Ana Taís Martins Portanova Barros
Université Fédérale du Rio Grande do Sul, Brésil
anataismartins@hotmail.com
Symboles de l’enfer: Images de nulle part et de quelque part
Symbols of Hell: Images of Nowhere and Somewhere
Abstract: The paper analyzes the photographs that won the World Press Photo of the Year over the past 10 years as collective imagistic manifestations. All photographs represent violence and suffering, chaos and destruction, symbolizing hell. It is our contention that, by switching to a heavily heroic, aggressive, competitive form, the contemporary Western imaginary creates euphemistic images in which life and death converge towards the feminine. Nevertheless, this game of symbolical extremes is overwhelmed by the literal meaning. The figurative sense of the images is denied by their visual power, destroying the anthropological trajectory where the symbolic image is formed. This in our view results in an annihilation of the symbolic play and the emergence of a post-image.
Keywords: Photography; Imagination; Symbolic images; Myth-criticism; Post-image.
Introduction
Pour en finir avec la béatitude céleste et les supplices infernaux, il n’a pas suffi que Nietzsche décrète la mort de Dieu. Notre monde agnostique et multimédia permet la jouissance et la douleur sur mesure. L’image visuelle, dont l’abondance fait de notre civilisation une civilisation de l’image, offre une entrée vicariale au paradis et en enfer. Vivant par procuration, l’homme se protège des tourments de l’image symbolique, qui n’exige rien moins de lui que ses propres tripes, c’est-à-dire d’être vécue. Un prix trop élevé pour l’homme de McLuhan qui sédentarise son corps devant un ordinateur.
En effet, quelques clics suffisent à trouver tout ce que nous pouvons désirer. Mais si ce que nous souhaitons est toujours à notre portée, ne serait-ce pas parce qu’il n’est jamais là ? Que reste-t-il d’un jeu d’apparences qui n’est vraiment qu’apparence, c’est-à-dire qui n’a rien à voir avec l’image symbolique ? Et cette fuite de l’image symbolique, qui institue une véritable post-image, ne serait-elle pas l’enfer de la civilisation de l’image, pleine de figures surchargées de dénotation ? Quels sens figurés la saturation de sens propre des images empêche-t-elle d’affleurer, de nos jours ?
Portraits de notre époque
Depuis des millénaires, pour le moins dès l’âge de la pierre et les peintures rupestres de l’homme de Cro-Magnon, l’humanité cultive l’image visuelle comme une manière de garder sa mémoire. L’amélioration et la multiplication des techniques, naturellement accompagnées de la dispersion des thèmes, ne font que souligner que la mémoire se conserve plus facilement par la préservation des apparences. Ainsi pourrions nous être tenté de dire que la mémoire de notre contemporanéité proviendra de la télévision ou du cinéma. Or, des études montrent que l’image figée demeure plus dans la mémoire que l’image en mouvement : ce que nous retenons est « un “sommaire interprétatif” de toute notre expérience passée », selon Bueno[1]. Ce caractère synthétique de la mémoire nous permet donc d’affirmer que les souvenirs visuels de notre temps seront probablement ceux légués par la photographie en général, et, en raison de son ample diffusion, par le photojournalisme en particulier.
Tous les ans, le meilleur du photojournalisme mondial est récompensé par le World Press Photo. Les photographies des lauréats sont présentées dans une exposition itinérante qui parcourt 45 pays et sont publiées dans un livre traduit en sept langues. Ce prix a été institué en 1955 par la Fondation World Press Photo, qui siège à Amsterdam, est parrainée par Canon et compte encore sur le soutien de la Dutch Postcode Lottery, organisation qui promeut des loteries pour aider des institutions et des projets de charité.
Si nous prenions les photographies du World Press Photo comme un portrait du monde de notre époque, que nous raconteraient-elles ? Elles nous montreraient un endroit où il ne fait pas bon vivre. La plupart d’entre elles sont décontextualisées dans le temps et l’espace, c’est-à-dire que sans l’aide de légendes, nous serions incapables de déterminer où et quand elles ont été prises. Cette généralisation en fait des signalisateurs de possibilités pour tout peuple ou individu. Nulle part peut être partout, et l’anonymat du topos est menaçant quand il se retourne spéculairement contre qui regarde – n’importe qui pourrait participer au destin qui y est représenté.
