Daniel Fărcaş
Université de la Sorbonne – Paris IV, France
danielfarcas@yahoo.fr
Apophase eckhartienne et herméneutique de la démythologisation /
The Eckhartian Apophatism and the Hermeneutics of Demythologisation
Abstract: If the most of Meister Eckhart’s Dominican forerunners defend a hierarchical ontology and, consequently, the theological discourse is then possible for them as cataphatic theology, this is not the case for Meister Eckhart, who must set up an apophatic (this is to say a mystical) theology. Critical of the hierarchical image of the world under the influence of heideggerian philosophy of the difference, the liberal theology of the 20th century proposes a different solution: considering – strangely – the Logos of the Holy Scriptures as a mythical story and applying it the hermeneutics of demythologization.
Keywords: Discourse; Word/ lovgo”; Image; Myth; Grace; Nature, Silence/ silentium/ Schweigen; Voice/ vox/ fwnhv.
1. Le Logos. Une « théologie de la parole »
Maître Eckhart est l’auteur d’une œuvre philosophique particulière. Son système se constitue en général en une suite d’ouvrages théologiques (des études exégétiques et des sermons allemands et latins etc.), bien que, d’autre part, nul d’entre eux ne puisse faire abstraction d’un sens philosophique intrinsèque. Construit sur une alternance des points de vue, le système eckhartien glisse entre le regard « philosophique » et celui théologico-mystique sur les sujets en questions. Cette hésitation assumée, qui consiste en fin de compte dans le fait que l’homme noble vit dans la vie éternelle, mais tout en continuant sa vie terrestre, trahit une tension, en quelque sorte téléologique, où la perspective mystique, acquise dans le clin d’œil de l’éternité, joue le rôle de terme final ou d’accomplissement de la perspective philosophique, inévitablement mondaine, limitée et provisoire. De plus, le système du Thuringien présente un penchant vers une théologie du Verbe, en quelque sorte susceptible de rapprochements théoriques de la soi-disant « théologie de la Parole » du début du XXe siècle. A cet égard, le sens christologique du Verbe détermine la manifestation d’une telle tendance au sein du monisme de la pensée du mystique allemand ; ce qui fait participer la création à Dieu n’est pas la causalité créatrice, mais plutôt la réduction de la dimension créaturelle de la créature (l’âme, dit-on, participe à Dieu par ce qu’elle a d’incréé), et cette participation se réalise grâce au parallélisme affirmé entre la procession du Verbe de Dieu et la procession de la créature. A côté du sens christologique du Verbe, la question du Verbe écrit constitue une autre dimension de cette « théologie de la Parole ». Les commentaires aux écrits bibliques de l’Œuvre des expositions prouvent assez largement ce côté de la théologie du Thuringien. En ce qui concerne les sermons – allemands et latins – qui sont conçus comme partie de la même Œuvre des expositions, ceux-ci ajoutent au sens christologique et au sens scripturaire un troisième : le sens kérygmatique — la proclamation du Verbe[1]. Toute cette pléthore de significations du Verbe met en place la « théologie de la Parole » du maître allemand. Pour une telle théologie, la dimension langagière de la révélation devient cardinale. Aussi y a-t-il dans l’œuvre du Thuringien une conception herméneutique intrinsèque, qui régit l’ensemble de son système[2].
2. Discursif et non-discursif (ad-verb(i)um–Verbum/ ad imaginem–imago)
Le problème de l’imago se constitue chez Eckhart en véritable principe herméneutique. Et cela, à cause du parallélisme entre le domaine du visible et le règne de la parole. Avant Eckhart, cette homologie est déjà évidente dans le corpus aréopagitique, où les anges, en tant que lumières reluisantes, ont une tâche herméneutique (fw’ta fana;… eJrmhneutika;) ; ils sont des êtres loquaces (ejxaggeltika;”), qui annoncent le silence divin (th'” qeiva” sigh'”)[3]. Les anges sont donc à l’image de Dieu et pour cette raison ils sont les interprètes des mystères silencieux de Dieu. La parole et l’image se retrouvent dans les lumières herméneutiques qu’ils sont. En vérité, ces êtres intermédiaires sont à la fois des « annonceurs » – à savoir des messagers (ajggevlloi) – et des lumières (fw’ta). Denys continue en soutenant que les âmes et leurs intellects sont reconduits par les anges à l’origine suprême de tous les biens, ce qui anticipe l’intériorité ascendante du Thuringien[4].
L’œuvre de Maître Eckhart s’inscrit dans le paradigme mystique de la théologie dionysienne du silence. Dans le Predigt 9, ad imaginem et imago, comme ad-verb(i)um et Verbum se rapportent l’un à l’autre comme le discursif au non-discursif. Il y a toujours une couche pré-discursive de l’acte de proférer, qui ne peut pas être saisie comme un proférer tel quel, mais plutôt par le silence (tout comme, pour l’image factuelle, il y a une couche qui est une image non-figurée) :
L’homme qui veut arriver à ce dont on vient de parler – tout mon propos ne concernant d’ailleurs que cela – cet homme doit être comme une étoile du matin : toujours en la présence de Dieu, toujours près de lui et aussi proche, et au-dessus de toutes les choses terrestres ; à côté du Verbe, il doit être un adverbe [5].
