Răzvan Ionescu
University of Bucharest, Romania
Le théodrame
Le déroulement du cérémonial liturgique vu comme théodrame
Modalités de communication dans le cérémonial liturgique
et dans une représentation théâtrale
/ Theodrama
Abstract: The Christian liturgy may be considered as a drama in dialogue, directed by a priest, sometimes helped by a deacon and always by the chorus of the believers, reminding the chorus of the ancient theatre. How far do these similarities go? The limits and the convergences, the resemblances and the contrasts may help to highlight the values of the mystery, both for the divine ceremony and for the scenic performances.
Keywords: Orthodoxy; liturgy; religious theatre; theodrama; symbol; priest.
Il y a presque un siècle, K. Holl soulignait l’analogie entre la liturgie byzantine et le drame antique1 et, deux décennies plus tard, un théologien protestant — Robert Will — affirmait carrément que l’observance extérieure de la liturgie orthodoxe célèbre le mystère de la rédemption, en reproduisant son histoire dans une trilogie dramatique2.
En fait, dans son ensemble, la liturgie peut être mise en rapport avec une représentation scénique des événements bibliques et de l’existence historique du Christ.
Le symbolisme hiératique, extrêmement condensé du théodrame liturgique, l’agglomération de significations qu’il comporte, peut paraître aux officiants de Thalie pour le moins déroutants et sa compréhension, contrariée, par l’apparent manque d’enchaînement caractéristique du spectacle de théâtre. Toutefois, d’autre part, maints théologiens accusent l’essentialité exagérée du scénario liturgique. Pour l’homme de théâtre qui n’a pas «déchiffré» encore ce scénario, la compréhension de son message peut être souvent bloquée par la présence de deux cérémonials concomitants, l’un caché, mystérieux, dans l’autel, l’autre, public à la vue de tous, quoique ce sont justement ces rituels parallèles, qui nous font penser au procédé «théâtre dans le théâtre», constituant l’une des caractéristiques du culte chrétien orthodoxe considéré, du côté spectaculaire. Sous l’angle d’une analyse horizontale, nous pouvons affirmer que nous sommes en présence d’un spectacle total, pourvu de mouvements et de gestes pleins de grandeur, de voix d’exception, de costumes riches et éclatants, d’une scénographie impressionnante.
La liturgie, mystère qui se déroule sur la scène sacrée de l’église, peut être considérée comme un drame sous forme de dialogue, animé par le prêtre, quelques fois assisté par le diacre et toujours par le choeur des fidèles – χορος – qui évoque le théâtre antique. À la différence que le théâtre du temps d’Aristote commençait les représentations au lever du soleil et les achevait à la tombée du jour. L’église a emprunté, par filière juive, une conception chaldéenne sur l’alternance jour nuit, car cette dernière continue jusqu’au lendemain, à midi. Ainsi, la journée liturgique ne commence pas le matin, comme de coutume, pour les journées profanes, mais bien avec le soleil couchant.
En ce qui concerne le premier terme employé par Robert Will — trilogie — il est légitimé par la division même du culte orthodoxe en trois cycles. Dans l’Antiquité, il était de règle qu’aux compétitions traditionnelles l’on représente trois tragédies du même auteur, donc, une trilogie. Cette règle de la trilogie est respectée — semble-t-il — aussi par la structure dramatique de la liturgie, de par sa nature même, et de la structure dramatique des Sept Louanges à la gloire de l‘Eglise exprimés durant une journée liturgique. De la sorte, selon le moment du jour quand on les célèbre, les offices qui constituent le cérémonial divin public d’une journée liturgique peuvent être divisés en trois cycles, chaque cycle ayant trois offices:
Le premier cycle qui comprend Ceasul al nouălea (La neuvième heure canoniale) (None). Vecernia (Vêpres) et Paceverniţa (office bref, suivant vêpres, dans les monastères).
Le deuxième cycle que inclut Miezonoptica (Matines, entre minuit et le lever du jour), Utrenia (Prime) et Ceasul întâi (La première heure) formant la prière du soir et du matin.
Le troisième cycle comporte Ceasul al treilea (La troisième heure) Ceasul al şaselea (La sixième heure) et la Liturgie, constituant la prière de la journée.
À son tour, la structure dramatique de la liturgie se déroule en respectant, de la même manière, le plan d’une trilogie dramatique, c’est-à-dire celui des trois parties distinctes qui se succèdent et s’enchaînent autour du thème central, la Rédemption, le rachat du genre humain par le sacrifice du Fils de l’Homme.
I. Prothesis (protase) ou Proscomidia (sacre des espèces, pain et vin, pour donner l’eucharistie)
II. La liturgie des catéchumènes
III. La liturgie des fidèles:
Si la première partie du cérémonial liturgique a le but de présenter le lien messianique entre la préhistoire et l’histoire, la seconde représente en totalité les rapports directs avec les hommes, l’œuvre terrestre du Rédempteur, et la troisième évoque la Passion, la mort, la résurrection, l’Ascension, la parousie (la seconde venue du Seigneur Jésus) et le royaume éternel du Christ. Si nous considérons ce déroulement strictement du point de vue d’une structure dramatique, nous remarquerons qu’il correspond en tous points aux débuts du théâtre antique lorsque la légende portée à la scène était divisée en trois sections logiques: l’exposition, l’intrigue (le noeud), le dénouement, pour que, dans un deuxième temps ces trois sections se transforment en tragédies distinctes, soit mises en rapport, entre elles, soit indépendantes. L’origine de cette division se trouve dans les tournois dramatiques qui avaient lieu pendant les grandes Dionysies, qui comportaient, à leur tour, trois parties distinctes: I. proagon, où l’on annonçait les pièces, on suivait le déroulement des processions et des sacrifices, on présentait les poètes et les acteurs, on organisait des concours dithyrambiques; II. le comos, qui consistait en un banquet suivi de danses et de mascarades, et III. la représentation proprement dite.
Si une telle organisation tripartite satisfaisait les exigences logiques de l’esprit3, en ce qui concerne la tragédie antique, quant au cérémonial orthodoxe, celui-ci est toujours porteur d’un profond message symbolique.
