Gisèle Vanhese
Università della Calabria, Italia
gvanhese@libero.it
Thématique fantomale et spectralisation du récit
dans Biserica neagră d’Anatol E. Baconsky /
Phantomatic Thematics and Narrative Spectralization
in Biserica neagră by Anatol E. Baconsky
Abstract: This article analyzes, in the work of the Romanian writer A. E. Baconsky, the unifying theme of the revenant (the ghost, the spectre) and the process which we have called the spectralization of fiction. Does the relation function only at the thematic level? Or does the revenant also appear as the agent (or modalizer) of the spectralization of the narration? In our opinion, Anatol E. Baconsky’s Biserica neagră (The Black Church) exemplifies the theme of the revenant in its relation to the spectralization of the narration. We shall demonstrate its importance in the creation of the atmosphere of strangeness that permeates the novel. In particular we shall analyze the categories of the Crepuscular and the Lugubrious in order to illustrate how a « realist » and diurnal isotopy is constantly doubled by a secret and nocturnal isotopy.
Keywords: Romanian Literature; A. E. Baconsky; Anti–utopia; Fantastic; Crepuscular; Decadentism; Death.
La vie et la mort échangent leurs alliances
sous les constellations zodiacales figées et énigmatiques.
Anatol E. Baconsky
Analysant les fluctuations du sens d’imagination, imaginaire et image, Jean-Jacques Wunenburger reconnaît que, dans la langue grecque, depuis Homère, eikon (au sens d’image) « relève d’un champ d’expérience optique » alors que eidolon « a partie liée avec l’irréalité »[1]. Il observe que ce dernier terme est proche, par le sens, de phantasma « vision, songe ou fantôme ». C’est dire la proximité qu’entretiennent l’imagination et l’imaginaire avec le fantastique que Jean-Luc Steinmetz associe, de son côté, à phantasein signifiant à la fois « “faire voir en apparence”, “donner l’illusion”, mais aussi “se montrer”, “apparaître” lorsqu’il s’agit de phénomènes extraordinaires ». Le critique ajoute que « la phantasia est une apparition, tout comme le phantasma, qui désigne aussi un spectre, un fantôme (on trouve ce dernier emploi dans Eschyle et Euripide) »[2]. Il est certain que les apparitions fantastiques constituent une des formes paroxystiques de l’imaginaire et n’en finissent pas de nous troubler même au début du XXIe siècle. Freud n’accorde-t-il pas, dans son essai Das Unheimliche, une place centrale à ces apparitions dans la création de l’inquiétante étrangeté : « Ce qui semble à beaucoup de gens, au plus haut degré étrangement inquiétant, c’est tout ce qui se rattache à la mort, aux cadavres, à la réapparition des morts, aux spectres et aux revenants »[3] ? Rappelons sa théorie sur l’Unheimliche :
l’inquiétante étrangeté prend naissance dans la vie réelle lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par quelque impression extérieure, ou bien lorsque de primitives convictions surmontées semblent de nouveau être confirmées[4].
Commentant le texte freudien sur la résurgence des pulsions infantiles et le retour des croyances surmontées, Hélène Cixous relie de manière décisive ce processus psychanalytique à la figure même du revenant :
« Se montre à nouveau » : l’immédiate figure de l’Étrangeté, c’est le Revenant. Le Revenant est la fiction de notre relation à la mort concrétisée par le spectre et dans la littérature. La relation à la mort procure le plus haut degré de l’Unheimliche[5].
Concentrant, à la suite de Freud, sa réflexion sur les œuvres d’imagination comme réceptacles spécifiques du refoulé et du surmonté, Hélène Cixous en arrive à spectraliser, selon nous, le rapport de l’auteur (et aussi du lecteur) à la fiction :
elle « re-présente » ce qui dans la solitude, le silence, l’obscurité (ne) nous sera (jamais) présenté : ni réelle, ni fictive, la « fiction » sécrétion de la mort, anticipation de la non-représentation, hybride, corps composé de langage et de silence, qui dans le mouvement qui la tourne, et qu’elle tourne, poupée, invente les doubles, et la mort[6].
On peut donc s’interroger sur le lien unissant, dans une même œuvre, le thème du revenant (du fantôme, du spectre) et le processus de ce que nous avons appelé la spectralisation de la fiction. Le rapport se joue-t-il uniquement au niveau thématique ? Le revenant n’apparaît-il pas lui-même en tant que modalisateur de la spectralisation du récit ? Nous choisirons une œuvre qui propose, à notre avis, de manière exemplaire le thème du revenant dans son lien avec la spectralisation du récit : Biserica neagră d’Anatol E. Baconsky – un écrivain qui a passé parmi nous, écrit Eugen Simion, « comme un prince en exil, abstrait et mélancolique »[7] – pour montrer son importance dans la création du climat d’inquiétante étrangeté qui imprègne ce bref roman.