La possibilité du langage est réglée par une possibilité non-langagière de celui-ci ; le discours est maîtrisé par une couche non-discursive. La distinction entre l’ad-verb(i)um et le Verbum (parallèle à celle entre ad imaginem et imago) relève de la parole double et simultanée de Dieu — le Fils et la création. Le verbe qui nous donne les images de la réalité est rendu possible par le Verbe qui est l’image du Père, à savoir sa parole. L’essence de la parole de ce Verbe divin est de ne pas être figuré par image et de ne pas être proféré. Le dire essentiel survient par le rattachement des deux paroles simultanées, qui échappent à la prédication univoque parce que – on l’a vu – ils ne tombent pas sous le même concept.
À cause de son penchant christologique, l’herméneutique pratiquée surtout implicitement par Eckhart a pour fondement le Verbe de Dieu en tant qu’Image du Père. Ce Verbe inouï, cette Image invisible enclenche tout le mécanisme herméneutique eckhartien. C’est ici que la connivence de la parole et de l’image, du dire et du visible apparaît dans toute son importance : la parole emprunte le silence à l’image, silencieuse par son essence, bien qu’expressive. L’expressivité muette de l’image se retrouve partout dans l’œuvre eckhartienne, où le verbe prend la discrétion de l’image et l’image s’efface dans l’invisibilité du verbe.
3. Silence et mystique
Explicitement formulé dans un fragment de l’In Sapientiam que nous avons déjà commenté, le problème du silence de l’image s’instaure comme principe herméneutique fondamental (dans la mesure où ce silence est soumis à une espèce de contraction christologique) :
[…] Dieu le Fils naît en nous, en venant à notre esprit (mentem), car il faut que “le silence paisible contienne toutes les choses”. Le Fils est l’image du Père et l’âme est à l’image de Dieu[6].
Le silence christologique de Dieu s’avère être une enveloppe qui contient toutes les choses créées. Le passage met en discussion deux éléments qui concernent en égale mesure le dogme christologique : l’image (du Père) et le silence (de la naissance du Verbe). Etre ad imaginem c’est être auprès du non-vu (Deus absconditus) ; être ad-verb(i)um c’est se situer auprès d’un Verbe silencieux, se tenir auprès de celui-ci afin de consignifier avec son silence. Il y a donc un silence qui est foncier à chaque dire et dont la tâche est de l’envelopper en tant que sa couche non-discursive, qui le rend possible. Le bouillonnement (bullitio) trinitaire dans lequel se réalise la procession du Fils et du monde se rapporte en égale mesure à ce silence actif et dynamique. Le silence souligne de nouveau la différence qualitative, cette fois-ci entre la parole et sa possibilité non-dite. C’est là le symbole langagier de la différence qualitative fondamentale entre ens et esse, entre la manifestation factuelle de la création et sa possibilité dans l’essence de Dieu.
Or, c’est cette différence qui détermine la focalisation de l’épistémologie théologique eckhartienne autour de l’analogie de l’attribution extrinsèque. L’absence de tout point de contact entre la créature et le Créateur fait qu’il y ait entre les deux une hétérogénéité dont le symbole est le silence : il n’y a plus de dialogue naturel et ordinaire entre ces niveaux ontologiques. L’absence d’une continuité naturelle entre les degrés ontologiques soulève des questions par rapport à la théologie naturelle, à laquelle toute la tradition canonique du XIIIe siècle était attachée. D’une manière qui anticipe le protestantisme, Eckhart s’intéresse au problème de la grâce (gratia). Plusieurs thèmes de sa pensée se rapportent directement ou indirectement à ce sujet. L’adoption de l’intellect consiste elle aussi dans une participation de l’intellect humain à l’intellect agent divin, où l’intervention décisive de la grâce est cardinale. S’il y a une différence d’essence entre la nature et la grâce (entre Natur et Gnade, sujet de disputes théologiques au sein du protestantisme du début du XXe siècle[7]), s’il n’y a pas d’abîme du silence qui s’y interpose, le discours théologique est sauvegardé par Eckhart, puisque la grâce confisque la nature en l’enveloppant :
Au premier abord, tout ce que Dieu opère dans la créature est grâce et donné gratuitement. La raison est que le premier ne tombe jamais sous le mérite. […] l’être divin donne la grâce en rendant agréable l’essence de l’âme. Pour cette raison, la grâce ne produit pas en particulier son œuvre, mais elle concerne l’être et l’intériorité, comme l’essence en tant qu’essence concerne uniquement l’être. Deuxièmement, il faut noter que la grâce, qui rend agréable et que l’on dit aussi surnaturelle, est uniquement dans la partie intellective. […] De cette façon, la grâce qui rend agréable et qui est surnaturelle siège uniquement dans la partie intellective, dans la mesure où l’intellect participe et a la saveur de la nature divine et en tant qu’il est image ou à l’image de Dieu (est imago sive ad imaginem dei)[8].