Un survol des photographies lauréates du World Press Photo of the Year ces dix dernières années ne nous conduit autre part qu’en enfer. Si le cosmos commence toujours par le chaos, nous pouvons croire en un futur harmonique, car, à en juger par le monde présenté sur ces photos, notre présent ne saurait être plus chaotique. L’appel à témoin que la photographie nous lance[2], même s’il peut être l’objet de démentis rationnels, nous empêche d’oublier qu’il s’agit de notre monde – antiutopie. L’enfer antiutopique, dans toute sa capacité à promouvoir l’identification, est l’image symbolique qui promeut des réminiscences archétypales et, donc, suffisamment fortes pour mobiliser des collectivités. La photographie porterait-elle autant de potentialité ? Quels types d’images pouvons-nous y retrouver ?
Bachelard[3] remarque que l’image idéale, fruit de l’imagination productrice, se distingue de l’image banale, fruit de l’imagination reproductrice. Durand[4] enseigne que l’image vient avant le concept et, donc, que la représentation imagée d’un concept n’est pas une image, car c’est le sens dénotatif qui est un cas spécial du sens figuré. Et Wunenburger ajoute que : « […] l’imaginaire n’accède vraiment à la symbolicité que s’il est libéré de toute fonction allégorisante, dans laquelle le concept précède toujours la production de l’image »[5].
L’on en déduit que la prégnance symbolique d’une image est d’autant plus grande qu’elle dérive de l’imagination créative. Dans cette perspective, la photographie sera beaucoup plus souvent reproductrice d’un concept que productrice d’images. Elle est allégorique, elle fonctionne en une allusion à des significations préexistantes et, en ce sens, elle serait incapable de créer le futur. Sur une échelle de prégnance symbolique où l’archétype, présentant des images à leur degré maximum de fertilité et de possibilités créatives, occuperait un sous-sol anthropologique, la photographie se situerait à l’autre extrême, après le symbole et le mythe, car elle se stabilise sur le déjà-dit, le déjà-pensé, le déjà-créé. Sa manière d’« imager » fonctionne à partir du cliché, et pas seulement sous l’aspect technique : même les « mille mots » qu’elle vaut sont d’une certaine manière pré-inscrits en elle, comme le dit Flusser[6].
Puisqu’elle est toujours mémoire, la photographie se lance irrémédiablement dans la liste des images reproductrices. Elle n’échappe pas à l’inscription dans le temps passé, à l’éternel « cela a été » barthésien[7]. Et plus encore, comme la scène représentée se retrouve toujours déjà dans le réservoir d’images humain, elle est en réalité re-présentée.
Ainsi, ce n’est pas que par la figuration que la photographie est à des années-lumières de l’image idéale dont nous parle Bachelard. Cependant, si nous prenons le soin d’éplucher les couches d’images figées recouvrant une photographie, nous parvenons à son cœur archétypal. Et, en sens contraire, nous retrouvons également la photographie réminiscente se transformant en image symbolique.
Dictature du sens propre
La grande lauréate de la dernière édition du World Press Photo montre une femme portant un nikab et soutenant un homme blessé, photographiée au Yémen (Figure 1). La mémoire de la scène de la Vierge tenant son Fils mort dans ses bras, dans la treizième station du chemin de croix, n’est pas loin. La peinture universelle connaît d’innombrables représentations de cette scène, dont l’iconicité est devenue sens commun de par la diffusion de l’œuvre de Michel-Ange (Figure 3). Nous la retrouvons encore dans d’autres photographies actuelles, comme dans le travail d’Eugene Smith sur la contamination de la baie de Minamata en 1971 (Figure 4). Or, elles n’ont pas que la ressemblance visuelle avec l’œuvre de Michel-Ange, datant de la Renaissance, en commun, mais encore la réminiscence de la pratique spirituelle débutant à l’époque des croisades, quand les fidèles ont voulu reproduire en Occident le pèlerinage vers des lieux sacrés de la Terre Sainte. Il s’agit donc d’une image qui reproduit une mémoire.
Figure 1: Samuel Aranda / Corbis/The New York Times/ Reuters, 2011.
