Mircea Muthu
Babes-Bolyai University, Cluj, Romania
Le Sud-Est, une mariée en noir ?
The South-East, a ”Black-Widow”?
Abstract: Starting from four examples, the article presents in brief the contribution that South-Eastern Europe can bring to the process of European re-integration, namely, the coalescence of the three cultural strata: archaic, medieval, and modern, thanks to which Europe can re-learn its past and re-evaluate its future projects; the connection, still alive, between ear and eye, between the oral and the written cultures; the conversion of negative into positive according to the model of apophatic Orthodox philosophy; the cosmopolitan Byzantine teachings that led to a true philosophy of survival on the basis of the unvanquishable equilibrium.
Keywords: South-Eastern Europe, Balkanism, cultural identity, stereotypes, hostile imagination.
Quel est l’apport du Sud-Est dans le processus de (ré)intégration européenne ? Où devrait-on chercher « les battements du cœur » de ce complexe de nations, maintenu depuis des siècles dans une condition périphérique face au centre dont se réclame l’Occident ? Une réponse générale ne pourrait être qu’assertive ; elle ne ferait que survoler ce puzzle multiethnique, cependant qu’un inventaire détaillé – et forcément incomplet – risquerait d’occulter les dimensions réelles qui en font la toile de fond. L’idée récurrente, par ailleurs, que le Sud-Est d’aujourd’hui constituerait du point de vue socio-économique une charge démesurée pour l’Occident, car il ne saurait sortir pour longtemps de son existence larvaire, entretenue par les tensions ethniques, cette idée, donc, nourrit la méfiance déjà ancienne de l’Ouest (que les décennies d’après Yalta n’ont fait que rendre plus sensible). Il n’est pas moins vrai que le phénomène de l’immigration (qui suit deux axes principaux Est → Ouest et Sud → Nord), suppose à la fois des questions spécifiques concernant l’adaptation et la nécessité d’appréhender une forma mentis plus nuancée, riche en particularités fonctionnelles et de tonalité plutôt sthénique.
Les quelques exemples qui suivent, empruntés au périmètre culturel, se proposent de mettre en valeur la contribution du Sud-Est au dot continental.
1. En faisant cohabiter les trois couches culturelles – archaïque, médiévale et moderne – le Sud-Est peut aider l’Europe à réapprendre son passé et, partant, à remodeler ses projets d’avenir. Un examen archéologique sui-generis pourrait montrer que des sédimentations sont en cours, ralenties parfois par des conjonctures plutôt défavorables en ce carrefour d’empires morts ou vivants. Le phénomène peut être illustré par l’imaginaire d’épopée, cette tension fertile entre démythisation et mythisation, qui lie en un même rythme pulsateur Kazantzakis à Ivo Andrič et ceux-ci à Ismaïl Kadaré et à Sadoveanu. Dans ce cadre, les fonctions des trois couches culturelles peuvent être mises en évidence par voie analytique et comparative. Aussi, la dimension symbolique qui structure les récits de Vasile Voiculescu garde-t-elle, ne serait-ce qu’en partie, sa fonction opératoire (constitutive de l’âge archaïque) à laquelle s’ajoute une fonction interprétative (héritage de la culture folklorique) et une fonction allusive (propre à la littérature culte). En réduisant encore plus le champ d’analyse, on observera que nombre de motifs (parfois le même) rencontrés dans des espaces culturels différents se définissent par des isomorphismes issus précisément de la convergence des âges historiques mentionnés. Lostriţa (Ondine) de Vasile Voiculescu communique, à travers ce code, avec La Lighea de Lampedusa : du point de vue de leurs structures, ces motifs relèvent du mythe semianthropomorphique qui renvoie, lui, à la quasi-permanence de l’état transitoire spécifique au Sud-Est. Au-delà des déplacements d’accent, les rémanences archaïques et folkloriques particularisent cet espace de confluence dont la vitalité est le fruit d’un alliage paradoxal d’ancien et de moderne.