1. Spectralisation de la Ville
À première vue, la diégèse de Biserica neagră[8] rattache le roman aux œuvres anti-utopiques sur les régimes totalitaires. Le narrateur du récit à la première personne est un sculpteur qui, rentré dans sa ville natale (que l’on présume être en Roumanie), est contacté par une mystérieuse Ligue des Mendiants (claire allégorie du Parti totalitaire), louches personnages en haillons qui envahissent de plus en plus la Ville. En une véritable initiation à rebours, il est contraint de remplir lui-même successivement des charges absurdes : aide du sacristain de l’Église Noire, fossoyeur qui enterre sans doute des victimes éliminées par le Régime, fossoyeur qui déterre les morts pour vendre leur squelette, participant aux orgies nocturnes (réservées aux membres de l’élite du régime), officiant des mystérieuses cérémonies de veille funèbre dans l’Église noire. Il aboutit finalement dans le clocher de celle-ci pour remplir la fonction de sonneur. Après le siège de l’Église Noire par un groupe d’opposants « réformistes », il devient orateur – sur le Promontoire Noir – auprès des prisonniers qui lavent les os des squelettes, avant d’être contraint de retourner vivre auprès du sacristain de l’Église Noire pour recommencer tout le cycle de l’abjection. Sa tentative de fuite par la mer n’aboutira donc pas. Il restera prisonnier de la Ville et de son climat carcéral (où triomphent la délation, les condamnations arbitraires, la torture, l’angoisse, la solitude).
Le roman est caractérisé par la création d’un climat spécifique où prédomine l’influence du Romantisme frénétique et du Symbolisme décadent. Dès l’introduction, des phrases éblouissantes tracent le cadre d’un récit qui sera pourtant celui d’une utopie noire, celle d’une dictature totalitaire. L’auteur a certes pris soin, pour échapper à la censure du régime, de déplacer la diégèse dans un temps hors de la modernité, un temps qui ressemble à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle. Les premières phrases, par la densité des nombreux motifs symbolistes (l’automne, le crépuscule, les cloches, la solitude…), créent dès le début un climat inquiétant :
Mă întorceam spre casă umbrit de presimţiri anxioase. Sunetul paşilor mei pe caldarâm răspundea ritmat şi laconic miilor de glasuri pe care le dezlănţuiau în văzduh clopotele nenumăratelor biserici vechi, rămase din vremuri de măreţie şi de risipă. Întotdeauna spre amurgit, când întunericul venea cu mareea lui monotonă invadând oraşul, clopotele îşi începeau deconcertanta lor melopee prelungită uneori ceasuri în şir, potolindu-se abia târziu la răsăritul stelelor, sau, în serile colindate de vântul pustiu şi tiranic al ţărmului, îndeosebi toamna şi iarna, contopindu-se imperceptibil cu izbucnirea rafalelor şi cu vuietul posomorât al valurilor izbite în cheiul de piatră (p. 127).
Je rentrais, accablé de pressentiments. Le son bref et rythmé de mes pas sur le pavé répondait à l’écho dans le ciel des nombreuses cloches de nos églises anciennes, témoins d’un âge d’or majestueux et prodigue. À chaque crépuscule, quand la marée de l’obscurité envahissait la ville, les cloches commençaient leur déconcertante mélopée qui pouvait durer des heures entières. Elles se calmaient avec peine au lever des étoiles ou, les soirs d’automne et d’hiver habités par le vent tyrannique de la côte, elles se fondaient dans l’éclatement des rafales et le mugissement des vagues écrasées contre le quai de pierre (p. 17)[9].
Le narrateur erre dans les rues désertes en proie à la magie mortifère de la Ville scandée par le son continuel des cloches (n’oublions pas qu’à la fin du récit, le personnage principal deviendra le sonneur de l’Église Noire) :
şi toată vremea şi-o petrecea printre cărţi şi clopote. Şi ce clopote ! Erau cele mai mari şi mai melodioase din câte auzisem vreodată sunând prin nenumăratele oraşe colindate în copilărie şi tinereşte (p. 143).
et il partageait le plus clair de son temps entre les bouquins et les cloches. Et quelles cloches ! C’étaient les plus grandes et les plus mélodieuse de toutes celles que j’avais pu entendre dans les villes que j’avais traversées au cours de mon enfance et de ma jeunesse (p. 37).
Chez Baconsky, la figure du revenant, du fantôme et du spectre surgit comme une grande métaphore de l’atmosphère imprégnant la Ville, ce grand contenant où l’être lui-même devient fantomatique. Le narrateur se sent d’abord, dès les premières pages, un étranger – un des thèmes obsessifs[10] de l’œuvre baconskyenne comme en témoigne en particulier la nouvelle Echinoxul nebunilor – et même un revenant (« strigoi ») ou un fantôme (« stafie ») :
Am deschis poarta cu mâna crispată şi am pătruns ca un strigoi (p. 128).
J’ouvris la porte la main crispée et j’entrai, comme un revenant (p. 18).
eu care eram cel mai străin […] ca o stafie ? (p. 191).
n’étais-je pas étranger […] comme un fantôme ? (p. 102).
mergeam în vârful picioarelor, o stafie, o bucată de noapte mişcându-se înlăuntrul nopţii (p. 224).
je marchais sur la pointe des pieds, un fantôme, un morceau de la nuit se déplaçant dans la nuit.
Le rapport du narrateur à la mort se fait encore plus explicite avec « s-au întors privindu-mă o clipă cu stupoare, ca pe o stafie răsărită dintr-un mormânt uitat » (p. 138 ; « ils se retournèrent vers moi, stupéfaits, me dévisagèrent comme si j’étais un fantôme sorti d’un tombeau abandonné » p. 30). À chaque fois, le comme modalise le rapport entre réel et irréel, incertitude où réside le Fantastique selon Todorov. Mais d’autres éléments concourent à la création de l’Unheimliche et à la spectralisation de la Ville. Pensons en tout premier lieu à l’automne avec sa brume et ses pluies qui enveloppent la Ville de l’Église noire d’un suaire fantomal. La Ville engendre ainsi un climat délétère qui s’infiltre dans les méandres de l’être pour l’entraîner dans sa propre dissolution.
