Corin Braga
Babeş-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania
Derniers refuges terrestres des utopies classiques :
le Continent Austral Inconnu et les pôles géographiques/
The Last Terrestrial Locations of the Classical Utopias:
Terra Australis Incognita and the Poles
Abstract: Utopias can be seen as the Modern avatars of the Christian myth of the Terrestrial Paradise. If for the people of the Middle Ages, the Garden of Eden was irrevocably hidden by God after the original sin, for the people of the classical age, Utopias were ideal cities built by men through their own forces and ingenuity. The continuity between the two topics is also marked by the locations that the medieval theologians and the classical utopists attributed to them. In this paper, I will show that some bizarre locations of the Terrestrial Paradise, the antipodes and the poles of the globe, were inherited by a series of utopias from More and Andreae to the anonymous Relation d’un voyage du Pôle Arctique au Pôle Antarctique par le Centre du Monde.
Keywords: Terrestrial Paradise; Utopia; Terra Australis Incognita; extraordinary voyages.
Plusieurs auteurs d’utopies classiques ont mis à profit leurs voyages extraordinaires pour retrouver le Paradis terrestre. Les théologiens du Moyen Age avaient situé le jardin biblique dans toutes les places imaginables de notre globe. Au XVIIe siècle, quand les érudits du nouvel âge de la raison ont commencé à faire des analyses historiques et philologiques plus serrées sur le livre de la Genèse, ils ont dû combattre, pour pouvoir resituer l’Eden dans le Moyen-Orient (Mésopotamie, Palestine, Chaldée, etc.), la vaste liste de théories précédentes sur l’emplacement du jardin divin[1].
Marmaduke Carver, par exemple, dans son Discourse of the Terrestrial Paradise, aiming at a more probable discovery of the true situation of that happy place of our First Parents Habitation (1666), rejette les systèmes qui placent le Paradis terrestre dans les Indes orientales ou dans celles occidentales, en Syrie ou en Judée, ou même en France, ou le situent sous la ligne de l’Equateur, sous le Pôle Arctique ou sous le cercle Antarctique, sur la cime d’une montagne très haute ou sur la lune, ou l’identifient à l’orbe terrestre, ou enfin imaginent un Paradis cabalistique[2]. Dans son Tractatus de Situ Paradisu Terrestris (1698), Pierre Daniel Huet réfute à son tour les théories qui mettent le Paradis dans le troisième ou le quatrième ciel, dans le ciel de la Lune ou sur la Lune, dans l’air ou sous la terre ou en dehors de la terre, sous le pôle arctique ou sous l’Equateur dans la zone de feu, dans l’Inde aux sources du Gange ou au-delà de la Chine, dans les Monts de la Lune, en Amérique ou en Asie (Arménie majeure, Perse, Syrie ou Palestine) et même en Europe[3].
Pratiquement, toutes ces localisations du Paradis terrestre ont été reprises par les utopistes de l’âge classique. Des cités idéales et des royaumes heureux se retrouvaient un peu partout sur les cartes, en Europe, en Afrique et en Asie, dans l’Océan Indien et dans l’Océan Atlantique, puis dans le Nouveau Monde et dans les archipels du Pacifique. Déjà Thomas More, qui pourtant n’avait pas la possibilité de distinguer le continent américain des Indes et pour qui l’actuel Océan Pacifique, découvert quelques années plus tôt, n’était que l’extrémité de l’Océan Indien, entourait son Utopie d’un archipel d’îles imaginaires, à connotation morale, habitées par les Anémoliens, gens vaniteux (vides ou légers comme le vent), les Zapolètes trafiquants et mercenaires, les Polylérites, « sages en état de divagation verbale » (selon André Prévost[4]) sous le protectorat des Perses, les Achoriens (sans lieu, sans place) et les Macariens, exemple de tempérance et de victoire sur la rapacité.
