Emma Artigala
Université de Perpignan, France
e.artigala@orange.fr
Temps de la faute, temps de l’angoisse dans l’Imaginaire du Mal de Jérôme Bosch
Time of the Fault, Time of Anxiety in Hieronymus Bosch’s Imagination of Evil
Abstract: Hieronymus Bosch’s imaginary geography imbues a striking syncretism, combining the myths of immersion, parturition, gestation for the first time, and the biblical myth, through the confrontation of the monster and of the ”man of the fault and the guilt” stemming from the original sin in Christianity. Of this monstrous union of both mythical poles emerges an ambiguity which is situated at the interface between an infernal anti-utopia and an impracticable utopia. Indeed, Bosch, ”man of the fault” himself, is divided between searching for meaning, which he finds by dividing arbitrarily the time in past, present and future, and dreaming about a nonsense which makes him create worlds of utopia, where the timelessness corresponds exactly to the definition of the Time of the contemporary physicists, but where the monster seems to belong to another order of reality than that of the ”man of the fault”.
Keywords: Bosch; Hell; Monster; Space-time; Timelessness; Myth; Fault; Syncretism.
La géographie imaginaire du triptyque Le Jardin des délices de Jérôme Bosch semble indissociable d’un syncrétisme frappant, mettant en regard les mythes d’émersion, de parturition, de gestation, des premiers temps de l’humanité, et le mythe biblique, à travers la confrontation du monstre et de l’ « homme de la faute et de la culpabilité »[1]. De cette union monstrueuse des deux pôles mythiques émerge une ambiguïté qui se situe à l’interface entre une anti-utopie infernale et une utopie[2] irréalisable. L’utopie est liée à la dimension atemporelle de l’« uchronie »[3] des premiers temps des êtres « à l’apparence sous-humaine »[4], palpables, chez Bosch, à travers la figure du monstre, tandis que l’anti-utopie est liée à la perception d’un temps, divisé en passé, présent et futur, consécutive à la conscience de la mort par l’ « homme de la faute, de la culpabilité et du Mal ».
I) Temps de la faute et du péché, temps de l’angoisse
En effet, la perception du temps, par l’« homme de la faute », a généré une angoisse temporelle qui a imposé à son esprit un illusoire fractionnement du temps, en passé, présent et futur.
Mais cette perception divisée du temps contredit les calculs et les équations des physiciens contemporains : l’espace-temps « déformé » et « élastique » d’Einstein[5] correspond plutôt au temps atemporel (dont l’homme, à l’instar de Bosch, a souvent rêvé, à travers ses tentatives de retour à l’âge d’or) qu’à notre perception d’un temps divisé. En effet, pour Einstein, « la distinction entre le passé, le présent et le futur n’est qu’une illusion, quoique persistante »[6].
II) Le monstre boschien et les mythes d’émersion, de gestation, de parturition
Dans son Avant-propos à Mythes, rêves et mystères, Mircea Eliade fait mention de « rapports entre le dynamisme de l’inconscient – tel qu’il se manifeste dans les rêves et dans l’imagination – et les structures de l’univers religieux » et affirme qu’ « il n’y a pas de motif mythique et de scénario initiatique qui ne soient, d’une manière ou d’une autre, présents aussi dans les rêves et dans les affabulations imaginaires », telles qu’on peut en trouver dans l’œuvre picturale de Bosch. « Tous les mythes participent en quelque sorte au type du mythe cosmogonique – car toute histoire de ce qui s’est passé in illo tempore n’est qu’une variante de l’histoire exemplaire »[7].
C’est ainsi que les monstres de Bosch, issus de la « couche collective » de l’inconscient boschien[8], ont partie liée avec ces êtres des premiers temps, analysés par Eliade dans son chapitre sur les mythes d’émersion : « Lorsqu’ils eurent complètement émergé à la surface, ces êtres avaient encore une apparence sous-humaine : ils étaient noirs, froids, humides, ils avaient les oreilles en membrane, comme les chauves-souris, et les orteils réunis comme les palmipèdes ; ils avaient aussi une queue. Ils n’étaient pas encore capables de marcher en position verticale : ils sautaient comme des grenouilles, rampaient comme des lézards. Et le Temps avait un autre rythme : huit années duraient quatre jours et quatre nuits – car le monde était neuf et frais » [9].
Nous sentons bien ici la survenue, l’irruption de ces êtres étranges dans un monde neuf, auquel ils vont s’éveiller, et qu’ils vont ensuite, après s’être familiarisés avec les lieux, envahir, posséder, comme dans le volet droit du Jardin des délices (L’Enfer). Le temps mythique de ces créatures leur donne l’impression de passer rapidement (« huit années ») parce qu’elles ne ressentent pas la sensation humaine de l’écoulement du temps pendant les « quatre jours et quatre nuits ». Cette perception divine[10] de l’atemporalité se manifeste lorsqu’on entre dans un autre espace-temps, une autre dimension, par exemple, lors des moments de rêverie ou de méditation. L’absence d’action du sujet, « en proie à » l’atemporalité, n’a pas besoin de susciter en lui la fragmentation du temps qui paraît inévitable, en revanche, lorsque l’ « homme de la faute » est en action et éprouve donc le besoin de poser des repères, à l’image de Bosch peignant les volets et les départageant en passé (Paradis), présent (vie terrestre dans le tableau central) et futur (Enfer).
Le temps boschien est « élastique », ici, par superposition du temps mythique inconscient des êtres des premiers temps et du temps divisé conscient de l’« homme de la faute » de l’univers religieux chrétien.
Le fait que Bosch fasse surgir ensemble ces deux temps diamétralement opposés, devant ses yeux et les nôtres, dans la simultanéité temporelle d’un même présent, qui est un même retour au « passé » mythique du Paradis et des êtres des premiers temps, et un même retour au « futur » de l’Enfer, et qui fait donc équivaloir ces trois temps en un seul, en les superposant[11], engendre une atmosphère ambiguë.
III) a) Le Jardin des délices : une obsédante ambiguïté
Cette ambiguïté est inscrite d’emblée dans la présence simultanée du Paradis utopique et de l’Enfer anti-utopique, dans Le Jardin des délices.