L’opposition entre la nature et la grâce consiste dans l’action intérieure de cette dernière. Chez le Thuringien, l’ascension mystique se réalise à travers le topos intérieur de l’âme, à savoir le parcours vertical implique une réduction de la tension horizontale entre l’extérieur et l’intérieur[9] en faveur de ce dernier. La donation intérieure de l’être (par la forme de la chose) est utilisée de nouveau comme preuve du caractère discret et mystique de la grâce. Mais, ce sens mystique est mis en relief par l’opposition entre le domaine de la nature et celui surnaturel de la grâce (gratia… supernaturalis dicitur), qui concerne l’intellect. Or, ce caractère surnaturel de la grâce va de pair avec la dimension divine de l’intellect (intellectus particeps… sapit naturam divinam). Le texte présente l’ambiguïté sémantique des deux expressions propres à la théorie de l’image – imago dei et ad imaginem dei –, ambiguïté que l’on pourrait expliquer par la conception eckhartienne de la déification[10]. Il est évident que celle-ci est l’œuvre de la grâce. C’est un mouvement d’ascension, qui a pour commencement la réduction (le détachement) de la dimension créaturelle et qui s’accomplit par l’adoption de l’intellect, c’est-à-dire dans l’effectuation de ce qu’il a d’incréé. Les exégètes[11] ont remarqué la solidarité entre les trois distinctions eckhartiennes – extra/intra, esse/intelligere, creabile/increabile – et que, par conséquent, la dissociation de l’intelligere et de l’esse au profit du premier terme consiste dans une espèce d’implosion de la procession de la création. Dans la mesure où notre intellect se détache de l’existence sensible, qui la suscite, pour recevoir la révélation des essences transcendantes (rationes) des créatures par une certaine communion de « connaître » avec Dieu, il est incréé et donc assimilé à l’intellection divine. De la même manière, affirme Lossky, l’espèce intelligible est un « non-être intellectuel ». En effet, dans le Sermo LX, le Thuringien affirme que le coffret dans l’esprit n’est pas créable (arca in mente non est creabile)[12]. Cependant, en dépit de son insistance sur le caractère incréable de l’intellect et de l’intellection, Eckhart ne se contente pas de l’univocité comme solution épistémologique. Le caractère incréable de l’intellect se veut la manière de réalisation de l’union mystique, non pas de l’univocité ! L’intellection « est un “non-être créé” subsistant dans sa négativité, un “non-créé” qui n’a pas le sens positif de l’“incréé” divin »[13]. C’est toujours Lossky qui attire l’attention sur la distinction entre la grâce première ou la gratia gratis data, accordée à toutes les créatures, et la grâce seconde ou la gratia gratum faciens[14], qui concerne exclusivement les êtres doués d’intellect. Les deux types de grâces correspondent à la dialectique de la descendance (à savoir la sortie de Dieu de la création) et du retour ; il y a une « grâce de la sortie » et une « grâce du retour ». Par conséquent, gratia gratum faciens devient opérante en tant que réduction en Dieu (refluxus, regressus in ipsum deum, cf. Sermo XXV, 1)[15]. Pour cette raison, cela n’étonne plus que, dans notre fragment de l’In Sapientiam, la gratia gratum faciens se rapporte à l’intellect, l’image de Dieu ou fait à l’image de Dieu. Par conséquent, la grâce de la sortie se concrétise dans l’esse (qui est prima rerum creatarum) et dont toute créature bénéficie, tandis que la grâce du retour se réfère à l’intellection. Les deux types de grâce polarisent le domaine du créable et de l’incréable, l’esse et respectivement l’intellectus ou, autrement dit, le domaine de la nature et celui surnaturel. Or, cette grâce spéciale qui régit le mouvement de l’adoption sert à combler l’absence du point de contact entre Dieu et l’homme. La mystique du Thuringien s’appuie sur le mouvement de rentrée de l’âme en Dieu, qui supprime l’autre mouvement, celui naturel, de la création. Dans la pensée scolastique, le discours analogique se sert justement de ce mouvement descendant, de sortie de la créature de Dieu : c’est l’acte de la création qui est le verbe extérieur de Dieu (verbum exterius)[16]. Par contre, chez Eckhart, le discours analogique est amorcé plutôt par le retour de l’âme en Dieu, de façon que la créature devient quasi-caduque pour la connaissance que l’âme a de Dieu (au moins, le rôle de la créature est réduit au minimum). Cela équivaut à l’absence de tout point de contact entre Dieu et la création. Or, si la création, en tant que verbum exterius, était chez l’Aquinate fondatrice de l’analogie de l’être, la tendance à l’intériorité mystique (une intériorité verticale ![17]) – à savoir le désintérêt partiel au sujet de la création, au profit de l’incréable – est l’annulation de cette expressivité de Dieu. Conformément à son modèle, l’âme intellective perd l’expressivité qu’elle avait chez l’Aquinate (« en nous, tout ce qui est de l’ordre du connaître est, à proprement parler, de l’ordre du dire » affirme le Docteur angélique)[18]. C’est pour cette raison que l’âme qui participe à Dieu a quelque chose du silence de l’image.
Nous sommes ici en présence de la réduction de l’espace, à savoir de la créature (du verbum exterius qu’il est) et de l’expressivité extérieure de celle-ci. Le silence eckhartien appartient au topos non-topologique du ciel, qui n’est pas encore différencié comme espace (discursif). Le silence est le langage non-différencié. Le silence est la Parole non-discursive, donnée dans un instant, donc simultanément. L’espacement (temporel) du discours sombre dans la simultanéité u-topique du silence.
4. Du silentium eckhartien au Schweigen heideggerien
En rapprochant le silentium et Dieu, Eckhart fait du silence une catégorie ontologique, mais qui est contrebalancée par le caractère expressif qui lui est accordé, par le verbum, qui, en Dieu, est solidaire du silence même. En changeant de registre et d’époque historique, Heidegger accorde au Schweigen une dignité ontologique comparable. Pour lui, il y a une donation originaire et simultanée du Schweigen et de la Rede, qui sont, les deux, des existentiaux, appartenant ainsi à la structure ontologique du Dasein. Il n’y a pas de Rede sans Schweigen.
