Paolo Bellini
Università degli Studi dell’Insubria, Varese, Italia
paolo.bellini@uninsubria.it
Paolo Bellini
Technologies de l’hybridation entre éthique, pouvoir et contrôle
Abstract: This paper deals with hybridization technologies. Seen as a process of shifting from natural to artificial and vice versa, these technologies belong to the broader framework of biopower. They influence the ethical paradigms of contemporary civilization, especially in what regards the question of the criteria ruling the relationship between human race and nature. In this paper, we redefine the concept of the sacred in order to obtain new and coherent principles consistent with this technological worldview.
Keywords: Hybridization; Technologies; Biopower; Sacred; Ethics.
La spéculation sur les technologies de l’hybridation, d’un point de vue philosophique, concerne, de façon simultanée, une série complexe de concepts tels que le pouvoir, l’éthique et le contrôle. Le pouvoir est remis en question parce qu’il est le pivot d’implémentation de la technologie en général et des technologies de l’hybridation en particulier ; l’éthique est remise en question à son tour parce qu’elle représente la base autour de laquelle on établit la construction sociale des valeurs (selon la dichotomie entre juste et injuste) et, par conséquent, d’un droit commun et accepté par les citoyens ; le contrôle est remis en question parce qu’il concerne l’horizon technologique de notre civilisation. Ainsi, lorsqu’on parle de technologies de l’hybridation, il faut toujours faire appel à ces éléments parce qu’ils jouent un rôle fondamental dans la création, dans l’expérimentation et dans l’acceptation collective des nouvelles technologies. Toutefois, avant d’entrer in medias res, il faut préciser ce que nous entendons par technologies de l’hybridation. En effet, à partir de la révolution scientifique moderne, le constant et incessant progrès technologique implique un glissement progressif du naturel dans l’artificiel et vice versa. On peut dire que la civilisation technologique produit un mélange entre naturel et artificiel qui concerne l’environnement, l’homme et tous les autres êtres vivants. Ce mélange est, par conséquent, le concept fondamental selon lequel on peut définir toutes technologies de l’hybridation, au point que, à notre époque, il devient toujours plus difficile de distinguer clairement le naturel de l’artificiel ; c’est-à-dire de distinguer ce qui est produit par l’homme de ce qui ne l’est pas. C’est en particulier le corps humain qui se trouve au centre du jeu et de l’expérimentation technologique, et qui pourrait bientôt être poussé jusqu’à ses limites par une telle hybridation. Comme l’avait justement observé Virilio :
Alors que les experts de la santé publique prévoient déjà qu’en l’an 2000 : La moitié des actes chirurgicaux sera consacrée aux transplantations d’organes et à l’implant de prothèses, comment ne pas comprendre que le lieu des technologies de pointe n’est plus tellement le corps territorial, l’étendue géographique d’un monde propre, équipé depuis longtemps des infrastructures les plus lourdes (canaux, ponts et chaussées, lignes électriques, etc.), mais bien le corps animal de l’homme, le corps propre d’un individu bientôt soumis au règne de la biotechnologie, de ces nano-machines capables de coloniser non plus uniquement l’étendue du monde, mais l’épaisseur même de notre organisme. (Virilio 1995, p. 123)
Il faut, alors, se mettre dans le même sillage que Jünger et comprendre que :
Tel est spectacle de l’abîme, du haut du mur stratifié qui s’appelle l’Histoire ; l’homme non seulement se voit contraint à faire le saut, mais même il veut l’oser. Par là, déterminisme aussi bien qu’évolution sont changés. L’homme sent que la destruction le menace en tant qu’homme. On trouve souvent, dans le mythe, une image d’un tel destin. Mais si l’homme dépose l’humain comme un masque usé, comme un vêtement élimé, alors quelque chose de pire le menace : le destin du serpent d’airain, la minéralisation dans les signes du zoologique, magique, titanique. Nous avons vu qu’il ne pouvait être question de libre vouloir que sur une étroite cime. Mais c’est là précisément que se décide ce qui, dans la transformation, est absolument nécessaire, ce qui est plus précieux que la vie et ne doit pas être sacrifié. … Un esprit persuadé que la technique est pour l’ouvrier ce qu’était pour Thor le marteau, pour Thésée la tête de la Gorgone : une armure garantissant puissance terrestre et richesse – un esprit qui a reconnu aussi que le matérialisme forme les assises de l’atelier où cette armure est forgée –, cet esprit peut déduire de ces vues des jugements sur le passé et des conclusions sur l’organisation de la nouvelle maison. (Jünger 1963, p. 280 et p. 299).
Ce que propose Jünger, d’une manière assez claire et radicale, est une situation de facto où la technologie et la méthode scientifique s’imposent comme les agents principaux d’une profonde transformation de l’homme, de l’environnement et de l’histoire. En ce qui concerne l’homme et les autres espèces vivantes, on peut se référer à l’image du Cyborg (cibernetic organism)[1] ; pour ce qui est de l’environnement, on peut prendre en considération les réseaux planétaires[2] qui enveloppent la Terre dans un véritable labyrinthe pluricentrique ; alors que pour l’Histoire, on peut envisager le phénomène de la globalisation[3]. Tous ces éléments, que nous avons rappelés ici synthétiquement, représentent les trois aspects fondamentaux des technologies de l’hybridation. Le premier (Cyborg) concerne une hybridation biologique et organique, le deuxième (les réseaux) une hybridation spatiale et morphologique, le troisième (l’histoire) une hybridation temporelle et spirituelle. Il apparaît nettement que les technologies de l’hybridation sont en train de provoquer un changement sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Qui plus est, il pourrait même aboutir à une transformation de la constitution physique et mentale de l’homme même et au dépassement de l’homo sapiens sapiens, progressivement substitué par des êtres qui lui ressemblent, mais qui sont les fruits accomplis d’une manipulation technologique d’ordre génétique et électronique[4]. Il devient alors évident que ces phénomènes posent des questions d’ordre éthique et bioéthique, liées au pouvoir politique et au contrôle que ceux-ci exercent sur la production et l’implémentation sociale de chaque technologie. En effet, chaque technologie de l’hybridation s’inscrit dans un cadre plus général qui concerne le biopouvoir. Ce dernier est, selon la définition qu’en donnent Hardt et Negri :
[…] une forme de pouvoir qui régit et réglemente la vie sociale de l’intérieur, en la suivant, en l’interprétant, en l’assimilant et en la reformulant. Le pouvoir ne peut obtenir une maîtrise effective sur la vie entière de la population qu’en devenant une fonction intégrante et vitale que tout individu embrasse et réactive de son plein gré. […] La plus haute fonction de ce pouvoir est d’investir la vie de part en part, et sa première tâche est de l’administrer. Le biopouvoir se réfère ainsi à une situation dans laquelle ce qui est directement en jeu dans le pouvoir est la production et la reproduction de la vie elle-même. (Hardt – Negri 2000, p. 49).
Dans ce contexte, chaque théorie éthique devient forcément une théorie de la limitation du biopouvoir et de la puissance technologique qui en est la condition nécessaire d’existence. C’est-à-dire que, analogiquement à ce qui s’est passé au début de la modernité, avec la naissance du libéralisme en tant que théorie de la limitation du pouvoir absolu des souverains au XVIIe siècle[5], pour la civilisation des technologies de l’hybridation et du biopouvoir il faut trouver une théorie et une pratique de la limite qui soit efficace face à sa puissance et à son caractère inéluctable. De plus, il faut aussi que cette dernière soit cohérente avec les exigences des nouvelles subjectivités symbiotiques, lieu de convergence de tous les efforts créatifs de la civilisation du XXIe siècleet des désirs les plus inconfessables de l’homme contemporain.
La question qui se pose donc est la suivante : quel est la limite au-delà de laquelle chaque technologie de l’hybridation ne devrait pas pouvoir exercer sa puissance ?