En effet, « il n’y a pas [ …] de mines, de galeries creusées – pas de symboles de l’intestin » dans « le paysage utopien »[12], alors que le temps des êtres souterrains « à l’apparence sous-humaine », doubles des monstres de L’Enfer du Jardin des délices, renvoie à une atemporalité utopique.
De plus, une inadéquation découle du tableau central : alors que le « temps de la faute » devrait leur apporter une perception du temps divisé en passé, présent et futur, les multiples reproductions du couple primordial sont baignées dans une atemporalité édénique qui, parce qu’elle ne génère pas le sourire, ni le bien-être donc, malgré la prolifération de fruits, apparaît minée.
Par ailleurs, l’ambiguïté persiste plus que jamais à travers la nudité très marquante, de ces êtres, qui contredit le symbole utopique (pourtant très prégnant à travers le fort symbolisme de l’œuf, visible dans la forme des fruits) des « vêtements représentant la membrane fœtale », une « seconde » et « nouvelle peau » et symbolisant la « continuité de la protection maternelle » et la « volonté de régénération » et de « renaissance » [13]. En effet, ce désir de « nostalgie du passé », de « régresser jusqu’au stade infantile de la protection maternelle et des jeux », parce que son enfance représente pour lui « l’époque la plus heureuse où le refoulement ne s’est pas encore produit »[14] est ambigu[15] chez Bosch parce que l’absence de vêtements et la présence de la « luxure » nient une utopie que la prolifération de fruits ou bulles à la structure ovoïde et les jeux possiblement infantiles viennent pourtant approuver[16].
b) Un paradoxal « vide religieux »
Ainsi, ce désir de retour aux origines, ajouté au sentiment d’angoisse temporelle, pousse Bosch à la création d’un monde compris entre utopie et âge d’or, dans le tableau central, où l’homme vit dans une atemporalité mythique, comparable à celle des êtres « à l’apparence sous-humaine », liée à l’ignorance du « mal » et opposée à la perception de la fragmentation du temps par l’« homme de la faute ».
Cette angoisse temporelle semble aussi liée à un paradoxal, mais non moins prégnant « vide religieux ». En effet, Mircea Eliade pense que « pour le monde moderne [de l’Européen] la Mort est vidée de son sens religieux, et c’est pour cela qu’elle est assimilée au Néant » [17] et provoque son angoisse. Mais, bien avant l’homme moderne, l’homme médiéval est déjà pris en étau entre la croyance religieuse et culturelle à sa culpabilité d’avoir goûté, à travers Ève, au fruit de la connaissance, qui le condamne à mourir, et l’angoisse de la mort, « assimilée au Néant », surtout s’il ne croit pas à sa culpabilité.
Cette obsession temporelle de l’ « homme de la faute », qui lui fait diviser le temps en passé, présent et futur, peut-être pour se donner l’impression de le maîtriser et donc de « dominer » la mort, comme dans l’espoir de la détourner, est paradoxalement source d’une « angoisse [ …] secrètement liée à la conscience de son historicité » [18].
Ainsi, l’angoisse en gestation dans Le Jardin des délices de Bosch témoigne de ce vide religieux, tout en utilisant, paradoxalement (toujours dans une volonté de rendre ambigu son projet esthétique), le topos du Paradis et de l’Enfer.
À l’opposé de cette « humanité de la faute » représentée dans Le Jardin des délices, l’homme de l’âge d’or et du Jardin d’Éden (volet gauche) connaît un temps immortel, c’est-à-dire un temps qui ne passe pas, qui ne circule pas, un temps immobile. Cet illud tempus de l’âge d’or est un temps sans angoisse, opposé au « temps de la faute » qui est le temps de l’angoisse[19]. À l’inverse, le « temps de la faute » est un temps mobile, où chaque acte est dépêché dans l’attente angoissée de la finalité humaine, et perpétré, chaque fois, en vue d’un but qui instaure une temporalité découpée en passé, présent et futur. À l’opposé, le temps de l’âge d’or est un temps où l’acte n’est effectué par aucune contrainte temporelle.
Le vide religieux est donc la face cachée du christianisme de Bosch, de même que la création compensatrice et utopique du Jardin d’Éden est la conséquence et le revers de l’angoisse anti-utopique, véhiculée par les monstres[20], qui rythme le temps du monde depuis que l’homme a conscience de sa finitude et s’en sent coupable. Chaque fois, l’association vide religieux / christianisme et utopie / anti-utopie – angoisse, dans une perspective de coïncidence des contraires, génère une ambiguïté.
L’ambiguïté ambiante, servie par un paradoxal vide religieux, ne semble être qu’une stratégie permettant de dissimuler la subversion du double code religieux chrétien et mythique.
IV) Subversion spatio-temporelle des codes religieux et mythiques
a) La subversion de la configuration topographique du Paradis et de l’Enfer
La « religiosité » de Bosch a permis d’englober sa perception de l’existence entre un Paradis et un Enfer, deux ou-topoi, deux lieux de « nulle part » inventés par l’ « homme de la faute » pour trouver une échappée et un sens au début et à la fin de l’existence terrestre : entre ces deux indicateurs d’une temporalité clôturant la vie de l’homme, dans Le Jardin des délices, entre une ouverture et une fermeture, il a donc érigé ce qu’il a pensé être une progression temporelle, à travers la construction imaginaire d’un passé (Le paradis terrestre), d’un présent (la vie terrestre dans le tableau central) et d’un futur (L’Enfer).
En effet, la topographie du Paradis et de l’Enfer est normalement close. La sortie du néant, que représente la « naissance » du premier couple, est manifestée par une entrée dans une circonférence fermée, le Paradis, de même que la sortie de l’« homme de la faute » est caractérisée par l’accès, après sa mort, à un lieu clos, l’Enfer. L’existence terrestre serait ouverte sur ces deux voies fermées. Il y a ici annihilation de l’ouverture, effacée par l’étouffement entre deux lieux clos.