Du point de vue de la signification mystique de l’action que l’on représente au cours de la liturgie, le second terme — drame ou dramatique — employé par Robert Will peut sembler impropre. Les chrétiens ne peuvent accepter l’approche du cérémonial orthodoxe conformément à l’effet de «distanciation» propre au théâtre de Brecht; de même, ils refusent de le considérer avec la légèreté accordée à un spectacle de divertissement, auquel le public assiste, impatient d’apprendre la «story», et qui rentre chez soi de bonne humeur, après avoir apprécié la vivacité de l’expression et la disponibilité interprétative des acteurs, impressionné soit par le caractère inédit de la vision du metteur en scène, soit par les qualité plastiques de l’espace scénique, imaginé par un spécialiste de scénographie en vogue. L’histoire du Salut, surtout l’acte par lequel il a été accompli au cours de la Cène — point culminant du cérémonial liturgique, l’Eucharistie — devaient être représentés devant les hommes, suivant l’ordre donné aux apôtres par le Christ Rédempteur, le jeudi (saint) avant sa mise en croix: «Faites cela en Ma mémoire». La représentation de ce mystère divin qui devait être présenté explicitement aux hommes ne pouvait reposer que sur les éléments que l’expérience émotionnelle du monde avait consacrés pour la concrétisation et l’objectivation des vérités fondamentales. Par conséquent, il n’est pas surprenant que la liturgie chrétienne ait emprunté la forme d’un drame et que certains détails (par exemple les répons donnés par les fidèles au cours de l’acte du culte) rappellent les interventions du choeur dans la tragédie antique. Enfin, l’élément tragique, caractéristique du drame, n’a jamais été étranger à l’histoire spirituelle du genre humain. Le temps des égarements de l’humanité avant Jésus Christ a pris l’envergure d’une véritable tragédie, au fond le drame d’un monde désemparé dans son errance. D’autant plus que la part d’humanité assumée par le Rédempteur au cours de son existence terrestre, culminant par la Passion et la crucifixion, rachetant de la sorte le genre humain impuissant à trouver son salut, a pris, en entier, les proportions d’un drame impressionnant.
De tous les temps, l’Eglise s’est adressée à la Divinité, exprimant sa foi, sa louange, ses souhaits et ses espérances, ses inquiétudes et ses certitudes et la liturgie représente le «véhicule» porteur de ces messages destinés à l’Être infini, au Très-Haut, l’ensemble des vérités révélées de la chrétienté, sa propre raison d’être, exprimée au vu et au su de tous jour par jour, année par année.
Chaque cérémonial orthodoxe commence par l’invocation du Saint Esprit pour que le souffle de Dieu nous couvre et nous habite. Cependant l’acte liturgique nous donne la certitude d’une action concomitante de la Divinité et des fidèles. Ceux-ci savent que le Consolateur descendra et sera là, chaque fois, au milieu d’eux tandis qu’ils se rapprocheront de Dieu par la connaissance et la vie de l’esprit, pour s’affermir, par la foi, dans la certitude unanime de l’Eglise, dans la contemplation du fondement du Vrai. D’ailleurs c’est l’un des sens profonds de la liturgie: la communion avec le Christ, la coparticipation à la révélation du sacramental afin d’accéder à la vie éternelle, dans l’au-delà. Par le rituel liturgique l’homme assume, en fait, sa fonction sacerdotale dans l’Eglise, redevenant ce qu’il était destiné à être initialement et accomplir sa mission sacrée dans le monde. La liturgie devient ainsi un mystère, un acte du culte officié par un homme agissant de concert avec Dieu (une ignorance contemporaine, des plus inadmissibles et insolentes, accrédite l’idée que la prostitution est la plus ancienne profession du monde, oubliant que le Créateur avait convié Adam à un partenariat, quand Il lui avait proposé de nommer les êtres vivants). Donc, par la volonté divine, la vocation de l’homme, comme son premier devoir avant la chute (le péché originel) a été de se mettre au service du Divin Créateur, d’être Son collaborateur, d’être un paraclet.
Comme on ne l’ignore sans doute pas, les anciens grecs employaient le verbe leitourgew qui signifiait remplir une fonction publique et celui qui accomplissait cette tâche se nommait leitourgoV, mais — détail significatif-ce qualificatif pouvait être attribué, en égale, mesure, à un artiste de mérite4. L’acteur, transporté par le miracle d’une alliance invisible avec la Divinité, qui le rapproche du sacerdoce, se joint au spectateur et accède à l’ineffable de la communication au-delà du logos, par le caractère éphémère de ses incarnations d’un soir — offrande à l’éternité divine — assumant, à bon escient sa défaite, vaincu par la fragilité du temps qui vole et par l’oubli du monde qui l’acclame pour l’offre d’un instant de toute beauté. Le drame liturgique représente des réalités authentiques, tandis que la représentation théâtrale offre non seulement des réalités authentiques, mais aussi des réalités imaginées. Dans l’un et dans l’autre nous nous trouvons devant un texte dit par des acteurs, situé dans un décor, avec des costumes, un son et lumière, une partie visible et l’autre invisible au public. Alors où se trouve et quelle est la limite de cette ressemblance insolite? Alors que le théâtre peut glisser dans la fiction absolue, le rituel liturgique se fonde sur une réalité historique — l’existence terrestre de Jésus Christ — toute la chrétienté en porte témoignage depuis deux millénaires. Ainsi, on pourrait en conclure qu’une pièce de théâtre s’adresse à un segment limité de communauté et de temps, tandis que le rituel liturgique couvre toute l’histoire du salut du genre humain et d’accession de l’homme à la déité, outrepassant la limite du temps chronologique, car le temps liturgique est un permanent maintenant. En dépit de tout cela, les auteurs de pièces de théâtre censées avoir un caractère limité dans le temps, tels qu’Eschyle, Euripide ou Shakespeare ont défié le temps et pour le moins, à l’époque actuelle, sont entrés dans l’immortalité. Pareils à la Liturgie, leurs textes et leurs spectacles ont révélé ce miracle aux quatre coins du monde, s’adressant tant aux bons qu’aux méchants, aux fidèles et aux infidèles, constituant un lien entre les races humaines, les ethnies, les classes sociales ou les catégories professionnelles dans une communion du mystère.
Bien des fois les spectateurs quittent le théâtre amusés ou tristes, tantôt disposés à faire un commentaire personnel, tantôt en désaccord avec les scènes représentées il y a quelques moments. Walter Birnbaum, dans Die liturgische Bewegung, 1927, avait constaté que le sujet de la Liturgie (le sujet partenaire, le répons à l’oeuvre du Christ, par l’intercesseur — le prêtre) n’est pas «ego» mais «nous». Le Père Stăniloae ajoute:
Ce «nous» ne représente tantôt en désaccord avec les scènes représentées il y a quelques moments. Le fidèle, le croyant, quitte l’église portant dans son âme la Divinité, présente, en fait, par le sacrement de l’Eucharistie. Son voisin, «au parterre du théâtre» porte en soi le même Seigneur Jésus, qui les réunit par l’épiphanie et le sacrifice eucharistique.
