Monica Spiridon
Topographies imaginaires et identités culturelles: “La Ville-Texte”
Parmi les virages notables du discours intellectuel de la fin du XXe siècle, on invoque fréquemment l’ainsi-dite tournure spatiale. Plus qu’auparavant, l’espace et son système de repères seraient érigés en dimensions essentielles de l’existence moderne. On peut y entrevoir aussi une tentative de subminer les conventions traditionnellement dominantes du Temps, afin de mener l’intérêt spéculatif vers les virtualités symboliques des réalités spatiales. Simultanément, la cartographie imaginaire fournit un champ privilégié de bataille aux guerres culturelles contemporaines.
Un tel intérêt pour la SPATIALITÉ – que l’on désigne fréquemment par des catégories comme: lieu, emplacement, paysage, architecture, milieu, ville, foyer, région, territoire, géographie – aboutit à un véritable jeu de forces avec le TEMPS. Pour la postmodernité, la cartographie est un instrument sinon une arme de prédilection de l’offensive pour légitimer les identités culturelles, sociales, nationales, raciales ou de genre.
A part cette actualité emphatique, la représentation spatiale dans la littérature a une tradition spéculative vénérable. La réflexion sur les rapports entre les arts réputés de simultanéité et les arts de succession, ou bien entre la peinture et la poésie (remontant de la formule “ut pictura poesis” vers le Laakoon de Lessing) y doit être reconnue pour fondatrice. D’ailleurs, si l’on fait crédit à André Gide, on devrait remettre en question les hypothèses de Laokoon au moins tous les 30 ans, (soit pour les reconfirmer, soit pour les rejeter).
Dans son combat acharné contre un genre révolu – la poésie descriptive – le riche capital d’idées de Laokoon peut avoir un air désuet de nos jours. Lessing plaidait en effet pour une distinction fort tranchante. D’un côté, la littérature: un art de la succession, parfaitement adapté à l’imitation des évènements de la vie. De l’autre, les beaux-arts, fascinés par les simultanéités et projetant de vrais réseaux de relations spatiales. D’où la diatribe concertée du théoricien allemand contre la poésie descriptive et la peinture allégorique, deux arts également entraînés dans des activités impropres à leur nature ou bien à leurs moyens: “peindre à l’aide des mots” et, respectivement, “raconter à l’aide des images”.
Il a fallu attendre T.S.Eliot, Ezra Pound, Marcel Proust ou James Joyce pour que la polarité de Lessing revienne sur le tapis d’une manière spectaculaire, au fur et à mesure que la littérature moderne se précipitait à grande vitesse vers une spatialité arrogante. Les écrivains contemporains insistent sur la dimension spatiale de leurs productions, vues aussi comme des entités placées dans l’espace, non seulement comme des simples successions de mots. Un pareil changement de perspective au niveau de la production littéraire est, sans aucun doute, le symptôme d’une mutation de sensibilité culturelle encore plus générale.
L’exégèse littéraire s’apprête elle-même à abandonner quelques-unes de ses hypothèses consacrées. L’oeuvre de Marcel Proust et ses interprétations intarissables nous en fournit un bon exemple. L’écrivain français doit une partie importante de sa réputation à la paternité d’un roman “temporel”: une des paradigmes du genre, sinon son modèle absolu, rituellement mis en relation avec la durée bergsonienne, aux mécanismes de la mémoire involontaire et ainsi de suite.
Et pourtant A la recherche du temps perdu joue emphatiquement sur l’échiquier conventionnel de la temporalité justement pour projeter un espace particulier, dont Marcel Proust est le propriétaire-occupant unique – pour paraphraser William Faulkner. Les interprétations critiques se rendent compte que l’écrivain français produit un univers d’allure plutôt architecturale, ressemblant aux cathédrales françaises décrites par Ruskin (dans ses essais illustres, traduits par… Marcel Proust.)
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A part les études littéraires, des disciplines aussi différentes que la sociologie, la philosophie, l’anthropologie, l’urbanisme, l’histoire ou des chercheurs comme Walter Benjamin, Henri Lefebvre, Michel Foucault, Max Weber semblent fascinés par l’espace et par ses représentations symboliques.
Walter Benjamin devrait être compté parmi les premiers qui ont prévenu sur la nécessité de faire avancer les études sur les représentations littéraires de l’espace au-delà des concepts courants de la narratologie et de l’esthétique et même de dépasser l’Histoire des idées. Tombé en panne terminologique, il se contente de baptiser la nouvelle aire d’études délimitée par lui-même “la territorialité culturelle”, ayant comme objet d’intérêt “les lieux culturellement valorises”. Placé dans un tel horizon, l’espace serrait censé se soumettre aux normes culturelles et aux proportions humaines.