En tant que constitution existentiale de l’ouverture du Dasein, le parler est constitutif de son existence. A la parole en tant que parler (redenden Schprechen) appartiennent à titre de possibilités l’entendre et le faire-silence. C’est dans ces phénomènes que la fonction constitutive du parler pour l’existentialité de l’existence achève de se manifester explicitement [19].
Le problème médiéval de la relation entre le créateur et la Créature, entre l’homme et Dieu, entre la transcendance et l’immanence cède le premier-plan, dans la philosophie moderne, à partir du cogito cartésien, au problème de l’intersubjectivité. L’altérité verticale, divine, s’obscurcit progressivement pour laisser paraître le thème de l’altérité horizontale, de l’alter ego. Autrement dit, le problème de l’altérité est reformulé dans les termes de la subjectivité. La question de l’intersubjectivité confisque ici l’analogie théologique médiévale. C’est précisément le sens de l’analogie de la chair (Leibanalogie) chez Husserl (à savoir le problème de l’Appräsentation), qui fait que l’autre absent me soit donné à travers son corps de chair[20]. Le problème de l’altérité – mis chez Husserl dans les termes métaphysiques de l’intersubjectivité – réapparaît chez le plus fameux disciple de Husserl comme problème du Mitsein :
Ce n’est pas sur un autre fondement existential que repose une deuxième possibilité essentielle du parler, le faire-silence. Celui qui fait silence dans l’être-l’un-avec-l’autre peut “donner” plus véritablement à « comprendre », autrement dit mieux configurer la compréhension que celui qui ne se défait jamais de la parole[21].
Le thème de l’altérité est réévalué dans les termes d’une philosophie herméneutique. La médiation par laquelle se réalise la donation de l’autre relève de l’interprétation. La descendance de Heidegger reprend cette idée pour démontrer que l’autre est engagé dans le réseau contextuel de la langue qui constitue le monde. A cet égard, la théologie contemporaine comprend plusieurs développements, dont nous indiquons un qui se tient en quelque sorte au moins au vocabulaire médiéval de l’analogie (c’est, par exemple, le cas du néothomisme, mais aussi celui de la néo-orthodoxie protestante) et une autre ligne, qui laisse le langage analogique s’effacer devant le langage mythologique. Il s’agit de plusieurs théologiens redevables à Heidegger et qui appartiennent au néolibéralisme protestant : Bultmann, Fuchs, Ebeling, Tillich etc.[22] Chez eux, le problème médiéval de l’analogie a cédé la place à l’approche herméneutique du mythe.
Au XIVe siècle, Eckhart construit déjà une théologie qui anticipe la solidarité heideggerienne entre le dire et le silence. En effet, il n’y a pas de Rede sans Schweigen, comme il n’y a pas non plus de Verbum sans qu’il y ait en même temps d’Imago, silencieuse de par sa nature. Ce couple du parler et du silence définit l’herméneutique heideggerienne, qui s’appuie sur l’unité des ekstatses de la temporalité du Dasein, où chacune d’entre elles parle dans le silence de l’autre. Pour Heidegger, la parole est co-originaire avec le silence et ce fait enlève le risque d’échouer dans le bavardage (Gerede). Dans ce dernier cas, l’entente (l’audition) ne serait que partielle ; — on prête attention non pas à l’étant dont il est question, mais plutôt à l’acte même de parler. La vraie écoute, qui concrétise le silence authentique, s’effectue comme appropriation du sens ; — on n’écoute pas seulement le parler, le flux des mots, mais ce que l’on dit aussi[23]. En théologie, la démarche dogmatique, essentiellement affirmative, n’implique pas nécessairement l’appropriation du dogme. L’écoute n’y est pas parfaite ; le dogme risque de rester dans le domaine de ce qui se dit. Mais, le silence véritable, prémisse de la théologie mystique, se réalise en tant que relation personnelle avec celui qui est dit (même plus, à Celui qui se dit, c’est-à-dire au Verbe même). L’échec de l’appropriation de ce qui est dit implique en dernier ressort une prééminence de l’écriture en défaveur du parler[24] et donc de la lettre en défaveur de l’esprit[25] et du Verbe. Le silence tend donc à supprimer le bavardage créaturel, pour ouvrir, en dernier ressort, un autre niveau de l’expressivité, rendu possible seulement en présence du silence.