Ce «nous» ne représente pas seulement une juxtaposition d’ego mais une présence des ego des autres en mon for intérieur, et de la mienne dans les autres, sans mon annihilation, sans l’annihilation d’aucun autre. Ces ego sont en moi comme des frères étroitement liés et ils sont tous unis par leur foi dans le Créateur comme les enfants, unis à leur mère et leur mère, à eux; car elle souffre pour eux, faisant sienne leur souffrance et ressent leur absence comme une partie amputée d’elle-même. Celui que j’aime est mien comme un propre ego, non seulement comme un toi, un autre, car toute sa souffrance se communique dans mon ego. Mon ego se raffermit, grandit, se complète par son ego, et d’autre part, s’il se confondait totalement avec le mien, il ne serait plus pour moi réconfortant et consolant, je ne ressentirais plus la joie, par lui, et la souffrance pour lui. Il est au plus profond de mon ego, mon ego lui est ouvert, le sien m’est ouvert, à moi, c’est un couple qui communique au fond de soi-même, c’est une communication réciproque constitutive de mon ego, chacun est un ego bipolaire. Je suis «un ego» et nous sommes «un nous». Je vis mon ego mais je vis aussi les «ego» des autres, en tant qu’ils m’appartiennent d’une certaine manière. […] Je ne m’absorbe pas dans l’autre quelque grande que soit l’affection entre lui et moi, entre eux et moi: Car de l’ego de l’autre reste aussi un «toi», quelque profonde que soit mon union à lui. Il me reste encore une «frontière» et cela m’impose aussi une responsabilité, même si je m’abîmais dans le tréfonds de sa conscience, même si c’était lui qui m’engloutissait. Mon affection envers lui ne saurait être dissociée de l’humilité envers lui, en dépit du fait que je vivrais intensément son mystère sacré. C’est son mystère en moi […]. C’est de cette manière qu’il faut appréhender le «nous» de la Liturgie une sorte de «ego» ou pour le moins il est censé devenir tel. Et ceci, parce que Jésus est d’une part «Toi» dans notre dialogue avec Lui et, d’autre part Son Souffle est commun, à nous et au Christ, nous transformant, «nous» les fidèles en une sorte de «ego» dialoguant avec le Christ en tant que «Toi» commun.5
Par conséquent, la liturgie unit les fidèles tantôt à la divinité qu’au monde, comme l’Incarnation qui accomplit en Jésus Christ l’union intime de la nature divine avec une nature humaine. C’est Lui qui nous offre toujours non seulement le modèle mais aussi la différence entre l’acteur et l’officiant, entre le théâtre et l’église, entre le spectacle et la liturgie.
Pour le coup nous serions tentés affirmer que si le spectacle de théâtre n’a aucune raison d’être sans avoir un public, de même l’église sans fidèles n’a aucun sens. Toutefois, l’extension forcée de la convention théâtrale dans l’espace de l’ecclésia, c’est-à-dire l’attribution de la fonction de simple spectateur au fidèle chrétien orthodoxe serait une erreur. Nous avons vu, selon le modèle biblique, que le chrétien était invité à une coparticipation, qui résulte de l’analyse même du mode de construction du texte liturgique, qui suppose et réclame l’implication dans le cérémonial.
La prêtrise «oecuménique» ou «universelle», en l’Eglise, n’est point la société des prêtres, par ce que, en l’Eglise il y a des prêtres et des «laïcs», car l’Eglise — étant une unité, étant le corps du Christ, où le prêtre célèbre l’office divin — accomplit la prêtrise et l’intercession du Christ. D’autre part, la différenciation entre prêtres et «laïcs» en l’Eglise est nécessaire, afin que l’Eglise puisse être un organisme sacré dans son intégrité, car si les prêtres officient les Mystères, par ces Mystères toute l’Eglise est consacrée à célébrer la gloire du Christ, l’Eglise devenant Le Mystère Dieu-Christ du genre humain. Les laïcs ne sont pas des prêtres de second rang car l’ensemble des devoirs envers la Divinité n’est pas pareil et ne doit pas être assimilé, la prêtrise des laïcs s’explique du fait qu’étant croyants, appartenant à la structure organique de l’Eglise — ils sont consacrés à servir le Christ à la vue de tous et réalisent cet acte du culte par leur participation à commémorer et perpétuer le sacrifice du Christ, par l’Eucharistie.
Outre sa fonction symbolique, l’oeuvre sacramental de la Liturgie, agissant sur les sacrements, les liturgistes et les fidèles, est mis en relief dans un livre de référence, dont l’auteur est Nicolae Cabasila7.
Certes, on pourrait alléguer que les stalles des églises orthodoxes remplissent aujourd’hui le rôle du choeur de la tragédie antique de jadis. Mais dans le cérémonial liturgique on observe une certaine prise de conscience de la présence du mystère, du sacrement, manifestée par le type de connaissance apophatique. Selon Aristote, le spectateur grec avait la conviction d’accéder à une compréhension plénière, au-delà de laquelle, après la révélation du l’intrigue, il n’y avait plus rien. Tout détail caché était de nature maléfique. Le spectateur grec se purifiait par catharsis, en passant du mal à la connaissance du mal, au sein de la même nature humaine. Le chrétien acquiert la certitude de la connaissance au moment quand il a la révélation que son existence, limitée par nature, se trouve, en fait, intégrée à une autre, supérieure, infinie, à laquelle elle ressemble comme la partie s’apparente à l’ensemble. Cette cognition de type apophatique a la tendance de se dégager de la matérialité des choses. L’apophatique entretient le vif désir de l’homme d’aller au-delà des limites de son existence matérielle, vers l’autre existence qui l’attire, parce que Dieu a fait Adam à son image et selon sa ressemblance. Le chrétien s’engage dans une voie ascendante, pareille au cérémonial liturgique, durant lequel l’ecclésiastique dit des prières de consécration et de purification (terme employé d’ailleurs par Aristote).
