Radu Iliescu
Les terroristes ne regardent pas la télé
Le lion ne craint pas le coq blanc
J’ouvre au hasard le bestiaire médiéval de Pierre de Beauvais: « Et bien que le lion soit le roi de tous les autres animaux et que tous le craignent, il craint le coq blanc. » En l’absence d’un Carl von Linné et d’un Charles Darwin, l’affirmation ci-dessus aurait dû faire figure d’autorité pendant plusieurs siècles. L’hypothèse de sa vérification n’aurait surgi dans aucun esprit, c’était écrit noir sur blanc, et quoi de plus autoritaire que le mot écrit? L’équilibre médiéval: chacun possède une arme qui conserve son caractère imbattable surtout parce qu’elle n’est jamais utilisée. Les lions rôdent pacifiquement au-delà du monde civilisé sans lui livrer nul siège. Si Samuel Huntington avait été archevêque de Rome il aurait prêché la croisade des coqs blancs contre les lions.
Ne serait-ce que pour donner cours à l’impératif voltairien de la définition des termes, il nous semble prudent avant toute considération d’essayer de voir au-delà de la terreur naturelle que le nom porte en soi. Assurément, la volonté de classifier, de mettre de l’ordre là où c’est justement celle-ci qui fait défaut, n’est pas chose facile, et son résultat est plus ou moins fidèle à la réalité, mais nous ne pouvons pas en rejeter la démarche. Autant que faire se peut, nous avertissons le lecteur trop confiant qu’une herméneutique vaste et à prétention exhaustive surpasse nos intentions et nos possibilités actuelles.
Notre terroriste de tous les soirs
Sans la moindre trace d’apriorisme, nous considérons le nom terroriste comme pourvu d’une confusion sémantique, qui aurait pu être évitée facilement si son emploi courant n’avait favorisé d’autres buts que celui de la clarté en expression. Dans une perspective précise et limitée, nous distinguons deux catégories de terroristes à sémantique différente. Nous nous efforcerons de démontrer leur homonymie.
La première catégorie, probablement celle qui a consacré par hasard le terme, comprend les hors-la-loi médiatisés qui en certaines circonstances imprévues ou délibérées, arrivent à négocier avec les autorités afin d’obtenir une somme d’argent mirobolante à l’échange d’otages. Il ne serait pas sans intérêt de dresser une statistique pour connaître le montant des créations hollywoodiennes agencées autour du schéma du forban qui prend des otages, exige aux autorités de remplir quelques conditions et finalement sert de proie au policier débrouillard, ou, plus récemment, à la brigade SWAT. Même si nous ne dédaignons pas l’importance de la question, nous ne procéderons pas à une évaluation de la place que ce schéma narratif occupe parmi les autres solutions prêtes-à-utiliser employées pour réaliser des films pendant les dernières décennies. Il suffit de remarquer qu’un scénario qui prévoit une distribution dans le vent, des voitures explosées à la fin des poursuites spectaculaires, feux d’armes automatiques généreusement distribués par des flics et terroristes n’est pas un risque aujourd’hui pour le box-office d’aucune maison de production. De plus, greffé sur l’image classique d’un Fantomas des années 60, le terroriste cynégétique de nos jours est tantôt apatride, tantôt russe, serbe ou arabe, mais obligatoirement tenace, doué d’une intelligence diabolique et inventif jusqu’au détail anodin. Parfois, comme Hollywood n’est pas autorité morale, la filmographie enregistre aussi la version du bon terroriste, poussé vers son destin par la société qui est, obligatoirement, mauvaise.
En Die Hard I, un otage demande à Hans Grüber, le terroriste allemand: « What kind of terrorist you are? » La réplique ne tarde pas: « Who said we are terrorists? » La mort du curieux, tué à sang froid par économie narrative, interrompt une conversation qui aurait pu nous en dire long sur la nature du terrorisme. Le crime, le premier dans une longue série, vient à pic: on ne nous offre pas de films pour suivre des discussions. Mais personne ne pourra nous empêcher de poser la même question: qui sait qu’il s’agit de terroristes, quand les bons vieux voleur, criminel, chantagiste – tour à tour ou à la fois, avec leurs correspondants dans toutes les langues de la terre, auraient pu décrire d’une façon satisfaisante les écarts à la norme et les positions ontologiques des désignés. Quelques minutes avant la fin, l’inévitable Bruce Willis demande au même personnage: « All this for a robbery? », validant ainsi le caractère factice du nom en cause. A notre avis, si nos exigences de clarté en expression continuent à être satisfaites pour nommer un chat par l’emploi du même „chat”, continuer à nommer ceux qui volent – voleurs, ceux qui tuent – tueurs, notre précision n’aurait aucunement souffert.