5. Silentium – discours apophatique ou discours mythique?
En faisant la critique de la phénoménologie husserlienne, Derrida se réfère – dans sa fameuse critique de la phénoménologie husserlienne de La voix et le phénomène[26] – à la distinction husserlienne entre l’expression (Ausdruck), qui est un signe (Zeichen) muni de signification et qui relève du discours parlé, à savoir de la voix (fwnhv ou du lovgo”), et l’indice (Anzeichen), privé de signification (bedeutungslos, sinnlos). Derrida remarque une solidarité fondamentale entre l’Ausdruck et l’Anzeichen, ce dernier étant ce qu’il y a d’inexpressif ou, parfois, de caduque dans le discours et respectivement une instance qui surgit dans la couche pré-expressive – à savoir silencieuse ! – de toute expression proférée[27]. L’auteur note qu’il y a une connivence fondamentale entre les deux types de signe, parce que la fonction de l’Anzeichen – fonction de manifestation (kundgebende Funktion) – supplée au défaut de l’Ausdruck ou plutôt de son logos[28]. L’Anzeichen est donc le supplément de l’Ausdruck ; il supplée à l’insuffisance de l’expressivité ou à son absence. Ce principe de la relation de suppléance à l’expression par l’indice se trouve à la base du caractère de supplément que la voix et l’écriture jouent l’une par rapport à l’autre dans les écrits ultérieurs de Derrida. D’ailleurs, il remarque – dans une autre étude[29] – que, bien que Heidegger n’eût pas réussi à se débarrasser entièrement de la métaphysique, il s’est aperçu de la donation co-originaire du Schweigen et du Schprechen. L’ex-pression (Aus-druck) et l’ex-primer (aus-prechen), qui correspondent au devancement (Vorlaufen) ek-statique du Dasein, sont suppléés par l’instance silencieuse de l’An-zeichen et respectivement du Schweigen.
C’est dans ces termes derridiens que Paul Ricœur théorise la démythologisation, dans sa célèbre Préface à Bultmann (1960) : elle consiste dans la production d’un supplément de l’écriture de l’Ancien Testament par celle du Nouveau Testament, qui est suppléée par l’écriture du kérygme ; en dernier ressort, comme suppléance à l’absence du Verbe éternel par le soi-disant récit mythique[30].
Dans la théorie eckhartienne de l’analogie, la solidarité de l’imago et du verbum est susceptible de se concrétiser sous le mode de la suppléance. On pourrait dire que, chez Eckhart, l’image est un supplément d’origine, qui réduit au silence l’expressivité du Verbe : le Verbe, parole créatrice, est suppléé par l’Image silencieuse. Le pro-férer est remplacé par le silence de l’écriture (le visible/l’image remplace la parole et mine en quelque sorte et dans une certaine mesure le phonologisme). Comme nous avons vu, l’ex-pressivité du Verbe est annulée chez Eckhart par la critique de l’ex-tériorité de la révélation et par la réduction de la créature, verbe extérieur de Dieu (verbum exterius). Si chez l’Aquinate l’expressivité du discours en général était garantie par un mouvement d’extériorisation (à partir du verbum cordis, par le verbum interius jusqu’au verbum exterius) et, en particulier, la révélation qui circonscrit les limites du discours théologique cataphatique se trouve en conformité de ce principe de manifestation extérieure, chez Eckhart, le mouvement inverse, vers l’intérieur de l’âme (vers le verbe intérieur) et vers l’intérieur de Dieu détermine sa conception apophatique de la théologie. Dans le Predigt 9, le Thuringien présente lui aussi une conception tripartite du verbe, mais qui fonctionne différemment de la conception thomasienne. Eckhart distingue donc entre un verbe qui a été prononcé (vürbraâcht wort), à savoir toutes les créatures, un verbe pensé et produit, qui est le principe de la connaissance humaine (bedâcht und vürbraâcht), et le Verbe dans le Père, qui n’est ni prononcé ni pensé (unvürbraâcht und unbedâcht) et qui ne sort jamais. La tripartition eckhartienne du verbe n’est pas comparable à la tripartition thomasienne parce qu’elles se situent dans des registres différents ; on peut noter cependant la progression vers l’intériorité que le Thuringien souligne, par opposition à la progression vers l’extérieur, chez le Docteur angélique. Cette progression a comme terme final l’intellect, puisque « la béatitude de Dieu réside dans l’opération vers l’intérieur [nous soulignons – D.F.] de l’intellect où réside le Verbe. L’âme doit être un « adverbe » et opérer une seule œuvre avec Dieu […] »[31]. Ce mouvement d’intériorisation est l’annulation de l’expressivité et l’installation du silence. Insister sur l’absence de tout point de contact de Dieu avec sa créature, c’est réduire au minimum l’expressivité de celui-ci dans la créature (à savoir presque frapper de nullité la révélation naturelle) et donc déprécier l’utilité du discours analogique de la théologie naturelle, cataphatique.
Conclusion. Mystique vs. mythique
La différence qualitative entre Dieu et la créature, chez Maître Eckhart, de même que le décalage entre l’ad-verbium et le Verbum divin justifie la distance (et l’opposition) entre le « vacarme » créaturel et le silence divin, de la même façon que la relativité de tout discours sur Dieu. Autrement dit, Eckhart professe, en ontologie, l’absence évidente de tout point de contact entre Dieu et la création, ce qui a pour conséquence, au niveau de l’épistémologie théologique, une certaine difficulté de rendre légitime le discours sur Dieu. C’est le discours cataphatique, à savoir dogmatique, qui est mis en question ici : il n’est pas contesté, mais Eckhart – comme tout mystique véritable – a souvent l’air de contester sa suffisance. Le vrai discours théologique n’est pas un qui relève du logos apophantikos aristotélicien, à savoir de la logique et de l’argumentation, mais de la vie intérieure de l’âme. La théologie apophatique (ou négative) prend le dessus sur le logos apophantikos. Le discours (non-discursif) mythique saisit Dieu tel qu’il est. Notons donc que le silence divin est, chez Eckhart, la possibilité d’une connaissance plus profonde, non-discursive et intérieure de Dieu ; le silence est la condition et le milieu de la mystique.