Or, des sortes de montagnes, à l’arrière-plan du Paradis terrestre, des plaines, dans le lointain du Jardin des délices, ou une autre forme de continuité spatiale parsemée de tours, à l’horizon de L’Enfer, ouvrent des lieux normalement clos.
Là encore, l’inversion de la fermeture en ouverture participe de l’ambiguïté ambiante, le « vide religieux » entraînant la subversion de la configuration topographique du Paradis et de l’Enfer et donc du topos religieux.
Avec Bosch, l’existence terrestre est ouverte sur l’ouverture et non plus sur la fermeture. C’est la terre entière, l’oikouménè d’Hérodote, qui est ouverte, sans début ni fin, contrairement à l’espace-temps de l’ « homme de la faute ».
Cette opposition ouverture / fermeture est à l’image d’un Bosch ambigu parce que tiraillé entre son vide religieux et l’obligation de croire, entre un lieu qu’il veut ouvert et qu’on nous impose comme fermé, entre une perception du « temps de l’innocence » atemporel et une conception du « temps de la culpabilité » imposé par le christianisme. C’est pourquoi, à l’instar de l’homme-arbre, autoportrait du peintre dans L’Enfer, les multiples avatars du premier couple « fautif » ne sourient pas.
De plus, de chaque côté et de toutes parts, des eaux[21], que la perspective de l’Enfer et de la finitude humaine pourraient bien nous faire entrevoir comme létales, charrient comme l’illusion d’une utopie.
b) Subversion du « temps de la faute » par l’atemporalité
Cette subversion du « cadre » topographique, dans lequel l’ « homme de la faute » évolue, s’accompagne d’une autre sorte de renversement : celui du « temps de la faute », perçu comme un temps divisé en passé, présent et futur, subverti par l’atemporalité qui est le seul temps véritable parce qu’inexistant. En cela, le « temps de la faute » a pour but de faire exister le temps, ce qui n’est qu’une construction imaginaire.
En effet, si l’on utilise l’une des théories spatio-temporelles des physiciens contemporains (dont on sait qu’elles se trouvent en germe d’abord chez les présocratiques[22]), selon laquelle l’univers va de l’ordre vers le désordre[23], pour analyser la course insensée de l’homme-arbre, depuis le tableau central du Chariot de foin, jusqu’à son instable stabilisation dans L’Enfer du Jardin des délices, on se rend compte que la « flèche du temps »[24] pousse l’homme-arbre[25] à courir dans la direction du temps que notre conscience de spectateur perçoit, c’est-à-dire d’un avant vers un après. L’homme-arbre court vers sa propre entropie (à l’image de l’Univers) mais, comme l’a bien démontré Brian Greene, plus son mouvement est rapide, plus le temps passe lentement pour lui[26] (dans Le Chariot de foin), cette perception du temps s’opposant, à la fois, à notre temps de spectateur passif du tableau, pour lequel le temps passe rapidement et à l’immobilisation passagère des grands personnages devant Le Chariot de foin, pour lesquels le temps passe aussi rapidement que pour nous (qui sommes affairés à regarder les détails du tableau), puisqu’ils sont momentanément en arrêt devant le Chariot, pressés, quant à eux, d’atteindre le foin, symbole des vaines richesses de ce monde[27].
L’affairement terrestre et vain des hommes s’oppose à la possible méditation du monstre sur son propre sort, comme pourrait l’exprimer l’aboutissement immobile et instable de la trajectoire de l’homme-arbre sur le fleuve infernal[28] du Jardin des délices, se retournant sur lui-même pour observer ce qui se passe en lui, regardant les mouvements de ses branches transperçant son torse ovoïde, et rejoignant ainsi le temps à l’écoulement rapide de la perception humaine.
Que, dans le tableau central du Chariot de foin, le temps semble ressenti de façon opposée (d’un avant vers un après et lentement pour les monstres qui courent, d’un avant à un point fixe et rapidement pour les humains qui sont arrêtés) témoigne de sa seule « existence » intérieure, en tant que perception.
En effet, la perception du temps lente des monstres qui courent coïncide avec la perception atemporelle des êtres « à l’apparence sous-humaine » des premiers temps, dans la mesure où le temps donne l’impression aux monstres de passer lentement parce qu’ils ne ressentent pas la sensation humaine de l’écoulement du temps, de la même manière que le temps mythique des êtres des premiers temps leur donnait l’impression de passer rapidement parce qu’ils ne ressentaient pas, non plus, la sensation humaine de l’écoulement du temps. De la même façon, l’homme immobile, auquel le temps donne l’impression de passer rapidement, qu’il soit personnage, spectateur ou le peintre lui-même, ne ressent pas, non plus, à ce moment-là, un irréel écoulement du temps, qui corresponde au temps des horloges et des calendriers ou à sa perception d’un temps imaginaire divisé en passé, présent et futur, mais éprouve un ressenti atemporel intérieur qui s’oppose à ce fictif découpage du temps dans les horloges et les calendriers.
Ainsi, cette perception intérieure du temps subvertit la perception imaginaire d’un temps divisé en passé, présent et futur, inscrite dans les horloges et les calendriers, et se rapproche de l’atemporalité utopique et divine.
De fait, l’« homme de la faute » et le monstre se rejoignent en l’homme-arbre, incarnation, par excellence, de l’ambiguïté que représente leur synthèse.
c) Une souterraine déconstruction des mythes d’émersion, de gestation et de parturition
c.1) Subversion de l’atemporalité par le « temps de la faute »
À l’inverse, dans le tableau central du Jardin des délices, Bosch, tentant, un instant, de retrouver le temps de l’âge d’or (lors même que l’humanité, en plein « vide religieux », « s’est éloignée de la Divinité »), à travers l’atemporalité des êtres « à l’apparence sous-humaine », n’y parvient pas et « file la métamorphose » en faisant de cette « utopie tératologique » une anti-utopie finale, résultat d’une souterraine déconstruction des mythes d’émersion et de parturition, à travers la fissuration du torse ovoïde de l’homme-arbre, dans L’Enfer du Jardin des délices.