Après que le contour oriental de l’Amérique eut été bien dessiné, les utopistes se sont enfoncés dans le Pacifique, à la quête de nouvelles îles susceptibles de cacher la société parfaite. Le solitaire anglais, ou Aventures merveilleuses de Philippe Quarll d’Edouard Dorrington (1729) est une robinsonnade qui met en scène un petit Paradis terrestre à l’usage personnel du personnage Philippe Quarll. Sorti en mer pour pêcher dans les eaux occidentales de l’Amérique, au niveau du Mexique, le narrateur aborde une île difficilement accessible, habitée par un anglais ayant fui le monde depuis cinquante ans. L’île offre un décor édénique, avec des prairies d’une verdure charmante, des odeurs délicieuses, grands arbres de diverses espèces formant des allées, etc. En définitif, l’effet paradisiaque est une simple question de perspective, d’habitude ce sont la paix et le bonheur intérieur des personnages qui auréolent une nature, belle et exotique certes, mais non pas surnaturelle ou merveilleuse. C’est Philippe Quarll qui se donne l’impression d’être dans « un second paradis terrestre, excepté qu’il n’y a ici ni fruit défendu, ni femme qui puisse me tenter »[5]. L’île est paradisiaque parce que Quarll y vit dans un état de quiétude adamique, hors des rythmes de l’histoire et de la civilisation, bénéficiant, à soixante dix-huit ans, d’une santé et vigueur dignes de l’arbre de vie.
L’étendue immense et longtemps mal explorée du Pacifique a continué de bercer les rêves du Paradis récupéré pendant tout l’âge prémoderne. Un certain docteur Merryman (pseudonyme d’Edward Ward, mais qui, pense Gregory Claeys, pourrait cacher d’autres auteurs comme Henry Playford, John Pomfret, Thomas Brown ou James Moore Smith) soutenait avoir découvert dans les mers du Sud un « nouveau paradis », « The Island of Content », l’Ile de la satisfaction, l’Ile des plaisirs (1709). La nature y est d’une générosité de Pays de Cocagne, nourrissant même les animaux, les singes et les écureuils de délicatesses comme les amandes douces et les pastèques. La petite société de l’île jouit d’une potion importée aux îles féeriques des Celtes, un élixir de joie, distillé de rayons du soleil, rosée de mai, éclat de lune et gouttes de miel, capable de supprimer immédiatement les « vapeurs de la mélancolie ». La douceur et la tempérance du climat induit les habitants à penser que « cette île est le Paradis même perdu par Adam, mais restauré ultérieurement pour nos grands-parents »[6]. Un autre auteur, l’abbé Philippe Serane disait lui aussi de son eutopie réformiste, « découverte » grâce à un « heureux naufrage » (1789), qu’elle était située dans une île « dont le premier aspect m’offrit une image sensible du jardin de nos premiers pères »[7].
Après que la colonisation de l’Amérique eut flétri le rêve du paradis dans le Nouveau Monde, le topos sacré a été transporté dans le continent présumé de la Terra Australis Incognita. Dernier grand fantasme géographique, le Continent Austral Inconnu était, sur les cartes de Mercator, Ortelius ou La Popelinière, une grande masse de terre hypothétique couvrant le centre de l’hémisphère Sud, autour du pôle, jusqu’au niveau de l’Australie actuelle[8]. Ferdinand de Quir, explorateur se présentant comme le « découvreur de la terre australe », note dans sa relation publié dans le Mercure françois de 1617 :
« Si le succez respond aux espérances, il s’y trouvera des terres antipodales aux meilleurs de l’Afrique, à toute l’Europe et à la meilleure partie de l’Asie. Mais il faut remarquer que comme les pays que nous avons descouverts à quinze degrez de latitude sont meilleures que l’Espagne, les autres qui sont opposites à leur hauteur doivent par proportion et analogie estre quelque Paradis terrestre »[9].