L’enjeu est le changement de la matière en esprit, c’est-à-dire de toute la substance du pain et du vin en toute la substance du corps et du sang du Seigneur. Nous nous trouvons devant une transformation mystique. Toute transformation porte en soi une marque du mystère, accablante, et l’homme, de même, ne peut se détacher sans douleur de son enveloppe charnelle, de son existence antérieure pour accéder au palier supérieur de l’esprit, que lui propose l’épiclèse (l’invocation au Saint-Esprit) car à l’origine du cérémonial il y a une vérité historique. Dans le changement (metanoia) de l’esprit humain scintillent les irisations de la lumière divine, la progression du cérémonial liturgique nous absorbe comme une tornade, nous entraînant vers «la théologie des indicibles silences». Dans cette voie d’élévation spirituelle le spectateur n’a plus le temps d’être spectateur; il se mêle à cette prière de grandes proportions, une prière commune, la forme de louange la plus impressionnante que les hommes puissent adresser à la Divinité. En remémorant la vie de Jésus, le théodrame liturgique transforme le fidèle — participant au cérémonial — en contemporain de l’existence humaine de Celui-ci, est de plus, un «interlocuteur» dans le cadre du processus complexe de communication, actualisé par le rituel que le rituel rend actuel.
Outre les formes générales fondamentales communes l’expression dans le cadre du cérémonial liturgique — prière, chant, lectures bibliques —, le mouvement, les gestes rituels accomplis par les célébrants et les fidèles détiennent un rôle essentiel. Pratiquement, ils composent le cérémonial du culte. Le mouvement exprime, met en évidence, accentue et symbolise les idées, les sentiments exprimés par des paroles et des chants. Le Christ se fait connaître par les paroles de la prière dite par le prêtre, quand aux paroles on joint la geste, car dans le mouvement du corps on décèle le prolongement des pensées issues de l’âme, l’âme étant pareille à un grand musicien et le corps est l’organe gui tient lieu de guitare, flûte et lyre — affirme Jean Chrysostome (I-ère Homélie, psaume 145) dans les écrits duquel nous trouvons fréquemment des diatribes mordantes contre le spectacle de théâtre. En dépit de tout cela, il convient de remarquer que ses réflexions portant sur la signification du mouvement dans le cérémonial liturgique ressemblent de manière frappante aux expressions de la pensée de certains théoriciens de l’art de l’acteur et du spectacle, tels que Stanislavski, Viola Spolin, ou Michael Chekov.
Dans son déroulement dramatique ascendant, le cérémonial liturgique valorise, à chaque fois, l’espace sacré. Si le temps liturgique correspond à la profonde nostalgie de l’éternité, l’espace sacré constitue l’expression de la nostalgie du Paradis, où le temps n’a pas de terme. Le temps liturgique et l’espace sacré conditionnent l’action du cérémonial liturgique, s’étreignant dans une perpétuelle attente du mystère.
Toute représentation dramatique a besoin, le plus souvent d’une scène adéquate dans une construction spécialement aménagée, dénommée en quelque sorte improprement théâtre; l’architecture s’approprie, en l’occurrence, un terme qui fait partie d’un domaine qui ne lui appartient pas, respectivement la représentation dramatique. Le cérémonial liturgique se déroule d’habitude dans l’édifice de l’église, qui, pareil à l’édifice du théâtre a été conçu, du point de vue architectural, selon les exigences de la représentation. Ce n’est pas l’édifice en soi qui a imposé l’adaptation du cérémonial liturgique mais bien l’ensemble des actes sacramentels exigés par le culte qui a déterminé la structure de l’édifice. Pareil à l’entrée sous le «porche» d’une église, l’entrée dans un théâtre constitue l’espace où l’on est invité à y pénétrer, où l’on est accueilli par l’affiche du spectacle, les photos des protagonistes, des couleurs et des lumières attrayantes qui résument dans un rapide coup d’oeil le scénario de la soirée. C’est à la fois le lieu où la foule grouille, le lieu où l’émotion de l’attente vous fait vibrer, c’est aussi celui des commentaires. Dès que nous avons franchi «le porche» d’un théâtre, nous nous trouvons dans un intervalle de l’option: nous pouvons continuer ou non l’accession au «naos» de la salle de spectacle.
Après avoir exprimé notre option, nous cherchons une place dans le stalle du théâtre, en attendant l’ouverture des portes du sanctuaire — rideau levé pour participer au mystère.
Si, dans une représentation théâtrale le dialogue réclame habituellement au moins deux partenaires, l’un en face de l’autre, échangeant de brèves répliques, strictement circonscrites autour d’un certain cadre de temps et d’espace, par contre, dans le cérémonial liturgique orthodoxe nous remarquons souvent un dialogue quelque peu paradoxal. Le prêtre dialogue avec la divinité et aussi avec le monde. Le choeur répond souvent au prêtre mais il s’adresse en d’autres cas également au monde céleste. A un geste symbolique on répond par un vers d’un bréviaire, et à un psaume le répons est une prière. De temps en temps un silence grave règne sur tous — expression suprême de l’émotion mystique et de la méditation. Le crescendo de la structure dramatique coïncide avec l’accession spirituelle vers ce mystère ; inaccessible à la raison, que la nature humaine ne peut appréhender. Des gestes comme l‘ouverture des portes de l’iconostase, des répliques braves telles que oyez, bonnes gens ou haut les coeurs ou rejetons tout souci attaché aux vanités de ce bas monde accompagnent également «les acteurs» et «le public» vers la contemplation mystique — occulte éternel mystère inconnu des anges — au delà duquel le temps et l’espace n’existent plus.
Nous pourrions être tentés d’abord d’attribuer la qualité de protagoniste du drame liturgique au prêtre. Est-ce qu’il ne semble pas détenir le primat, n’est-il pas l’acteur principal qui se trouve au centre des moments les plus importants et les plus dramatiques du cérémonial liturgique? N’est-il pas à la tête du cortège? En dernière instance, n’est-il pas le partenaire du dialogue avec la Divinité? Si nous nous en tenons au premier niveau de perception du cérémonial, c’est bien cela certainement. Mais le cérémonial liturgique englobe dans son essence un tout autre type de présence. Les sens opèrent dans la liturgie, comme nous l’avons montré déjà, en tant qu’unités de mesure paradoxales, pareils aux vers de Nichita Stănescu, qui, dans sa Dixième Élégie exprimait la douleur de ne pas avoir appréhendé l’imperceptible, l’inaudible et l’intangible.
Rappelons-nous qu’aux débuts du théâtre antique les poètes étaient ceux qui assumaient les plus grandes responsabilités dans la représentation dramatique. Ils devaient coordonner la mise en scène du spectacle, inventer la gestique, jouer le rôle du protagoniste et, bien sûr, rédiger le texte. Celui que l’on considère comme le créateur de la tragédie antique, Eschyle, a été à la fois compositeur, metteur en scène, chorégraphe et acteur.
L’acteur, comme élément indépendant de la représentation dramatique, s’est révélé beaucoup plus tard. Au début les acteurs étaient en même temps les auteurs des textes. La pièce était soutenue par un seul acteur. Tous les précurseurs de la tragédie avaient recours à un unique acteur.