Henri Lefebvre prend comme simple point de départ les allégations de Gaston Bachelard, et de sa Poétique de l’espace, édifiée sur des fondements phénoméno-logiques. Celle-ci projette un espace fantasmatique, purement intérieur, tandis que l’angle d’attaque préfère par Lefebvre reste plutôt la vie quotidienne. Ses démarches tirent pleinement profit des hypothèses de l’architecture moderne, qui fait des investissements spéculatifs rentables dans la “sémiotique de l’espace”. Simultanément, Henri Lefebvre est en quête des points complémentaires d’appui méthodologique: ceux de l’anthropologie, de la philosophie, de la sociologie etc. On ne saurait ignorer sa contribution remarquable à la fondation d’une anthropologie urbaine, intéressée par la production de l’espace social et surtout par les vertus de l’imagination spatiale.
Lefebvre essaye de contourner la perspective manichéenne consacrée par les études spatiales: d’un côté, l’espace concret (dont les aspects peuvent être cartographiés, analysés et éventuellement expliqués). A l’antipode, l’espace comme élaboration purement mentale: les idées qu’on se fait de l’espace, tout court. Le projet de Lefebvre remet en question cette opposition réductrice, afin de joindre la dimension mentale à la dimension matérielle et, finalement, de les dépasser toutes les deux et s’avancer vers de nouvelles voies de la réflexion sur l’espace.
A part Lefebvre, Michel Foucault est en ce moment récupéré avec quelques textes peu connus sur l’espace comme objet d’analyse. Flanqués par une série d’interviews tardives, ces textes post-humes nous fournissent l’esquisse d’une théorie spatiale, en train de prendre contour sous le nom d’hétérotopologie.
D’après Foucault, l’objet préférentiel de la recherche socio-humaine sur l’espace serrait le lieu de rencontre d’un espace perçu, d’un espace conçu et d’un espace vécu. Ce qu l’on appelle par réflexe un espace socioculturel n’est jamais un simple récipient à remplir par des événements historiques, des individus ou des objets, ou à colorier à notre bon gré, suivant des angles de vue différents. Tout au contraire, mieux conviendrait d’admettre que l’on vit toujours dans des espaces plutôt hétérogènes: des réseaux de relations qui laissent percevoir des noeuds ou des proximités entre des points différents. Dans un tel univers, les éléments fantasmagoriques, les représentations les plus surprenantes se mêlent naturellement à des morceaux de la réalité la plus prosaïque. D’où la conclusion tout à fait naturelle que la spatialité n’est jamais intégralement mentale et non matérielle (comme nous l’explique Bachelard), ni tout à fait réelle (comme font semblant de le croire l’urbanisme ou bien la sociologie, qui s’occupent des pures géométries ou des objets empiriquement descriptibles).
Ce que Foucault nous suggère d’appeler – à titre strictement instrumental – une hétérotopie est une juxtaposition de plusieurs lieux imaginaires sur un lieu reconnu accepté comme réel, sinon une (con)fusion de modèles divergents. Les ainsi dites hétérotopies nous apparaissent donc comme des espaces à la fois fermés et ouverts. Pour leur description, des catégories comme frontière, seuil, passage s’avèrent tout à fait incontournables. Ces quelques textes de Foucault nous autorisent a l’identifier comme un des pères-fondateurs de la géographie postmoderne.
Même si les considérations des avant-coureurs comme Lefebvre ou Foucault sont plutôt suggestives qu’applicables, toute une série de disciplines (comme la géographie, l’anthropologie, les théories critiques post-coloniales ou féministes) y ont puisé fréquemment des arguments pour leurs campagnes légitimistes (politiques, intellectuelles, philosophiques). Quand on en vient aux exemples concrets, les deux auteurs se placent également à des niveaux micro-topographiques spécifiques: pour Lefebvre, l’espace comme lieu de la production sociale, pour Foucault, l’espace comme lieu de la mise en scène des relations de pouvoir et des processus cognitifs.
Il nous faut aussi y mentionner les disponibilités iconographiques des représentations spatiales ou leur capacité de catalyser la mémoire communautaire. Pour projeter le même espace identitaire on peut se servir des topographies variables. De plus, les représentations spatiales sont douées d’un potentiel rhétorique remarquable. Chaque fois qu’un thème provocateur est mis sur le tapis, un arsenal rhétorique redoutable est entraîné en combat.