La deuxième catégorie est constituée par les guerriers engagés en conflits locaux, au service d’un pouvoir quelconque ou par patriotisme, généralement suite aux confrontations militaires d’ampleur. Eux non plus ne sont pas une invention du XXe siècle, tout comme la guerre ne l’est pas. Si nous ne nous trompons pas, le mot guerilla est entré dans le circuit européen après la conquête de l’Espagne par Napoléon. Même s’il ne l’avait jamais dit de la sorte, nous osons penser que l’empereur aurait dû considérer les irréductibles qui l’ont tellement tracassé comme des… terroristes. Il ne serait pas inutile de rappeler que l’évitement des confrontations ouvertes et le harcèlement de l’armée adversaire, plus nombreuse, plus disciplinée et munie d’une logistique supérieure n’est pas une invention espagnole non plus. Si nous regardons un peu l’histoire médiévale des principautés roumaines, nous arrivons vite à saisir une stratégie employée par les princes qui ont décidé de résister à l’ennemi traditionnel: L’Empire Ottoman. Sans exception, ils avaient donné la bataille après avoir faisandé l’armée turque en offrant à son avancement un désert artificiel: des villages sans habitants, des fontaines empoisonnées, des emblavures brûlées. Sans avoir une compétence spéciale dans la stratégie militaire, nous ne pouvons ne pas observer que l’engagement dans la confrontation armée se faisait par un Etienne III le Grand[1] ou un Michel le Brave[2] conformément au manuel d’art de la guerre rédigé dans l’Empire chinois par Sun Tzu: « Attack him where he is unprepared, appear where you are not expected. »[3] Leur but était de semer la terreur par tout méthode, en éludant les règles de la guerre chevaleresque (que l’Islam s’était appropriées avant l’Occident chrétien). L’acte, singulier par l’ingéniosité, de l’attaque de nuit fait par Vlad l’Empaleur[4] prouve sa volonté de désorienter par terreur une armée déjà épuisée après la poursuite d’un ennemi invisible, qui ne s’oppose pas ouvertement. Par surcroît, fin connaisseur d’une civilisation qui avait marqué son adolescence (il avait été élevé par les turcs, parce que laissé otage à la cour du sultan par son père), il transgresse une règle élémentaire de conduite guerrière de l’islam: la trêve après la tombée de la nuit. Quelques générations plus tard, un autre grand familier de la civilisation turque, le prince Dimitrie Cantemir[5], perdra définitivement à Stănileşti auprès du tsar Petru I, peut-être aussi à cause de l’acceptation d’une confrontation ouverte, pleine de courtoisie militaire. Nous ne pouvons ne pas nous demander: les princes roumains auraient-ils pu être traités de terroristes par les envahisseurs? A notre avis, la réponse affirmative s’impose. Bien que, avec ou sans notre réponse et la question qui l’a générée, ce genre d’action portât partout dans le monde le même nom: la défense de la terre des aïeux, soit pour les alleutiers d’Etienne III le Grand contre les turcs, soit pour les apaches de Géronimo contre les colons américains, soit pour d’inconnues tribus aborigènes en Australie.