Dès lors, ces « mythes d’émersion » deviennent, par inversion, des « mythes d’immersion », ainsi que le présage l’ensevelissement par immersion des hommes ou des monstres dans les « eaux létales » de L’Enfer : l’oiseau géant de L’Enfer avale, puis défèque des hommes qui tombent, à travers un œuf translucide, dans un trou d’eau noire. L’homme-arbre, quant à lui, n’est pas immergé, mais « émergé », en équilibre instable sur deux barques, dans L’Enfer.
c.1.1) Le Todtenbaum et l’emboîtement des germes
À ce titre, Bachelard tisse le lien entre l’arbre (que constitue l’homme-arbre boschien) et l’eau (infernale et morte dans laquelle il échoue) : « L’eau, substance de vie, est aussi substance de mort pour la rêverie ambivalente. Pour bien interpréter le “Todtenbaum”, l’arbre de mort, il faut se rappeler avec C. G. Jung que l’arbre est avant tout un symbole maternel ; puisque l’eau est aussi un symbole maternel, on peut saisir dans le Todtenbaum une étrange image de l’emboîtement des germes. En plaçant le mort dans le sein de l’arbre, en confiant l’arbre au sein des eaux, on double en quelque manière les puissances maternelles, on vit doublement ce mythe de l’ensevelissement par lequel on imagine, nous dit C. G. Jung, que “le mort est remis à la mère pour être ré-enfanté” »[29].
Chez Bosch ce sont les habitants de l’Enfer qui, vraisemblablement, après autorisation d’un oiseau-papillon, se placent dans le tronc (transformé en taverne) de l’homme-arbre, à l’aide d’une échelle.
C’est ainsi que, pour l’homme-arbre, « la mort et sa froide étreinte » auraient pu devenir « le giron maternel » et la « mer de l’Enfer » aurait pu « le ré-enfanter dans ses profondeurs »[30]. Mais l’homme-arbre n’est pas immergé et c’est cela qui change tout.
À cette émergence au dessus des eaux profondes de L’Enfer, s’ajoute le craquèlement de l’homme-arbre : cette fissuration peut-elle inciter à penser à une matrice maternelle germinative et régénérative ou porte-t-elle, en germe, le fruit de son propre ensevelissement ? La Vie peut-elle résulter d’une telle défaillance et « transcender » la Mort ? Nous aurions bien pu y croire, mais l’instabilité de l’homme-arbre, en équilibre sur ses barques, nous en défend. La Vie et la Mort nous apparaissent bien des thèmes instables et minés par l’incertitude. L’homme-arbre ne saurait rejoindre tout à fait le statut symbolique du Todtenbaum. Ce monstre, autoportrait du peintre lui-même, homme du « temps de la faute », ne sera jamais « ré-enfanté ». L’Enfer est sa dernière demeure. Il restera ainsi éternellement en suspension au dessus des eaux de la Mort, balancé à jamais par la danse de l’hésitation et de l’instabilité.
c.1.2) La naissance maléfique
Mais l’ombre du Todtenbaum plane quand même dangereusement sur l’homme-arbre-cercueil de L’Enfer… Et la Mort y apparaît, malgré tout, comme « le premier navigateur »[31]. En effet, le sort que Bosch octroie à l’homme-arbre est analogue à celui des naissances que l’on considérait comme maléfiques, dans l’Antiquité. Ici encore, naissance et mort sont liées : ces enfants devaient être « portés le plus vite possible à la mer ou au fleuve ». On les plaçait ainsi sur un « esquif destiné à sombrer » afin de ne pas les « mettre en contact avec le sol » ni « les tuer »[32].
Cet abandon volontaire et ce meurtre, par procuration, de l’enfant laissé aux « mains » arbitraires du fatum, ressemblent à ceux de l’homme-arbre, cet étrange navigateur, représentant, par excellence, de « l’homme de la faute » qui devient monstrueux parce qu’il n’a pas droit de cité dans le Jardin d’Éden et qui apparaît, dès lors, comme un intrus à la surface de la terre, à l’image de ces « enfants maléfiques » : « Nous interpréterions alors la naissance d’un enfant maléfique comme la naissance d’un être qui n’appartient pas à la fécondité normale de la Terre ; on le rend tout de suite à son élément, à la mort toute proche, à la patrie de la mort totale qu’est la mer infinie ou le fleuve mugissant »[33].
c.1.3) La gigantisation
Si nous « restituons à leur niveau primitif toutes les valeurs inconscientes accumulées autour des funérailles » de l’homme-arbre « par l’image du voyage sur l’eau », nous comprendrons que l’homme-arbre, d’autant plus monstrueux qu’il est frappé de gigantisation, prend la valeur symbolique des « âmes [qui] doivent monter dans la barque de Caron »[34].
Le « Thème de l’emboîtement », prégnant dans « l’emboîtement des germes », perçu par Bachelard, rejoint celui de la gigantisation, à travers le phénomène de la « gullivérisation inversée »[35]. Ici, l’espace et le temps sont réunis dans la coïncidence des contraires qui sont l’infiniment grand et l’infiniment petit, et dans leur mise en abyme : le géant boschien est immense par rapport à l’ « homme de la faute », mais il est infiniment petit par rapport à l’univers.
La gigantisation de l’homme-arbre, de l’oiseau avalant des humains, puis les déféquant à travers une bulle translucide, celle des instruments de musique ou des oreilles (panoties), dans l’Enfer du Jardin des délices, ou encore la gigantisation des oiseaux, des poissons, des fruits ou des moules, dans le tableau central, signe un phénomène de « déréalisation schizophrénique »[36] chez l’homme du « temps de la faute », pour lequel le processus d’individuation, dont l’objectif est « l’unification des réalités intérieures et extérieures »[37], se déroule de manière ambiguë.