Dans le cérémonial liturgique orthodoxe, l’unique inspirateur du texte liturgique, composé en grande partie des écrits provenant de l’Ancien et du Nouveau Testament, est le Créateur. Si, dans l’Ancien Testament nous assistons d’abord à l’institution graduelle du culte et du rituel, et ensuite à l’édification du temple où siège la Divinité, dans le Nouveau Testament, l’Incarnation apporte comme présence réelle, immédiate, le Corps de la Divinité. Le monde ne se rassemble plus sous une tente (La tente du Témoignage dans l’Ancien Testament) où il pouvait découvrir la Divinité, il se rassemble en la Divinité du Christ. L’église est le corps du Christ, d’où procèdent la prêtrise, les mystères, les sacrements, les dogmes, le canon des livres bibliques, le culte. Toutes les formes institutionnelles s’établissent ultérieurement, progressivement, représentant la partie visible du Corps, mais dans ces formes tout est assuré par la présence continuelle du Témoin absolu — le Souffle, qui nous montre le Paraclet absolu — le Christ.
Lorsque le prêtre lit l’Evangile, le Christ la lit aussi par son intercesseur. Maintes fois le rôle du prêtre, distinct de celui du Christ, est associé à son rôle de porte-parole du Christ. Même quand le prêtre lit l’Evangile ce n’est pas élément le Christ qui la lit par son truchement, c’est le prêtre lui-même qui perçoit avec pieuse humilité que la parole qu’il prononce a une force et une portée qui ne sont pas les siennes, car elles sont au-delà de ses moyens. Dans les gestes de prêtre, gestes qui ne sont pas spécifiquement individuels, puisqu’ils procèdent de l’Eglise, c’est le Christ qui opère. Quand on célèbre l’Eucharistie, pendant la transsubstantiation, c’est Jésus qui change les espèces (le pain et le vin) en toute la substance de Son Corps et de Son Sang; en accomplissant les gestes rituels le prêtre prend conscience qui Jésus opère sur lui, pendant ce saint sacrement.
Ainsi, Jésus est à la fois l’acteur, le personnage principal et le célébrant dans son propre théodrame. Ca qui explique pourquoi, dès le début, dans l’ordre du visible le protagoniste semble ne pas être là… C’est pourquoi, en parlant de cet inédit «dramatis personae» du cérémonial liturgique, nous pouvons nous rapporter uniquement aux… deutéragonistes et aux tritagonistes et à leurs rôles secondaires. Dans l’Antiquité, les deutéragonistes et les tritagonistes étaient des acteurs de deuxième et troisième rang, élus par le protagoniste, pour former la troupe théâtrale. En considérant Jésus-Christ comme le protagoniste du cérémonial liturgique et le créateur qui anime l’acteur prêtre nous sommes en droit de prendre en considération tous ceux qui composent le clergé supérieur et celui inférieur détenant des rôles et des fonctions liturgiques secondaires, sans minimiser en aucune sorte leur autorité ou leur dignité de ministre de Dieu, en ennoblissant leur office, par une pieuse humilité. Le prêtre — «acteur» par excellence du théodrame, non son protagoniste, possède un rôle double ; d’une part il prie Jésus-Christ, et d’autre part il officie en tant qu’interprète par l’entremise duquel opère le Christ.
Les premières paroles créatrices de la Genèse : Dieu dit : Que la lumière soit ! et la lumière fut. Le Divin Créateur ne s’est pas rapporté à ce que nous entendons aujourd’hui par lumière. La lumière physique, matérielle, concrète paraîtra à peine le quatrième jour : «Qu’il y ait des lumières dans le ciel pour séparer le jour de la nuit ; qu’elles servent de signes pour marquer les années, les saisons et les jours». Dieu créa le plus grand, le soleil, pour éclairer le jour, et le plus petit, la lune, pour éclairer la nuit. La notion de lumière» consacrée par le Créateur du ciel et de la terre se rapportait au contenu, non pas à l’expression, à sa nature, non à son aspect. Dans ces premières paroles créatrices se trouve tout le principe de l’univers et, en dernière instance, la «clé» du cérémonial orthodoxe. Les théologiens voient dans la première apparition de la lumière la manifestation des énergies divines (incréés) sans lesquelles rien n’aurait pur devenir perceptible, y compris l’humanité. Ce sont elles qui assurent la force d’expression du symbole dans l’art chrétien, force qui dépasse toutes les autres et dont le but est de faire «mouvoir» la réalité immédiate, l’acheminant vers le transcendant d’où elle procède.
Borges est d’avis que l’esthétique / le beau est l’imminence d’une révélation qui ne se produit pas. Le précepte de Borges est fréquemment enfreint par l’icône, qui dépasse l’esthétique par son art épiphanique et qui devient, en fait, le modèle visuel de la révélation de la lumière. Qui M’a vu a vu la Pere11 — dit Jésus à Philippe. Aussi celui qui a vu le nimbe a vu le Souffle qui habite l’être humain et il a vu également l’âme déifiée. Le nimbe — lumière qui entoure la tête des saints, couronne de gloire se reflétant sur leurs visages — sources de lumière par le don du Créateur. Les nimbes sont visibles, ils révèlent la présence de l’essence divine, car ils ne sont pas seulement les marques des êtres doués de qualités hors du commun. La doctrine de l’Eglise sur le don incréé pose le principe de l’indissolubilité de la nature de Dieu. Ceci nous explique pourquoi les peintres d’icônes mettent les signes de l’Etre suprême sur le nimbe du Christ (o ωn), attribut de son caractère éternel. A la différence de l’esthétique formulée par Borges, l’esthétique byzantine se définit par son intention d’exprimer l’invisible. Dans ce sens, cette zone lumineuse devient le langage de cette expression. L’or du nimbe, le fond d’or répandant la lumière n’appartiennent plus à l’ordre créé, ils sont les attributs de l’ordre divin qui est lumière. Les théologiens désignent ainsi le royaume de l’Etre ineffable, invisible.