Le géographe La Popelinière recommandait au roi de France de s’empresser de découvrir et de coloniser le Continent Austral Inconnu pour s’offrir une base géostratégique de richesses pour faire face aux Espagnols qui, eux, avaient investi les Amériques.
Vitale Terra Rossa, un érudit italien du XVIIe siècle qui s’était proposé de démontrer que toutes les grandes découvertes géographiques avaient été faites par des Vénitiens, considérait que les terres encore inconnues de son époque se regroupaient en deux continents : la Terra Septentrionalis Incognita, autour du pôle Nord, et la Terra Australis nondum cognita, autour du pôle Sud. Mais alors que le continent septentrional se restreignait à l’intérieur du cercle polaire,« l’Australe in ogni parte si dilarga fuori dell’Antarctico Circolo, e in due luoghi oltrepassa con lingue spaziose di Terreno anco il Tropico del Capricorno, entrando a dentro nella Zona Torrida »[10].
C’est sur le fond de ces rêveries géographiques que Henry Neville, du groupe de James Harrington et « other zealous commonwealths men », plaçait The Isle of Pines (1668) près de la Terra Australis Incognita. Comptable sur « India Merchant », George Pine aurait été surpris par une tempête près de Madagascar en 1569. Echoué sur une île inconnue et déserte, le protagoniste aurait réussi, en nouveau Robinson, non seulement à aménager l’île, mais aussi à la peupler, grâce aux quatre femmes rescapées avec lui du naufrage. Après quarante ans passés sur l’île, il pouvait compter pas moins de 565 enfants, petit-fils et petit petit-fils. En 1667, le capitaine danois qui redécouvrit l’île estimait qu’elle était habitée par dix à douze mille hommes. Cette fertilité patriarcale satisfaisait pleinement l’exhortation faite par Dieu aux hommes en Genèse 1.La robinsonnade de Neville combine des rêveries érotiques libertines et des thèmes du primitivisme dans un cadre édénique. L’Ile de Pine jouit d’un climat parfait et d’une végétation rappelant l’Age d’Or, capable de nourrir sans effort toute la population. La faune y est inoffensive, en communion avec l’homme, et la sexualité a une dimension adamique. Nus, polygames, revenus à l’état d’« hommes sauvages » dans un sens biblique, les descendants des cinq Anglais naufragés dans l’île y instaurent une société physiocrate. C’est comme si Neville proposait de voir, dans les habitants des Nouveaux Mondes découverts sur le globe, une alternative régressive à la civilisation européenne. Que serait-il si nous retournions au primitivisme adamique ? La réponse est simple : « Cette place […] s’avérerait un Paradis »[11].
Pour restaurer le Paradis sur terre, les nouveaux Adams ne peuvent néanmoins plus compter sur la miséricorde de Dieu, mais doivent s’efforcer de se redresser par leur propre besogne et génie. Comme il est facile de démontrer, le genre utopique se conçoit par l’ionisation du bien et du mal et la séparation de l’eutopie de la dystopie. Ce processus de dialyse a trouvé dans le Continent Austral Inconnu le meilleur creuset d’expérimentation imaginaire.