Figure 2: Mel Gibson, The Passion of Christ, 2004
Figure 3: Michel-ange, La Pietá, 1498
Figure 4: Eugene Smith, 1971
Un regard interprétatif qui s’attacherait à valoriser des indicateurs culturels de l’image noterait que la femme ne porte pas n’importe quels habits, mais des vêtements typiques des femmes musulmanes. Cette voie permettra facilement de relier cette scène de souffrance causée par la violence à l’Orient ; en somme, nous repousserons la douleur vers un lieu géographique bien éloigné de nous, elle ne nous concernera plus : elle se désymbolisera en empruntant le chemin de l’image figée qu’est le stéréotype. Et il ne manquera plus qu’un petit pas pour accéder à la lecture politico-culturelle nous amenant à considérer l’inébranlable barbarie étrangère. Cela conduit donc au paroxysme du figement d’une image qu’est le préjugé. Et, alors, il n’y a plus d’image, mais le vide symbolique de la post-image.
Pour sa part, l’herméneutique proposée par Durand[8] nous convoque à faire attention à la constante anthropologique qui se présente dans cette figuration. Il n’est pas anodin que cette scène soit récurrente au long du temps, sous différentes formes d’expression visuelle – peinture, sculpture, photographie, cinéma. Selon Durand[9], une espèce de métaphore obsessionnelle autorise à y lire une réminiscence archétypale – celle de la Mère sacrée, qui réunit en soi les extrêmes de l’existence : comme la terre, la mère donne la vie et recueille également son enfant mort. Sur le chemin de la symbolisation, quand elles se chargent de mémoires, ces images deviennent vécues, éprouvées, contextualisées : anti-utopiques, elles n’appartiennent déjà plus à nulle part, mais à un certain endroit…le nôtre.
En tant que forme-idéale, en tant que forme vide, un archétype n’est pas une image symbolique ; il ne s’est pas encore rempli des contenus de l’expérience. Si l’utopie n’est nulle part et, donc, potentiellement partout, serait-elle voisine de l’archétype dans l’inconscient anthropologique ? Certainement pas, car l’utopie implique une transformation du mythe en promesse historique, soit en démythologisation. Comme cette promesse est purgée de tout mal, elle n’offre aucun espace aux contradictions, aux mésaventures et, donc, aux apprentissages et aux changements. Comme le dit Wunenburger : « Alors que le mythe traditionnel renvoie l’homme au primat de l’origine, mais en lui offrant toujours une perspective d’une rénovation cosmique dans l’avenir, l’utopie linéaire tente de délier définitivement les hommes de la pesanteur des choses, du temps de l’erreur et de l’ignorance. »[10] Voilà pourquoi l’utopie serait « […] responsable d’une atrophie paradoxale de notre imaginaire. »[11] L’utopie serait donc à la désymbolisation ce que l’archétype est à la symbolisation ; tandis que l’archétype cultive les rêves collectifs bondés de possibilités dans un sous-sol anthropologique, l’utopie fournit le rêve collectif prêt, en en retirant toute possibilité d’échec et, donc, de concrétisation. L’archétype nourrit des images, l’utopie des post-images.
Quand il se remplit, l’archétype devient conscience, et n’est déjà plus archétype. Il a déjà commencé sa symbolisation, matérialisant ses potentialités. Ce processus est aussi incontournable que le fait que les possibilités de symbolisation sont les mêmes que celles de la désymbolisation.
Le premier pas, qui est définitif, sur ce chemin d’appauvrissement est la rationalisation qui prend l’image comme représentation la met en morceau et jetant d’un côté le référent, si improprement désigné, d’un autre côté la signification et d’un autre encore le signifiant. Du point de vue lexical, le mot image, dans ce processus, se réduit au signifiant – c’est-à-dire que l’on nomme image quelque chose qui n’est autre qu’une passerelle entre deux éléments qui lui sont étrangers et que nous appelons post-image.
Or, l’image symbolique étant fondamentalement une image vécue, elle ne saurait survivre à cet écartèlement, car ce dont on la prive, dans ce processus, c’est du sujet qui la vit, de l’être rêveur. Ainsi, la post-image ne dépasse pas l’image, mais elle l’anéantit en la remplaçant par des simulacres, des simulations, des représentations[12], peu importe le terme, car ce sera toujours quelque chose de désymbolisé. Si le véritable enfer est le vide du sens, il se retrouve dans la désymbolisation utopique. Le lieu infernal est le fruit d’un processus de dégradation du symbole.