2. Itinéraire achérontique
S’il est vrai que Biserica neagră décrit la parabole descendante de l’actant principal et le processus de dégradation d’une société sous une dictature totalitaire, le roman déploie aussi un autre itinéraire, un itinéraire « achérontique » qui prend le plus souvent les caractéristiques d’un complexe de Caron tel que l’a analysé Bachelard. Baconsky projette sa rêverie avant tout sur la mer, et une mer nordique comme l’ont remarqué les critiques[11] :
Ţărmul pieri şi jur-împrejur nu se mai vedeau decât apele agitate în semiîntuneric şi creste albind, păsări căzute, voaluri de mirese moarte cu mâini palide implorând o clipă cerul ascuns şi scufundându-se în adâncimile unde stăpânesc plante oarbe, coloane de marmoră şi unde melodioase de harpe verzi (p. 187).
La rive disparut et l’on ne vit plus que les eaux agitées dans la pénombre et les crêtes crayeuses : oiseaux tombés, voiles de mariées mortes aux mains pâles implorant le ciel caché et coulant dans les profondeurs, royaume des plantes aveugles, des colonnes de marbre et des ondes mélodieuses de harpes vertes (p. 98).
L’auteur condense en quelques phrases tout un imaginaire mythique thalassal. Les « colonnes de marbre » ne sont-elles pas celles d’une Atlantide engloutie ? Les « mariées mortes aux mains pâles » ne reviennent-elles pas pour reprendre leur époux et les amener dans l’au-delà comme dans le légendaire romantique ? On songe à l’histoire du fiancé fantôme ou de la fiancée (ou épouse) fantôme qui a son origine dans la croyance balkanique du Frère revenant. Archétype qui est ici revécu par l’écrivain sous la forme ophélienne de la jeune noyée.
Avec l’évocation des mariées mortes coulant dans les profondeurs marines, Baconsky réactive à la fois l’imaginaire thalassal et l’apparition du revenant. En effet Jean Libis a montré, à la suite de Bachelard, la dimension létale de toute rêverie aquatique : « L’eau est hantée par le peuple, blême et étrange des noyés […] : immixtion redoutable de la survie au sein de la mort même, ou si l’on veut prolongation de la mort dans la mémoire hébétée des vivants »[12]. En fait, les noyés – et ici ce sont les « mariées mortes aux mains pâles » – sont toujours susceptibles, comme les fantômes et les spectres, de revenir dans notre monde. Parlant du retour des morts, Freud ne remarquait-il pas :
Nous-mêmes – j’entends nos ancêtres primitifs, – nous avons jadis cru réelles ces éventualités, nous étions convaincus de la réalité de ces choses. Nous n’y croyons plus aujourd’hui, nous avons « surmonté » ces façons de penser, mais nous ne nous sentons pas absolument sûrs de nos convictions nouvelles, les anciennes survivent en nous et sont à l’affût d’une confirmation[13].
À partir de cette pensée archaïque « qui ne cesse de scintiller au creux de la pensée moderne »[14], Jean Libis montre combien les noyés de la mer sont plus redoutables que ceux de l’eau douce : « les noyés de la pleine mer suscitent un désarroi bien autrement intense : quelque chose qui n’est pas sans rapport avec le sentiment de culpabilité »[15]. En effet, ces derniers nous obsèdent doublement. D’abord à cause de leur errance « infinie, inimaginable, insupportable à force d’être indéterminée »[16] et ensuite par la menace de leur potentiel retour. On y reconnaît cet axiome de l’imaginaire que met en évidence Libis : « celui qui meurt par l’eau acquiert le don de sempiternité, fût-ce au prix d’un changement de substance. C’est pourquoi la mort aquatique est à la fois redoutée, en tant qu’elle crée un maléfice spécifique, et désirée, en tant qu’elle implique une persistance paradoxale »[17].
Cette transmutation de substance n’a-t-elle pas lieu sous nos yeux, par la magie de la métaphore baconskyenne, qui transforme l’écume blanche de la mer en voiles de mariées noyées ? Quant au narrateur, n’a-t-il pas lui-même subi une sorte de noyade ? En effet, lors de sa tentative de fuite sur un navire étranger, il est jeté à la mer par les marins qui l’ont découvert :
Lung, lung, lung mi-a fost drumul. Mi se părea că merg înapoi. Şi poate că mergeam într-adevăr înapoi, eşuam pe aceste ape reci învins de nu ştiu cine care luase masca înşelătoare a hazardului (p. 138).
Long, long, long aura été ce parcours. Il me semblait reculer. Et peut-être qu’en effet j’allais à reculons, que j’échouais dans mon combat contre les eaux froides, vaincu par je ne sais quoi, par quelqu’un qui aurait arboré le masque trompeur du hasard (p. 31).
Le narrateur réussit à gagner la terre ferme, où il s’écroule épuisé « sombrant dans un sommeil proche de la mort » (p. 31 ; « căzând într-un somn frate cu moartea » p. 139). On peut se demander si, ici aussi, le personnage n’a pas changé de substance. En effet, c’est à partir de ce moment-là qu’il va devenir un autre, transformation provoquée – sur l’isotopie historique – par l’envahissement de sa vie et de sa conscience par la Ligue des Mendiants (allégorie du Parti totalitaire), mais aussi, à un niveau profond, par son retour du royaume de la mer, toujours assimilé dans l’imaginaire archétypal au règne de l’au-delà : « à tout au-delà s’associe l’image d’une traversée »[18] remarque Bachelard. En ce sens, l’itinéraire « achérontique », pour reprendre une expression de Baconsky, est lié à un complexe de Caron. « La Mort ne fut-elle pas le premier Navigateur ? »[19] se demande le philosophe. Le voyage en mer anticipe en fait l’ultime traversée car « Le héros de la mer est un héros de la mort. Le premier matelot est le premier homme vivant qui fut aussi courageux qu’un mort »[20]. Ainsi, conclut-il, « tout un côté de notre âme nocturne s’explique par le mythe de la mort conçue comme un départ sur l’eau »[21].