Un bon exemple en est l’utopie anonyme (attribuée hypothétiquement à Ambrose Philips, à Thomas Killegrew the Younger ou encore à Charles Gildon) The Fortunate Shipwreck, or a Description of New Athens (publiée dans une compilation de 1720, Miscellanea Aurea or the Golden Medley). Naufragé sur le continent austral, le narrateur y découvre un pays séparé en deux par une chaîne montagneuse. Constituant une sorte de césure géographique entre le bien et le mal, cette barrière naturelle isole d’un côté les bienheureux (« happy men ») de la Nouvelle Athènes, établissement utopique austral, et de l’autre le peuple misérable (« wretched people ») qui ne s’était pas montré digne de cette utopie. Parabole d’une colonie protestante, la Nouvelle Athènes combine la vision humaniste sur la grandeur de l’Antiquité avec le mythe biblique de la Terre de Promesse. Dans un passé indéterminé, cent mille émigrants conduits par Demophilos seraient partis d’une Athènes fictionnelle, menacée par les barbares, vers le continent austral. Après une errance de trois ans à travers des terres étranges et des vastes déserts, après avoir vaincu des tribus hostiles, les réfugiés arrivent enfin dans un pays paradisiaque traversé par un fleuve qu’ils baptisent « Rivière de l’espérance » (« River of Hope »). En bonne entente avec cent cinquante mille aborigènes, « bons sauvages », ils y construisent une utopie « classicisante », dont les centres, la Nouvelle Athènes et Romana prétendent avoir rétabli l’excellence culturelle et morale de la Grèce et de l’Empire romain. La pureté prelapsaire de la société australe est maintenue par l’exil systématique de tous les coupables d’avarice, ingratitude, irréligiosité, luxure, etc.[12]
Une autre utopie protestante (huguenote), La Relation du Royaume des Féliciens du Marquis de Lassay (1727) transporte dans le continent austral les merveilles de l’Empire mythologique du Prêtre Jean. Situé entre quarante et cinquante degrés de latitude méridionale, donc aux antipodes de l’Europe, le Royaume de Félicie est une image en miroir de la France. Si la société des Féliciens est construite par la réversion des institutions françaises de l’époque (sciences, religion, gouvernement, art militaire, législation, justice, famille, etc.), les caractéristiques naturelles du pays sont empruntées aux Indes fabuleuses. Beau ciel et air sain, climat doux, légumes et fruits excellents, vins délicieux, minéraux et pierres précieuses utilisés dans l’architecture (jaspe, agate, cristal, porphyre, albâtre, marbre, diamants, rubis, émeraudes, topazes, or et argent, perles, ambre et corail), « fontaines qui ont des propriétés différentes, & toutes admirables pour plusieurs sortes de maladies », palais « le plus magnifique, & la plus surprenante chose qu’il y ait dans le monde », rien n’y manque pour rapprocher la Relation du Marquis de Lassay à La Lettre du Prêtre Jean. D’ailleurs la dette imaginaire envers la matière d’Asie est reconnue implicitement par l’auteur, qui attribue la fondation de Félicie au Roman Lelius, ami de Scipion, enfui de Rome pendant les guerres civiles et réfugié en Inde, chez les Gymnosophistes[13].
La grandeur colossale de la Terra Australis Incognita (équivalent, pour certains géographes comme La Popelinière, de l’Ancien et du Nouveau Monde réunis) y permet la projection fantasmatique de toutes les variétés du genre utopique. De ce fait, le Continent Austral abrite autant d’eutopies et d’utopies paradisiaques que de royaumes anti-utopiques et dystopiques. Si Denis Veiras dans son Histoire des Sévarambes, peuples qui habitent une partie du troisième Continent, communément appelé la Terre Australe (1675)[14] ou le Marquis de Lassay ou l’auteur inconnu de l’utopie espagnole Description de la Sinapia, Peninsula en la Tierra Austral (~1766-1800)[15] utilisent le continent austral en tant que miroir positif de la France, de l’Espagne et de l’Europe en général, d’autres auteurs comme Gabriel de Foigny dans les Aventures de Jacques Sadeur ou La Terre australe connue (1676)[16] et Rétif de la Bretonne dans la Découverte Australe par un Homme-volant, ou le Dédale Français (1781)[17] sont beaucoup plus équivoques quant à l’eudémonisme de leurs fictions.