D’un angle de vue strictement sémiotique, les espaces imaginaires investissent une haute concentration significative dans un objet unique, du même type que l’Aleph borgesien. (L’Aleph est un symbole spatial, lui-aussi). Dans ce cas-là, afin d’éliminer toute confusion identitaire, les petites communautés géo-politiquement ou culturellement périphériques (la Roumanie par exemple) comptent beaucoup sur une structuration autoritaire de leur espace sémantique.
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Parmi les représentations spatiales littéraires, la ville est une des plus incitantes. En effet, la ville s’avère profondément liée a l’évolution de la culture occidentale, entre la Polis et la Megalopolis – comme on l’affirme couramment. On peut y rappeler la riche bibliographie qui prend comme point de départ la ville moderne, en régressant progressivement vers Babylone, Ninive ou Jérusalem, en quête d’archétypes ou des mythes citadins. Ou, dans une lignée légèrement différente, les études bâties sur l’opposition entre, d’un côté la ville, en tant qu’espace clos et, de l’autre, l’aire rurale de ses proximités, plutôt ouvertes, jouissent aussi d’une tradition solide. On pourrait encore s’attarder sur la littérature pastorale; ou bien, sur les suggestions de Mircea Eliade concernant l’opposition entre les zones agricoles plus stables et les civilisations citadines chères plutôt aux flâneurs. (Accidentellement ou non, la cite de Bucarest descendrait d’un ancêtre “flâneur”: le berger nomade mentionné par les chroniques sous le nom de Bucur)
La réalité verbale de la ville a une substance digne d’attention. En effet, la ville imaginaire ne renvoie jamais à la ville homonyme réelle, mais à un modèle mental apparenté, fondé sur les schémas et les conventions culturelles pré-existantes, valides pour des durées variables et relativement longues. Ce processus de variation dans la stabilité se manifeste toujours dans un contexte sémiotique particulier: l’espace global d’une culture, qui engendre des signes inconfondables.
Ce que l’on appelle de plus en plus fréquemment la ville-texte s’est avérée comme une des expressions privilégiées du trafique de modèles éclectiques des identités culturelles. L’ambiguïté fertile de son statut y joue un rôle important. Mis méthodiquement entre parenthèses, le réfèrent de la ville-texte cède sa place à une architecture fantasmatique, produite par un processus d’interprétation que l’on appelle, après Pierce, la sémiose infinie.
Dans le processus de modelage culturel qui – d’après Foucault – aboutit à des hétérotopies, on ne joue pas la carte de la distance, mais plutôt celle de la pro-ximité symbolique. Dépourvues de leur identité topographique réelle, Rome, Paris, Byzance, Athènes, Berlin ou Vienne peuvent se superposer symboliquement sur des noeuds culturels comme Bucarest, Moscou, Budapest, Plovdiv ou Sankt-Petersbourg, pour leur prêter une dignité identitaire carrente. En s’appropriant comme signifié un autre signe, afin de s’identifier et se légitimer symboliquement, des villes comme Rome, Paris, Jérusalem, Byzance, Athènes se mettent à fonctionner sémiotiquement comme des signes culturels au second degré.
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En tant que signes secondaires, Jérusalem, Rome, Constantinople/ Byzance, Paris etc. déploient un potentiel interprétatif profitable pour les études d’histoire culturelle. Surtout pour l’aire géopolitique du sud-est européen, les villes-texte s’avèrent des instruments problématisants efficaces. Prenons comme exemple le cas de la Rome impériale.
En Roumanie, l’origine romane reste un des arguments imbattables de l’identité européenne de la nation. C’est pourquoi la ville de Rome – dans tous ses aspects symboliques – n’a jamais cessé de fonctionner comme une véritable “arène de l’identité” (pour employer une métaphore de Victor Turner) et, par conséquent, comme point de départ de maintes topographies imaginaires. Entre les deux guerres mondiales, Bucarest a été identifié plus d’une fois et par plus d’un auteur comme “la Quatrième Rome” (après la Rome impériale, Byzance, la capitale du Bas-Empire et le Moscou chrétien).
Il y a une riche bibliographie sur les “Romes” européennes. Il existe même un intérêt institutionnel pour l’étude des Romes imaginaires et symboliques, illustré par des sociétés scientifiques, par des collections éditoriales, par des groupes de recherche etc. On y découvre un des topoi les plus persistants de la topographie culturelle, de la byzantinologie, des études balkaniques et romanes, de l’histoire, de la théologie et de l’anthropologie culturelle.