Une victime du terrorisme international: Moctezuma II
Si le terroriste cynégétique est un voleur/criminel/chantagiste (mais surtout voleur, parce que son but principal, le chantage et le crime n’étant que des auxiliaires) et le terroriste d’infos – un simple militaire insurgent, quelqu’un pourrait opiner que ni les voleurs ni les militaires ne prennent pas d’otages pour obtenir des avantages matériaux, en essayant d’établir une différence suffisante pour justifier de nouvelles catégories sociologiques. Laissant de côté le fait qu’entre les prisonniers de guerre et les otages modernes la différence est très mince (mais nous ne la nierons pas, elle existe), nous nous devons de signaler l’habitude largement répandue pendant les belligérances médiévales de faire des prisonniers parmi les nobles ennemis exactement pour les échanger contre des sommes significatives d’argent. Nous citons: « Cil Guillaumes, li preuz, li sages, / après le laver s’est assis, / et si conpegnon autresi / qui font bele chiere, et si hoste / qui voient sëoir a sa coste / a cel souper .XV. prisons / dont il avront les raençons » (Notre Guillaume, preux, sage, après les ablutions rituelles s’est assis, et ses compagnons également, les visages joyaux, et ses hôtes, qui voient s’asseoir à son côté à ce dîner quinze prisonniers dont ils toucheront la rançon)[6]. Témoignage d’une pratique répandue à l’époque, déjà en 1170 un poète obscur, Wace, utilise l’expression valoir son pesant d’or, formule souvent hyperbolique, mais pas au cas d’un Aga Khan, par exemple. L’idée de parler de terrorisme dans ces cas aurait-elle venue à l’esprit de quelqu’un? A ce que nous sachions, la réponse est négative. Même l’épisode retentissant du roi aztèque Moctezuma II – kidnappé par la soldatesque de Fernando Cortès, négocié pour une quantité mirobolante d’or et tué en dépit de la parole donnée – le mot terroriste n’est pas, à ce qu’il nous semble, utilisé. Les manuels d’histoire construisent leur mémoire sur le nom de conquistadores – conquérants.
Canis lupus familiaris
Nous avons abouti à la même conclusion que Michel de Montaigne dans son dernier essai: la différence fait autre plus que la ressemblance ne fait un, ergo le terroriste cynégétique et le terroriste d’infos méritent places distinctes. Il est impossible de ne pas s’apercevoir qu’ils occupent néanmoins une même arcane dans l’imaginaire post-moderne. La situation nous est d’autant plus inexplicable que dans la zoologie nous avons aimé séparer tellement les animaux que dans assez de cas on parle d’espèces différentes là où on aurait dû parler de la même. Nous étayons notre affirmation sur le critère de la fécondité: les individus de la même espèce mais appartenant à des variétés différentes donnent des hybrides qui sont féconds entre eux, alors qu’un croisement entre individus d’espèces différentes donne des hybrides stériles. Or, il est de notoriété que le chien (Canis familiaris) et le loup (Canis lupus) ont sans exception notable, des produits fertiles suite au croisement. Les considérants scientifiques qui ont tracé une barrière au cadre de la même espèce nous sont mystérieux. Il se peut, et nous affirmons cette hypothèse avec toutes les précautions nécessaires, que le chien eût „évolué” du loup pour justifier une thèse darwiniste, d’ailleurs en panne d’appui.
L’éléphant est un héliotrope
Précision exige: le voleur reste un voleur, le criminel – un criminel. La prise d’otage n’est pas nouvelle non plus. En revenant à notre classification: la capacité de répandre la terreur peut-elle et doit-elle être considérée comme le trait nécessaire et suffisant pour rapprocher deux espèces différentes sous le même titre? Pouvons-nous ignorer les buts et les méthodes différents tout en privilégiant un élément à fortes connotations émotionnelles? Cette manière de penser présente des anomalies dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles invitent à beaucoup de circonspection.
Supposons que nous cédons à cette matrice et l’appliquons telle quelle au cas des animaux domestiques. Si nous faisons la sélection dans une ferme en tenant compte uniquement du degré de douceur nous sommes poussés vite à la conclusion que les moutons, les chèvres, les vaches et les chats appartiennent à la même espèce. Pendant que le chien (et encore pas toutes les races!) occupe seul la place de l’espèce agressive. Eventuellement, nous pourrions avancer en désignant le taureau – l’espèce des vaches de sexe mâle, formée d’individus à potentiel destructeur élevé; une fois engagés sur cette route, qui pourrait nous arrêter? Le taureau devient vite un chien. Nous observons que l’unique critère pris en considération avec soulagement au départ a amené un autre, qui n’a jamais été considéré comme valable pour définir les espèces: le sexe. Nous avons démarré avec un critère, nous en avons deux: la situation ne reste pas longtemps claire (peut-être parce qu’elle ne l’a jamais été). Si on réfléchit encore sur le critère pris au départ, on est obligé, pour adapter la théorie à la réalité, d’admettre le phénomène de la transgression temporaire des espèces comme unique et merveilleuse explication de l’amok des ourang-outans. Nous voilà avec trois critères, resterons-nous ici? Nous arrêtons cette hérésie avant de n’en faire un délire. Un tel dérapage, qui n’est pas si surprenant qu’il paraît pour la pensée scientifique, a été sanctionné par un épistémologue excentrique de Bronx, Charles Hoy Fort, dans la phrase: « An elephant can be identified as a sunflower – both have long stems. A camel is indistinguishable from a peanut – if only their humps be considered. »[7] Dernière question: si une telle démarche s’avère catastrophique en biologie, en quoi est-elle autorisée en sociologie?