Continent antipodal, la Terre Australe met en marche les mécanismes de l’inversion critique et satirique, comme dans les pièces de John Fletcher, The Sea Voyage (1622), de Richard Brome, The Antipodes (1640) et dans la continuation anonyme de celle-ci, Newes in the Antipodes. Newes, True Newes, Laudable Newes… The World is Mad… especially now when in the Antipodes these things are come to passe (1642). La réversibilité du genre fait que les paradis utopiques trouvent bien vite des contrepoids importants dans des véritables enfers et des antiutopies anthropologiques et morales comme chez Joseph Hall, Mundus alter et idem (1605), Zaccaria Seriman, Viaggi di Enrico Wanton alle Terre Incognite Austral, ed al paese delle Scimie (1749) ou Hildebrand Bowman, The Travels of Hildebrand Bowman, esquire, into Carnovirria, Taupiniera, Olfactaria, and Auditante, in New-Zealand ; in the Island of Bonhommica, and in the powerful Kingdom of Luxo-volupto, on the Great Southern Continent (1778).
A la fin du XVIIIe siècle, avec la « contraction » géographique drastique de la Terra Australis Incognita, l’imaginaire utopique a été obligé à son tour d’aller toujours plus loin dans l’exploration des recoins inaccessibles de la planète. Un des derniers refuges terrestres susceptibles d’accueillir des royaumes merveilleux et des cités idéales ont été les pôles de notre globe. En cela aussi, les utopistes avaient encore une fois l’occasion de s’appuyer sur les théories concernant la localisation du Paradis terrestre. En effet, les théologiens de la fin du Moyen Age et de la Renaissance n’avaient pas hésité à situer le jardin biblique sous le Pôle Arctique (Guillaume Postel) ou sous le cercle Antarctique. Au XVIIe siècle, passant en revue la littérature doctrinale, Marmaduke Carver et Pierre Daniel Huet évoquaient encore les hypothèses selon lesquelles l’Eden s’aurait trouvé de fait au Nord de la Tartarie, dans l’antique pays des Hyperboréens, ou au Sud, dans le point cardinal antipodal[18].
Le premier entre les utopistes, Johann Valentin Andreae situait déjà sa célèbre Christianopolis auprès du pôle Sud. Bien que le voyage en mer du protagoniste est traité dans un registre allégorique (l’océan est une « Academic Sea » et le navire s’appelle « Phantasy »), Andreae s’empresse toutefois de localiser l’île Caphar Salama d’une manière géographique précise, dans la zone antarctique, à 100 degrés du Pôle et 200 degrés du cercle équinoxial. De la forme d’un triangle de trente miles de périmètre, l’île est mouillée par des rivières et étangs, couverte par des forêts et des vignobles, pleine d’animaux, en un mot elle est « un monde en miniature ». On dirait, commente Andreae, que les cieux et la terre s’y sont unis en mariage et cohabitent dans une pais éternelle[19].
Les utopistes ultérieurs ne tarderont à envoyer leurs protagonistes vers des paradis hyperboréens, comme le fait Simon Tyssot de Patot dans La vie, les aventures et le voyage de Groenland du Révérend Père Cordelier Pierre de Mésange (1720) ou l’auteur anonyme du Passage du Pôle Arctique au Pôle Antarctique par le centre du Monde (1721). Les personnages de ce dernier récit réussissent même à joindre les deux pôles sur le même trajet, grâce à une « traversée miraculeuse » de la terre par un courant maritime souterrain suivant l’axe de rotation de notre globe. Engloutis au Pôle Arctique par un « effroyable tournant d’eau », ils émergent au Pôle Antarctique sur un continent nouveau, complètement inconnu jusqu’alors.
En conflit avec l’ancienne théorie géographique des zones qui considérait les « zonae frigidae » comme inhabitables, le narrateur du Passage constate que le climat antarctique est bien vivable et même doux. L’alternance du froid excessif avec des « fréquens intervalles où l’air se radoucit » y rend possible la cohabitation d’animaux polaires, comme les ours blancs et de gros oiseaux à plumage noir semblables à des cigognes, avec des monstres plus exotiques, comme des poissons volants à quatre ailes, carnivores, plus grands que les bœufs, ou une « bête de la couleur d’un crapaud, mais infiniment plus grosse ; elle avoit sur la tête une grande crête d’un vilain bleu pâle, & dardoit de tems en tems de sa gueule une écume jaune & verte »[20]. Au siècle suivant, de telles îles et continents inconnus deviendront, chez Arthur Conan Doyle par exemple, des écosystèmes retardés, abritant des animaux de l’âge mésozoïque.