Nous dénommons l’univers créé selon un système bien ordonné kosmos, qui signifie en grec harmonie, ordre. La beauté du monde réside dans l’harmonie de ses parties. De même, l’Église — ce microcosme défini ainsi par Maxime le Confesseur dans sa «Mystagogie» — s’inscrit dans l’ordonnance divine des choses, chaque élément composant de sa structure signifie et révèle au monde le royaume des cieux: L’Eglise est le lieu mystérieux baigné de la lumière de Dieu — chaude pulsation émanant de toutes parts qui se réfléchit souverainement sur les figures et les objets. Son rayon de lumière jaillit de l’or des icônes, luisant à la flamme ondoyante des cierges, des mèches des lampes à huile suspendues auprès des icônes, de l’encensoir qui jette des flammèches et des parcelles de brasier. L’Eglise est le lieu de prédilection où l’on se rend le Samedi saint pour recevoir des mains de l’officiant la lumière, promesse, annonce et espérance de la vie future. Les églises orthodoxes sont orientées vers l’est, l’orient, où est venu au jour Jésus-Christ — «la lumière du monde»; à l’église les croyants se tournent vers l’orient, d’où a jailli la Lumière12. L’Eden est orienté vers l’orient et l’église de même. En parcourant l’espace de ce lieu de culte chrétien orthodoxe, nous nous engageons pratiquement dans la voie quittant les ténèbres pour s’élever à la lumière de Dieu. Nous nous acheminons du pronaos à l’autel parmi les ombres et les pénombres vers la lumière lointaine de l’iconostase, au-delà duquel se trouve l’autel où brûle le feu du sacrifice — l’éclair éblouissant où le regard ne peut plus percevoir le visage, il pressent seulement la chaleur qu’il émane.
La technique d’exécution d’une icône est unique et ne ressemble à aucun des procèdes d’exécution des arts plastiques. La création d’une icône imite, en, quelque sorte, l’acte de la Genèse, quand la Divinité créa la lumière, fondement et commencement du genre humain qui, à la fin des temps, sera enveloppé de lumière. Après la préparation du bois, la première étape de travail est consacrée à l’application d’une feuille d’or dans les zones de l’arrière-plan et celles réservées aux nimbes. Les «sources propres» de lumière de l’icône sont établies de cette manière. Bon nombre de peintres d’icônes revêtent d’or toute la surface sur laquelle ils appliquent des couleurs, produisant des irisations spectaculaires. Le chemin emprunté par le peintre d’icônes pour «révéler» la figure du personnage de l’espace iconique est celui qui passe des ténèbres à la lumière de Dieu, en commençant par les couches successives de couleur foncée du protoplasme14 jusqu’aux fines hachures de couleur blanche apposées sur les visages et les mains. De fait il y a une superposition de la lumière, en couches successives. Les peintres d’icônes emploient fréquemment le syntagme «apposer la lumière», qui pratiquement, remplace le verbe «peindre». «Ainsi il y eut un soir et il y eut un matin» dit la Genèse; la peintre d’icône multiplie les jours d’éblouissante clarté, pareils aux vêtements extrêmement chatoyants. Les couleurs de l’icône sont, en fait, la lumière avec des effets de dégradé, filtrée par un obstacle passif qui la délimite, faisant dévier une couleur. Les couleurs procèdent de l’or qui les délimite ou en certains cas il irise en dessous, la lumière pure des énergies incréées, d’où elles tirent leur vigueur et leur transparence. Ainsi l’icône commence toujours par le fond doré et s’achève par l’or des vêtements, partant de la lumière du jour unique qui requiert l’éternité du huitième jour. A la fin l’icône est couverte d’un vernis, pour protéger et pour obtenir une plus grande luminosité de la composition. Le vernis infuse et homogénéise les couleurs, leur donnant un éclat lumineux particulier. Dionis de Furna recommande dans son Erminia l’exposition du vernis au soleil (après avoir été préparé). Un autre procédé intéressant et suggestif consiste en la superposition de plusieurs couches de cire d’abeilles, que l’on patine, à la fin. Y a-t-il une autre substance qui englobe plus de lumière solaire que ce produit des abeilles qui butinent les fleurs pour recueillir le soleil enfoui dans leurs calices? L’utilisation de la cire d’abeille pour la fabrication des cierges n’est pas fortuite, car c’est une autre source de lumière dans le cérémonial orthodoxe où, fait notable, la lumière n’est jamais directe. La lumière du jour est toujours filtrée par le vitrail — voile d’une fenêtre «menue» comme la fente de rayons qui la traversent. La lumière vacillante des cierges «danse» d’après une chorégraphie happening d’ombres et de pénombres, associée aux scintillements des bougies d’autel produisant une vibration particulière de la lumière, qui semble faire frémir chaque icône.
Tout, la braise, l’encens, la bonne odeur qui monte vers le ciel exprime l’humilité de l’être, sa révérence religieuse devant le Créateur et devant la transcendance de Dieu, qui est présent au milieu des hommes.
Dans le cérémonial orthodoxe le chant exprime une prière sous forme de poésie ou d’hymne religieux. Les livres du rituel chrétien représentent l’enseignement divin de l’église. Du point de une de la structure ils constituent l’expression vivante de tout le patrimoine patristique contemporain depuis des siècles. «Lex credendi» devient «lex orandi»! L’hymnographie et le dogme sont étroitement liés. Non moins que l’icône, qui représente l’art plastique au service du dogme, l’hymnographie représente la poésie et la musique mises au service du même dogme. Toutes les fois que l’on discute des vérités fondamentales traditionnelles de foi, nous découvrons dans les livres consacrés au rituel l’expression poétique succincte de ces vérités dans d’authentiques synthèses patristiques. Dans ce cas-là, il s’agit d’une théopoétique du mystère, du symbole, de la poésie et de l’amour, où un seul mot peut revêtir une infinité de sens. Le trésor du cérémonial liturgique inclut des milliers d’hymnes de chant sacré.
Les découvrir, les connaître et les comprendre exige une attention accrue. Nous ne nous rapportons pas à des problèmes de détail. Comme les points de repère dans un lieu ineffable, les allusions des livres de rituel évoquent seulement les grands traits de ce qui demeure un vivant mystère, agissant continuellement dans l’âme de l’homme. Elaborés selon la structure de l’année ecclésiale, qui commence le premier jour du mois de septembre18, ayant au centre la fête de Pâques, les livres de rituel correspondent au scénario type trilogie de tout le concept liturgique19.
Semblable au mot qui se sert de lettres, la musique se sert de notes pour s’exprimer. Les sept notes de musique. Le mystère de ce nombre égale le mystère de la création, c’est le signe de la norme divine, sceau de la perfection dans son devenir universel. La musique se trouve à l’origine des temps, dans l’amour divin avant la Genèse, lorsque le Souffle de Dieu planait à la surface des eaux20, source certifiée par l’exclamation du Verbe incarné: Et maintenant, Père, glorifie — Moi auprès de Toi de cette gloire que j’avais auprès de Toi avant que le monde fut21. La musique porte en soi la vibration descendante provenant de la tension divine et également la perception de l’être attiré de manière ascendante vers le Souffle. L’intervalle entre les sons égrenés et ceux qui suivront est le silence — la pause, l’équivalent du repos divin. Quand «tout était très bon» Dieu a consacré le septième jour au repos. Une halte avant l’appel irrésistible de toutes choses créées, vers la source d’où elles tirent leur origine, le silence précédant l’éternité du huitième jour.