Nous avons entendu de nos yeux à la télé
Au XIIIe siècle un Pierre de Beauvais, un Guillaume le Clerc, un Thibaut de Champagne étaient autorités suprêmes dans la description des espèces merveilleuses. Leurs allégations étaient validées par les antiques, elles étaient donc bâties pour défier le temps. Le lion a peur du coq blanc. La cuisse de l’oiselle nommée calandre guérit l’inflammation des yeux. Le phénix brûle et renaît de ses cendres. Les sirènes attirent les marins avec leur chant émerveillant et quand ceux-ci dorment se jettent sur eux et les tuent. L’unicorne est tellement féroce et pur qu’aucun homme ne peut lui approcher, sauf la pucelle. Encadré d’enluminures, c’était écrit noir sur blanc, qui aurait pu les contredire? Aujourd’hui les bestiaires modernes sont écrits par les émissions d’infos. Crimes. Viols. Dilapidations. Le vol du siècle. Terrorisme. Nous entendons de nos yeux à la télé. Ils nous présentent le monde tel qu’il est.
Affalés devant la télé nous zappons du même ravissement que nos ancêtres auraient dû feuilleter les bestiaires médiévaux. Le lion a peur du coq blanc. C’est l’heure d’intensité suprême qui nous est octroyée chaque jour de notre terne existence. Dans un village dont on ne retient pas le nom un jeune homme a tué sa mère, son père et son frère. Puis il s’est rendu à la police. C’est un méchant. Un vieillard a violé une vielle femme. Perversions comprises. Lui aussi est un méchant. Au prison! Un gardien a volé trois millions de dollars. Il fait la une depuis trois jours déjà, c’est la nouveauté incontournable de la semaine. C’est compliqué. Selon certaines règles, il est un méchant, mais qui n’aurait aimé voler tant d’argent? Il faut se raviser: il est méchant, mais il est aussi un brave type, parce que nous ne pouvons pas être tous méchants, seulement quelques-uns. Ils feront un film inspiré de ses exploits. Nous l’attendons avec impatience. La maison d’un leader palestinien a été bombardée par les autorités israéliennes. La baraque est maintenant en ruine. Pas de procès. Pas de prémisse d’innocence. Brûlé comme un rat. C’est injuste! Ils disent à la télé qu’il était terroriste. Ça change tout. Ils ont bien procédé. Nous voilà rassurés. C’était un méchant. Des irakiens ont pris des otages. Certains ont été égorgés. Ils sont méchants, c’est apriorique. Aucun bonhomme n’aurait eu l’idée de naître irakien, ils auraient dû naître américains. Après les infos nous voyons un film d’action. Un terroriste génial vole 50 millions de dollars (c’étaient des milliards?) et s’évanouit dans la nature. Les otages – pas tellement. Sa voix caverneuse promet à la fin qu’après avoir tout dépensé il reviendra. Nous nous endormons bercés par tout ce que nous avons entendus de nos yeux.
Or, au-delà de cette convention, nous ne voulons pas, foncièrement, être terrorisés. Nous avons bâti une civilisation de l’aisance où la terreur n’a plus de place – ou comme dit Neil Postaman in Amusing ourselves to Death, nous, les euraméricains, avons commencé à nous divertir à crever. Et si un de nos ressorts à psychanalyser le demande, nous zappons de nouveau à la recherche d’un film horror (pourquoi pas terror?) et nous régalons tout en gardant l’arrière-convention de l’artificiel. En tout cas nous ne perdons jamais les infos, pour voir le monde „tel qu’il est”. Dans les deux cas le sentiment est hygiénisé, aseptique, prêt-à-savourer sans aucun risque pour le consommateur, au bout de l’artefact de notre contrôle absolu sur la réalité: la télécommande.