Il est vrai que, pendant l’Antiquité déjà, Strabon et Pomponius Méla pensaient que l’Hyperborée bénéficiait d’une température supportable, et qu’à la fin du Moyen Age des érudits comme Perez de Valencia situaient le Paradis terrestre et son climat heureux dans le continent austral. L’auteur du Passage est visiblement effleuré par le souvenir culturel du jardin divin, puisqu’il y imagine une vallée paradisiaque protégée par trois chaînes de montagnes posées en amphithéâtre. Jouant le rôle de montagne cosmique sur laquelle les docteurs de l’Eglise sécurisaient l’Eden biblique, les trois rangs de monts sont, successivement, de couleur verte (grâce à la végétation), blanche (à cause de la neige) et rouge enflammé. Ce sont les trois couleurs que la tradition médiévale attribuait à l’Arbre de vie, blanc avant le péché d’Adam, vert à la naissance d’Abel et rouge au crime de Caïn[21]. La belle plaine « toute semée d’une herbe menuë & courte qui exhaloit une agréable odeur » est bien un avatar du Paradis sur terre, d’où ne manque pas la source de vie et de jeunesse : « l’émail de ces fleurs avec le vert de leurs tiges faisoient ensemble un effet charmant dans toute l’étendue de cette Vallée : un petit Rouisseau d’une eau très claire serpentoit vers le milieu »[22].
Le Paradis n’est pas le seul topos traditionnel que le Passage fait consteller dans l’imaginaire de son narrateur. En fin de compte, il est impossible de figurer l’inimaginable, toute invention doit s’appuyer sur une panoplie d’images préexistantes. Une bonne partie des étranges formations géologiques du continent antarctique rappellent les découvertes ahurissantes des héros des immrama (voyages maritimes) irlandais : le chonopeus (tour verticale diamantine au milieu de la mer), ponts suspendus, monstres marins, vortex et murs de brouillard, îles infernales et volcaniques, etc.[23].
Toutefois la description du monde polaire paraît plutôt plaquée sur la « matière d’Asie », mais traitée en repoussé, ou plutôt en creux, par un processus d’effacement et d’oubli. Au milieu du Vallon paradisiaque, près du ruisseau de jouvence, les explorateurs découvrent un « petit édifice d’une singulière structure » de pierres blanches. Ressemblant à un autel, avec une base ovale et six colonnes hautes de trois pieds supportant une grande dalle triangulaire plate, le monument est orné d’inscriptions bizarres, en caractères inconnus des Européens. Plus loin, dans un « lieu plein de sable & de gravier », gisent les restes d’une tour, de la forme d’un globe en pierre enfoncé dans la terre, « qui avoit sur la superficie trois étoiles sur une même ligne représentées en bosse », et les ruines d’une longue muraille avec les pierres jointes parfaitement, sans chaux ni ciment[24].
La description de ces vestiges n’est pas sans rappeler les monuments énigmatiques des civilisations précolombiennes. Néanmoins le récit paraît renvoyer plutôt à quelques thèmes asiatiques, comme le Paradis terrestre protégé par une enceinte montagneuse, les bornes de Dionysos, d’Alexandre et le poteau Artus, marquant les limites des expéditions en Asie, ou le mur derrière lequel Alexandre avait emprisonné les peuples apocalyptiques de Gog et Magog. La suggestion du narrateur est que le continent austral conserve les débris d’une ancienne civilisation disparue, détruite par quelque cataclysme effarant. Le paysage lunaire et les ruines effacées paraissent avoir été rasés par le déluge, par le feu de Sodome, par un « météore » atmosphérique ou par un météorite céleste.