Pour répondre à cette question, il faut examiner s’il y a quelque chose d’inviolable qui peut être qualifié de Sacré. Plusieurs auteurs n’ont pas manqué de le souligner[6], après la modernité, il y eut un mouvement constant de désacralisation qui a commencé en Occident et s’est répandu dans le monde entier. Ce processus qui, pour paraphraser Heidegger, peut être caractérisé comme la fuite des dieux loin du monde[7], a définitivement créé un concept de Nature opposé à celui de Cosmos en tant que manifestation de la divinité, hiérophanie d’une puissance créatrice inséparable de sa constitution matérielle. Toutefois, en suivant la loi énantiodromique d’Héraclite[8], la civilisation issue de la modernité a produit, progressivement et d’une façon impalpable, la prolifération d’un imaginaire technologique où les images et les symboles de l’hybridation jouent un rôle fondamental. Cet imaginaire donne forme, corps et figure aux songes, aux cauchemars, aux rêveries (rêves faits avec les yeux ouverts, en partie volontaire, en imagination consciente)[9], qui orientent l’existence de plusieurs milliards d’êtres humains, leurs valeurs éthiques et morales, leurs projets, leurs espérances et leurs émotions comme leurs désirs et leurs expectatives. On retrouve ce concept dans plusieurs œuvres cinématographiques et littéraires tel que dans le film des Wachowski[10], où homme et machine vivent en relation symbiotique en équilibre entre le divin et le monstrueux, ou encore dans le chef d’œuvre de Cronenberg[11] où le pouvoir se décline selon un ordre technologique auquel rien n’échappe. Dans ce cadre narratif se manifeste encore ce qu’Otto a appelé mysterium tremendum, fascinans, sentiment de l’état de créature et énorme (deinós – ungeheure) [12] et qui est la condition subjective nécessaire au Sacré. Cependant, lorsque cette condition de possibilité du Sacré se vérifie, il semble, de par ce fait, qu’il n’y ait rien d’inviolable, que tout peut être assujetti aux performances technologiques, incluant le corps de l’homme et son brainframe[13], comme le démontrent toutes les projections imaginatives des technologies de l’hybridation. En effet, dans une perspective métaphysique classique où la distinction entre âme et corps est nette, évidente et, en même temps, socialement acceptée, et où l’entière réalité dépend d’une ou de plusieurs puissances créatrices de nature purement spirituelle (tel que l’idée de Bien selon la doctrine platonique[14] ou encore celle de Dieu selon les religions monothéistes)[15], chaque technologie de l’hybridation, quand elle concerne quelque être doué d’âme (l’homme pour le monothéisme et le cosmos pour le polythéisme), ne peut que représenter la violation de son statut ontologique. Toutefois si l’on change de point de vue et on décide d’adopter la théorie selon laquelle prolifère un imaginaire technologique, en adaptant notre esprit au changement d’époque in fieri et selon l’idée de l’adaequatio mentis ad rem, on peut considérer ce problème du Sacré comme inviolable à partir de la distinction entre réel et virtuel. Cette nouvelle dichotomie s’impose inévitablement, par suite du processus de désacralisation qui, loin d’effacer le sacré, implique : «le transfert du sacré sur d’autres objets que les dieux (É. Durkheim, J. Duvignaud). Autrement dit, l’imaginaire symbolique est resté invariant, bien que ses régimes d’actualisation soient différents (G. Durand)» (Wunenburger 2009, p. 93). Avec la civilisation technologique, on peut donc observer un évident déplacement de l’âme projetée sur le virtuel et du corps sur le réel. Cela signifie que le concept classique de corps tend à se transformer en concept de support matériel et que l’âme transmue sa dimension ontologique en devenant l’activité mentale ou, à la limite, purement émotionnelle et instinctive, de n’importe quel support. La civilisation technologique, pourtant, change les catégories conceptuelles traditionnelles, en donnant un nouveau sens au cosmos et à tous les êtres qui le composent, en fondant leur existence et leur identité sur la dyade réel/virtuel. Ici, alors, le Sacré s’exprime dans la dimension virtuelle, grâce à la diffusion de l’écran comme une dimension élective d’exhibition de la réalité, où ce qui est réel se démontre dans sa vérité supposée et où la simple matérialité de l’existence est sublimée en une dimension virtuelle; une dimension qui développe un nouvel imaginaire, encore plus libre et manipulable par rapport au passé. Sur l’écran, les rêves et les rêveries deviennent objectifs d’une façon palpable, en migrant de l’esprit des hommes et des textes qui en conservent la trace, vers un théâtre virtuel qui influence les pratiques sociales et les valeurs dont ils étaient imprégnés. Ainsi les narrations et les mythes ne sont plus simplement des objets de culte et de croyance mais deviennent des images en mouvement, des actions qui se reflètent directement dans l’existence quotidienne de milliards d’individus. Il faut tout de même préciser que dans ce cadre interprétatif, le Sacré trouve dans la dimension virtuelle sa forme élective de propagation, laquelle a substitué le concept classique de spirituel, dont l’âme représentait la forme individualisée. Par conséquent, le Sacré ne s’identifie pas avec le virtuel, qui en est plutôt le lieu de manifestation propre à l’âge technologique. En d’autres termes, le processus de sécularisation/désacralisation n’efface pas le Sacré, mais provoque un changement autant de ses lieux de manifestation que des objets sacralisés. On peut alors observer, par analogie, que conséquemment au fait que le naturel glisse dans l’artificiel avec les technologies de l’hybridation, le centre de manifestation de ce qui est mystérieux, fascinant et énorme se transforme lui aussi et quitte son support naturel pour se médiatiser dans les flux virtuels de la communication de masse. De la même façon un changement de medium, comme a bien montré Mac Luhan[16], change aussi le message et le brainframe de tous ceux qui l’utilisent, en transformant, dans ce cas, la nature des objets susceptibles d’une sacralisation. Il n’y a plus alors pour la civilisation technologique un Sacré en tant que manifestation d’une ou de plusieurs puissances invisibles et créatrices dans des êtres matériels (hommes, animaux, choses, etc.), mais un redoublement virtuel de l’existence matérielle dans des corps médiatiques, qui peuvent devenir, à l’occasion, de vrais objets de culte. La figure charismatique de Jean Paul II en est un exemple clair en ce qu’il a fait de son corps, grâce à la puissance médiatique du redoublement virtuel duquel il a été l’objet, une vraie icône sacrée. Il est également possible de dire la même chose de plusieurs leaders politiques, tel que Berlusconi[17] ou Obama, qui ont fait de leur corps, médiatiquement transfiguré, un objet cultuel. Dans ces derniers cas, on assiste à un dépassement des religions politiques[18] typiques de la modernité et conçues comme : «des doctrines politiques ou des appareils de gouvernement qui veulent prendre en charge la totalité de l’existence pour l’amener vers un état collectif de perfection, en orientant non seulement le champ temporel, mais aussi la destination spirituelle de chacun» (Wunenburger 2009, p. 109). Cette forme de dépassement consiste plus précisément dans l’incorporation de la prise en charge de l’existence de chacun à l’intérieur du système biopolitique et dans l’exhibition, non plus d’une idéologie totalisante, mais des corps virtuels des leaders politiques qui en deviennent les agents consacrés. L’image de la civilisation contemporaine que nous avons esquissée, suspendue entre naturel et artificiel, entre réel et virtuel, semble alors ne laisser aucune place à une théorie de la limite de la puissance technologique. Car, en effet, il y a, d’un côté, les corps en tant que supports matériels assujettis aux pratiques de l’hybridation et, de l’autre côté, un Sacré médiatique et virtuel qui se réalise seulement par des œuvres de manipulations électroniques et de maquillage spectaculaire, et qui dépend des corps hybridés dont il est l’image et du progrès des technologies de la communication. En général, on peut constater, à partir de la dyade réel/virtuel, un double mouvement de colonisation du Sacré de la partie de la technologie et, vice versa, de sacralisation de la technologie. En confrontant le rapport entre technique[19] et Sacré dans les sociétés pré-modernes, on trouve que, au contraire de ce qui arrivait dans le passé, la technologie moderne et post-moderne n’exprime jamais, dans sa façon d’opérer, l’existence des puissances créatrices invisibles et sacrées, qui a été expliqué par Eliade dans son étude sur la métallurgie[20], avec l’idée d’une hiérogamie entre ciel et terre dans laquelle s’inscrit l’œuvre du forgeron. Le Sacré n’est pas mis directement en cause, comme dans l’œuvre des alchimistes/forgerons de l’antiquité, c’est-à-dire dans la dimension matérielle des pratiques technologiques, mais il se retrouve toujours dans le théâtre médiatique et virtuel, jouant un rôle fondamental dans l’organisation biopolitique de la société et dans la production du consensus autour des valeurs dominantes.