En ce qui concerne la théologie libérale du XXe siècle, sur les traces de la philosophie heideggerienne de la différence ontologique, elle reprend dans un autre contexte des thèmes chers à la théologie mystique, comme la relation entre le silence et la parole (Schweigen–Wort). Le Schweigen est une condition de possibilité du Wort et donc de la Sprache, le Schweigen décline ainsi ses puissances expressives. Cependant, dans la deuxième période de création philosophique de Heidegger, la Sprache (qui a un sens transcendantal, sinon transcendant) se révèle par l’écriture poétique, voire mythique. Le (non)discours mystique est ainsi remplacé par le discours mythique. Une bonne partie de la théologie libérale du XXe siècle suit des chemins similaires dans l’épistémologie théologique, comme il est évident chez des théologiens comme Rudolf Bultmann, Paul Tillich, Paul Ricœur. Pour eux, le silence (Schweigen) est dramatique, car il n’est pas le milieu d’une connaissance intime de Dieu, mais l’absence nette de celui-ci. Très souvent mécontents de la révélation biblique (qu’ils critiquent au nom du discours scientifique), ils considèrent les écritures saintes un empilement de récits mythiques, qui suppléent (ou cachent ?!) l’absence dramatique de la Parole (ou du Verbe) de l’origine. C’est ainsi que fait son avènement le mythe, qui est – pour employer la parole de Derrida – un « supplément d’origine ».
Si, chez Eckhart, l’absence de tout point de contact ontologique entre Dieu et la créature exige la mise en place d’une épistémologie théologique mystique, qui reste encrée dans le Verbe, le Logos divin, pour le libéralisme théologique du XXe siècle, une théologie de la démythologisation du texte sacré serait une approche herméneutique nécessaire. Le Logos – dans ses sens christologique et textuel – est ainsi ignoré au profit du mythos.
En bref, dévalorisé chaque fois qu’il est qualifié de mythique, le Logos est, par contre, approfondi par toute approche mystique honnête.
Notes
[1] Voir les trois sens de la Parole (christologique, biblique et kérygmatique) dans la « théologie de la Parole » de Karl Barth.
[2] Sur l’herméneutique de Maître Eckhart, cf. E. Winkler, Exegetische Methoden bei Meister Eckhart, Tübingen, 1965.
[3] Pseudo-Denys l’Aréopagite, De divinis nominibus, IV, 2, PG 3, 695 B-696 B (trad. lat. par Balthasar Cordier : « angeli velut interpretes divini silentii »).
[4] Par l’idée d’intériorité ascendante, Maître Eckhart se situe encore une fois dans la tradition augustinienne. En vérité, Augustin place Dieu dans l’âme et au-dessus de l’âme. Aussi Phillip Cary affirme-t-il dans son ouvrage sur Augustin : « He solves this problem by locating God not only within the soul but above it (as its Creator) thus modifying Plotinus’ turn “into the inside” into a movement in then up — first entering within the soul and then looking above it », cf. Ph. Cary, Augustine’s Invention of the Inner Self. The Legacy of a Christian Platonist, Oxford/New-York, Oxford University Press, 2000, p. 140 (sur le mouvement du type in then up, cf. ibidem, pp. 38-40). Cependant, l’idée d’intériorité ascendante sert à des buts différents chez Augustin et chez Eckhart. En effet, Dieu est, pour Augustin, intérieur et au-dessus de l’âme (car il diffère de l’âme créée), tandis que, chez Eckhart, l’intériorité ascendante concerne la déification même de l’âme.
[5] Maître Eckhart, Predigt 9 [Quasi stella matutina], trad. A. de Libera, p. 280 ; éd. J. Ancelet-Hustache, I, pp. 104-105.
[6] Idem, Expositio libri Sapientiae, LW, II, §283, p. 615 : « (…) deus filius in nobis nascatur, in mentem veniens, oportet quietum silencium continere omnia. Filius enim imago est patris, et anima ad imaginem dei » ; AHDLMA, 1929, pp. 371-372.
[7] A ce sujet, le théologien suisse, Emil Brunner, a dédié tout un livre, intitulé Natur und Gnade. La parution du livre a mis fin à son amitié avec Karl Barth, qui pratiquait, contre Thomas d’Aquin, contre le thomisme, contre le libéralisme (à partir de Schleiermacher), une théologie de la grâce exclusivement. Mais, le rapport entre la nature et la grâce a intéressé la tradition chrétienne médiévale ; à cet égard, Augustin a écrit un traité, que le Thuringien cite lorsqu’il développe sa doctrine de la grâce à partir de l’Evangile de Jean 1:16 — cf. Augustin, De natura et gratia, XXXI, 35, apud Maître Eckhart, Expositio S. Evangelii secundum Joannem, §179, pp. 320-321.