2. Vivante encore dans tout le Sud-Est la relation entre l’œil et l’oreille, entre le mot et la parole, trouve sa légitimité dans le modèle diégétique – le récit – et, par extrapolation, dans la survie et l’assimilation des segments représentatifs de la culture orale. C’est sans doute un moyen important pour faire ressusciter un imaginaire littéraire révolu. Même si l’artiste contemporain réprime d’habitude sa nostalgie, le poète serbe Petra Paici l’exprime, lui, de manière ouverte, en s’imaginant Au temps où les Serbes lisaient avec l’oreille. Bien entendu, le retour au modèle homérique est désormais impossible, mais l’essentiel c’est d’éviter la rupture définitive, irrémédiable entre les deux manières d’être du verbe. « La leçon » du Sud-Est tient dans l’appel à la resocialisation effective du message dans les conditions d’une surenchère du regard, de l’œil, qui ne saurait pourtant suppléer à l’absence des pulsations vivaces de l’oralité.
3. Les déterminations géopolitiques et idéologiques ont provoqué les « chutes » répétées du Sud-Est, obligé à assumer le conjoncturel et surtout à résoudre le rapport entre le virtuel et l’actuel, soit dans le registre du dérisoire (du parodique), soit dans celui de la tragédie. Le virtuel, interprété d’habitude comme le « monde du possible » ou, en termes de théologie orthodoxe, comme l’« état intérieur non manifesté, mais en mesure de le faire », orchestre le processus d’une conversion de la force négative en force positive tenu pour crucial dans cette aire géographique. La théologie orthodoxe est, on le sait, apophatique. Tel un important chapitre de la métaphysique orientale, elle retrouve le cadre idéologique de la conversion positive du négatif dans un espace fermé, qui a donné naissance, par ailleurs, à une autre philosophie – celle de la survie – les deux, conversion et survie, enracinées dans les mentalités collectives. En identifiant son point de départ dans le paradoxe ontologique de Parménide (= l’être précaire renforce, en fait, le réel), cette conversion a une finalité sotériologique : elle utilise de préférence la voie de l’autoscopie, sur « la verticale », modalité redevable, en premier lieu, à une pensée de facture orientale.
4. Sur la toile de fond d’un cosmopolis, articulé par « une forme d’universalité » byzantine (Nicolae Iorga) et perpétré par la Sublime Porte, des mouvements nationaux sont nés avec leurs dérives nationalistes en tout genre. Des tensions dramatiques, qui génèrent des conflits à première vue irréconciliables, marquent le concept d’équilibre instable, devenu attribut définitoire pour cette partie du monde. Le Sud-Est offre, cette fois-ci, une leçon par ricochet pour la construction européenne en plein essor, située elle même entre le modèle américain offensif et les performances asiatiques. Le risque de voir se généraliser – pour des raisons économiques, politiques, etc. – ce concept d’équilibre instable peut être diminué par l’appropriation lucide et concertée de certaines erreurs plus anciennes qui visaient la résolution partisane de la « question orientale ». Certainement « les deux parties de l’Europe ont besoin l’une de l’autre » (Al. Duţu) à condition d’éliminer du discours occidental sur le Sud-Est l’idée d’une altérité absolue. Si l’individualité du Sud-Est est infléchie, principalement, par la conscience orthodoxe et par les problèmes surgis à la suite des modernisations forcées, il n’est pas moins vrai que, par son statut de « catégorie relationnelle » (c’est-à-dire par son rôle de pont entre les cultures et les civilisations), le Sud-Est enrichit l’esprit européen en vertu de ce même équilibre instable, pris dans le bon sens du terme.
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Les exemples mentionnés, auxquels on pourrait ajouter d’autres, ne suggèrent que les grandes lignes, l’horizon dont le Sud-Est vient vers l’europocentrisme en tant que paradigme consolidé pendant les trois siècles derniers. Cette rencontre est non seulement possible mais nécessaire : « l’altérité » balkanique avait déjà été façonnée par l’action catalytique de deux modèles – le modèle français et le modèle allemand. Le XIXe siècle, celui de l’« l’Europe révolutionnaire et des nations » a été une étape décisive pour les efforts du Sud-Est de rallier les valeurs occidentales. C’est alors que fut affirmé aussi cet état de limes (qui se prolonge jusqu’à nos jours), de frontière, de l’univers balkanique. De là, une longue série de stigmatisations, accompagnées d’une véritable rhétorique du balkanisme, qui « crée et importée de l’Occident » a été extrapolée partout où des états conflictuels zonaux et régionaux sont apparus. A fortiori, une discussion consacrée non seulement au « cliché négatif », mais à l’apport réel du Sud-Est au concert européen de demain, est destinée à éclaircir, par des efforts conjugués, le dessin compliqué de cet espace appelé à renaître sous d’autres auspices.