Par deux fois, le narrateur décrit le départ d’une barque noire emportant les fossoyeurs et chargée de squelettes. Et la barque où il prend place devient une véritable « barque des morts » au sens littéral (puisqu’elle transporte des os exhumés) comme au sens symbolique (tel qu’il est exposé par Bachelard), Baconsky (dé)jouant cependant – comme au second degré – le pouvoir potentiel du mythe :
Aşteptam mereu să-i văd oprindu-se şi trimiţând scheletele spre odihna adâncimilor, care bănuisem că le era hărăzită. Îmi şi închipuiam dansul lor legănat prin apă, fluieratul subţire al oaselor urmărite de ochii rotunzi şi imobili ai peştilor, spectatori privilegiaţi ai celor din urmă gesturi pe care fostele trupuri aveau să le mai schiţeze vreodată înainte de a primi botezul altor regnuri (p. 187-188).
Je m’attendais à chaque instant à les voir s’arrêter pour donner aux squelettes le repos des profondeurs. J’avais pensé que tel serait leur sort. J’imaginais leur danse animée par les eaux, le léger sillage des os suivis par les yeux ronds des poissons, spectateurs privilégiés de gestes qu’en définitive les anciens corps devraient esquisser une fois au moins avant de recevoir le baptême de nouveaux règnes (p. 99).
Par ailleurs, le mystérieux navire blanc, que le narrateur aperçoit lorsqu’il aborde sur le promontoire du phare, peut être assimilé à un vaisseau fantôme. Ce navire est, pour Jean Libis, l’homologue du noyé car son errance est éternelle elle aussi. Sa blancheur « nocturne, lunaire, froide, faite de vide »[22] évoque la « couleur du linceul, de tous les spectres, de toutes les apparitions »[23]. Libis parle à ce sujet de « fantômisation du navire »[24] car il revient du royaume de la mort :
L’essentiel du « vaisseau-fantôme », plus directement inquiétant, réside en ceci : un navire, avec ou sans équipage repérable, est voué à errer sempiternellement sur les eaux. Irréductible au monde des vivants, il désigne pourtant l’impossibilité de mourir, la mort inachevée, le non-accomplissement de la nécessité[25].
3. Du Lugubre au Macabre
Le noyau symbolique central polarisé, chez Baconsky, sur la Mort instaure donc un climat spécifique allant du Crépusculaire au Lugubre tels que les a étudiés Michel Guiomar. Dès la première page du récit, l’atmosphère évoquée est crépusculaire, non seulement par le moment de la journée – « à chaque crépuscule » – mais aussi par l’automne comme temps intermédiaire et « moribond » de l’année :
Era o zi de toamnă târzie […]. Cerul mare şi orizontul mut la capătul apelor cenuşii străbătute de verdele rece al unui anotimp muribund (p. 145).
C’était un des derniers jours d’automne, avec un ciel immense et un horizon silencieux aux confins des eaux cendrées, sillonnées par le vert froid d’une saison à l’agonie (p. 40).
D’autres éléments appartiennent encore au Crépusculaire comme la brume et le brouillard qui rendent toute réalité fantomatique[26] :
Ziua se arăta fără soare, uşor haşurată de brumele începutului de toamnă cu frunze galbene în rarii copaci ai oraşului, cu văzduh tremurător peste conturele caselor somnolente, cu o briză adiată şi sidefie în spaţiile goale colindate de o lumină amară (p. 130).
La journée débutait sans soleil, légèrement zébrée par les premières brumes automnales et les feuilles jaunies des arbres clairsemés de la ville. C’était un automne au ciel tremblant sur les faîtes des maisons somnolentes et à la douce brise nacrée des espaces vides où errait une lumière amère (p. 21).
Au trecut zile şi nopţi monotone, a venit ceaţa după îndelungate ninsori şi geruri sticloase, cu îngânarea de alb şi negru a pescăruşilor şi a ciorilor, stoluri bastarde vânturate în văzduhul încremenit (p. 232).
Jours et nuits ont passé, monotones ; le brouillard a succédé aux interminables averses de neige et aux gels à pierre fendre, métissage de blanc et de noir, de mouettes et de corneilles, nuées bâtardes poussées par le vent dans le ciel immobile (p. 157).
Nous ajouterons aussi le masque[27] et le Double qui surgissent, dans le roman, de manière oblique. En effet, c’est toute l’angoisse du Double qui revient, comme dans Le Horla de Maupassant :
Eram sănătos şi totuşi aveam parcă senzaţia că altcineva s-a însănătoşit pentru mine (p. 150).
J’étais en pleine forme, et pourtant j’avais l’impression que quelqu’un d’autre s’était refait une santé à ma place (p. 47).