En effet, le schème de l’avalage, associé à la gigantisation, semble unir intérieur et extérieur et faire des humains et des monstres des êtres unis et séparés, à la fois. Pourtant, la gigantisation annule ce processus en venant intensifier le « complexe de l’ego » qui efface la notion de « multiplicité unifiée », d’élargissement de la conscience et de « “savoir absolu” dans l’inconscient »[38], que représente l’Unus Mundus.
c.2) Tentative de reconquête de l’atemporalité
Mais la gigantisation des animaux, objets et monstres présage aussi leur « divinisation », « maîtrise de l’univers » et « souveraine domination »[39] sur l’homme angoissé du « temps de la faute », dans le sens où leur conscience a-humaine d’un temps qui ne s’écoule pas prime sur les repères temporels rassurants que la fragile petitesse de l’homme lui fait poser. En effet, la représentation mentale que chaque être se fait de l’espace-temps est proportionnelle à sa propre dimension physique.
c.2.1) Le schème de l’avalage
L’inversion spatio-temporelle et mythique persiste donc à travers le schème de l’avalage. Dans La descente et la coupe du Régime nocturne de l’Image, Gilbert Durand précise, à propos du « complexe de Jonas »[40] bachelardien, que « l’avalage ne [le] détériore pas »[41]. En effet, l’ « homme de la faute » ressort intact du ventre de l’oiseau géant de L’Enfer du Jardin des délices. De l’analyse de Bachelard, citant Charles Ploix, il résulte que l’avalage « fait disparaître » le héros ou « le rend invisible »[42]. Avaler devient une « fonction mythique », pour Bachelard, à partir du moment où le héros n’est pas dévoré et doit être ramené (avec les siens, morts dans le ventre du monstre) « dans tout l’éclat du jour nouveau », « à la lumière », « tel un nouveau-né, au moment où le soleil se lève »[43].
Mais, chez Bosch, après avoir été avalé, l’ « homme de la faute » n’est pas ramené à la lumière et « à une nouvelle naissance »[44] : au contraire, il est déféqué pour aussitôt être enseveli dans les eaux létales et noires de l’Enfer.
c.2.2) L’empilement des germes et des temps
On retrouve le motif de l’empilement des germes, puisque, de même que l’(homme-) arbre, symbole de maternité, était « empilé » sur l’eau, autre symbole de maternité, de même le ventre de l’oiseau géant de L’Enfer, symbole sexuel, digestif et organique, est « empilé » sur le « ventre » des eaux noirâtres, donc de consistance digestive et organique aussi, qui va, à nouveau, engloutir « l’homme de la faute ». Cet empilement, à la symbolique maternelle, sexuelle, digestive et organique, renvoie à l’empilement des temps différents (végétal, animal et humain), synthétisés dans la figure du monstre, et à l’empilement du passé, présent et futur einsteiniens. Cette élasticité du temps est le corollaire de l’élasticité de la métamorphose tératologique.
« L’homme de la faute » ne peut être ramené à un « jour nouveau » car, digéré par l’estomac de l’oiseau-monstre, il subit la « transmutation » de son ancienne conception du temps, qui tendait à séparer le lendemain de la veille, en une nouvelle conception atemporelle, celle du monstre, pour lequel il n’est pas de jour nouveau.
Pour que l’« homme de la faute » finisse par s’approcher de la Divinité, il doit passer par une germination intérieure, où les images de la descente et de la profondeur sont isomorphes et où « c’est au-dedans de soi qu’il faut regarder le dehors ». En effet, pour le temps intérieur, il n’y a pas, non plus, de passé, de présent, de futur, mais bel et bien un espace global insécable, proche de la perception divine.
Ici encore, Bosch joue avec l’ambiguïté qui résulte de la « fonction mythique » de l’avalage associée à l’atemporalité tératologique : en effet, la « fonction mythique » de l’avalage, à la différence du croquage, permet au héros d’accéder à un « jour nouveau ». Or, tous les jours étant les mêmes dans l’atemporalité, à partir du moment où il n’y a pas de notion de Temps, celle-ci ne peut connaître de « jour nouveau ».
Sans doute Mircea Eliade aurait-il pu avoir le dernier mot : « Le poisson qui engloutit Jonas et les autres héros mythiques symbolise la mort : son ventre représente l’Enfer. Dans les visions médiévales, les Enfers sont fréquemment imaginés sous la forme d’un énorme monstre marin [ …] Être englouti équivaut donc à mourir, à pénétrer dans les Enfers – ce que tous les rites primitifs d’initiation [ …] laissent très clairement entendre. Mais, d’autre part, l’entrée dans le ventre du monstre signifie aussi la réintégration d’un état préformel, embryonnaire. [ …] Les ténèbres qui règnent à l’intérieur du monstre correspondent à la Nuit cosmique, au Chaos d’avant la création. Autrement dit, nous avons affaire à un double symbolisme : celui de la mort, c’est-à-dire de la fin d’une existence temporelle, et par conséquent, de la fin du Temps – et le symbolisme du retour à la modalité germinale, qui précède toute forme et aussi toute existence terrestre temporelle »[45]. Cependant, une fatale fissuration symbolique des mythes d’émersion reste inscrite éternellement sur l’écorce ovoïde de l’homme-arbre et nie donc la « fin du Temps » et son « symbolisme de retour à la modalité germinale ».
Conclusion :
a) Le monstre, une totalité accidentée
Le monstre de Bosch est ainsi une entité hybride, vectrice de désordre, qui se veut défi au temps et à la nature ordonnée telle que Dieu l’a créé. En ce sens, il représente un accident, une opposition, et donc une « levée de sens »[46], dans la trajectoire spatio-temporelle de l’ « homme de la culpabilité ».
Au cours de son processus métamorphique, le monstre boschien totalise[47] et synthétise donc tous les temps – temps humain, temps animal, temps végétal, mais aussi temps divin, à travers sa gigantisation – dans une perspective dialectique de « coincidentia oppositorum »[48], même si la perception[49] plurielle et fragmentée[50] de ces temps finit par s’annihiler d’elle-même.
Aussi, cette totalité accidentée révèle un manque, qui s’absorbe cependant aussitôt dans sa propre aporie : celui de traverser des temps pluriels et de n’en atteindre aucun, parce que, se résorbant les uns les autres, ils s’abolissent et deviennent inexistants.
b) Le monstre comme véhicule d’un autre ordre de réalité
L’intuition boschienne de l’absence de réalité spatio-temporelle, s’opposant à ce « temps de la faute » imposé par le christianisme, pourrait trouver une résonance dans ce commentaire de Raymond Ruyer : « Ce qui est certain, c’est que notre présence actuelle dans l’espace et le temps ne saurait être le tout de notre réalité, et de la réalité »[51].
