Thierry Santurenne
Le spectre de l’impuissance : la méditation sur la création romanesque
dans Le Château des Carpathes
Les ouvrages romanesques de la fin du XIXe siècle relient volontiers la personne du créateur littéraire, ou tout au moins de ses délégués dans la fiction, à une figure mythique largement popularisée par l’opéra : ainsi, pour ne s’en tenir qu’à des œuvres contemporaines du Château des Carpathes, dans le roman de Rodenbach, Bruges-la-Morte (1892), le héros Hugues Viane est rapproché du personnage de Faust, tout comme dans L’Eve future (1886) de Villiers de l’Isle-Adam, Lord Ewald et Edison sont respectivement assimilés à Faust et Méphisto. Dans ces deux œuvres, la référence au mythe faustien est indissociable à la fois de son arrière-plan religieux et de son inscription dans un contexte théâtral qui est précisément celui de l’art lyrique. En effet, dans ces deux œuvres, dans la lignée du thème du theatrum mundi, le spectacle lyrique, art syncrétique par excellence, constitue la métaphore de cet autre ensemble spectaculaire qu’est la Création divine, émanation d’un Dieu que Franz Liszt dans ses Lettres d’un bachelier ès musique désigne comme « grand et sublime artiste, qui, dans la création de l’univers et de l’homme, s’est montré tout à la fois le poète, l’architecte, le musicien et le sculpteur omnipotent, éternel, infini »1. Désignation romantique de celui que l’artiste humain ne peut que défier par sa propre création. L’évocation du monde théâtral, et singulièrement de sa forme la plus accomplie faisant appel à tous les arts évoqués par Liszt, c’est-à-dire l’opéra, va permettre au romancier de mettre en perspective son propre rapport à la création. En proie au doute et à l’insatisfaction, le Faust fin-de-siècle se fait spectateur envieux du spectacle de la création divine face à laquelle ses aspirations n’ont que peu de poids et résistent mal aux assauts du temps.
La greffe du mythe faustien dans Le Château des Carpathes va permettre à Jules Verne de figurer lui aussi à sa façon ses propres interrogations sur la validité de sa création romanesque à un stade avancé de sa carrière littéraire. Ainsi, si le baron de Gortz a une allure clairement méphistophélique, il s’apparente aussi à Faust par le regard particulier qu’il porte sur la Stilla. Comme le mythique savant découvrant chez Goethe la silhouette de Marguerite dans un miroir, son œil s’attache à la cantatrice, mais sans consentir à approcher la femme de chair, de sort que la seule appropriation fétichiste de sa personne anéantit le sujet, ce qui, selon Patrick Avrane, « met en évidence le but de la pulsion scopique : la mort »2. D’autre part, en transplantant l’image de la Stilla vêtue, il faut le noter, des oripeaux scéniques de son dernier rôle, dans l’univers anomique du burg, Gortz attente à l’ordonnance du spectacle, autrement dit du monde divin tel qu’il est offert à la perception humaine. Il dérobe à Dieu une part de sa lumière qu’il enferme dans les ténèbres d’un château métaphorisant une conscience involutive repliée sur la jouissance morbide d’un instant idéal : le temps vivant de la représentation se trouve lui-même altéré par ce vol portant encore les marques de la déchirure qu’il a provoquée, puisque l’enregistrement associé à la contemplation du portrait s’interrompt avec l’ultime cri lancé par la cantatrice. La faute se trouve aggravée par l’entreprise de Gortz et d’Orfanik visant à tromper Franz afin de l’attirer au château. Parodie du spectacle divin, ce stratagème appelle, comme dans L’Eve future, l’anéantissement définitif des traces de la faute : le portrait sera détruit dans la catastrophe finale, ainsi que l’enregistrement de l’air d’Orlando, comme si l’on ne pouvait impunément faire de son regard un outil subordonné à la satisfaction fétichiste en mettant à mal ce que Dieu donne à voir à l’homme.
Il faut d’emblée distinguer en quoi la propre attitude scopique de Franz relève simplement de l’erreur là où celle de son rival le rend coupable d’une faute grave. Le jeune comte a péché par indifférence au spectacle divin assimilé à l’univers spirituel de l’art, alors même qu’il était en marche vers une contemplation de plus en plus éclairée de ce dernier, ainsi que le signale le résumé de ses pérégrinations en Italie au cours desquelles « le sentiment du beau lui avait […] été révélé comme à un aveugle la lumière »3. Le jeune homme va s’interrompre dans ce cheminement spirituel en fixant son attention sur la Stilla, et non pas tant sur l’artiste que sur la femme. Ce faisant, il semble commettre une faute semblable à celle de Gortz en voulant jouir égoïstement de la Stilla, ce que laisse entendre son attitude pendant la représentation d’adieu, puisque tout au long de celle-ci il rêve d’arracher au théâtre celle qui doit devenir comtesse deTélek. Il est donc loisible de voir dans ce véritable blasphème à l’égard de l’opéra une attitude aussi négative que celle du baron. Cependant, Franz de Télek ne détruit pas le spectacle en épousant la chanteuse : il reconnaît celle-ci comme créature en en faisant l’objet d’un amour sincère, de sorte qu’il ne corrompt en rien l’ordre divin. Toutefois, cet attachement passionnel occulte la dimension angélique de la Stilla (laquelle chante précisément le rôle d’Angelica). La chanteuse fait en effet figure d’ange au sens étymologique du terme (angelos, « messager »), dans la mesure où son activité artistique participe de l’univers spirituel inspiré par Dieu en transmettant aux hommes un message ineffable.