Le cérémonial orthodoxe avait besoin d’un élément utilisé par le spectacle de théâtre avant le lever du rideau: le signal sonore — le gong. Il est remplacé par le son des cloches et de la toaca — plaque en bois ou en métal, que l’on frappe avec un ou deux petits marteaux selon un certain rythme — qui annoncent, par des changements de ton et de rythme spectaculaires, les moments où l’on passe d’un cérémonial à un autre, d’une heure canoniale à une autre, pendant toute la journée liturgique. Toaca accomplit avec le prêtre et les autres célébrants un acte liturgique, une forme de culte22. Il convient de relever un fait significatif: dans les document du VII-ème Synode oecuménique de 787 toaca est désignée par le terme les saints bois résonants. Sa musique est un appel à la prière, elle appelle les moines à l’église, pour la prière en commun; les sons de cet instrument de percussion sacré ne représentent pas une production musicale fortuite, il s’agit bien d’une réalisation artistique, qui doit correspondre à certaines exigences esthétiques23. De plus, ce n’est pas une création purement esthétique ou culturelle, c’est un texte liturgique inclu dans un acte liturgique c’est une prière, un moyen d’élévation spirituelle de l’homme, en quête de la Divinité24. Par la prière qu’elle contient et qu’elle exprime, par sa symbolique, toaca est à la fois un échelon et une préfiguration de l’échelle qui mène au paradis. Toaca se révèle comme un chant, où la souffrance est mêlée à la tristesse, où le son des clous enfoncés à coups de marteau lors du crucifiement de Jésus annonce l’hymne victorieux de la résurrection. Le moine qui frappe toaca à coups de petits marteaux, en contournant l’église, est pareil à l’ange qui a soulevé la pierre tombale du Christ. Le corps du moine, associé à l’horizontalité de la toaca, compose une croix.
La musique et la poésie du cérémonial liturgique invitent au mystère et au drame dans un cadre commun de sons et de paroles. Elles cernent et appellent le son qui plane, ineffable, comme l’Esprit de Dieu planait à la surface des eaux.
La vie de la liturgie étant supérieure à celle que la réalité lui offre comme possibilité, ou comme forme d’expression elle adapte alors des formes et des méthodes adéquates de l’unique domaine où elle puisse les trouver, dans l’art. Son langage est modéré et mélodieux; elle utilise des gestes stricts, rythmiques; elle se pare de couleurs et de vêtements qui n’ont aucun rapport avec la vie quotidienne… elle évoque, dans un sens très profond, la vie pure d’un enfant, composée d’images, de mélodie et de chant. C’est justement ce fait merveilleux, démontré par la liturgie, d’avoir uni l’acte à la réalité dans un état de grâce surnaturelle comparable à l’enfance des temps bibliques25.
La liturgie est un représentation scénique de la Bible. Le Verbe en spectacle liturgique26. Pour le «spectacle» du théodrame le cérémonial liturgique a disposé minutieusement le cadre: le temple, ornement architectural, les formes et les couleurs, la poésie et le chant. L’ensemble de ses moyens s’adresse à l’être humain comme entité. Par son élévation de coeur, le cérémonial liturgique exige la sobriété, la mesure et le goût artistique. L’église, où tout s’enchaîne, pratiquement, représente le cadre idéal de synthèse des arts.
La flamme du cierge purifie la vue et sa signification métaphorique incite à la méditation. Sujet d’un verbe qui exprime la vie, la flamme anime. La portée du clair-obscur, spectaculaire dans l’art de la Renaissance, peut être comprise véritablement en assistant à l’office du soir, célébré dans un modeste monastère situé au sommet d’une montagne, lorsque les visages représentés par les icônes se mêlent à ceux des moines. La lumière tremblotante du cierge s’élève vers le haut — la flamme est une identité habitée15, en parfaite concordance avec l’aspiration céleste du culte. Marque de la joie, de la purification et du mystère, la flamme des cierges et des bougies d’autel confère à cet espace une certaine intimité mystique avec le divin.
Une petite fumée légère enveloppe le cérémonial de la bonne odeur ecclésiale de l’encens — offrande du soir — qui s’élève vers le Père céleste: Que ma prière devant toi s’élève comme un encens, mes mains, comme l’offrande du soir16… Son odeur pénétrante embaume et éloigne le Malin. Dans le cérémonial orthodoxe la fumée de l’encens est étroitement liée à la foi en la vie future. Il parait qu’un voile diaphane s’élève, suspendu en l’air. Tout ce qui n’était que vibration devient maintenant visible, perçu par les sens. La lumière spirituelle apparaît, réellement. Un rai de lumière… Un nimbe… L’architecture ecclésiale doit tenir compte de la modalité d’éclairage par la lumière naturelle, d’un détail apparemment insignifiant tel la fumée de l’encens qui enveloppe les fresques et qui, par son ascension en volutes, rend les espaces plus vastes et adoucit la rigueur des lignes. La plastique, le rythme des officiants, le jeu de couleurs des riches étoffes, l’atmosphère intime et mystérieuse créé par la flamme des cierges composent le cadre de représentation du théodrame. La synthèse de ce cadre ecclésial appelle en ce lieu non seulement les arts plastiques mais aussi, implicitement, l’art du chant et la poésie, situant le cérémonial divin sur un plan esthétique, comparable au drame musical. Tout est subordonné à un but unique — l’effet cathartique de ce drame.
Les attributs esthétiques du cérémonial liturgique, ainsi que tout l’appareil symbolique qui donnent au mystère du théodrame un poids particulier, peuvent déterminer une analyse du cérémonial liturgique considéré comme une représentation scénique. On peut dire que toute oeuvre purement esthétique s’ouvre comme un triptique dont les panneaux composants sont l’artiste, l’oeuvre et le spectateur. L’artiste exécute son oeuvre, il met en jeu toutes les ressources de son génie et suscite l’émotion admirative du spectateur. Un spectacle de théâtre est créé pour être vu. Il enchante l’âme mais il n’a pas de fonction liturgique. Le cérémonial liturgique, même s’il est considéré en tant que Théodrame transcende le plan émotionnel qui se manifeste par la sensibilité, annihilant l’immanentisme du triptyque esthétique que nous avons évoqué. Le théodrame se transforme en théophanie.