Le parcours que nous avons tracé nous porte pourtant à chercher une théorie de la limite, non plus à l’intérieur du Sacré virtualisé sur les écrans de la société du spectacle, mais dans ses conditions de possibilité. Cela signifie que la limitation de la puissance technologique, s’il y en a une possible, ne peut pas surgir directement du Sacré virtualisé parce qu’il ne définit pas un ordre inviolable du cosmos. Il surgit plutôt de ce qui rend possible l’équilibre entre réel et virtuel, c’est-à-dire la présence d’une vie autoconsciente, d’un sujet qui l’exprime (cette vie autoconsciente), à travers sa capacité d’être en même temps rationnel comme les machines avec lesquelles il tend à s’hybrider et, aussi, doué des capacités imaginatives qui lui permettent d’exprimer des émotions et de projeter consciemment le monde où il veut vivre. La limite peut être envisagée, alors, seulement à partir de ce concept de vie autoconsciente, comme ce qui confère son sens au monde et à la dyade réel/virtuel où elle-même se contemple dans ses rapports avec le monde matériel et inorganique. Il faut préciser que lorsque nous parlons de vie autoconsciente, nous n’entendons ni un concept métaphysique, lié a quelque force invisible et spirituelle, ni une sorte de divinisation de la nature. Nous nous référons plutôt à la vie dans sa matérialité propre qui s’exprime dans le réseau qui enveloppe tous les êtres vivants[21], en les connectant dans un équilibre systémique. Nous considérons, de plus, l’autoconscience comme manifestation de l’activité mentale du vivant, qui est exprimée par sa forme humaine toujours ébranlée par le mouvement évolutif des technologies de l’hybridation, qui changent l’environnement et projettent la transformation génétique de l’homo sapiens sapiens. Le mot autoconscience révèle, dans cette acception, deux significations : conscience de soi et liberté de choix. La première, qui est issue de la philosophie hégélienne[22], est considérée ici comme étant la capacité de se reconnaître en tant que Moi (Moi=Moi), sujet qui possède le savoir du monde (et des objets qui le composent) dans la représentation[23] (dans son sens rationnel) et dans l’imagination[24], même si elle en refuse sa métaphysique. Sujet autoconscient qui sait toutefois qu’aucune représentation et aucun contenu imaginatif ne constituent un absolu, mais une forme relative de connaissance, perfectible et toujours suspendue entre rationalité et rêverie. Sujet, enfin, qui connaît tous les paradoxes de chaque représentation face au défi posé par le concept d’infini[25]. En d’autres termes, l’autoconscience est le fondement de chaque représentation du monde et de la pensée qui expérimente sa propre finitude. La deuxième signification, en revanche, découle de la première, en ce qu’elle considère que l’autoconscience, qui se perçoit comme Moi et comme condition de possibilité de la représentation du monde, a pour cela la faculté de choisir entre différentes options, selon des critères rationnels et imaginatifs, en se projetant elle-même dans le futur. Ce Moi, toutefois, ne doit pas être considéré comme quelque chose d’abstrait, parce qu’à son tour, il dépend d’une part, du réseau vivant dont il surgit et, d’autre part, de l’ensemble des relations intersubjectives et communautaires qui lui permettent de développer son identité. Par conséquent, ce concept de vie autoconsciente envisage une relation dialectique entre le vivant et ce qui, à son intérieur, est doté d’un Moi, de la liberté de choix et d’une existence relationnelle et communautaire. Autoconscience et vie sont, de même, susceptibles d’être considérées à partir du paradigme réel/virtuel. La vie, comme pur phénomène matériel, peut être qualifiée en tant que réel, et l’autoconscience, en revanche, peut être envisagée comme un phénomène typiquement virtuel. Toutefois, dans ce cas, il faut aussi comprendre que la superposition entre réel et vie, entre virtuel et autocoscience, se trouve dans des conditions assez particulières. Plus précisément, il en émane deux circularités herméneutiques : 1. L’existence de la vie comme du réel précède d’un point de vue ontologique l’existence de l’autoconscience et du virtuel qui, à son tour, précède d’un point de vue logique la vie et le réel. En effet, le deuxième couple (autoconscience/virtuel) requiert l’existence d’une vie et d’un monde matériel pour exister et, inversement, la vie et le monde matériel nécessite, pour être pensés et recevoir un sens, une autoconscience capable de se virtualiser et de comprendre la réalité à travers ses phénomènes matériels (tel que la vie) ; soit en suivant un ordre rationnel kantien[26], soit en suivant les schèmes typiques de l’imagination esquissés par Durand[27]. 2. La dyade réel/virtuel est possible seulement à l’intérieur d’une autoconscience qui la pense, qui à son tour dépend de l’existence de la vie en tant que support matériel, et donc d’une réalité objective (qui renvoie au concept de réel), dont le savoir est possible seulement à partir d’une dimension virtuelle exprimée par l’autoconscience. Ainsi, il apparaît clairement que réel et virtuel sont deux catégories objectivant les phénomènes et que la vie autoconsciente représente le côté subjectif de chaque possibilité de représentation du monde. De plus, en exprimant un Moi, cette vie autoconsciente tend à s’hybrider avec la technologie, en ce que chaque Moi dépend, pour son identité, de relations communicatives qui le définissent à partir de la communauté (matérielle et virtuelle) à laquelle il appartient. Or, à l’âge technologique, on peut observer un Moi qui s’hybride avec le système de communication de masse, avec un nous collectif, qui n’annule pas ce Moi individuel, mais le replace entre le lieu des relations intersubjectives traditionnelles (i.e. entre sujets qui ont une existence matérielle) et le cadre narratif et identitaire produit par les mass media. Un Moi technologique qui tend, de plus en plus, à dépasser le Moi typique de l’individualisme bourgeois[28], en se constituant à l’intérieur des narrations collectives, globalisées par les média, fruit de la dialectique entre corps médiatiques et corps matériels. Un Moi, donc, qui sur sa base réelle en tant que corps matériel, construit une partie remarquable de son identité en confrontant les corps médiatiques (virtuels), issus du rapport entre émetteur et destinataire. Émetteur et destinataire qui, à leur tour et de façon particulière, sont des sujets collectifs, des nous qui se cachent derrière la production incessante de corps médiatiques (message) apparemment individualisés sur les écrans (medium) de la civilisation globalisée. Il s’agit en ce cas d’un jeu de miroir où l’on ne trouve jamais le prius, mais qui, par contre, permet l’émergence, au niveau virtuel, d’une nouvelle forme narrative ; concept que nous avons d’ailleurs qualifié de Mythopie[29].
Ce concept (vie autoconsciente) peut alors devenir le fondement d’une théorie de la limite du pouvoir technologique, en intégrant en soi l’idée d’individu typique du libéralisme, avec son cortège des droits (vie, propriété, liberté, habeas corpus, etc.), et l’idée de protection et de sauvegarde systémique du vivant. Ce dernier (le vivant), en effet, est la condition nécessaire de l’autoconscience qui, à son tour, représente la base sur laquelle chaque individu peut exercer ses droits et peut aussi se miroiter dans le Sacré virtuel, en s’identifiant avec la multitude de corps médiatiques qui le composent.
La vie autoconsciente peut donc représenter l’idée fondamentale d’une nouvelle éthique, ou mieux, d’une nouvelle bioéthique en ce qu’elle est cohérente avec les catégories conceptuelles imposées par la civilisation contemporaine et, plus particulièrement, avec celle de biopouvoir qui doit implémenter socialement les valeurs, lesquelles peuvent être efficacement fondées sur une telle idée. Le concept de vie autoconsciente se retrouve ainsi dans un rapport dialectique avec le pouvoir en tant que désir de contrôle biopolitique, puisque la notion même d’autoconscience porte en soi celle de liberté; là même où c’est impossible de penser une autoconscience privée de la possibilité de choix, inscrite dans un semblant de paradis artificiel où tout est prévisible, contrôlé, organisé selon un modèle cybernétique, fils d’un système techno-totalitaire qui ne reconnaît rien d’inviolable.
