors de la mixtion. La juxtaposition implique un simple contact entre les corps, comme dans un tas de blé ou de fèves. Le mélange correspond à une mixtion intégrale, dans laquelle les corps se mélangent intégralement et deviennent co-extensifs. Aux côtés du genre de la mixtion se trouve la fusion (synchysis), laquelle détruit les substances et les qualités des composants qui se fusionnent, comme c’est le cas pour les drogues médicinales : ces composants ne pourront jamais être retirés de la substance ainsi générée.
Tout l’édifice de la physique stoïcienne repose sur le concept novateur de « mélange intégral ». Seule cette espèce de mixtion permet d’expliquer comment l’âme, par exemple, se trouve partout dans le corps et s’en sépare après la mort de l’individu. La juxtaposition ne permettrait pas à l’âme d’être partout dans le corps, alors qu’une fusion l’empêcherait d’être séparable du corps. Le mélange total fut donc inventé par les stoïciens afin de rendre compte du mélange qui implique le souffle et les éléments passifs » (Chrysippe, Œuvres philosophiques, tome 1, Paris, 2004, p. 583).
[19] On pourrait dire qu’avec la notion de « mélange total », les Pères de l’Eglise avaient à disposition un modèle théorique utile. Mais d’autres existaient, comme celui de la participation platonicienne, ou le modèle aristotélicien qui deviendra prépondérant dans l’Occident latin (il semble que seul le modèle atomiste ne fut jamais repris – à l’exception de Gassendi au XVIIe siècle). Ces modèles en concurrence furent choisis pour des raisons d’opportunité. Il est intéressant de noter que ce qui les justifiait philosophiquement (c’est-à-dire aussi scientifiquement à l’époque) pouvait avoir des implications proprement religieuses. C’est ce que met bien en évidence le texte suivant d’Emile Bréhier : « La théorie du mélange n’est au fond qu’une solution du vieux problème platonicien de la participation : comment l’élément idéal et formel peut-il, sans altération, être présent dans les choses sensibles ? L’élément informateur est ici un souffle matériel ; mais dans son commerce avec la matière qu’il régit, il doit, comme l’Idée, se garder de toute altération ; c’est la notion paradoxale, commune à toutes les philosophies grecques, d’une activité impassible, se développant, pour ainsi dire, sans usure ni fatigue ; c’est cette idée qui, liée à la thèse que tout agent est corporel, rend nécessaire le mélange total. Aussi bien le ‘pneumatisme’ ou spiritualisme stoïcien prend-il par là une direction opposée à ce que l’on appelle d’ordinaire le matérialisme, direction dont les conséquences se feront sentir dans le développement moral et religieux » (Chrysippe et l’ancien stoïcisme, Paris, 1910).
[20] Voici comment le Père Placide Deseille termine son analyse de la part stoïcienne de Macaire : « La formulation de la doctrine a ici une valeur plutôt métaphorique, et ne doit pas être interprétée avec la rigueur de thèses scolastiques. Macaire veut dire que Dieu, pour s’unir à ses créatures même les plus élevées, doit en quelque sorte descendre de sa grandeur et franchir l’abîme qui le sépare d’elles, afin de se remettre à leur portée et de pouvoir répondre à tous leurs besoins, en devenant pour elles, dans l’ordre spirituel, toutes choses » (Introduction, op. cit., p. 32).
[21] Contre Eunome (III, 2), coll. « sources chrétiennes » n° 305, pp. 152-155 (texte grec et français).
[25] Th. Pol., 16, PG 91, 189 CD. On notera que saint Maxime utilise bien la notion de « mélange » dans son texte.
[26] Cf. à ce propos le maître ouvrage de Jean-Claude Larchet, La divinisation de l’homme selon saint Maxime le Confesseur, coll. « cogitatio fidei », Paris, 1996, pp. 324 et suiv. Jean-Claude Larchet cite le texte précédent p. 325 ainsi que trois autres usant la même terminologie pp. 338-340.
[27] On trouve une discussion intéressante à ce sujet autour de l’ouvrage « novateur » mais semble-t-il bien contestable de Jean-Michel Garrigues, Maxime le Confesseur. La charité, avenir divin de l’homme, Paris, 1976, p. 137 L’idée que Maxime a dû renoncer à certaines métaphores est infirmée avec force par Marcel Doucet dans son article tonique : « Vues récentes sur les ‘métamorphoses’ de la pensée de saint Maxime le Confesseur, Science et Esprit, 31, 1979, p. 292, et, à sa suite, par Jean-Claude Larchet, op. cit., p. 574 et 591.