Le monstre de Bosch pourrait donc apparaître comme le véhicule de la pénétration d’une autre réalité dans la réalité terrestre et d’un autre espace-temps dans l’espace-temps de l’homme[52].
L’approche de R. Ruyer correspondrait aussi à l’analyse que fait M. Cazenave, à propos du phénomène de la synchronicité : « Dans « la femme aux oiseaux », on ne pourra ainsi dire en aucun cas que c’est la constellation de l’archétype augural qui a fait apparaître le phénomène synchronistique [ …], mais que la constellation de l’archétype a été l’un des modes d’apparition d’un ordre différent dans notre temps quotidien »[53].
De la même manière, le monstre boschien, à partir de son lien archétypal avec ces êtres à l’« apparence sous-humaine » des premiers temps, dont parle Eliade, constitue « l’un des modes d’apparition d’un ordre différent » dans le « temps quotidien » des « hommes de la faute ».
Le croisement d’espèces et d’espaces-temps différents favorise une annihilation du sens familier à l’ « homme de la faute », au bénéfice d’une autre proposition de sens, concrétisée dans la métamorphose tératologique et en lien avec un autre ordre de réalité.
Le monstre n’est donc pas « continuité de sens », mais « travestissement oblique »[54] du sens, investissant une dimension du « réel » qui nous est inconnue.
c) La fragmentation du temps comme « continuité de sens », opposée à l’absence de sens de l’atemporalité
De fait, la vie atemporelle et oisive des êtres du panneau central, non mus par un objectif particulier, dont le temps ne peut donc être découpé en vue d’une quelconque réalisation, n’est pas non plus « continuité de sens », comme dans la thèse gnostique[55]. Seul le temps divisé en passé, présent et futur de l’« homme de la faute » (qui doit « gagner sa vie à la sueur de son front » dans la religion judéo-chrétienne) donne un sens à la vie, en donnant des repères temporels et une urgence à vivre.
Ainsi, l’ « homme de la faute » divise le temps (et travaille) pour donner un sens à sa vie, contrairement à la Divinité qui, elle, ne peut donner de sens à sa vie atemporelle, dans la mesure où celle-ci n’est pas rythmée par des repères temporels et un aboutissement individuel à atteindre avant la mort.
À l’inverse, dans l’atemporalité (du tableau central), l’ « homme de la culpabilité » se retrouve dans le non-sens temporel car l’absence de temporalité revient à effacer sa faute et sa chute. La faute et la chute donnent donc un sens à la vie (sens que ne posséderait pas l’atemporalité utopique), même si nous ne percevons pas ce sens.
La recherche du plaisir (largement perceptible dans le tableau central) noyée dans l’atemporalité, hors du temps divisé de l’ « homme de la faute », annihile donc la culpabilité du premier couple, ici déployé à l’infini, comme dans une infinité de mondes parallèles[56]. Les multiples avatars d’Adam et Ève que nous sommes n’appartiennent plus au « temps de la faute », mais au temps déculpabilisant de l’atemporelle utopie.
Le « temps divisé de la faute » n’étant pas évoqué dans ce tableau, alors qu’il représente la vie terrestre, Bosch ne fait donc aucune différence entre l’atemporalité qui en émane et celle qui règne dans le Paradis et dans l’Enfer, donc aucune différence entre le Temps, que l’homme divise lors de son passage éphémère sur terre, et l’Éternité, qui est un temps éternel. Or, si le Temps n’existe plus, la notion d’Éternité n’existe plus non plus, et donc le Paradis et l’Enfer n’ont plus de raison d’être, puisqu’ils sont noyés dans la même inexistence du temps (d’où le prégnant « vide religieux »).
Ainsi, si nous avons pu parfois repérer la subversion topographique du Jardin d’Éden et la déconstruction des mythes d’émersion, dans Le Jardin des délices, participant d’une tentative de déconstruction de l’atemporalité et du non-sens qu’elle véhicule, au profit d’une restitution d’un temps divisé, mais qui apporte un sens à la vie, nous avons aussi pu constater une tentative de reconquête de cette même atemporalité et la subversion du « temps de la faute » dans Le Jardin des délices et Le Chariot de foin.
En effet, l’« homme de la faute » rêve d’atemporalité et d’âge d’or, comme dans le tableau central, mais, en réalité, il passe son temps à chercher un sens à sa vie, en se posant des repères temporels. Il se situe donc dans un paradoxe qui étire sa vie entre la recherche d’un sens et le désir de non-sens. Mais l’« homme de la culpabilité et de la honte », qu’est aussi le peintre lui-même, mis en abyme et en scène au milieu de ses propres personnages, ces autres hommes du « temps de la faute », sous la figure du monstrueux homme-arbre (stabilisé sur les eaux de L’Enfer), plus que de désirer réellement le non-sens, désirerait le rêver. C’est pourquoi il crée des mondes d’utopie, où l’utopie se confronte à sa propre impasse, comme celle de l’homme-arbre, figé, sans sourire, dans les eaux noires, profondes et instables de L’Enfer.