De la déception anti-utopique à l’enfer du sans-sens
La post-image, produit de cette désymbolisation, nous prive donc de l’héritage de l’imagination productrice. Elle est le résultat et la cause de la perte du sens vécu qui nous précipite dans l’enfer de l’indifférence insensible. C’est le cas, par exemple, quand les tragédies que la photographie montre ne nous concernent plus, comme le note Sontag[13]:
Les photographies produisent un choc dans la mesure où elles montrent du jamais vu. Malheureusement, la barre ne cesse d’être relevée, en partie à cause de la prolifération même de ces images de l’horreur. La première rencontre que l’on fait de l’inventaire photographique de l’horreur absolue est comme une révélation, le prototype moderne de la révélation : une épiphanie négative.
Tous les ans, le photojournalisme nous présente la figuration même de l’enfer, toujours sous les couleurs de la violence. Si nous laissons parler les photographies ayant gagné le World Press Photo ces dix dernières années, elles utiliseront notre propre voix pour annoncer l’abîme dans la violence mutilatrice de corps (Figure 5), dans le cri de protestation sur des terrasses qui semblent incarcérer les personnes (Figure 6), chez l’homme au milieu d’une salle détruite, braquant une arme prête à promouvoir plus de destruction (figure 7).
Figure 5: Jodi Bieber, Afrique du Sud, 2010.
Figure 6: Pietro Masturzo, Iran, 2009.
Figure 7: Anthony Suau, É.U.A., 2008.
La symbolisation de l’enfer continue de s’épiphaniser dans le soldat abattu lors d’une bataille (Figure 8), dans le regard touristique de la jeunesse opulente sur la destruction qui l’entoure (Figure 9), dans la faim qui rapetisse le visage de la mère à tel point qu’elle ressemble à un enfant et qui rapetisse la main de son enfant à tel point qu’elle est plus petite que la bouche de sa mère (Figure 10).
Figure 8: Tim Hetherington, Afghanistan, 2007.
Figure 9: Spencer Platt, Liban, 2006.
Figure 10: Finbarr O’Reilly, Niger, 2005.
Et c’est le sans-retour de la mort qui donne corps à l’enfer dans la scène de la femme qui se jette à terre pour pleurer, dans celle du père condamné qui essaie de consoler son petit enfant et dans celle du fils qui pleure au bord du trou où son père va être enterré.
Figure 11: Arko Datta, Inde, 2004.
Figure 12: Jean-Marc Bouju, Irak, 2003.
Figure 13: Eric Grigorian, Iran, 2002.
Le photojournalisme montre que le lieu infernal est ici et maintenant ; la constatation anti-utopique invite à une construction du futur de même que la nuit appelle le jour, le un convoque le deux, le même a besoin de l’autre. Comme il s’agit d’une « phase primitive de constitution du divers »[14], cette formation en dyades ne suffit pas à garantir un équilibre, mais, pour le moins, elle met en mouvement les pièces du jeu. Wunenburger[15] montre qu’il faut un troisième terme pour parvenir à rompre « avec la logique dilemmatique de l’homogène et de l’hétérogène, de la conjonction et de la disjonction. » Toutefois, la rationalisation semble être une échappatoire efficace permettant d’ignorer jusqu’à l’appel binaire ; comment, dans ces conditions, inclure un troisième élément ?
Une herméneutique réductrice[16], qui fait des contextes coercitifs le premier et seul plan de lecture, exigera, pour se réaliser, les énoncés explicatifs devant accompagner les photographies. En se focalisant sur l’historisation des scènes, cette herméneutique ne s’arrêtera sur la violence en soi, mais sur la violence contre la femme dans une culture sexiste ; elle spécifiera que le cri dans la nuit proteste contre un régime politique autoritaire et que le policier est à la recherche d’armes et de drogues. Que le soldat prostré dans la tranchée se permet en réalité de relâcher après une bataille, que les jeunes libanais se promènent de par la ville après qu’Israël a arrêté de la bombarder et que la petite fille sous-alimentée se trouve dans un centre d’alimentation thérapeutique qui porte secours aux victimes de la sècheresse de l’année précédente. Et encore que la femme à terre pleure un parent tué par un tsunami, que l’homme consolant son fils est un irakien fait prisonnier de guerre par l’armée américaine et que le garçon qui pleure est au bord du trou où son père mort sera enterré avec d’autres victimes d’un fort tremblement de terre survenu en Iran.
Souligner les localisations historiques et géographiques permet d’ignorer l’image symbolique qui nous lie au reste de l’humanité. Oui, car douleur, destruction, faim et mutilation, mort et oppression sont des images concernant la condition humaine et pas seulement certains humains.