Dans ce sens, le Passage du Pôle arctique au Pôle antarctique est une antiutopie, puisqu’il aboutit dans une région maudite. On pourrait dire que cette terre est, selon un symbolisme subliminal, la terre du Paradis perdu, dépeuplé, dévasté par le péché, ruiné par le temps. En effet, des pères comme Cosmas Indicopleustes et Moses Bar Cepha et des érudits comme Duarte Pacheco Pereira dans son Esmeraldo de Situ Orbis avaient affirmé que l’Eden biblique doit être une terre circulaire qui entoure l’oïkoumènê au-delà de l’Océan[25]. Une autre série de pères, continuée par des commentateurs protestants et catholiques comme John Salked, Marmaduke Carver, Steuchus Eugubinus, Cornelius a Lapide ou Agostino Inveges, soutenaient que le Paradis avait été détruit après la chute d’Adam[26]. Combinant ces deux hypothèses, le continent austral découvert par les personnages du Passage est un Paradis en déréliction.
Les pôles étaient les dernières places investies d’une charge magique ou mystique sur une mappemonde de plus en plus « désenchantée ». Quand la surface de la terre, scrutée dans la lumière sceptique de la mentalité empirique moderne, n’a plus pu abriter les paradis terrestres, ceux-ci ont été obligés de chercher d’autres refuges imaginaires. Ne pouvant plus être contemporaines sur le même globe avec les civilisations connues, les utopies se sont enfoncées sous la terre ou envolées dans les cieux, sur les planètes. Les pôles représentent justement les points de fuite par où la fantaisie utopique a brisé le toit de la réalité empirique et a émergé dans d’autres dimensions, qui seront reprises par la science-fiction.
[2] Marmad[uke] Carver, A Discourse of the Terrestrial Paradise, aiming at a more probable discovery of the true situation of that happy place of our First Parents Habitation, London, Printed by James Flesher, 1666, pp. 85 sqq.
[3] P[etri] D[anielis] HUETII Tractatus de Situ Paradisi Terrestris. Accedit ejusdem Commentarius de Navigationibus Salomonis, Excudunt Amstelaedami, 1698, pp. 4 sqq.
[4] André Prévost, L’utopie de Thomas More, Présentation, texte original, apparat critique, exégèse, traduction et notes, Préface de Maurice SCHUMANN, Paris, Mame, 1987, p. 401.
[5] [Edouard] Dorrington, Le solitaire anglais, ou Aventures merveilleuses de Philippe Quarll, Paris, De l’Imprimerie de Fr. Dufart, 1793, p. 26.
[6] The Island of Content: or, A New Paradise Discovered, In a Letter from Dr. Merryman of the same country, to Dr. Dullman of Great Britain. By the author of the pleasures of a single life, London, Printed by J. Baker, 1709, in Gregory Claeys, Utopias of the British Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 4.
[7] Philippe Serane, L’heureux naufrage, Où l’on trouve une idée de Législation conforme à l’Humanité, à la Nature, & au Bien public ; traduit de l’original & dédié à la Nation ; Par M. Serane, Professeur de Belles-Lettres & Instituteur de la jeunesse, [Paris], impr. de Demonville, 1789, p. 8.
[8] Voir Corin Braga, La quête manquée de l’Avalon occidentale. Le Paradis interdit au Moyen Age – 2, Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 275-286.
[9] Apud François de Dainville, Les Jésuites et l’éducation de la société française, Vol. II La géographie des Humanistes, Paris, Beauchesne, 1940, vol. II, p. 215.
[10] Vitale Terra Rossa, Riflessioni geografiche circa le terre incognite, In Padova, Per il Cadorino, MDCLXXXVI [1686], p. 19.