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Notes
[1] Nous mettrons systématiquement l’expression « homme de la faute » (ou « temps de la faute ») entre guillemets pour bien signifier l’aspect insécable qui existe entre Ève et sa « faute » d’avoir goûté au fruit de la connaissance, et le lien « héréditaire » persistant, par lequel tous les hommes subissent tout le poids de cette « faute », au regard des religions sémitiques. En effet, le « temps de la faute », et celui, plus religieux, « du péché » existaient déjà chez les Sumériens. Jean Bottéro, dans son chapitre sur La naissance du péché, dans Initiation à l’Orient ancien (Paris, Seuil, 1992), parle de « cette désobéissance aux dieux qu’était essentiellement le péché, par lequel on pouvait (…) à tout instant entrer en conflit avec le monde surnaturel » (p. 293). Suit un long « catalogue des péchés » et des « fautes » (p. 293 sq.). Bottéro opère une différence essentielle entre le péché et la faute, à propos des Grecs et des Romains : « Notre péché, parfaitement ignoré de nos ancêtres grecs et romains, qui ne connaissaient que les infractions à l’ordre social et au rituel, et les manquements aux convenances, est une invention sémitique » (p.291). C’est pourquoi, nous préférons, ici, l’expression « temps de la faute » à celle de « temps du péché » qui serait inexacte, car ne recouvrant pas l’ensemble des civilisations. Par ailleurs, Dodds, dans Les grecs et l’irrationnel (Paris, Flammarion, 1977), parle de « civilisation de honte » et de « civilisation de culpabilité » (p. 37 sq.). Mais la notion de « faute » était vraisemblablement déjà aussi présente à l’esprit de l’homme préhistorique, dès l’instant où, pour Carlo Rovelli – citant Julian Jaynes -, « l’idée de dieu est née au cours de la révolution néolithique, il y a environ dix mille ans. (…) [Le] cadavre [du mâle dominant dans le groupe humain] encore « parlant » (…) évolue en statue du dieu, adorée sur la place centrale de la cité. » (Anaximandre de Milet ou la naissance de la pensée scientifique, Paris, Dunod, 2009, p. 154). C’est donc sans doute à partir de règles édictées par ce souverain devenu dieu et impliquant la notion de « faute », qu’a vu le jour la consolidation du groupe, à travers sa structuration sociale et psychologique.
[2] Pour André Delaporte, « l’utopie, c’est l’effort, souvent raté, d’une humanité pour essayer de retrouver d’une certaine façon et par ses seuls efforts l’âge d’or lors même que la Divinité s’est éloignée – ou plutôt, que l’humanité s’est éloignée de la Divinité. C’est dans la Bible que le rapport entre les deux thèmes [âge d’or et utopie] est le mieux suggéré (…). [Le] Paradis terrestre [est le] seul exemple d’une utopie que le croyant est persuadé devoir se réaliser un jour : c’est par Dieu qu’elle sera instaurée, établissant Son Règne en compagnie de Ses fidèles » (Le Mythe de l’âge d’or, Grez-sur-Loing, Pardès, 2008, p. 36). Le jardin d’Éden est donc bien une manifestation utopique non réalisée (dans le sens conçu par Jean Servier, de non « pratiquée », dans Histoire de l’utopie, Paris, Gallimard, 19912, p. 6), dans la mesure où elle correspond à l’origine étymologique grecque du mot « utopie » qui veut dire « nulle part » (ou-topos) et « lieu de bonheur » (eu-topos) (Nous nous référons, ici, à l’étymologie proposée par Georges Minois, dans L’Âge d’or, Histoire de la poursuite du bonheur, Paris, Fayard, 2009, p. 184). En effet, l’Éden est un lieu « difficilement localisable » (A. Delaporte, Op. cit., p. 32) et constitue un lieu de bonheur tant que le premier couple ne goûte pas au fruit de la connaissance.
[3] J. Servier, Op. cit., p. 332 : « Toutes les utopies sont des uchronies. (…) L’utopie se présente à nous (…) figée dans un éternel présent ». De même, l’atemporalité, qui est une absence de temps, une inexistence du temps, est « figée » dans un éternel présent.
[4] Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1957, p. 198. Nous citons et développons plus loin ce passage.
[5] L’expression d’ « espace-temps élastique » n’est pas d’Einstein, mais de Thibault Damour qui reproduit au plus près la pensée du savant, dans Si Einstein m’était conté, De la relativité à la théorie des cordes, Paris, Le Cherche Midi, 20122, chapitre 3 : L’espace-temps élastique.
[6] Brian Greene, physicien américain, cite Einstein dans La Magie du Cosmos, Paris, Laffont, 2005, p. 241.
[8] C. G. Jung, Psychologie de l’inconscient, cité par Michel Cazenave, dans « Synchronicité, physique et biologie », in H. Reeves (et alii), La Synchronicité, l’âme et la science, Paris, Albin Michel, 1995, p. 34.
[11] Nous reprenons l’idée d’Einstein, explicitée par T. Damour, dans Si Einstein m’était conté, p. 55-56. T. Damour compare les trois temps à un empilement de cartes, dont une seule existe simultanément. Ainsi, seul le présent existe. Ce qui revient à dire, en accord avec Carlo Rovelli (Et si le temps n’existait pas ? Un peu de science subversive, Paris, Dunod, 2012), que le temps, lui-même, n’existe pas, – de même que l’espace, qui est la même chose que le temps.
[15] G. Minois, dans L’Âge d’or, histoire de la poursuite du bonheur (p. 159) relève, chez Bosch, une « ambiguïté avec une habileté telle que les érudits n’arrivent toujours pas à décider si le peintre a voulu représenter le bonheur ou son dérèglement » dans le tableau central du Jardin des délices.
[16] De plus, en ce lieu clos que devrait être le Jardin d’Éden, le processus de retour aux origines semble aussi à l’œuvre à travers la présence des quatre fleuves du paradis, corollaires du liquide amniotique de la matrice maternelle. Un possible rêve de communauté, qui renverrait au souvenir de « communauté » le plus ancien, celui qui consistait à vivre au plus près de sa mère, c’est-à-dire en elle, semble tout aussi prégnant, ce que désigneraient les nombreux fruits ovoïdes, semblables à des morulae issues de la corona radiata pré-natale, du tableau central du Jardin des délices, dans lesquels les personnages pénètrent, selon un flagrant processus de réintégration symbolique.
[19] Ce temps de l’angoisse est particulièrement perceptible dans le phénomène de l’obsession tératologique chez Bosch.
[20] Malgré son lien avec les êtres « purs » des premiers temps s’éveillant à un « monde neuf et frais », et en dehors de toute considération spatio-temporelle, le monstre boschien participe de l’anti-utopie, par l’emploi « impur » que peut en faire Bosch (en le munissant d’objets pointus et tranchants, etc). De là, toute l’ambiguïté qui le caractérise.