Ce qu’a à transmettre la Stilla n’est donc pas réductible à la connaissance charnelle, telle que l’envisage Franz. Sa nature procède de Dieu dont elle est l’instrument privilégié, et le comte s’aveugle en arrêtant son attention sur l’être physique de la femme. Il ne sera dessillé qu’au terme d’une aventure au cours de laquelle le baron aura confirmé les caractéristiques méphistophéliques de sa propre personne en oeuvrant involontairement pour Dieu. On sait qu’en faisant entendre à Franz dans une chambre d‘auberge la voix enregistrée de la Stilla, Gortz attire son ennemi jusqu’au château où il verra d’abord la silhouette de la cantatrice sur le terre-plein du bastion. Les bras tendus, la Stilla semble lancer un appel qui n’est en réalité qu’un mouvement de la conscience du jeune homme. De fait, la perception du regard imaginaire de la Stilla va être la première étape du réveil spirituel de Franz qui le mènera au-delà de cette projection de ses désirs inaboutis dans les yeux de ce qu’il ne sait pas encore n’être qu’un simulacre. Avant qu’il ne découvre la nature du subterfuge, le comte de Télek revoit la Stilla en position de spectateur, aidé en cela par l’audition de son chant : il est alors de nouveau sous le charme de son art, et l’âme de la cantatrice est soudain plusieurs fois évoquée dans les dernières pages du seizième chapitre. Il reste à Franz de découvrir la vérité qui est celle de la disparition définitive du corps de la femme aimée, vérité qui double une autre, plus essentielle : l’être de la Stilla demeurait avant tout dans sa voix et son apparence d’artiste, et il fallait que Franz parvienne à découvrir l’âme de la cantatrice, quintessence d’un univers spirituel dont il s’était détourné. Ce faisant, il va retrouver sa propre âme, phénomène manifesté à l’issue de la catastrophe par son état de démence transitoire qui lui fait répéter le chant de la Stilla.
Deux regards portés sur la Stilla, celui de Rodolphe de Gortz et celui de Franz de Télek, mettent ainsi en œuvre dans la fiction une véritable dialectique de la conscience artistique traduite par le registre religieux. En effet, on verra dans la référence implicite à la volonté céleste, produite ne serait-ce que par le recours au mythe faustien, l’outil romanesque par lequel Jules Verne représente un Surmoi de la conscience créatrice, dont la nature émane d’une perception idéale, celle qu’a l’artiste de l’univers offert à son pouvoir créatif – univers trouvant, on l’a dit, sa projection métaphorique dans la représentation d’opéra. Dans Le Château des Carpathes, il s’agit du développement dans la fable d’une image en sommeil dans un roman antérieur que sa place dans la production vernienne autorise à considérer comme ouvrage programmatique de la conception du romancier en matière de création. En effet, Vingt Mille Lieues sous les Mers révèle déjà que le spectacle « double […] constamment, chez Verne, la production romanesque : il la précède, il la suit ; et, en retour, il la hante »4. L’univers déploie ses formes dans le texte romanesque, organisé par un créateur devenu le double de Dieu et représenté lui-même en la personne du capitaine Nemo. Comme l’écrivain embrasse une totalité figurée par le monde marin en la transcrivant dans la fiction, Nemo s’offre et donne à voir à ses hôtes le spectacle de cette totalité5.