La guérilla irakienne et la résistance palestinienne
Qui prodest? Pourquoi la confusion entre le terroriste cynégétique et le terroriste d’infos, quand le premier aurait pu être en toute quiétude: voleur, criminel, chantagiste, et le deuxième (banal) guerrier pour libération nationale / décolonialisation? Ceux qui détiennent les droits d’auteurs en bénéficient le plus: la presse. Les voleurs et les criminels sont trop vieux jeux pour faire encore du rating. Il y en a partout. Le terroriste – ça fait chic, c’est plus cool. Ils nous terrorisent d’une manière exquise dont nous avons besoin pour pouvoir nous concentrer le lendemain au boulot. De cet état de choses jusqu’au racolage du terme dans les discours d’un locataire de la Maison Blanche il n’en est qu’un pas. Très important pour lui, sans doute, mais insignifiant à l’échelle de l’humanité.
Quelles seraient les conséquences si, au lieu de les nommer terroristes, nous parlerions de la… Résistance irakienne? Ou de, que Dieu nous préserve de tels écarts!, la lutte de libération du peuple irakien contre l’envahisseur anglo-américain – et je n’ai fait que citer une formule figée d’un manuel d’histoire européen. Avec de tels clichés l’opinion publique pourrait se scandaliser encore plus en méprenant les actes des démocraties qui veillent, n’est-ce pas?, au respect des droits de l’homme à l’échelle planétaire.
L’expérience nous montre que même dans une situation de confusion rigoureusement entretenue et surveillée, des sorties dans la rue comme celles qui ont eu lieu récemment en Corée du Sud ne sont pas exclues. Ou des récits comme celui diffusé il y a quelques soirées par le journal de TV5, fait par une belge, représentante d’une ONG qui travaille depuis des mois avec des enfants palestiniens, et qui évoque une communauté arabe sur le territoire d’Israël, qui veut vivre en paix en dépit de la majorité et des lois en vigueur, à la recherche d’une normalité qui n’est pas partout tangible. Notre imaginaire serait sérieusement ébranlé si nous admettions que les musulmans n’acceptent pas la domination américaine en Irak (qui l’accepterait?) et appliquent intuitivement le plus vieux manuel de stratégie militaire du monde: « Attack him where he is unprepared, appear where you are not expected » en mettant en œuvre les seules décisions qui puissent être opposées contre la formidable pression technologique de la force anglo-américaine.
Les mécanismes de la manipulation ne datent pas d’hier, et pour les intéressés sont assez transparents. La confusion en est un – elle se propage mieux par la presse. Après l’Acte Final de Helsinki, les communistes nommaient les systèmes politiques du centre et sud-ouest de l’Europe „démocraties populaires”. À son compte, le président roumain Ion Iliescu bégayait en 1990 d’une „démocratie originale”. La différence entre un concept et une confusion est que les premiers s’imposent, parce que demandés par la réalité. Le problème avec les confusions c’est leur persistance.