La Ville de Baconsky peut être assimilée à une ville morte, à une « cetate-cavou » (p. 135; « ville-tombeau » p. 27) en perpétuelle agonie : « acest oraş ticăloşit şi nevolnic, mort înainte de a fi trăit sau agonizând dintr-o naştere blestemată să n-aibă moarte » (p. 135 ; « cette ville viciée et malingre, morte avant d’avoir vécu, née agonisante et condamnée à ne pas mourir » p. 27). Typique du spectral et du fantomal, la transgression des frontières entre la vie et la mort est continuelle : « Era o moarte vie care mă copleşea, un dor absurd şi anticipat, un vid aherontic » (p. 137 ; « c’était comme si une mort vivante m’accablait, une nostalgie absurde et anticipée, un vide achérontique » p. 29). Chez Baconsky, l’emprise de la mort s’accentue de façon encore plus lugubre, sans doute sous l’influence de la poétique expressionniste :
Mi se părea că sunt un cadavru pe care trei gropari solemni îl poartă prin labirintul unui cavou fabulos, spre scaunul consacrat într-o ierarhie acherontică (p. 196).
J’avais l’impression d’être un cadavre que trois fossoyeurs solennels conduisaient à travers le labyrinthe d’un caveau fabuleux, vers le sanctuaire d’une hiérarchie achérontique (p. 109).
Ville-tombeau, cimetière, travail de fossoyeur orientent la narration vers le Lugubre, comme le définit Guiomar : le Lugubre est « la reconnaissance première d’un potentiel maléfique des choses ; l’insolite est la manifestation même du maléfique »[28]. L’Église noire elle-même abrite le bestiaire typique du Fantastique (chauves-souris et oiseaux de nuit) accompagnant souvent le phénomène spectral ou fantomal. Ses espaces voûtés se métamorphosent même en grottes : « peşteri încrucişate sub bolţi pe care lilieci şi păsări de noapte domnesc în devălmăşie » (p. 217 ; « grottes entremêlées où les chauves-souris et les oiseau de nuit régnaient en maîtres » p. 136). Signalons d’autres intersignes avant-coureurs du Fantastique comme la présence obsédante du vent (ce que Guiomar nomme les courants d’air de l’au-delà) : « force silencieuse et présence, il est insolite […]. Atteignant la matière, il lui donne une plainte, il est lugubre »[29]. On décèle aussi, chez Baconsky, une véritable complaisance (allant parfois jusqu’à la caricature et au grotesque) dans l’évocation de phénomènes ayant trait à la mort comme l’agonie, le squelette, la pourriture, la décomposition, ce qui l’apparente à l’esthétique frénétique du Romantisme le plus noir et même au Gothique et Néo-gothique postmoderne.
4. Un paysage du Seuil
L’apparition fantomale coïncide bien souvent avec le franchissement d’un Seuil. Pour Guiomar, l’Unheimliche – qu’il nomme l’Insolite – prolonge « la polarisation du Crépusculaire, adhésion à l’idée de Mort appréhendée sous le voile d’un Fantastique imminent qui s’en sépare par une limite que nous appellerons le Seuil de l’Au-delà »[30]. Dans Biserica neagră se dessine un paysage du Seuil, la Mort étant annoncée par des intersignes avant-coureurs dont le plus important est la Neige. À côté de l’automne, saison crépusculaire par excellence, l’hiver prend en effet de plus en plus d’importance et déploie sa troublante magie dans presque tout le roman :
Zilele treceau devorându-se una pe alta, guri ştirbe şi cenuşii în care piereau de-a valma fapte trăite, aşteptate, visate mereu mai rar sub semnul metalului rece şi al sufletelor claustrate în iarnă (p. 192).
Les jours passaient, s’entre-dévoraient. Gueules édentées grisâtres dans lesquelles sombraient pêle-mêle des fragments d’existence attendus, de plus en plus rarement rêvés à cause de l’emprise du règne métallique glacé et de l’âme claustrée dans l’hiver (p. 105).
Albul şi negrul se îngânau pretutindenea – şi negrul era adânc, insondabil, plin de umbrele necunoscute care-l bântuiau, iar în alb sunau lacăte de argint, lanţuri de argint, lespezi, platoşe, gratii, cătuşe de argint încremenit, legat, îngheţat, mort la suflarea caldă a oamenilor aplecaţi sub povara mutismului (p. 192-193).
Le blanc et le noir se mélangeaient inlassablement – et le noir était profond, insondable, ivre d’ombres inconnues qui le hantaient alors que, dans le blanc, sonnaient cadenas et chaînes, dalles et cuirasses, grilles, menottes d’argent massif, un univers soudé et gelé, insensible à la chaude haleine des hommes écrasés sous le poids de leur mutisme (p. 105).
Gilbert Durand[31] reconnaît que la poésie de la blancheur est plus rarement exprimée que celle des couleurs, qui parle plus à nos sens. Pourtant Baconsky réussit à restituer la tonalité métallique hivernale par une énumération d’objets qui connotent non seulement la couleur et la froideur argentées, mais aussi un univers carcéral avec les cadenas, chaînes, grilles et menottes. On y décèle la métallisation de phénomènes insolites, surgissant dans l’image « sub semnul metalului rece » (« sous le signe du métal glacé ») pour qualifier l’hiver. Hiver qui semble pris par un début de « transformation alchimique »[32] comme l’a décrit Bachelard.