Post-image, enfer absolu
Durand[17] a bien souligné l’importance du trajet du sens dans la constitution de l’image symbolique, qui résulte de l’accord entre les pulsions issues d’une espèce d’inconscient anthropologique et les contraintes émanant du milieu historique, social, culturel, politique, géographique. La tension découlant de l’apparente irréconciliabilité entre ces deux pôles est responsable de la naissance de l’image symbolique, rédemptrice du tragique de la vie humaine. Toutefois, l’inspiration rationaliste pousse à la concentration de l’effort interprétatif sur le pôle des contraintes externes, qui sont toujours plus visibles, plus faciles à cartographier. La séparation artificielle entre ces deux pôles, promue par l’habitude rationnelle, élimine le trajet du sens et, avec lui, l’image symbolique. La localisation précise des images en un lieu quelconque (historique ou géographique) fait que l’image de nulle part devienne l’image de quelque part. Elle expulse le figuré, retire les symboles de l’enfer, instaure la dictature du sens propre et le lieu infernal est tranquillement occupé par la post-image.
Paradoxalement, il suffit d’éloigner de soi ce lieu infernal pour qu’il se réinstalle, mais avec un pouvoir redoublé, parce que sa caractéristique anti-utopique est éliminée par la désymbolisation et que plus aucun jeu d’opposés ne peut apporter d’équilibre. Justement du fait qu’elle est symbolique, Durand[18] nous l’a déjà enseigné, l’image symbolique de la douleur et de la souffrance va toujours contenir le germe d’une équilibration, qu’elle soit de type héroïque, mystique ou dramatique, et la sagesse populaire en a conscience, qui dit : « Aucun malheur ne dure toujours». Toutefois, dans l’enfer absolu de la post-image, la souffrance ne cesse jamais car l’image est désymbolisée, elle ne forme pas une constellation avec d’autres images, elle ne fait plus partie du trajet du sens, elle ne contient aucune puissance d’équilibration. Dans ce cadre, l’hypothèse de l’anesthésie par saturation, de l’insensibilité par banalisation semble plausible : « L’immense inventaire photographique de la détresse et de l’injustice dont le monde est rempli nous a d’une certaine façon familiarisés avec l’atrocité, en faisant apparaître l’horreur plus ordinaire : […] “Ce n’est qu’une photo” », [19].
Pour sortir de la dimension de la post-image et rétablir le trajet du sens, il faut retourner au figuré, laisser parler l’image avant le concept. Même les photographies sont alors capables de révéler le cœur archétypal qui est à l’origine de leurs projections sur le monde.
Au royaume masculin, une anima infernale
Huit de ces 10 photos peuvent nous reconduire à la métaphore féminine, comme le montre la Figure 1. De fait, sur les Figures 1, 5, 9, et 11, cette métaphore apparaît deux fois : dans la figuration même de la femme et dans celle de la terre. Dans la Figure 9, le « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière »[20] se répercute fortement sous le regard de belles jeunes filles en bonne santé qui, bien qu’affligées, soulignent douloureusement, par leurs figures lumineuses, la destruction de la ville où elles se promènent dans leur voiture rouge. Et c’est encore la mémoire ancestrale de la poussière dont nous sommes faits qui vole à notre secours quand la douleur ou simplement la fatigue nous jette à terre, comme dans les Figures 1, 8, 11, 12 et 13.
Nous voyons, sur ces photographies, la valeur féminine associée à la violence, à la destruction et à la mort. Si nous revenons aux enseignements de Jung[21], nous nous souviendrons d’une anima ignorée, furieusement jalouse de la persona surévaluée. L’analogie du rapport que Jung a établi dans le psychisme personnel entre le moi et l’inconscient semble être ici valable pour le psychisme collectif. La persona occidentale, c’est-à-dire, l’image avec laquelle l’Occident (70% des photographies présentées ont été prises par des photographes occidentaux) se compromet consciemment est fortement militarisée, chargée d’attributs masculins. Comme nous en alerte bien Durand[22], elle est dominée par ce qu’il appelle la structure héroïque de l’imaginaire. Si, au niveau actantiel, le combat prédomine, la dissociation et la confrontation propres de la figuration d’un Mars viril se naturalisent. L’équilibre devra forcément être rétabli par un corrélat inconscient féminin ; dans le langage junguien, l’anima.