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Lors de la rédaction de ce texte Paolo Bellini a bénéficié du soutien d’une bourse de la Région Rhône-Alpes.
Notes
[5] Cf. Bobbio, (1999), p. 224 et Liberalisme, in Dictionnaire de Philosophie politique (1996), pp. 338-344.
[8] «tò antìxoun sumphéron… ek tōn diapheróntōn kallístēn harmonían – ce qui s’oppose converge… et à partir des différences procède la plus belle harmonie» (Héraclite).
[9] «Autrement dit, la rêverie est une activité onirique dans laquelle une lueur de conscience subsiste. Le rêveur de rêverie est présent à sa rêverie. Même quand la rêverie donne l’impression d’une fuite hors du réel, hors du temps et du lieu, le rêveur de la rêverie sait que c’est lui qui s’absente – lui en chair et en os, qui devient un esprit, un fantôme du passé ou du voyage» (G. Bachelard, 1971, p. 129).
[10] Cf. A. Wachowski – L. Wachowski (1999); The matrix reloaded (2003); The matrix revolutions (2003).
[13] «Un brainframe è qualcosa di diverso da un atteggiamento o da una mentalità, pur essendo tutto questo e molto di più. Pur strutturando e filtrando la nostra visione del mondo, esso non è esattamente un paio d’occhiali di tipo particolare – dato che il brainframe non è mai localizzato nella struttura superficiale della coscienza, ma nella sua struttura profonda» («Un brainframe est quelque chose de différent d’une attitude ou d’une mentalité, tout en restant ceci et beaucoup plus. Tout en structurant et en filtrant notre vision du monde, ce n’est pas exactement comme une paire de lunettes spéciales – étant donné que le brainframe n’est jamais localisé dans la structure superficielle de la conscience, mais dans sa structure profonde »). (de Kerckhove, 1993, p.11).
[14] «[…] savoir et réalité, d’autre part, sont analogues à ce qu’étaient dans l’autre cas, lumière et vue : s’il était correct de les tenir pour apparentes au soleil, admettre qu’ils soient le soleil lui-même manque de correction ; de même, ici encore, ce qui est correct c’est que savoir et réalité soient, l’un et l’autre, tenus pour apparentés au Bien ; ce qui ne l’est pas, c’est d’admettre que n’importe lequel des deux soient le Bien lui-même ; la condition du Bien a droit au contraire d’être honorée à un plus haut rang !…Le soleil, diras-tu alors, ne donne pas au visible, je crois, la propriété seulement d’être vu, mais encore celle de venir à l’existence, de croitre, de subsister, quoique venir à l’existence ne soit pas son fait…Eh bien ! dit-il, pour les connaissables aussi ce n’est pas seulement, disons-le, d’être connus qu’ils doivent au bien, mais de lui qu’ils reçoivent en outre et l’existence et l’essence, quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il soit encore au-delà de l’essence, surpassant celle-ci en dignité et en pouvoir ! » [Platon, 1963, pp. 1096-1097 (508e-509a) (509b-509c)].
[19] «Selon la définition qu’on en donne communément, la technologie est un domaine de la recherche qui consiste en l’optimisation et en l’utilisation de tous les instruments techniques en général, suivant la logique performative de l’obtention d’un résultat pratique au moyen de la mise en œuvre de l’effort minimum pour l’atteindre. Cet objectif est considéré dans son sens le plus général, autant comme la technique spécifique de résolution d’un problème pratique avec le minimum d’effort énergétique possible, que dans le sens de réduction de l’effort économique, social, politique etc., en relation à la résolution du problème lui-même. La technique en revanche consiste au sens propre en l’application de normes et de procédures élaborées scientifiquement (de façon expérimentale) ou culturellement (de façon empirique) en vue d’une activité pratique. En considérant la façon dont les techniques antiques ont été définies et comme l’atteste la façon dont elles ont été étudiées, il devient évident que la technologie est impensable sans les sciences modernes expérimentales et leurs méthodes mathématico-quantitatives, alors que la technique peut subsister et subsiste même dans l’ignorance des lois mathématiques qui régulent les phénomènes naturels, grâce à un savoir empirique de type qualitatif fondé sur la tradition et sur l’expérience» (Bellini, 2009, en cours de publication).
[22] «La vérité de la conscience est la conscience de soi et celle-ci est le fondement de celle-là, de telle sorte que dans l’existence, toute conscience d’un autre ob-jet est conscience de soi ; moi, j’ai savoir de l’ob-jet comme de ce qui est mien (il est ma représentation). J’ai donc moi, en lui savoir de moi, L’expression de la conscience de soi est : Moi=Moi ; …» (Hegel, 1988, p. 227).
[23] «Le genre est la représentation en général (repraesentatio). En dessous d’elle, il y a la représentation avec conscience (perceptio). Une perception qui se rapporte exclusivement au sujet, en constituant une modification de son état, est sensation (sensatio) ; une perception objective est connaissance (cognitio). Celle-ci est ou bien intuition ou bien concept (intuitus vel conceptus). La première se rapporte immédiatement à l’objet et est singulière, le second médiatement, par l’intermédiaire d’un caractère qui peut être commun à plusieurs choses» (Kant, 2001, p. 346).
[24] «Les forces imaginantes de notre esprit se développent sur deux axes très différents. Les unes trouvent leur essor devant la nouveauté ; elles s’amusent du pittoresque, de la variété, de l’événement inattendu. […] Les autres forces imaginantes creusent le fond de l’être ; elles veulent trouver dans l’être, à la fois, le primitif et l’éternel. […] En s’exprimant tout de suite philosophiquement, on pourrait distinguer deux imaginations : une imagination qui donne vie à la cause formelle et une imagination qui donne vie à la cause matérielle ou, plus brièvement, l’imagination formelle et l’imagination matérielle» (Bachelard, 1976, p. 7).
[26] «Notre connaissance procède de deux sources fondamentales de l’esprit, dont la première est le pouvoir de recevoir les représentations (la réceptivité des impressions), la seconde le pouvoir de connaître par l’intermédiaire de ces représentations un objet (spontanéité des concepts) ; par la première nous est donné un objet, par la seconde celui-ci est pensé en relation avec cette représentation (comme simple détermination de l’esprit). Intuition et concept constituent donc les éléments de toute notre connaissance, si bien que ni des concepts, sans une intuition leur correspondant de quelque manière, ni une intuition sans concept ne peuvent fournir une connaissance» (Kant 2001, p. 143).
[27] «Le schème est une généralisation dynamique et affective de l’image, il constitue la factivité et la non-substantivité générale de l’imaginaire. Le schème s’apparente à ce que Piaget, après Silberer, nomme le symbole fonctionnel et à ce que Bachelard appelle symbole moteur. Il fait la jonction, non plus comme le voulait Kant, entre l’image et le concept, mais entre les gestes inconscients de la sensori-motricité, entre les dominantes réflexes et les représentations. Ce sont ces schèmes qui forment le squelette dynamique, le canevas fonctionnel de l’imagination» (G. Durand, 1984, p. 61).
[29] This form of narration can be called Mythopia, a blend term formed from the words Myth and Utopia and conveying an oxymoric concept. The oxymoron is widely known as a rhetorical figure in which incongruous or contradictory terms are combined. In the present paper, while the term Myth intends to show and justify the origin of something or of the cosmos (universe) in its totality, the term Utopia is to be intended as a geometrising model of reality, aiming at modifying it so as to either improve it or prevent any potential degenerations (negative Utopia – Dystopia).
As it can be clearly inferred, the first one (Myth)’s function consists in justifying the existing, showing its genesis, while the other one (Utopia) establishes itself as an antithetical, polemic and performative paradigm as compared with a given reality. Mythopian forms of representation are therefore mythical narrations devoted to explain the whole, a portion of or a specific object belonging to reality, prior to an ever possible ameliorative performance. Mythopia thus identifies its object as if it were not finished in itself (as in the case of Myth), rather as something always liable to improve and reach perfection, but also to worsen, which makes it fluid, unstable and subject more to the flow of becoming than to the fixity of being. From this viewpoint, Mythopia can be considered a form of hybridisation between the imaginative requirements of Myth and the performative Geometrism typical of rational logos and characteristic of every Utopia (Bellini, 17/2009, p. 199-200).