Mais c’est surtout la Neige qui recouvre le paysage d’un suaire spectral. L’auteur trace devant nos yeux un désert glacé qui s’étend pour tuer toute vie. Ne parle-t-il pas de stérilité : « Cheiul, ruinele şi bastionul mort, marea cu alb verzui şi cu negru îmi decorau placid vagabondările. Sărăcisem, pierdusem totul, eram nepăsător şi steril » (p. 216 ; « Le quai, les ruines et le bastion mort, la mer teintée d’un blanc verdâtre et de noir, constituaient le décor immuable de mes errances. J’avais beaucoup perdu, tout perdu, j’étais indifférent et stérile » p. 135) ? Nous sommes ici en présence d’une rêverie pétrifiante, d’un complexe de Méduse, bien que l’imaginaire du Froid soit pauvre comme le remarque Gaston Bachelard. « Pourquoi cette pauvreté ? se demande le philosophe. C’est sans doute parce qu’il n’y a vraiment pas dans notre vie nocturne un réel onirisme du froid »[33]. Chez Baconsky, la rêverie pétrifiante envahit le monde pour le transformer en règne du métal glacé dont le relief devient « accentué, heurté, coupant, […] hostile »[34], ne laissant que des « sensations toutes visuelles de dureté et de froid »[35].
Équivalent chromatique du silence qui domine le paysage, le Blanc est ici sinistre. Il est bien ce blanc « de la mort, qui absorbe l’être et l’introduit au monde lunaire, froid et femelle ; il conduit à l’absence, au vide nocturne, à la disparition de la conscience et des couleurs diurnes »[36]. Ce Blanc est celui du linceul fantomal. Les tas de neige sont « morts » (p. 174 ; cfr. p. 203) et aux averses neigeuses répondent sinistrement les « crânes nocturnes blancs et calcaires » :
Linişte, ger îndepărtat cu stele gravate în negrul bolţii, troiene moarte (p. 174).
Silence, gel lointain aux étoiles gravées dans le noir de la voûte céleste, cadavres d’amas de neige (p. 80).
După seninul de gheaţă cu stele reci şi cranii nocturne, albe, văroase, în vidul spaţiilor selenare ondulate în negru, au venit nopţi cu zăpadă şi viscol, gerul s-a domolit, peisajele şi-au pierdut cristalul învăluindu-şi conturele în ninsoare şi vânt (p. 184).
Après les cieux glacés aux froides étoiles et aux crânes nocturnes blancs et calcaires, apparurent dans le vide de ces espaces sélénites, parcourus de noires ondulations, les nuits d’averse de neige, calmes ou coléreuses ; le gel s’apaisa et les paysages perdirent leur gaine de cristal, s’emmitouflant dans les chutes de neige et le vent (p. 94).
Comme tous les grandes substances élémentaires, la Neige possède un symbolisme ambivalent fondé sur des polarités abyssales : à la fois désert glacé et silence, préfiguration du linceul mortel et d’un Au-delà apocalyptique, mais aussi innocence et pureté.
Gerul şi ninsoarea se rânduiră zile şi săptămâni în şir. Ningea noaptea şi umbrele ninsorii treceau fantomatic lunecând pe înaltele şi întunecatele geamuri ale bisericii (p. 215).
Le gel et les chutes de neige se succédèrent sans arrêt durant des jours et des semaines. Il neigeait la nuit et les ombres des flocons, véritables fantômes, passaient en glissant sur les hauts et sombres vitraux de l’église (p. 135).
Les flocons se transforment en fantômes, cette mutation s’effectuant par la blancheur qui les assimile au linceul et par le silence qui les accompagne. « Le silence – écrit Durand – est défaite du bruit et de la voix, défaite de la vie aussi, car le silence est emblème du repos mortuaire »[37]. Il ajoute que « la neige sera la grande transformatrice […]. Elle “défait” le terrestre de la terre »[38]. La Neige se situe donc à la limite de la terre et du céleste comme le fantôme à la limite de la vie et de la mort, du visible et de l’invisible. Ajoutons que Baconsky parle d’« ombres » de la neige, ce qui accentue encore plus l’aspect ténébreux[39] de la vision fondée sur le lent passage des flocons qui glissent « fantomatiquement ». « L’ombre – reconnaissent Chevalier et Gheerbrant – est, d’une part, ce qui s’oppose à la lumière ; elle est, d’autre part, l’image même des choses fugitives, irréelles, changeantes »[40]. Comme l’écrit Baconsky, « Viaţa şi moartea îşi schimbă inelele subt zodii încremenite şi enigmatice » (p. 133 ; « La vie et la mort échangent leurs alliances sous les constellations zodiacales figées et énigmatiques » p. 24), ce passage continuel entre la vie et la mort restant l’un des grands thèmes de sa poésie et de toute son œuvre.
En fait, la Neige est toujours l’instauratrice d’un chemin métaphysique qui nous indique ascèse, transcendance et « une radicale apocalypse qui dialectise et fulmine le terrestre »[41]. Baconsky retrouve l’image archétypale que Gilbert Durant a mis en évidence : « La neige c’est la grande Vierge immaculée et glacée au delà de la vie »[42]. Elle se transforme ici, par une éblouissante image, en « doamna aripilor şi a îngerilor de seară »:
M-am oprit pe stradă şi am stat sub ninsoarea calmă, cu capul gol, până când zăpada mi-a pus pe creştet mâna ei rece, mâna ei înstelată, doamna unui ceas de îngânare în neştiut, doamna aripilor şi a îngerilor de seară (p. 156).
Je m’arrêtai et je restai sous les calmes flocons, la tête nue, jusqu’à ce que la neige y posât sa main froide, sa main étoilée, mère[43] d’un instant de fusion avec les tréfonds, mère des ailes et des anges du soir (p. 56).