Jung[23] observe que, au contraire des primitifs, l’homme moderne ne dispose pas de rituels d’initiation efficaces pour se confronter à son inconscient. Durand a déjà signalé à plusieurs reprises comment l’iconoclasme, l’horreur de l’image, est associé à la démythologisation et Mircea Eliade[24] nous empêche d’oublier combien le processus de désacralisation du monde est néfaste. L’un des contrecoups immédiats, selon Jung, est que le fond obscur de l’âme de l’homme le menace. « La conséquence de cette lacune est que l’anima, sous la forme de l’imago maternelle, est transférée sur la femme »[25]. L’anima est alors projetée, et la peur de l’inconscient fait que l’on octroie à cette projection une autorité illégitime[26].
Dans notre cas, la projection de l’anima n’étant pas un phénomène du psychisme individuel, mais collectif, son support est la photographie, qui peut la disséminer collectivement aussi. Ce jeu entre persona et anima correspond à ce que Bachelard[27] indique sur le fonctionnement de l’imagination matérielle qui renvoie toujours à des paires d’éléments contraires et complémentaires et au dynamisme équilibrant postulé par Durand[28] comme tension de deux forces de cohésion. Or, ces forces ne sont pas biographiques. En effet, nous ne parlons pas de l’imaginaire de tel ou tel photographe ou d’un membre du jury ayant résolu de récompenser la photographie concernée, mais bien plutôt de la « globalité de la culture en question »[29].
La photographie est un symbole iconographique. Dans les mots de Durand[30], elle « […] constitue de nombreuses redondances : “copie” redondante d’un site, d’un visage, d’un modèle, certes, mais également représentation par le spectateur de ce que le peintre a déjà représenté techniquement. » Le caractère mnémonique de la photographie semble même en expulser l’« Ange de l’œuvre »[31], qui « […] recouvre un contenu au-delà » [32]. Mais la prégnance symbolique n’est pas quelque chose qui se stabilise dans la matérialisation de l’image, elle n’a d’existence qu’« à la pointe de la perception »[33], c’est-à-dire en tant que présence. Voilà pourquoi il n’est pas paradoxal qu’une image symbolique énergique et vivante prenne pour véhicule ladite image technique qu’est la photographie, produite de manière plus ou moins automatique par un appareil. Les limitations que la pré-inscription de possibilités dans la boîte noire[34] impose au photographe, en tant que produit d’un inconscient anthropologique agissant de manière autonome, ne cessent d’indiquer également à l’individu qu’il en fait partie. S’il y a perte de prégnance symbolique des images peuplant les médias, elle ne se doit nullement à son type de support, mais à la désacralisation qui semble avoir été un choix collectif de notre époque.
Une fois l’enfer désymbolisé, l’on perd aussi bien les images de nulle part que celles de quelque part, l’on perd la tension instauratrice de sens. Cela n’a pas lieu sans la protestation véhémente de notre inconscient anthropologique – ses cris résonnent partout, mais ils ne seront pas entendus tant que l’on croira que la lumière du soleil n’est qu’une radiation ultraviolette, que la photographie n’est qu’une combinaison de grains d’argent ou de pixels et que l’image n’est qu’une représentation visuelle ; tant que la pensée ne laissera aucun espace à l’imagination créative.
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Notes
[1] José Lino Bueno, Mecanismos complexos da memória separam o lembrar do esquecer, São Paulo, ComCiência, 2004. Disponible sur http://www.comciencia.br/reportagens/memoria/marcia.shtml Consulté le 10/05/2012.
[4] Gilbert Durand, As estruturas antropológicas do imaginário: introdução à arquetipologia geral, São Paulo, Martins Fontes, 1997.
[5] Jean-Jacques Wunenburger, La vie des images, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1995, p. 19.
[6] Vilém Flusser, Filosofia da caixa preta. Ensaios para uma futura filosofia da fotografia, Rio de Janeiro, Relume Dumará, 2002.
[14] Jean-Jacques Wunenburger, A razão contraditória – ciências e filosofias modernas: o pensamento complexo, Lisboa, Instituto Piaget, 1990, p. 44.
[24] Mircea Eliade, Mito e realidade, São Paulo, Perspectiva, 1994 et aussi O sagrado e o profano: a essência das religiões, São Paulo, Martins Fontes, 1999.