Une bonne partie des débats portent constamment sur la Grèce orthodoxe, le berceau de la culture européenne orientale. D’autres tournent autour du Moscou chrétien et démarrent de la critique de la slavophilie. D’ailleurs, l’équation Rome-Byzance-Moscou nous offre une étude de cas, illustrant la manipulation des topographies symboliques au cours des tournois identitaires interdisciplinaires. La raison évidente en est le rapport tensionné entre l’Est et l’Ouest, qui de nos jours a subi des transformations spectaculaires (dans l’ex-Union Soviétique, dans les Balkans autant que dans plusieurs cultures de l’Europe du Centre et du Sud-Est). Toute une série de questions portant sur les relations entre l’Occident et l’Orient y re-surgissent d’une manière explosive: l’écartement progressif entre les deux moitiés de la chrétienté, brutalement séparées, ainsi que la mémoire des efforts intermittents pour guérir cette blessure spirituelle affreuse.
C’est justement dans ce contexte-ci qu’on peut examiner pertinemment l’émergence de la Russie en tant que centre de l’orthodoxie, après la chute de Byzance. Une des études provocatrices dans la matière refait à rebours le trajet des combats entre la chrétienté occidentale et sa jumelle orientale, insistant sur le moment de l’émergence de Constantinople comme la Nouvelle Rome. Le père Meyendorff, l’auteur de cette étude remarquable sur Rome, Constantinople, Moscou comme une triade de villes-textes, souligne qu’à son point d’origine la logique des deux Romes n’avait guère impliqué de compétition entre les deux visages de la même religion. Tout au contraire, la seconde Rome – c’est a dire Byzance/ Constantinople – était représentée comme une réalité complémentaire plutôt que comme une ville rivale.
Un examen serré des textes pousse Meyendorff vers la conclusion que l’ainsi dite rivalité entre l’ancienne et la Nouvelle Rome ne serrait qu’une illusion rétrospective, une erreur herméneutique typique et surtout “moderne à tout prix”. Comme la Troisième Rome, Moscou ne serrait que l’instrument d’une tentative (sémantiquement risquée) de redéfinir le byzantinisme comme une catégorie analytique tout à fait indépendante de l’existence historique de Byzance. Autrement significative pour la culture roumaine, une telle conclusion fut soutenue par plus d’un argument au fil du temps, surtout par les spéculations historiques de Nicolae Iorga ou par les topographies littéraires projetées par Stefan Banulescu ou par le théâtre de Marin Sorescu.
La chute de l’empire Ottoman fut la tournante la plus notable sur le trajet de l’héritage byzantin vers la modernité, surtout grâce à la naissance des nations du Sud-Est européen (pré)moderne. N’oublions pas que les nouveau-nées avaient obstinément préservé depuis des siècles leur orthodoxisme, érigé en symbole de la résistance contre les Turcs. Mais, rappelons-nous aussi que l’indépendance culturelle et nationale des pays ex-ottomans survint dans une atmosphère de romantisme sécularisé – un des fruits murs de la Révolution Française. C’est donc la nation en elle-même et non pas les idées eschatologiques et christologiques qui offrirent le but suprême de l’action sociale durant les siècles.
Malheureusement, c’est justement ce détail essentiel qui semble échapper à Meyendorff. D’après lui, la tentation du nationalisme religieux – tel qu’il se manifesta, disons, dans la culture roumaine (où l’aspect le plus viable de l’orthodoxisme fut sa vocation pour les responsabilités sociales et civiles) – devrait être tenue pour un symptôme de faiblesse spirituelle. Ce livre fascinant aboutit donc à une conclusion des plus contestables, surtout quand on vient aux représentations des topographies symboliques: “Les catégories de l’Occident et de l’Orient – soutient l’auteur – ne renvoient plus que vers une bifurcation souvenue il y a très longtemps et sont aujourd’hui dépourvues de toute signification culturelle ou géographique.”
Néanmoins, dans les littératures de l’ex-empire turc, c’est avant tout dans ce système manichéen de repères que l’on doit examiner les représentations symboliques et hautement significatives de Jérusalem, de la Quatrième Rome ou du Petit Paris. Dans des espaces sémantiques géo-politiquement instables, comme la Roumanie, au niveau des mentalités, des idéologies ou de la dynamique artistique, l’Orient et l’Occident (et les représentations topographiques adjacentes) ont été obstinément perçues comme des notions génériques, renvoyant vers des alternatives diverses, socio-économiques, idéologiques, sociologiques, politiques, théologiques, artistiques etc.