Un exemple assez suggestif de la perméabilité des masses à l’injection soudaine d’une dose de manipulation est l’épisode des terroristes de la révolution roumaine de 1989. Le peuple faisait sa révolution. Le dictateur était parti. Le couple Iliescu et Roman faisait sa révolution à soi, qui allait remplacer celle du peuple. Les terroristes étaient déclarés ennemis de la révolution, celle du peuple ou celle du nouveau pouvoir, nous ne savons pas encore exactement. J’ai fait ma nuit de 22 décembre devant une télé au nord de la Moldavie, à l’autre bout du pays. J’étais ado, je voulais partir à Bucarest, mon père a manifesté encore une fois son autorité. A l’aube, le voisin qui avait partagé mon élan révolutionnaire (la télé de mon père ne marchait plus depuis quelques semaines) a pensé acheter une serrure supplémentaire pour l’entrée commune du bâtiment, afin d’échapper aux terroristes. Il était, je crois, le premier homme terrorisé que j’avais vu dans la Roumanie enfin libérée. Et il avait de quoi: au feu de ces moments mémorables la presse avait présenté le portrait-robot du terroriste: armé jusqu’aux dents, fidèle à l’ex-président Nicolae Ceauşescu et par surcroît arabe; il utilise des trappes secrètes dans les murs et ouvre le feu contre le peuple révolutionnaire. Les balles ne leur font presque pas de mal, des immortels, quoi. Analysons un peu: armé jusqu’aux dents est une expression à odeur de conte folklorique – c’est ainsi qu’on construit la silhouette de l’ogre. L’ex-président était le sujet d’une démonisation médiatique en vue de son exécution, ses fidèles ne pouvaient être que des démons eux aussi. Les trappes dans les murs répondaient aux mécontentements générés par la systématisation faite aux ordres du dictateur, précédée par démolitions massives du Bucarest historiques. La résistance inexplicable aux balles fait penser aux vampires – renforcement de la démonisation. A quoi répondait le choix de la nationalité des terroristes? Eh bien, l’arabe avait dans le mental collectif une place bien définie, construite par les étudiants venus dans les centres universitaires du pays. Leur monde à part ou seulement quelques filles réputées dévergondées avaient accès, leur accent (surtout l’incapacité de faire distinction entre les bilabiales – sujet de nombreuses blagues populaires) les recommandaient pour être nos barbares à nous. La presse les a transformés aisément en terroristes pour quelques jours. Sans vouloir nous substituer à la bibliographie notable[8] qui traite de la révolution roumaine de 1989, nous considérons que la disparition rapide et sans procès juridique des terroristes peut recevoir, non sans circonspection, cette explication: ils étaient complètement différents de ce que le média nous avaient fait croire. Et de nos jours, croire et penser ne font qu’un, surtout si nous entendons de nos yeux à la télé.
Que nous l’aimons ou pas, l’équilibre médiéval est depuis longtemps érodé. À l’extérieur de l’Europe et de l’Amérique, il y a en effet des lions. Là où il n’y avait aucun, nous en avons inventé quelques-uns. La carte n’a plus de secret pour nous, mais la vieille inscription latine hic sunt leones est toujours là. Le choc des civilisations a commencé depuis quelque temps. Après nous avoir globalisé, nous voulons globaliser les autres à notre manière, dans leur intérêt. Etant établi une fois pour toujours que nous sommes la plus éclatante hypostase jamais rêvée, ils n’ont aucune chance d’éviter l’avenir que nous construisons. Mais, en dépit de ce que nos yeux entendent, tous les lions n’ont pas peur du coq blanc. Peut-être parce que les lions des bestiaires télévisés ne sont pas, en somme, de la même espèce.
[2] Michel le Brave, (1557-1601) prince de Valachie, s’est révolté contre les Turcs qu’il vainquit et put ainsi réunir pour une année toutes les provinces roumaines: la Transylvanie, la Moldavie et la Valachie. Son assassinat a mis fin à sa tentative.
[4] Vlad, prince de Valachie de 1456 à 1462 et en 1476. La dureté de ses combats lui a valu le surnom de Ţepeş (l’Empaleur). La légende exagéra ses cruauté et, à partir de contes populaires roumains, de l’histoire d’Elisabeth Báthory (authentique tortionnaire) et des prétentions à l’immortalité du comte de Saint-Germain, l’écrivain Bram Stoker imagina le personnage du vampire Dracula.
[5] Dimitrie Cantemir (1673-1723), prince régnant de Moldavie. Philosophe et savant orientaliste, membre de l’Académie de Berlin. Mort en exil, à la cour du tsar Pierre le Grand.
[6] Jean Renart, Le Roman de Guillaume de Dole, v. 2908-2915, Éd. F. Lecoy, Librairie H. Champion. La traduction en français moderne nous appartient.
[8] Pour des analyses de la révolution roumaine de décembre 1989 nous recommandons surtout l’excellent ouvrage de Victor Loupan, reporter de Figaro-Magazine, La révolution n’a pas eu lieu, Robert Laffont, 1990. La lecture de l’analyse faite par Radu Portocală, correspondent de Voice of America, La révolution n’as pas eu lieu, Calman-Lévy, 1990 est plus interessante que nous ne pouvons le dire.