On mesure la distance entre la rêverie qu’a analysée Bachelard dans l’œuvre de Joris Karl Huysmans et celle qui est déployée dans Biserica neagră. Dans ce récit, l’auteur ne recourt pas au « plâtre, lait, sucre, autant de nuances minéralisées du dégoût de la blancheur »[44], mais nous parle de blancheur angélique. La Neige affirme son caractère céleste et s’inscrit dans une grande constellation thématique qui associe – en particulier par le dynamisme ascensionnel – le flocon, l’aile et l’ange : « Dans l’univers de l’hiver la pensée se recueille et devient angélique, loin des exubérances charnelles de l’été »[45] reconnaît Durand. Ajoutons aussi l’étoile – présente avec la « main étoilée » – qui partage avec la Neige plusieurs traits : « Le symbole de la neige c’est l’étoile où viennent confluer le silence, la géométrie hexagonale, la lumière, la pureté, l’apocalypse, la brûlure, la fulgurance »[46]. Baconsky assombrit toutefois cette épiphanie lumineuse en précisant qu’il s’agit d’« anges du soir » où domine à nouveau la catégorie du Crépusculaire, en une image proche de celle de Blaga qui, lui, métamorphose la neige en cendres d’anges brûlés dans Anno Domini.
6. Un art crépusculaire
À travers le prisme de la poétique symboliste et décadente, Baconsky transmute la narration de la terreur historique, telle qu’il la subissait en Roumanie, en un récit mythique centré sur les grands archétypes du Crépusculaire : la brume, le crépuscule, l’automne, l’ophélisation, le parcours achérontique, le Double, le Masque, etc. Nicolae Manolescu ne reconnaît-il pas que « l’esthétisme d’A. E. Baconsky est ici crépusculaire, souvent funéraire, chargé d’images d’effrondement et de mort »[47] ? Ces éléments concourrent en fait à la création d’une inquiétante étrangeté et se regroupent tous dans une thématique fantomale fondée sur l’incertitude.
Associé à cette thématique, plusieurs procédés scripturaux contribuent à déréaliser, à spectraliser divers éléments de la diégèse. Citons l’allégorisation des personnages qui rappelle, dans la perspective que nous avons adoptée, certaines peintures de paysages sous la neige : « On remarque que dans ces œuvres, affirme Guiomar, les personnages suivent le processus de déshumanisation et d’osmose déjà évoqué ; ils deviennent fantomals et, perdant leurs contours, se donnent une signification autre »[48]. Les actants de Biserica neagră n’ont pas de noms et incarnent des types humains (le délateur, le zélé, le fanatique….). Eux aussi perdent « leurs contours » et deviennent « fantomals ». De même, la généralisation de leurs fonctions et de leurs métiers (l’artiste, le général, le fossoyeur, le sonneur, la servante, la danseuse…) accroît ce processus de déshumanisation qui, dans l’atmosphère d’inquiétante étrangeté, devient spectralisation.
Au niveau des microstructures, soulignons l’importance de certaines images qui spectralisent la narration. En particulier, les tropes analogiques sont des figures qui saisissent sous nos yeux une métamorphose du réel. Pensons aux comparaisons déjà citées concernant le narrateur : « j’entrai, comme un revenant » (p. 18) et « N’étais-je pas étranger […] comme un fantôme ? » (p. 102), où le comme sert de modalisateur de l’Unheimliche. De même la propriétaire du logement sort de la chambre du narrateur « comme un fantôme »[49] (« ca o nălucă » p. 130) ou, à la fin du récit, un autre personnage entre « comme une ombre » (« ca o umbră » p. 239). Quant à l’individu que le narrateur rencontre devant sa porte (et qui l’espionne sans doute), il disparaît « comme dans la terre » (« ca în pământ », p. 132). Ou bien c’est la servante qui semble surgir de terre (« ca din pământ » p. 157).
Plus complexes apparaissent certaines métaphores où « tout objet devient le lieu de transgression de son état, d’une transmutation »[50]. L’écume blanche de la mer se transforme en voiles de mariées noyées, la Neige se fantomatise. Chez Baconsky, les mots deviennent des intersignes et la plupart des images, par leur séduction énigmatique, semblent émaner d’un univers auquel seul l’auteur a accès. Tout se charge d’insolite. Insolite qui « a partie liée avec l’idée d’un Seuil, de limite entre deux mondes »[51]. Migration entre les différents règnes que reflète spéculairement le passage entre isotopies diverses[52]. L’écriture devient alors transfiguration et « funebru fluid selenar »[53]. Eugen Simion attribue à juste raison une « substance quasi mythique » à la prose baconskyenne. Pouvoirs épiphaniques qu’elle réussit à capter, s’il est vrai, comme l’observe Paul Ricœur, que :
La métaphore est, au service de la fonction poétique, cette stratégie de discours par laquelle le langage se dépouille de sa fonction de description directe pour accéder au niveau mythique où sa fonction de découverte est libérée[54].
À un premier niveau de lecture, Biserica neagră nous propose une antiutopie ou dystopie sur la société totalitaire, comme la plupart des critiques l’ont principalement considérée. Dans cette perspective, la métamorphose du narrateur est provoquée par l’emprise de l’idéologie sur sa conscience, la manipulation et l’aliénation engendrant dédoublement et apathie que Corin Braga compare à la « rhinocérontite »[55] de Ionesco. Mais le roman se fonde aussi magistralement sur une stratification de couches symboliques qui le transmute en une œuvre tout à fait unique dans la littérature de la Roumanie et même de l’Europe de l’Est traitant ce thème[56]. C’est ainsi que la Ligue des Mendiants (qui représente un Parti de type totalitaire) prend le visage d’une société secrète et même d’une secte démoniaque. En particulier, le titre même – L’Église Noire – rapproche souterrainement de la magie ténébreuse cet édifice où, par ailleurs, se déroulent des cérémonies rituelles inquiétantes. L’isotopie « réaliste »[57] et diurne est ainsi constamment doublée d’une isotopie secrète et nocturne. Comme l’observe Eugen Simion, « la critique du système totalitaire est accompagnée d’une puissante poésie de l’énigmatique »[58]. Nous croyons que ce sont ces sédimentations profondes qui assureront la persistance future de Biserica neagră alors qu’au fil du temps les autres dystopies tomberont dans l’oubli ou ne seront plus comprises[59]. Nul doute que la thématique fantomale et la spectralisation du récit ne jouent un rôle central dans la création de cet imaginaire nocturne que notre lecture abyssale a tenté de révéler et de déchiffrer.