[21] J. Servier, dans Histoire de l’utopie (p. 332-333), affirme : « Cette quête de l’immuable fait de l’utopie une île, souvent protégée par des bras de mer concentriques, une cité close entourée de champs réguliers. »
[22] Pour Hansueli F. Etter, « la pensée scientifique de notre temps, qui apparaît pour la première fois chez les grands philosophes grecs tels qu’Héraclite, Pythagore, Platon, Aristote et d’autres, fut revivifiée en Europe par le Moyen-âge finissant. » (« L’évolution en tant que continu synchronistique », in H. Reeves (et alii), La Synchronicité, l’âme et la science, p. 133).
[23] Selon ces physiciens contemporains, le big-bang contient très peu d’entropie, alors que notre univers en expansion va vers une entropie galopante. Dans La Magie du Cosmos, Brian Greene démontre que des convulsions du big-bang est née la « flèche du temps » qui pousse le monde vers l’entropie et le hasard.
[25] Sa démultiplication, depuis le tableau central du Chariot de foin jusqu’au premier plan de L’Enfer, dans Le Jardin des délices, sous le drap de l’oiseau géant, où il est affublé d’un miroir, et sur ses eaux létales, laisse aussi présager un homme-arbre en perpétuelle mutation, qui ne devient pas monstre d’un seul coup, mais devient chaque jour un peu plus monstre que la veille.
[26] Brian Greene utilise l’exemple d’une voiture pour faire sa démonstration : « La vitesse de la voiture dans le temps est diminuée lorsqu’elle dévie une partie de son mouvement dans l’espace. Cela signifie que la progression de la voiture dans le temps est ralentie et donc que le temps s’écoule plus lentement pour la voiture et son conducteur lancés à toute vitesse, que pour l’observateur et tout ce qui reste stationnaire autour de lui. » (La Magie du Cosmos, p. 96).
[27] Analyse communément admise par les ouvrages d’histoire de l’art, par exemple dans le livre de Walter Bosing, Tout l’œuvre peint de Bosch, Cologne, Taschen, 2012. Cette perception de rapidité de l’écoulement du temps symbolise, sur un autre plan, pour les personnages, l’avidité de posséder des richesses et leur flux intarissable.
[28] Nous ne nous attardons pas sur cette dimension encore syncrétique de l’Enfer chrétien mêlé aux Enfers païens, à travers la présence du fleuve infernal. Mais ce fleuve, différent du Styx en ce qu’il serpente, vient aussi en écho à celui du Paradis du volet gauche et surtout du tableau central.
[29] Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1942, p. 99-100.
[32] Bachelard, Op. cit., p. 101, où il cite un passage du livre de Marie Delcourt : Stérilités mystérieuses et naissances maléfiques dans l’antiquité classique, 1938, p. 65.
[35] Nous avons volontairement inversé l’expression durandienne de « gigantisme inversé », telle qu’elle est définie dans Le Régime Nocturne de l’Image – La descente et la coupe (Structures anthropologiques de l’Imaginaire, Paris, Dunod, 199211,p. 239-243).
[36] Pour Gilbert Durand, un « processus psychologique d’agrandissement des images (…) accompagne la déréalisation schizophrénique » (Op. cit., p. 150-151).
[39] G. Durand, Op. cit., p. 152. G. Durand cite Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948, p. 380.
[40] Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1948, chapitre V, p. 129 sq.
[46] Nous avons déjà analysé cette dimension de notre propre théorie de « l’opposition spatiale, comme levée de sens dans le prolongement temporel », dans notre article : « Didon dans l’Enéide : épiphanie d’une disparition », in M. Courrént et alii (Eds.), Transports, Mélanges offerts à Joël Thomas, Presses Universitaires de Perpignan, 2012, p. 399-423.
[47] G. Durand, parle du monstre comme étant un « symbole de totalisation » dans Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire, p. 360.
[48] M. Eliade, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1949, p. 351-352, où ce modèle mythique est défini.
[49] Patrick de Wever affirme que, pour Kant, « ni le temps ni l’espace n’appartiennent au monde brut, au monde tel qu’il est vraiment, indépendamment de nos sens, mais seulement au monde conçu par notre esprit. Ainsi, la conscience joue le rôle de prisme déformant sur nos sensations brutes. » (Temps de la Terre, temps de l’Homme, Paris, Albin Michel, 2012, p. 40).
[50] Nous pourrions comparer ces temps à des fragments d’absolu, nés du « hasard entropique » du Tout spatio-temporel. L’expression « hasard entropique » est de Brian Greene, à propos de l’univers qui était de faible entropie, lors du Big-bang, et qui va vers une entropie galopante.
[52] C’est exactement ce qui se passe dans Les Nuits de Flores (Paris, Christian Bourgois, 2005, p. 31) de l’écrivain argentin César Aira, lorsqu’un « touriste astral » vient déranger le quotidien des Peyró. Bien que la « monstruosité » de cet apparent touriste spatial se révèle finalement d’une autre nature, le portrait physique de ce « petit monstre » déguisé est, par ailleurs, étrangement proche de celui des monstres de Bosch (en bas, à droite du volet gauche de La Tentation de saint Antoine, particulièrement, ou, plus généralement, dans le Jugement dernier ou dans ses Etudes de monstres, à la plume et au bistre) : « … un être étrange, moitié chauve-souris, moitié perroquet, d’un mètre de haut, qui se décrocha d’un arbre au passage des Peyró, et se mit à marcher à leurs côtés, avec une élégance précaire, sur des jambes trop courtes et des petites chaussures en caoutchouc rouge ».
[54] Nous pensons ici à l’expression célèbre d’Einstein : « Inventer, c’est penser à côté ». Le monstre est une invention « à côté », « oblique » par sa nature diabolique, dans la doxa, dimension que nous éludons ici, parce que trop « visible », même si elle est sans doute essentielle.
[56] Brian Greene, dans La Réalité cachée. Les univers parallèles et les lois du cosmos (Paris, Laffont, 2012), défend l’idée de l’existence de mondes parallèles, dans les univers d’un multi-univers, contenant les personnes que l’on trouve sur terre, à l’identique et en autant de doubles que possible.