[8] Maître Eckhart, Expositio libri Sapientiae, LW, II, cap. 16, pp. 272-274 ; AHDLMA, 1929, §4, pp. 359-362 : « Primum est quod omne, quod operatur deus in creatura, gratia est et gratis datur. Ratio est, quia primum nunquam cadit sub merito. (…) esse divinum dat gratiam gratum faciens ipsi essentiae animae. Hinc est quod gratia non principiat proprie opus, sed esse respicit et ad intra, sicut ipsa essentia, ut essentia, solum esse respicit. Secundum notandum quod gratia gratum faciens, quae et supernaturalis dicitur, est in solo intellectivo. (…) Gratia igitur gratum faciens et supernaturalis est in intellectivo, in quantum intellectus particeps est et sapit naturam divinam et ut est imago sive ad imaginem dei ». Conformément à l’éditeur français, le problème de la gratia gratum fanciens est emprunté à l’Aquinate ; les références principales sont Thomas d’Aquin, Sent., II, d. 26, q. 1, a. 1, ad 2, S. th., Ia IIae, q. 90, a. 4, Ia IIae, q. 56, a. 1, De Veritate, q. 27, a. 6 — cf. G. Théry, « Le commentaire de Maître Eckhart sur le Livre de la Sagesse », in Archives d’histoire doctrinale et littéraire du moyen âge, 1929, pp359-360.
[9] V. Lossky, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 1960, p. 123 : « L’intériorisation de l’esse ab alio rend quelque peu ambiguës les notions d’extériorité et d’intériorité, ces termes opposés n’étant justifiables que du point de vue déficient des êtres créés. Aussi cette “extranéité intérieure” de ipsum esse laisse-t-elle entrevoir une intériorité absolue […] ». A cet égard, Lossky commente l’affirmation du Thuringien que Dieu est une sphère intellectuelle infinie dont le centre est partout et la circonférence créée n’est nulle part (Maître Eckhart, In Eccl., Den. 571, C., f. 80ra, II. 10-14, In Joannem, C., f. 124vb, II. 30-32, apud V. Lossky, op. cit., p. 123). Il s’agit d’une expression empruntée au Livre des 24 philosophes (2e proposition) (cf. V. Lossky, op. cit., p. 72, note 119).
[10] La déification est donc un problème de noétique (elle concerne l’adoption de l’intellect) — cf. A. de Libera, Eckhart, Suso, Tauler et la divinisation de l’homme, Paris, Bayard-Centurion, 1996 ; idem, Métaphysique et noétique — Albert le Grand, Paris, Vrin, 2005, pp. 325-328. Sur le destin du concept de déification après Eckhart sous l’influence de Proclos, cf. L. Sturlese, « Homo divinus. Der Prokloskommentar Bertholds von Moosburg und die Probleme der nach-eckhartschen Zeit », in Abendländische Mystik im Mittelalter, Stuttgart, Kloster Engelberg, éd. K. Ruh, pp. 145-161.
[12] Maître Eckhart, Sermo LX, LW, V, §11, p. 60. Le même exemple est donné dans les Rationes Equardi, §11, trad. A. de Libera, in Maître Eckhart à Paris – une critique médiévale de l’ontothéologie, Paris, PUF, éd. E. Zum Brunn, Z. Kaluza, A. de Libera, P. Vignaux, E. Wéber, 1984, pp. 208-209 : « Item : [intelligere – n.n.D.F.] est increabile in quantum huiusmodi. Unde arca in mente non est creabilis » ; et dans l’Expositio S. Evangelii secundum Joannem, §10, pp. 40-41 : « (…) notandum quod arca in mente et in arte ipsa nec arca est nec facta est (…) ».
[14] L’expression gratia gratum faciens est présente chez Albert le Grand, qui en fait le principe de la déification : « (…) qua seipsum dat in gratiis gratum facientibus, ut hi qui ad ipsum covertuntur, deificentur, idest deo similes efficiantur », cf. Albert le Grand, Super Dionysium De divinis nominibus, IV, 10, 60-62, p. 383.
[15] Cf. V. Lossky, op. cit., pp. 183-184, 248. Cf. Maître Eckhart, Sermo XXV, 1, LW, IV, §259, p. 237.
[16] Thomas d’Aquin, De Veritate, IV, a. 1, resp. : « (…) ipsae creaturae a Deo productae verbum eius dicuntur (…) ». L’Aquinate distingue entre le verbum cordis, verbum interius et verbum exterius.
[17] Cf. Maître Eckhart, Predigt 36b [Ez was âbent des tages], trad. J. Ancelet-Hustache, II, p. 39 : « (…) l’âme doit reposer au plus élevé et au plus intime du lieu [nous soulignons – D.F.] ». Il s’agit d’un écho augustinien : « Mais vous étiez au-dedans de moi plus profondément que mon âme la plus profonde, et au-dessus de mes plus hautes cimes » (Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo) — Augustin, Confessions, III, 6, Paris, GF-Flammarion, trad. J. Trabucco, p. 57.
[18] Thomas d’Aquin, De Veritate, IV, a. 2, ad 5 : « (…) omne intelligere in nobis proprie loquendo est dicere ».
[19] M. Heidegger, Etre et temps, Paris, Authentica, (1927) 1984, trad. Emmanuel Martineau, §34, 161, p. 129.
[20] Pour une étude comparative entre l’analogia entis dans la théologie philosophique médiévale (chez l’Aquinate) et la Leibanalogie chez Husserl, voir J.-F. Courtine, « L’être et l’autre. Analogie et intersubjectivité chez Husserl », in Les études philosophiques, Paris, PUF, juillet-décembre 1989, pp. 497-516.