Bibliographie
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Notes
[2] Jean-Luc Steinmetz, La Littérature fantastique, Paris, Presses Universitaires de France, 1990, p. 3.
[3] Sigmund Freud, L’Inquiétante étrangeté (Das Unheimliche), in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1978, p. 194.
[5] Hélène Cixous, « La fiction et ses fantômes. Une lecture de l’“Unheimliche” de Freud », Poétique, no. 10, 1972, p. 212.
[7] Eugen Simion, Introducere, in Anatol E. Baconsky, Opere, I. Poezii, Ediţie îngrijită de Pavel Ţugui şi Oana Safta, Bucureşti, Academia Română. Fundaţia Naţională pentru Ştiinţă şi Artă, 2009, p. XXXIII : « ca un prinţ exilat, abstras şi melancolic ».
[8] Le manuscrit (un premier date du 8.VIII.1970 et un deuxième du 16.X.1970) est déposé en septembre 1971 auprès de la maison d’édition Cartea Românească, mais il ne sera pas publié à cause de la censure. C’est en effet dans la traduction allemande Die schwarze Kirche, que le long récit de Baconsky verra le jour et il faudra attendre 1990 pour que Biserica neagră paraisse, posthume, à Bucarest. Notre édition de référence est A. E. Baconsky, Opere, II. Proză. Versuri, op. cit. Toutes les citations seront directement suivies de la page.
[9] Anatol E. Baconsky, L’Église noire, Traduit du roumain par Samuel Richard, Préface d’Alexandre Călinescu, Paris, Fondation Culturelle Roumaine, Éd. Paris-Méditerranée, 1997. Toutes les citations seront directement suivies de la page.
[22] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont/Jupiter, 1982, p. 226.
[26] Le brouillard pénètre même dans l’esprit du narrateur : « Pe măsură ce vorbea, mi se părea că se întunecă dinaintea mea, o ceaţă mă învăluie, rece şi neprietenoasă, opacă şi plină de glasuri ameninţătoare, de ochi scrutători ce mă urmăresc nevăzuţi dintre faldurii ei » (p. 134 ; « À mesure qu’il parlait, il me parut que la pièce s’obscurcissait, qu’un brouillard m’enveloppait, froid et trompeur, opaque et plein de voix menaçantes, d’yeux inquisiteurs braqués sur moi, mais voilés par des nappes brumeuses » p. 25). Notons que « neprietenoasă » doit être traduit par « hostile ».
[27] Consulter sur ce thème Magda Wächter, A. E. Baconsky. Scriitorul şi măştile, Cluj-Napoca, Casa Cărţii de Ştiinţă, 2007.
[31] Gilbert Durand, « Psychanalyse de la neige », Mercure de France, no. 1080, 1953, p. 623. Repris dans Bulletin de l’Association des amis de Gaston Bachelard, no. 5, 2003, p. 8-37.
[43] En fait, dans l’original, il s’agit d’une « Dame », femme du seigneur, symbole de force plus que d’affection.
[47] Nicolae Manolescu, Istoria critică a literaturii române. 5 secole de literatură, Piteşti, Paralela 45, 2008, p. 1005 (« Estetismul lui A. E. Baconsky este aici crepuscular, adesea funerar, încărcat de imagini ale prăbuşirii şi ale morţii ») .
[48] Michel Guiomar, Principes…, p. 494. Cf. « Tel de ses paysages, Neige à Louveciennes (Jeu de Paume, Paris), se hausse sans doute vers le fantomal concrétisé en cette femme seule à peine silhouettée » (p. 495).
[49] Nous préférons la traduction littérale, qui respecte mieux la spectralisation du récit, plutôt que « comme une chimère » (S. Richard, p. 20).
[52] Groupe µ, Rhétorique de la poésie, Bruxelles, Éd. Complexe, 1977, p. 69 : « Mettant en relation deux ensembles sémiques distincts par certains éléments et analogues par d’autres, la métaphore réalise une structure lisible sur deux isotopies et qui conjoint celles-ci en assurant le passage de l’une à l’autre ».
[53] Crina Bud, Rolurile şi rolul lui A. E. Baconsky în cultura română, Piteşti, Paralela 45, 2006, p. 149.
[55] Corin Braga, Biserica neagră, in Dicţionar analitic de opere literare româneşti A – D, Bucureşti, Editura didactică şi pedagogică, 1998, p. 96.
[57] Eugen Simion, Introducere, p. XLII : « Despre toate aceste fapte grave, halucinant de realiste, A. E. Baconsky scrie un roman care nu respectă, evident, legea verosimilităţii » (Sur tous ces faits graves, réalistes de manière hallucinante, A. E. Baconsky écrit un roman qui ne respecte pas, à l’évidence, les lois de la vraisemblance »).