Si l’on en croit une légende, le 29 mai 1453, lorsque Mahomet II Celebi est entré à cheval en Sainte-Sophie, au milieu de la célébration de l’office, les cloisons du sanctuaire se sont ouvertes et ont renfermé, comme une coquille protectrice, les officiants et les saints Sacrements. Selon la même légende, ceux-ci se trouvent encore là, attendant. Lorsque Constantinople appartiendra de nouveau aux chrétiens, les murs de Sainte-Sophie s’ébranleront, l’office continuera après avoir été interrompu comme nous l’avons vu. En général, les hommes dissimulent dans la moralité de leurs contes non seulement leurs aspirations mais aussi le sentiment de leur propre impuissance. Supposons que les murs de Sainte-Sophie ne bougeront pas. Et le Théodrame? Il doit être mené à bien jusqu’au bout, afin de pouvoir recommencer. Grâce à Celui qui par Son Incarnation a rétabli la manifestation suprême de Dieu au sein de l’humanité.
Notes
1. K. Holl — Die entstehung der Bilderniand in der Griechischen Kirche, Archiv für Religionswis, 1906, pag. 365.
2. Robert Will — Le culte, Strasbourg, 1925, vol. I, pag. 365.
3. Ion Zamfirescu — Histoire universelle du théâtre, Ed. d’Etat pour la Littérature et l’Art, 1958, vol. I, pag. 29.
4. Dr. Badea Cireşanu — Le trésor liturgique de la Sainte Eglise Chrétienne d’Orient — Bucharest, 1910, Imprimerie «Gutenberg», Joseph Gőbl, vol. I, pag. 3.
5. Dumitru Stăniloae — Spiritualité et communion dans la Liturgie orthodoxe, Ed. archiépiscopale d’Olténie, Craiova, 1986, pag. 431–432.
6. Alexander Schmemann — L’eucharistie. Le Mystère du Royaune, Ed. Anastasia, Bucarest (année pas précisée), pag. 98.
7. Nicolae Cabasila — Interprétation de la Divine Liturgie et La vie en Christ, Ed. Archiépiscopale de Bucarest, 1989.
8. Modalité de connaissance, par négation et progression, propre à Dieu. Qui demeure inconnu et infini dans son Etre transcendant. A cause du mystère ineffable de Son «essence» personnelle, Dieu ne peut être appréhendé selon la manière de connaître les réalités du monde créé, c’est-à-dire par affirmation, en ayant recours aux concepts et aux catégories de temps et d’espace. L’apophatisme préfère affirmer ce que n’est pas Dieu, plutôt que d’affirmer ce qui est (du grec apofasis — apophatikos = négation, par la négation.
9. D. Stăniloae, opt. cit., pag. 104.
10. Genèse, 1, 16.
11. Jean, 14,9.
12. Fragment du Chant sacré à la gloire de la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ.
13. Genèse, 2, 2.
14. Les peintres d’icônes désignent sous le nom de «protoplasme» la première couche de couleur foncée (généralement une couleur proche de celle de la terre glaise) que l’on appose sur le visage, le cou et les mains des personnages.
15. Gaston Bachelard — La flamme d’un cierge, Ed. Anastasia, Bucarest, 1994, pag. 71.
16. Psaume CXL, 2.
17. Alexander Schmemann, op. cit., pag. 81.
18. Conformément à la tradition transmise par l’Ancienne loi, ce jour-ci (début de l’année civile chez les hébreux) a commencé la création du monde et toujours ce jour-ci Jésus-Christ a lu les paroles du prophète Isaïe dans la synagogue: Le Souffle du Seigneur Me couvre parce qu’Il m’a sacré pour porter la bonne nouvelle aux pauvres […] pour annoncer l’année de la grâce de Dieu (Isaïe LXI, 1–2) qui marquent la première manifestation en public du Sauveur.
19. Triodul — missel, livre liturgique qui correspond à la période du même nom de l’année ecclésiale, à partir du Dimanche du Nocher et du Pharisien (trois semaines avant le début de Carême) jusqu’au dimanche de Pâques. Les cérémonials évoqués se rapportent à ce que les théologiens nomment l’oeuvre d’archevêque du Christ, oeuvre accomplie par le sacrifice (la Passion, la mise en croix) Penticostarul — missel, livre liturgique qui correspond à la période du même nom de l’année ecclésiale, à partir du Dimanche de Pâques jusqu’au premier dimanche après la Pentecôte. Les offices présentés dans ce livre célèbrent l’oeuvre du Maître et du Fondateur de l’Eglise. Octoihul — livre liturgique qui correspond à la période du même nom de l’année ecclésiale et qui dure tout de reste de l’année, depuis la fin de la période du Penticostar jusqu’au début de la période du Triod. Les hymnes et les chants commémorent et célèbrent les événements avant la venue du Christ jusqu’à la veille de la Passion, période considérée par les théologiens comme celle correspondant à Son oeuvre de Prophète et Maître. On ajoute bien d’autres ouvrages importants: Le Psautier, Le Liturgiste, L’Apôtre, L’Evangile et d’autres livres liturgiques du culte orthodoxe tels que Moliftelnicul, Aghiazmatarul, Panihida, Acatistierul, Ceaslovul etc. Du point de vue de leur contenu, il convient de préciser que certains comportent des textes pris directement de la Bible (c’est le cas de l’Evangile, de l’Apôtre et du Psautier), dans d’autres missels les chants et les hymnes liturgiques ont été composés par les Saint Pères de l’Eglise ou par d’autres hymnographes (c’est le cas du Liturgiste, du Moliftelnic, Triod, Penticostar, Octoih, Ceaslov, Aghiazmatar, Mineie).
20. Genèse, 1, 2.
21. Jean, 17,5.
22. Ioasaf Ganea — Toaca, dans le culte de l’Eglise Orthodoxe Roumaine; sa signification et son importance, B.O.R., Bulletin Officiel du Patriarcat Roumain, nr. 1–2–1979, pag. 89.
23. Constanţa Cristescu — Appels de toaca, Ed. Académie Roumaine, Bucarest, pag. 48 (année non précisée).
24. Idem, pag. 213.
25. Romano Guardini — The Church and The Catholic and the Spirit of the Liturgy, New York, 1950, pag. 180–181.
26. Paul Evdokimov — L’art de l’icône — une théologie de la beauté, Ed. Méridiens, Bucarest, 1992, pag. 36.