Paolo Bellini
Università degli Studi dell’Insubria, Varese, Italia
paolo.bellini@uninsubria.it
Paolo Bellini
Hybridation Techniques, between Ethics, Power and Control
Abstract: This paper deals with hybridization technologies. Seen as a process of shifting from natural to artificial and vice versa, these technologies belong to the broader framework of biopower. They influence the ethical paradigms of contemporary civilization, especially in what regards the question of the criteria ruling the relationship between human race and nature. In this paper, we redefine the concept of the sacred in order to obtain new and coherent principles consistent with this technological worldview.
Keywords: Hybridization; Technologies; Biopower; Sacred; Ethics.
La spéculation sur les technologies de l’hybridation, d’un point de vue philosophique, concerne, de façon simultanée, une série complexe de concepts tels que le pouvoir, l’éthique et le contrôle. Le pouvoir est remis en question parce qu’il est le pivot d’implémentation de la technologie en général et des technologies de l’hybridation en particulier ; l’éthique est remise en question à son tour parce qu’elle représente la base autour de laquelle on établit la construction sociale des valeurs (selon la dichotomie entre juste et injuste) et, par conséquent, d’un droit commun et accepté par les citoyens ; le contrôle est remis en question parce qu’il concerne l’horizon technologique de notre civilisation. Ainsi, lorsqu’on parle de technologies de l’hybridation, il faut toujours faire appel à ces éléments parce qu’ils jouent un rôle fondamental dans la création, dans l’expérimentation et dans l’acceptation collective des nouvelles technologies. Toutefois, avant d’entrer in medias res, il faut préciser ce que nous entendons par technologies de l’hybridation. En effet, à partir de la révolution scientifique moderne, le constant et incessant progrès technologique implique un glissement progressif du naturel dans l’artificiel et vice versa. On peut dire que la civilisation technologique produit un mélange entre naturel et artificiel qui concerne l’environnement, l’homme et tous les autres êtres vivants. Ce mélange est, par conséquent, le concept fondamental selon lequel on peut définir toutes technologies de l’hybridation, au point que, à notre époque, il devient toujours plus difficile de distinguer clairement le naturel de l’artificiel ; c’est-à-dire de distinguer ce qui est produit par l’homme de ce qui ne l’est pas. C’est en particulier le corps humain qui se trouve au centre du jeu et de l’expérimentation technologique, et qui pourrait bientôt être poussé jusqu’à ses limites par une telle hybridation. Comme l’avait justement observé Virilio :
Alors que les experts de la santé publique prévoient déjà qu’en l’an 2000 : La moitié des actes chirurgicaux sera consacrée aux transplantations d’organes et à l’implant de prothèses, comment ne pas comprendre que le lieu des technologies de pointe n’est plus tellement le corps territorial, l’étendue géographique d’un monde propre, équipé depuis longtemps des infrastructures les plus lourdes (canaux, ponts et chaussées, lignes électriques, etc.), mais bien le corps animal de l’homme, le corps propre d’un individu bientôt soumis au règne de la biotechnologie, de ces nano-machines capables de coloniser non plus uniquement l’étendue du monde, mais l’épaisseur même de notre organisme. (Virilio 1995, p. 123)
Il faut, alors, se mettre dans le même sillage que Jünger et comprendre que :
Tel est spectacle de l’abîme, du haut du mur stratifié qui s’appelle l’Histoire ; l’homme non seulement se voit contraint à faire le saut, mais même il veut l’oser. Par là, déterminisme aussi bien qu’évolution sont changés. L’homme sent que la destruction le menace en tant qu’homme. On trouve souvent, dans le mythe, une image d’un tel destin. Mais si l’homme dépose l’humain comme un masque usé, comme un vêtement élimé, alors quelque chose de pire le menace : le destin du serpent d’airain, la minéralisation dans les signes du zoologique, magique, titanique. Nous avons vu qu’il ne pouvait être question de libre vouloir que sur une étroite cime. Mais c’est là précisément que se décide ce qui, dans la transformation, est absolument nécessaire, ce qui est plus précieux que la vie et ne doit pas être sacrifié. … Un esprit persuadé que la technique est pour l’ouvrier ce qu’était pour Thor le marteau, pour Thésée la tête de la Gorgone : une armure garantissant puissance terrestre et richesse – un esprit qui a reconnu aussi que le matérialisme forme les assises de l’atelier où cette armure est forgée –, cet esprit peut déduire de ces vues des jugements sur le passé et des conclusions sur l’organisation de la nouvelle maison. (Jünger 1963, p. 280 et p. 299).
Ce que propose Jünger, d’une manière assez claire et radicale, est une situation de facto où la technologie et la méthode scientifique s’imposent comme les agents principaux d’une profonde transformation de l’homme, de l’environnement et de l’histoire. En ce qui concerne l’homme et les autres espèces vivantes, on peut se référer à l’image du Cyborg (cibernetic organism)[1] ; pour ce qui est de l’environnement, on peut prendre en considération les réseaux planétaires[2] qui enveloppent la Terre dans un véritable labyrinthe pluricentrique ; alors que pour l’Histoire, on peut envisager le phénomène de la globalisation[3]. Tous ces éléments, que nous avons rappelés ici synthétiquement, représentent les trois aspects fondamentaux des technologies de l’hybridation. Le premier (Cyborg) concerne une hybridation biologique et organique, le deuxième (les réseaux) une hybridation spatiale et morphologique, le troisième (l’histoire) une hybridation temporelle et spirituelle. Il apparaît nettement que les technologies de l’hybridation sont en train de provoquer un changement sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Qui plus est, il pourrait même aboutir à une transformation de la constitution physique et mentale de l’homme même et au dépassement de l’homo sapiens sapiens, progressivement substitué par des êtres qui lui ressemblent, mais qui sont les fruits accomplis d’une manipulation technologique d’ordre génétique et électronique[4]. Il devient alors évident que ces phénomènes posent des questions d’ordre éthique et bioéthique, liées au pouvoir politique et au contrôle que ceux-ci exercent sur la production et l’implémentation sociale de chaque technologie. En effet, chaque technologie de l’hybridation s’inscrit dans un cadre plus général qui concerne le biopouvoir. Ce dernier est, selon la définition qu’en donnent Hardt et Negri :
[…] une forme de pouvoir qui régit et réglemente la vie sociale de l’intérieur, en la suivant, en l’interprétant, en l’assimilant et en la reformulant. Le pouvoir ne peut obtenir une maîtrise effective sur la vie entière de la population qu’en devenant une fonction intégrante et vitale que tout individu embrasse et réactive de son plein gré. […] La plus haute fonction de ce pouvoir est d’investir la vie de part en part, et sa première tâche est de l’administrer. Le biopouvoir se réfère ainsi à une situation dans laquelle ce qui est directement en jeu dans le pouvoir est la production et la reproduction de la vie elle-même. (Hardt – Negri 2000, p. 49).
Dans ce contexte, chaque théorie éthique devient forcément une théorie de la limitation du biopouvoir et de la puissance technologique qui en est la condition nécessaire d’existence. C’est-à-dire que, analogiquement à ce qui s’est passé au début de la modernité, avec la naissance du libéralisme en tant que théorie de la limitation du pouvoir absolu des souverains au XVIIe siècle[5], pour la civilisation des technologies de l’hybridation et du biopouvoir il faut trouver une théorie et une pratique de la limite qui soit efficace face à sa puissance et à son caractère inéluctable. De plus, il faut aussi que cette dernière soit cohérente avec les exigences des nouvelles subjectivités symbiotiques, lieu de convergence de tous les efforts créatifs de la civilisation du XXIe siècleet des désirs les plus inconfessables de l’homme contemporain.
La question qui se pose donc est la suivante : quel est la limite au-delà de laquelle chaque technologie de l’hybridation ne devrait pas pouvoir exercer sa puissance ?