[11] [Henry Neville], The Isle of Pines or a late discovery of a fourth island near Terra Australis Incognita, An Essay in bibliography by Worthington Chauncey Ford, Boston, The Club of Odd Volumes, 1920, p. 66.
[12] The Fortunate Shipwreck, or a Description of New Athens, Being an Account of the Laws, Manners, Religion, and Customs of that Country, by Morris Williams, gent. who resided there above twenty years, 1720, in Gregory Claeys, Utopias of the British Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, pp. 29-30.
[13] Marquis de Lassay, Relation du Royaume des Féliciens, Peuples qui habitent dans les Terres Australes ; dans laquelle il est traité de leur Origine, de leur Religions, de leur Gouvernement, de leurs Mœurs & de leurs Coutumes, 1727, in Recueil de différentes choses, A Lausanne, Chez Marc-Mic. Bousquet, 1756, pp. 363, 368-369, 379-381, 384.
[14] Denis Veiras, Histoire des Sévarambes, Edition de Michel Rolland, Publié avec le concours du Centre National du Livre, Amiens, Encrage, 1994.
[15] Miguel Avilés Fernández, Sinapia. Una utopía española del Siglo de la Luces, Madrid, Editora Nacional, 1976.
[16] Gabriel de Foigny, La terre australe connue, Edition établie, présentée et annotée par Pierre Ronzeaud, Paris, Société des textes français modernes, 1990.
[17] Nicolas-Edme Rétif de La Bretonne, La Découverte Australe par un Homme-volant, ou le Dédale Français, Préface de Jacques Lacarrière, Paris, France Adel, Bibliothèque des utopies, 1977.
[18] Marmad[uke] Carver, A Discourse of the Terrestrial Paradise, aiming at a more probable discovery of the true situation of that happy place of our First Parents Habitation, London, Printed by James Flesher, 1666, p. 85 ; P[etrus] D[anielis] HUETUS, Tractatus de Situ Paradisi Terrestris. Accedit ejusdem Commentarius de Navigationibus Salomonis, Excudunt Amstelaedami, 1698, p. 4.
[19] Johann Valentin Andreae, Christianopolis. An ideal state of the seventeenth century, Translated from the Latin of Johann Valentin Andreae with an historical introduction by Felix Emil HELD, New York, Oxford University Press, 1916, p. 143.
[20] Relation d’un voyage du Pôle Arctique au Pôle Antarctique par le Centre du Monde. Avec la description de ce périlleux Passage, & des choses merveilleuses & étonnantes qu’on a découvertes sous le Pôle Antarctique, Le passage du Pôle Arctique au Pôle Antarctique par le centre du Monde, Préface d’Emmanuel BERNARD, Lagrasse, Editions Verdier, 1980, pp. 40-41.
[21] Voir L’arbre de Vie, in La Quête du Graal, Edition présentée et établie par Albert Béguin et Yves Bonnefoy, Paris, Editions du Seuil, 1965, pp. 245-258.
[22] Relation d’un voyage du Pôle Arctique au Pôle Antarctique par le Centre du Monde, pp. 30-31, 68.
[24] Relation d’un voyage du Pôle Arctique au Pôle Antarctique par le Centre du Monde, pp. 69-70, 140-141.
[25] Duarte Pacheco Pereira, Esmeraldo de Situ Orbis, 3a edição, Introdução e Anotações Históricas pelo Académico de Número Damião Peres, Lisboa, Academia Portuguesa da História, 1954.
[26] Cf. Cornelius Pittelius, Trifolium historicum sacrum. De Paradiso, Ophir, Simone Mago. Auspicio ter Sancti Numinis in illustri ad Varnum Academia. Preaeside viro plurimum reverendo, amplissimo, excellentissimo Dn. Augusto Varenio, Rostochii, Typis Haeredum Nicolai Kilii, 1655. Voir aussi Corin BRAGA, 2004, pp. 127-130, 377 sqq.