[22] Cf. par exemple R. Bultmann, Jesus, Tübingen, Gütersloher Verlagshaus Gerd Mohn, (1926) 1977 (Jesus and the Word, London/Glasgow, Collins, 1958) ; Jesus Christ and Mythology, New-York, Charles Scribner’s Sons, 1958 (cf. p. 68, pour la différence entre le mythe – images et symboles – et l’analogie, selon Bultmann) ; G. Ebeling, Théologie et proclamation, Paris, Seuil, (1962) 1972, trad. R. Delorenzi et L. Giard ; P. Tillich, Theology of Culture, New York, Oxford University Press, 1959. Pour la relation entre Bultmann et Heidegger, cf. P. Capelle, Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, Paris, Cerf, 1998, pp. 196-200 et J.-P. Resweber, Jean-Paul, La théologie face au défi herméneutique — M. Heidegger, R. Bultmann, K. Rahner, Bruxelles-Paris-Louvain, Vander-Nauwelaerts, 1975, pp. 147-196. En ce qui concerne le problème de l’analogie dans la théologie d’inspiration heideggerienne, Resweber inaugure le concept d’« analogie méta-phorique », cf. ibidem, p. 333. Le père du libéralisme théologique protestant a été Schleiermacher (1768-1834) (voir surtout F.D.E. Schleiermacher, Uber die Religion), qui s’est proposé de concilier la foi chrétienne et la culture (avec Schleiermacher, la théologie révélée cède la place à la religion, élément de la culture humaine) ; l’expérience religieuse subjective l’emporte sur le dogme. Cependant, l’interprétation mythologique des Saintes Ecritures est déjà préfigurée chez Reiamrus (1694-1768) (H.S. Reimarus, Abhandlungen von den vornehmsten Warheiten der natürlichen Religion), qui excluait de la Bible les miracles, excepté le récit de la création. Tenant d’un déisme conforme aux exigences de la pure rationalité, Reimarus anticipe en quelque sorte l’interprétation éthique de Kant, qui préfère voir dans la Bible un traité de morale, sans prendre en compte la dimension historique de ses narrations.
[23] Cf. M. Heidegger, Etre et temps, §35, 168-169.Voir aussi le problème du « clabaudage » chez Eckhart — cf. Maître Eckhart, Predigt 83 [Renovamini… Spiritu mentis vestrae], trad. J.-A. Hustache, III, p. 152 : « (…) tais-toi et ne clabaude pas sur Dieu, car si tu clabaudes sur lui, tu mens et commet le péché ».
[25] Cf. 2 Corinthiens 3:6 : « car la lettre tue, mais l’esprit vivifie ». Pour la conception de l’apôtre Paul sur la lettre et l’esprit, voir aussi Romains 2:27, 7:6.
[27] Ibidem, pp. 32-33 : « […] la signification indicative couvrira, dans le langage, tout ce qui tombe sous le coup des “réductions” […]», p. 32 ; « Bien qu’il n’y ait pas de discours possible sans noyau expressif, on pourrait dire que la totalité du discours est prise dans une trame indicative », p. 33.
[28] Ibidem, pp. 41-42 : « La fonction de manifestation (kundgebende Funktion) est une fonction indicative. On s’approche ici de la racine de l’indication : il y a indication chaque fois que l’acte conférant le sens, l’intention animatrice, la spiritualité vivante du vouloir-dire, n’est pas pleinement présente. En effet quand j’écoute autrui, son vécu ne m’est pas présent “en personne”, originairement. Je peux avoir, pense Husserl, une intuition originaire, c’est-à-dire une perception immédiate de ce qui en lui est exposé dans le monde, de la visibilité de son corps, de ses gestes, de ce qui se laisse entendre des sons qu’il profère ».
[30] Ce n’est que la théologie libérale qui voit dans les narrations bibliques des récits mythiques que l’on devrait démythologiser – c’est-à-dire enlever leur Weltanchauung, qui ne correspond plus à la mentalité moderne – afin d’accéder à son sens spirituel. D’autres théologies du XXe siècle se tiennent à l’affirmation que la révélation biblique a un sens littéral et historique qu’il ne faut pas ignorer. Parmi ces orientations théologiques, la théologie de la Parole (Karl Barth) a joué un rôle fondamental, de contrepoids au libéralisme, dès la première moitié du XXe siècle. De même, la théologie évangélique conservatrice se situe également sur des positions critiques face à la théologie de la démythologisation.
[31] Maître Eckhart, Predigt 9 [Quasi stella matutina], trad. J. Ancelet-Hustache, I, pp. 104-105 (« L’intellect opère sans cesse vers l’intérieur. Plus une chose est subtile et spirituelle, plus elle opère fortement vers l’intérieur, et plus l’intellect est fort et subtil, plus ce qu’il connaît s’unit à lui et devient un avec lui », p. 105. Sur la triple signification du verbe, cf. V. Lossky, op. cit., p. 241. Voir aussi Predigt 38 [In illo tempore missus est angelus Gabriel], trad. J. Ancelet-Hustache, II, p. 49 sq. (Eckhart paraît suivre ici l’ordre de l’extériorisation du verbe, conformément au modèle thomasien, mais il insiste cependant sur la nécessité que l’âme soit séparée de temps et d’espace pour que Dieu puisse naître en celle-ci) ; Expositio S. Evangelii secundum Joannem, §132, pp. 254-255. En ce qui concerne l’intériorisation de la parole, voir aussi Predigt. 30 [Praedica verbum, vigila, in ombibus labora], trad. J. Ancelet-Hustache, I, p. 244 : « Ce qui, dit à l’extérieur, pénètre en toi, est une chose fruste, celle-là est prononcée à l’intérieur » (nous soulignons – D.F.).