Pour répondre à cette question, il faut examiner s’il y a quelque chose d’inviolable qui peut être qualifié de Sacré. Plusieurs auteurs n’ont pas manqué de le souligner[6], après la modernité, il y eut un mouvement constant de désacralisation qui a commencé en Occident et s’est répandu dans le monde entier. Ce processus qui, pour paraphraser Heidegger, peut être caractérisé comme la fuite des dieux loin du monde[7], a définitivement créé un concept de Nature opposé à celui de Cosmos en tant que manifestation de la divinité, hiérophanie d’une puissance créatrice inséparable de sa constitution matérielle. Toutefois, en suivant la loi énantiodromique d’Héraclite[8], la civilisation issue de la modernité a produit, progressivement et d’une façon impalpable, la prolifération d’un imaginaire technologique où les images et les symboles de l’hybridation jouent un rôle fondamental. Cet imaginaire donne forme, corps et figure aux songes, aux cauchemars, aux rêveries (rêves faits avec les yeux ouverts, en partie volontaire, en imagination consciente)[9], qui orientent l’existence de plusieurs milliards d’êtres humains, leurs valeurs éthiques et morales, leurs projets, leurs espérances et leurs émotions comme leurs désirs et leurs expectatives. On retrouve ce concept dans plusieurs œuvres cinématographiques et littéraires tel que dans le film des Wachowski[10], où homme et machine vivent en relation symbiotique en équilibre entre le divin et le monstrueux, ou encore dans le chef d’œuvre de Cronenberg[11] où le pouvoir se décline selon un ordre technologique auquel rien n’échappe. Dans ce cadre narratif se manifeste encore ce qu’Otto a appelé mysterium tremendum, fascinans, sentiment de l’état de créature et énorme (deinós – ungeheure) [12] et qui est la condition subjective nécessaire au Sacré. Cependant, lorsque cette condition de possibilité du Sacré se vérifie, il semble, de par ce fait, qu’il n’y ait rien d’inviolable, que tout peut être assujetti aux performances technologiques, incluant le corps de l’homme et son brainframe[13], comme le démontrent toutes les projections imaginatives des technologies de l’hybridation. En effet, dans une perspective métaphysique classique où la distinction entre âme et corps est nette, évidente et, en même temps, socialement acceptée, et où l’entière réalité dépend d’une ou de plusieurs puissances créatrices de nature purement spirituelle (tel que l’idée de Bien selon la doctrine platonique[14] ou encore celle de Dieu selon les religions monothéistes)[15], chaque technologie de l’hybridation, quand elle concerne quelque être doué d’âme (l’homme pour le monothéisme et le cosmos pour le polythéisme), ne peut que représenter la violation de son statut ontologique. Toutefois si l’on change de point de vue et on décide d’adopter la théorie selon laquelle prolifère un imaginaire technologique, en adaptant notre esprit au changement d’époque in fieri et selon l’idée de l’adaequatio mentis ad rem, on peut considérer ce problème du Sacré comme inviolable à partir de la distinction entre réel et virtuel. Cette nouvelle dichotomie s’impose inévitablement, par suite du processus de désacralisation qui, loin d’effacer le sacré, implique : «le transfert du sacré sur d’autres objets que les dieux (É. Durkheim, J. Duvignaud). Autrement dit, l’imaginaire symbolique est resté invariant, bien que ses régimes d’actualisation soient différents (G. Durand)» (Wunenburger 2009, p. 93). Avec la civilisation technologique, on peut donc observer un évident déplacement de l’âme projetée sur le virtuel et du corps sur le réel. Cela signifie que le concept classique de corps tend à se transformer en concept de support matériel et que l’âme transmue sa dimension ontologique en devenant l’activité mentale ou, à la limite, purement émotionnelle et instinctive, de n’importe quel support. La civilisation technologique, pourtant, change les catégories conceptuelles traditionnelles, en donnant un nouveau sens au cosmos et à tous les êtres qui le composent, en fondant leur existence et leur identité sur la dyade réel/virtuel. Ici, alors, le Sacré s’exprime dans la dimension virtuelle, grâce à la diffusion de l’écran comme une dimension élective d’exhibition de la réalité, où ce qui est réel se démontre dans sa vérité supposée et où la simple matérialité de l’existence est sublimée en une dimension virtuelle; une dimension qui développe un nouvel imaginaire, encore plus libre et manipulable par rapport au passé. Sur l’écran, les rêves et les rêveries deviennent objectifs d’une façon palpable, en migrant de l’esprit des hommes et des textes qui en conservent la trace, vers un théâtre virtuel qui influence les pratiques sociales et les valeurs dont ils étaient imprégnés. Ainsi les narrations et les mythes ne sont plus simplement des objets de culte et de croyance mais deviennent des images en mouvement, des actions qui se reflètent directement dans l’existence quotidienne de milliards d’individus. Il faut tout de même préciser que dans ce cadre interprétatif, le Sacré trouve dans la dimension virtuelle sa forme élective de propagation, laquelle a substitué le concept classique de spirituel, dont l’âme représentait la forme individualisée. Par conséquent, le Sacré ne s’identifie pas avec le virtuel, qui en est plutôt le lieu de manifestation propre à l’âge technologique. En d’autres termes, le processus de sécularisation/désacralisation n’efface pas le Sacré, mais provoque un changement autant de ses lieux de manifestation que des objets sacralisés. On peut alors observer, par analogie, que conséquemment au fait que le naturel glisse dans l’artificiel avec les technologies de l’hybridation, le centre de manifestation de ce qui est mystérieux, fascinant et énorme se transforme lui aussi et quitte son support naturel pour se médiatiser dans les flux virtuels de la communication de masse. De la même façon un changement de medium, comme a bien montré Mac Luhan[16], change aussi le message et le brainframe de tous ceux qui l’utilisent, en transformant, dans ce cas, la nature des objets susceptibles d’une sacralisation. Il n’y a plus alors pour la civilisation technologique un Sacré en tant que manifestation d’une ou de plusieurs puissances invisibles et créatrices dans des êtres matériels (hommes, animaux, choses, etc.), mais un redoublement virtuel de l’existence matérielle dans des corps médiatiques, qui peuvent devenir, à l’occasion, de vrais objets de culte. La figure charismatique de Jean Paul II en est un exemple clair en ce qu’il a fait de son corps, grâce à la puissance médiatique du redoublement virtuel duquel il a été l’objet, une vraie icône sacrée. Il est également possible de dire la même chose de plusieurs leaders politiques, tel que Berlusconi[17] ou Obama, qui ont fait de leur corps, médiatiquement transfiguré, un objet cultuel. Dans ces derniers cas, on assiste à un dépassement des religions politiques[18] typiques de la modernité et conçues comme : «des doctrines politiques ou des appareils de gouvernement qui veulent prendre en charge la totalité de l’existence pour l’amener vers un état collectif de perfection, en orientant non seulement le champ temporel, mais aussi la destination spirituelle de chacun» (Wunenburger 2009, p. 109). Cette forme de dépassement consiste plus précisément dans l’incorporation de la prise en charge de l’existence de chacun à l’intérieur du système biopolitique et dans l’exhibition, non plus d’une idéologie totalisante, mais des corps virtuels des leaders politiques qui en deviennent les agents consacrés. L’image de la civilisation contemporaine que nous avons esquissée, suspendue entre naturel et artificiel, entre réel et virtuel, semble alors ne laisser aucune place à une théorie de la limite de la puissance technologique. Car, en effet, il y a, d’un côté, les corps en tant que supports matériels assujettis aux pratiques de l’hybridation et, de l’autre côté, un Sacré médiatique et virtuel qui se réalise seulement par des œuvres de manipulations électroniques et de maquillage spectaculaire, et qui dépend des corps hybridés dont il est l’image et du progrès des technologies de la communication. En général, on peut constater, à partir de la dyade réel/virtuel, un double mouvement de colonisation du Sacré de la partie de la technologie et, vice versa, de sacralisation de la technologie. En confrontant le rapport entre technique[19] et Sacré dans les sociétés pré-modernes, on trouve que, au contraire de ce qui arrivait dans le passé, la technologie moderne et post-moderne n’exprime jamais, dans sa façon d’opérer, l’existence des puissances créatrices invisibles et sacrées, qui a été expliqué par Eliade dans son étude sur la métallurgie[20], avec l’idée d’une hiérogamie entre ciel et terre dans laquelle s’inscrit l’œuvre du forgeron. Le Sacré n’est pas mis directement en cause, comme dans l’œuvre des alchimistes/forgerons de l’antiquité, c’est-à-dire dans la dimension matérielle des pratiques technologiques, mais il se retrouve toujours dans le théâtre médiatique et virtuel, jouant un rôle fondamental dans l’organisation biopolitique de la société et dans la production du consensus autour des valeurs dominantes.