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Quelques remarques passagères, en guise de conclusion.
Une étude révélatrice à plus d’un égard pour la culture roumaine moderne pourrait choisir comme thème le roman et la ville dans la littérature des dernières 150 années. Le développement de la civilisation, de l’économie et de la culture citadine se trouvent impliques, plus ou moins ouvertement, dans l’éclosion de la prose roumaine et surtout du genre romanesque. L’Orient et l’Occident y devraient être tenus pour des instruments légitimants, axiologiques et idéologiques des plus persistants. En fin de compte, ce sont toujours ces deux catégories topographiques qui rendent compte de la sélection des modèles identitaires les plus différents, même des modèles citadins au second degré.
C’est pourquoi Bucarest fut constamment représenté comme une réalité hétérotopique, lieu de rencontre, du dialogue culturel et de la mise en scène de la mémoire. La littérature citadine de Camil Petrescu, de G. Calinescu, de Mihail Sebastian, de Hortensia Papadat-Bengescu ou du jeune Mircea Eliade se sert de la scénographie d’une ville occidentale – un Bucarest européen et cosmopolite, un Petit Paris, une réplique de Berlin, de Londres ou de Vienne. La parodie des modèles identitaires de type citadin est à trouver chez Stefan Banulescu, dans Le livre de Metopolis, tandis que la critique des topographies littéraires et de leurs résidus de mémoire intertextuelle est prise en charge par la promotion des années ’80. Exhibée, parodiée, critiquée, ignorée – l’identité reste pourtant un repère notable pour la projection littéraire de la ville roumaine.
C’est le moment de nous rappeler que la critique de l’occidentalisme citadin fut initiée par des écrivains sophistiques, de formation Européenne et qu’elle trahit un syndrome de satiété, généré par l’occidentalisme cabotin et excessif. Au moins à partir des années 1948, des modèles de nuance orientale, pittoresques sinon exotiques, furent empruntés à l’occident romantique et herdérien par des intellectuels roumains, instruits à Paris, à Berlin ou à Vienne.
Dans des espaces identitaires plus calmes et moins vulnérables émotionnellement que la Roumanie, on assiste à un vrai déplacement de la signification littéraire de la ville, au fur et à mesure que le siècle touche à sa fin.
Pour n’en citer qu’un aspect parmi d’autres, la ville-texte est censée se faire reconnaître et se rendre capable de circuler extensivement dans des espaces culturels différents. Les villes de Balzac, par exemple, répondent parfaitement à ces exigences. Après Balzac, et sans aucun doute contre lui, dans le roman de Proust les noms de villes font habilement semblant d’être recognoscibles, tout en portant une marque de “francité”, presque intégralement inventée. (Roland Barthes a écrit une excellente petite analyse sémiotique sur ce thème: Proust et les noms).
La ville représentée par la littérature postmoderne est d’habitude une copie de Los Angeles: une Megalopolis du type “nowhere city” ou une “commutershed”. Plus récemment, un accent insistant fut placé sur des villes liminales et hybrides, comme la vieille Amsterdam, célébrée pour avoir parfaitement réussi à accommoder ses structures traditionnelles aux fantasmes du “village global”.
Enfin, il y a toujours des écrivains comme Italo Calvino, pour passer leurs responsabilités habituelles du côté des lecteurs. Il est fort possible que la topographie symbolique travestie par lui sous les noms les plus divers dans Les villes invisibles soit la Venise de Marco Polo. Mais on ne le saura jamais pour de vrai et, d’ailleurs, de nos jours, ceci ne nous intéresse plus du tout…
* Cet étude est le résultat des investigations préliminaires, rendues possibles par une bourse du Collège la Nouvelle Europe de Bucarest. La forme finale du projet de recherche dont il fait partie, L’herméneutique des catégories de l’Occident et de l’Orient dans la culture roumaine du XXe siècle, vient d’être publiée dans New Europe College Yearbook 1998-1999, Bucuresti, NEC, 2001. Une variante extensive, Au carrefour des civilisations. La Roumanie moderne entre l’Orient et l’Occident, se trouve en préparation chez la Maison d’Edition L’Harmattan, Paris. (coll. La philosophie en commun, coordonnée par Patrice Vermeren).
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