Le parcours que nous avons tracé nous porte pourtant à chercher une théorie de la limite, non plus à l’intérieur du Sacré virtualisé sur les écrans de la société du spectacle, mais dans ses conditions de possibilité. Cela signifie que la limitation de la puissance technologique, s’il y en a une possible, ne peut pas surgir directement du Sacré virtualisé parce qu’il ne définit pas un ordre inviolable du cosmos. Il surgit plutôt de ce qui rend possible l’équilibre entre réel et virtuel, c’est-à-dire la présence d’une vie autoconsciente, d’un sujet qui l’exprime (cette vie autoconsciente), à travers sa capacité d’être en même temps rationnel comme les machines avec lesquelles il tend à s’hybrider et, aussi, doué des capacités imaginatives qui lui permettent d’exprimer des émotions et de projeter consciemment le monde où il veut vivre. La limite peut être envisagée, alors, seulement à partir de ce concept de vie autoconsciente, comme ce qui confère son sens au monde et à la dyade réel/virtuel où elle-même se contemple dans ses rapports avec le monde matériel et inorganique. Il faut préciser que lorsque nous parlons de vie autoconsciente, nous n’entendons ni un concept métaphysique, lié a quelque force invisible et spirituelle, ni une sorte de divinisation de la nature. Nous nous référons plutôt à la vie dans sa matérialité propre qui s’exprime dans le réseau qui enveloppe tous les êtres vivants[21], en les connectant dans un équilibre systémique. Nous considérons, de plus, l’autoconscience comme manifestation de l’activité mentale du vivant, qui est exprimée par sa forme humaine toujours ébranlée par le mouvement évolutif des technologies de l’hybridation, qui changent l’environnement et projettent la transformation génétique de l’homo sapiens sapiens. Le mot autoconscience révèle, dans cette acception, deux significations : conscience de soi et liberté de choix. La première, qui est issue de la philosophie hégélienne[22], est considérée ici comme étant la capacité de se reconnaître en tant que Moi (Moi=Moi), sujet qui possède le savoir du monde (et des objets qui le composent) dans la représentation[23] (dans son sens rationnel) et dans l’imagination[24], même si elle en refuse sa métaphysique. Sujet autoconscient qui sait toutefois qu’aucune représentation et aucun contenu imaginatif ne constituent un absolu, mais une forme relative de connaissance, perfectible et toujours suspendue entre rationalité et rêverie. Sujet, enfin, qui connaît tous les paradoxes de chaque représentation face au défi posé par le concept d’infini[25]. En d’autres termes, l’autoconscience est le fondement de chaque représentation du monde et de la pensée qui expérimente sa propre finitude. La deuxième signification, en revanche, découle de la première, en ce qu’elle considère que l’autoconscience, qui se perçoit comme Moi et comme condition de possibilité de la représentation du monde, a pour cela la faculté de choisir entre différentes options, selon des critères rationnels et imaginatifs, en se projetant elle-même dans le futur. Ce Moi, toutefois, ne doit pas être considéré comme quelque chose d’abstrait, parce qu’à son tour, il dépend d’une part, du réseau vivant dont il surgit et, d’autre part, de l’ensemble des relations intersubjectives et communautaires qui lui permettent de développer son identité. Par conséquent, ce concept de vie autoconsciente envisage une relation dialectique entre le vivant et ce qui, à son intérieur, est doté d’un Moi, de la liberté de choix et d’une existence relationnelle et communautaire. Autoconscience et vie sont, de même, susceptibles d’être considérées à partir du paradigme réel/virtuel. La vie, comme pur phénomène matériel, peut être qualifiée en tant que réel, et l’autoconscience, en revanche, peut être envisagée comme un phénomène typiquement virtuel. Toutefois, dans ce cas, il faut aussi comprendre que la superposition entre réel et vie, entre virtuel et autocoscience, se trouve dans des conditions assez particulières. Plus précisément, il en émane deux circularités herméneutiques : 1. L’existence de la vie comme du réel précède d’un point de vue ontologique l’existence de l’autoconscience et du virtuel qui, à son tour, précède d’un point de vue logique la vie et le réel. En effet, le deuxième couple (autoconscience/virtuel) requiert l’existence d’une vie et d’un monde matériel pour exister et, inversement, la vie et le monde matériel nécessite, pour être pensés et recevoir un sens, une autoconscience capable de se virtualiser et de comprendre la réalité à travers ses phénomènes matériels (tel que la vie) ; soit en suivant un ordre rationnel kantien[26], soit en suivant les schèmes typiques de l’imagination esquissés par Durand[27]. 2. La dyade réel/virtuel est possible seulement à l’intérieur d’une autoconscience qui la pense, qui à son tour dépend de l’existence de la vie en tant que support matériel, et donc d’une réalité objective (qui renvoie au concept de réel), dont le savoir est possible seulement à partir d’une dimension virtuelle exprimée par l’autoconscience. Ainsi, il apparaît clairement que réel et virtuel sont deux catégories objectivant les phénomènes et que la vie autoconsciente représente le côté subjectif de chaque possibilité de représentation du monde. De plus, en exprimant un Moi, cette vie autoconsciente tend à s’hybrider avec la technologie, en ce que chaque Moi dépend, pour son identité, de relations communicatives qui le définissent à partir de la communauté (matérielle et virtuelle) à laquelle il appartient. Or, à l’âge technologique, on peut observer un Moi qui s’hybride avec le système de communication de masse, avec un nous collectif, qui n’annule pas ce Moi individuel, mais le replace entre le lieu des relations intersubjectives traditionnelles (i.e. entre sujets qui ont une existence matérielle) et le cadre narratif et identitaire produit par les mass media. Un Moi technologique qui tend, de plus en plus, à dépasser le Moi typique de l’individualisme bourgeois[28], en se constituant à l’intérieur des narrations collectives, globalisées par les média, fruit de la dialectique entre corps médiatiques et corps matériels. Un Moi, donc, qui sur sa base réelle en tant que corps matériel, construit une partie remarquable de son identité en confrontant les corps médiatiques (virtuels), issus du rapport entre émetteur et destinataire. Émetteur et destinataire qui, à leur tour et de façon particulière, sont des sujets collectifs, des nous qui se cachent derrière la production incessante de corps médiatiques (message) apparemment individualisés sur les écrans (medium) de la civilisation globalisée. Il s’agit en ce cas d’un jeu de miroir où l’on ne trouve jamais le prius, mais qui, par contre, permet l’émergence, au niveau virtuel, d’une nouvelle forme narrative ; concept que nous avons d’ailleurs qualifié de Mythopie[29].
Ce concept (vie autoconsciente) peut alors devenir le fondement d’une théorie de la limite du pouvoir technologique, en intégrant en soi l’idée d’individu typique du libéralisme, avec son cortège des droits (vie, propriété, liberté, habeas corpus, etc.), et l’idée de protection et de sauvegarde systémique du vivant. Ce dernier (le vivant), en effet, est la condition nécessaire de l’autoconscience qui, à son tour, représente la base sur laquelle chaque individu peut exercer ses droits et peut aussi se miroiter dans le Sacré virtuel, en s’identifiant avec la multitude de corps médiatiques qui le composent.
La vie autoconsciente peut donc représenter l’idée fondamentale d’une nouvelle éthique, ou mieux, d’une nouvelle bioéthique en ce qu’elle est cohérente avec les catégories conceptuelles imposées par la civilisation contemporaine et, plus particulièrement, avec celle de biopouvoir qui doit implémenter socialement les valeurs, lesquelles peuvent être efficacement fondées sur une telle idée. Le concept de vie autoconsciente se retrouve ainsi dans un rapport dialectique avec le pouvoir en tant que désir de contrôle biopolitique, puisque la notion même d’autoconscience porte en soi celle de liberté; là même où c’est impossible de penser une autoconscience privée de la possibilité de choix, inscrite dans un semblant de paradis artificiel où tout est prévisible, contrôlé, organisé selon un modèle cybernétique, fils d’un système techno-totalitaire qui ne reconnaît rien d’inviolable.
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Lors de la rédaction de ce texte Paolo Bellini a bénéficié du soutien d’une bourse de la Région Rhône-Alpes.
Notes
[5] Cf. Bobbio, (1999), p. 224 et Liberalisme, in Dictionnaire de Philosophie politique (1996), pp. 338-344.
[8] «tò antìxoun sumphéron… ek tōn diapheróntōn kallístēn harmonían – ce qui s’oppose converge… et à partir des différences procède la plus belle harmonie» (Héraclite).
[9] «Autrement dit, la rêverie est une activité onirique dans laquelle une lueur de conscience subsiste. Le rêveur de rêverie est présent à sa rêverie. Même quand la rêverie donne l’impression d’une fuite hors du réel, hors du temps et du lieu, le rêveur de la rêverie sait que c’est lui qui s’absente – lui en chair et en os, qui devient un esprit, un fantôme du passé ou du voyage» (G. Bachelard, 1971, p. 129).
[10] Cf. A. Wachowski – L. Wachowski (1999); The matrix reloaded (2003); The matrix revolutions (2003).
[13] «Un brainframe è qualcosa di diverso da un atteggiamento o da una mentalità, pur essendo tutto questo e molto di più. Pur strutturando e filtrando la nostra visione del mondo, esso non è esattamente un paio d’occhiali di tipo particolare – dato che il brainframe non è mai localizzato nella struttura superficiale della coscienza, ma nella sua struttura profonda» («Un brainframe est quelque chose de différent d’une attitude ou d’une mentalité, tout en restant ceci et beaucoup plus. Tout en structurant et en filtrant notre vision du monde, ce n’est pas exactement comme une paire de lunettes spéciales – étant donné que le brainframe n’est jamais localisé dans la structure superficielle de la conscience, mais dans sa structure profonde »). (de Kerckhove, 1993, p.11).
[14] «[…] savoir et réalité, d’autre part, sont analogues à ce qu’étaient dans l’autre cas, lumière et vue : s’il était correct de les tenir pour apparentes au soleil, admettre qu’ils soient le soleil lui-même manque de correction ; de même, ici encore, ce qui est correct c’est que savoir et réalité soient, l’un et l’autre, tenus pour apparentés au Bien ; ce qui ne l’est pas, c’est d’admettre que n’importe lequel des deux soient le Bien lui-même ; la condition du Bien a droit au contraire d’être honorée à un plus haut rang !…Le soleil, diras-tu alors, ne donne pas au visible, je crois, la propriété seulement d’être vu, mais encore celle de venir à l’existence, de croitre, de subsister, quoique venir à l’existence ne soit pas son fait…Eh bien ! dit-il, pour les connaissables aussi ce n’est pas seulement, disons-le, d’être connus qu’ils doivent au bien, mais de lui qu’ils reçoivent en outre et l’existence et l’essence, quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il soit encore au-delà de l’essence, surpassant celle-ci en dignité et en pouvoir ! » [Platon, 1963, pp. 1096-1097 (508e-509a) (509b-509c)].
[19] «Selon la définition qu’on en donne communément, la technologie est un domaine de la recherche qui consiste en l’optimisation et en l’utilisation de tous les instruments techniques en général, suivant la logique performative de l’obtention d’un résultat pratique au moyen de la mise en œuvre de l’effort minimum pour l’atteindre. Cet objectif est considéré dans son sens le plus général, autant comme la technique spécifique de résolution d’un problème pratique avec le minimum d’effort énergétique possible, que dans le sens de réduction de l’effort économique, social, politique etc., en relation à la résolution du problème lui-même. La technique en revanche consiste au sens propre en l’application de normes et de procédures élaborées scientifiquement (de façon expérimentale) ou culturellement (de façon empirique) en vue d’une activité pratique. En considérant la façon dont les techniques antiques ont été définies et comme l’atteste la façon dont elles ont été étudiées, il devient évident que la technologie est impensable sans les sciences modernes expérimentales et leurs méthodes mathématico-quantitatives, alors que la technique peut subsister et subsiste même dans l’ignorance des lois mathématiques qui régulent les phénomènes naturels, grâce à un savoir empirique de type qualitatif fondé sur la tradition et sur l’expérience» (Bellini, 2009, en cours de publication).
[22] «La vérité de la conscience est la conscience de soi et celle-ci est le fondement de celle-là, de telle sorte que dans l’existence, toute conscience d’un autre ob-jet est conscience de soi ; moi, j’ai savoir de l’ob-jet comme de ce qui est mien (il est ma représentation). J’ai donc moi, en lui savoir de moi, L’expression de la conscience de soi est : Moi=Moi ; …» (Hegel, 1988, p. 227).
[23] «Le genre est la représentation en général (repraesentatio). En dessous d’elle, il y a la représentation avec conscience (perceptio). Une perception qui se rapporte exclusivement au sujet, en constituant une modification de son état, est sensation (sensatio) ; une perception objective est connaissance (cognitio). Celle-ci est ou bien intuition ou bien concept (intuitus vel conceptus). La première se rapporte immédiatement à l’objet et est singulière, le second médiatement, par l’intermédiaire d’un caractère qui peut être commun à plusieurs choses» (Kant, 2001, p. 346).
[24] «Les forces imaginantes de notre esprit se développent sur deux axes très différents. Les unes trouvent leur essor devant la nouveauté ; elles s’amusent du pittoresque, de la variété, de l’événement inattendu. […] Les autres forces imaginantes creusent le fond de l’être ; elles veulent trouver dans l’être, à la fois, le primitif et l’éternel. […] En s’exprimant tout de suite philosophiquement, on pourrait distinguer deux imaginations : une imagination qui donne vie à la cause formelle et une imagination qui donne vie à la cause matérielle ou, plus brièvement, l’imagination formelle et l’imagination matérielle» (Bachelard, 1976, p. 7).
[26] «Notre connaissance procède de deux sources fondamentales de l’esprit, dont la première est le pouvoir de recevoir les représentations (la réceptivité des impressions), la seconde le pouvoir de connaître par l’intermédiaire de ces représentations un objet (spontanéité des concepts) ; par la première nous est donné un objet, par la seconde celui-ci est pensé en relation avec cette représentation (comme simple détermination de l’esprit). Intuition et concept constituent donc les éléments de toute notre connaissance, si bien que ni des concepts, sans une intuition leur correspondant de quelque manière, ni une intuition sans concept ne peuvent fournir une connaissance» (Kant 2001, p. 143).
[27] «Le schème est une généralisation dynamique et affective de l’image, il constitue la factivité et la non-substantivité générale de l’imaginaire. Le schème s’apparente à ce que Piaget, après Silberer, nomme le symbole fonctionnel et à ce que Bachelard appelle symbole moteur. Il fait la jonction, non plus comme le voulait Kant, entre l’image et le concept, mais entre les gestes inconscients de la sensori-motricité, entre les dominantes réflexes et les représentations. Ce sont ces schèmes qui forment le squelette dynamique, le canevas fonctionnel de l’imagination» (G. Durand, 1984, p. 61).
[29] This form of narration can be called Mythopia, a blend term formed from the words Myth and Utopia and conveying an oxymoric concept. The oxymoron is widely known as a rhetorical figure in which incongruous or contradictory terms are combined. In the present paper, while the term Myth intends to show and justify the origin of something or of the cosmos (universe) in its totality, the term Utopia is to be intended as a geometrising model of reality, aiming at modifying it so as to either improve it or prevent any potential degenerations (negative Utopia – Dystopia).
As it can be clearly inferred, the first one (Myth)’s function consists in justifying the existing, showing its genesis, while the other one (Utopia) establishes itself as an antithetical, polemic and performative paradigm as compared with a given reality. Mythopian forms of representation are therefore mythical narrations devoted to explain the whole, a portion of or a specific object belonging to reality, prior to an ever possible ameliorative performance. Mythopia thus identifies its object as if it were not finished in itself (as in the case of Myth), rather as something always liable to improve and reach perfection, but also to worsen, which makes it fluid, unstable and subject more to the flow of becoming than to the fixity of being. From this viewpoint, Mythopia can be considered a form of hybridisation between the imaginative requirements of Myth and the performative Geometrism typical of rational logos and characteristic of every Utopia (Bellini, 17/2009, p. 199-200).