Conception idéaliste, donc, dont le support représenté par cette figure emblématique du mystérieux capitaine condense justement toutes les formes d’idéalisme, y compris celui de l’écrivain investi, pour reprendre une expression à Jean Delabroy, dans « un destin d’écriture »6 ambitieux, ce qu’appuie le rapprochement établi par Nemo de sa propre personne avec Orphée, figure emblématique de l’artiste. Le hublot du sous-marin est l’interface entre la conscience créatrice et un univers déjà recréé par la vision de l’artiste. Un monde idéal se déploie simultanément pour le créateur et pour son public, et la référence au spectacle renvoie ici au rapport analogique qu’entretient ce dernier avec la création offerte dans sa sublimité. Et comme le signale Jacques Noiray dans son analyse de la place occupée par l’orgue dans le roman, « comme la mer, avec laquelle elle entretient d’étroites correspondances, la musique baigne la machine, elle l’enveloppe, l’emporte et la met en accord avec la totalité du monde », tandis que l’orgue « indique le caractère idéal du Nautilus, il en manifeste toute la spiritualité »7. La connexion optique avec cette symbolisation par la musique de l’idéalisme de la création s’effectuera pleinement avec le recours à l’opéra dans Le Château des Carpathes, de sorte que la présence sur l’orgue de Nemo des partitions des grands maîtres de l’opéra apparaît comme le germe d’un recours ultérieur de la fiction vernienne au genre lyrique considéré dans son déploiement spectaculaire.
Mais cette utilisation de l’opéra dans Le Château des Carpathes révèle l’évolution de l’état de conscience créatrice de l’écrivain à la fin des années 1880, à un moment où son succès semble faiblir. L’univers offert à cette conscience créatrice fait l’objet d’une perception troublée par les interrogations de Jules Verne sur son esthétique littéraire, malaise que symbolise l’effondrement du spectacle consécutif à la mort de la Stilla. Les regards respectifs de Rodolphe et de Franz sont alors dans la fiction les pôles d’une psychomachie vernienne exposant les contradictions d’un romancier parvenu à un stade tardif de son évolution artistique. Le rapport spéculaire entre les deux personnages est noué par leur commune extraction aristocratique tandis que l’identification de Verne à Gortz est corroborée par l’âge de « cinquante à cinquante-cinq ans » prêté au baron, âge qui était à peu près celui du romancier à l’époque de sa conception du Château des Carpathes. Gortz évoque à la fois le vieux savant Faust sceptique et désabusé, figure à laquelle peut aisément s’identifier le Jules Verne vieillissant, et Méphistophélès, dans la mesure où le scopisme démoniaque du baron est la traduction romanesque d’une créativité pervertie que Verne considère alors comme la sienne, atteinte dans ses ambitions. Le regard fixe et mortifère que Gortz porte sur la Stilla devient dans cette optique celui d’un écrivain ne voyant dans le champ pour lui rétréci de l’univers sensible que la matière de la fiction à produire, sur un mode répétitif que métaphorise la contemplation pervertie de l’image de la cantatrice – image définitivement fixée, justement, donc simulacre affaibli d’une réalité amoindrie par la perversion de la conscience créatrice. Le patronyme du compagnon du baron, le savant Orfanik responsable de ce dispositif pervers, fait de lui le double négatif de l’artiste, c’est-à-dire Orphée. En outre, la représentation qu’il endosse du registre scientifique accolé à la création vernienne met en évidence certaine lassitude du romancier à l’égard du cahier de charges informant son esthétique, corrélat du pessimisme croissant de Jules Verne à l’égard de la science. Ainsi que le fait remarquer Simone Vierne à propos du baron, « liée à l’amour fou, au désir, la science lui permet de s’investir totalement dans l’objet illusoire qu’elle crée, et de rompre, perversement, tout lien avec le principe de réalité – ce qui est bien le comble pour la science »8. Perte du sens de la réalité engendrant une angoisse qui contamine l’écriture vernienne, doutant soudain de ce qui fut son objet premier.
En somme, la stature étrange de Gortz constitue à vingt trois ans de distance le pendant négatif de Nemo, en qui se condensaient les plus hautes ambitions de l’écrivain, et la retraite minérale du burg, antithèse de la mobilité du Nautilus, rend sensible la nécrose supposée du génie. Faut-il alors s’étonner de la mort de la Stilla, de ce style qui n’est plus que répétition, et dont la reconquête semble difficile, alors que le romancier écrivait à Hetzel en 1864 : « […] je ne tiens pas à être un arrangeur de faits […] ; c’est pour vous dire combien je cherche à devenir un styliste, mais sérieux ; c’est l’idée de toute ma vie »9 ? Le parcours de Franz, plus jeune que son ennemi, met en évidence ce désir fantasmatique de repossession de l’âme même de la création – un désir qui évoque bien sûr l’aspiration du docteur Faust à recouvrer la jeunesse. Dans l’évocation de la première jeunesse du comte, le château associé à son enfance s’oppose au burg de Gortz promis à la destruction, comme lieu idéal identifié à la force inentamée du génie créatif non encore atteint par l’épreuve : « Pendant son enfance, Franz n’avait jamais quitté le château patrimonial, où demeuraient le comte et la comtesse de Télek »10. Le voyage qui le mène incidemment vers la retraite de son double n’est que la première étape d’une reconquête de cette spiritualité perdue lors de l’épisode napolitain : « Un plan de voyage avait été arrêté pour visiter d’abord les provinces transylvaines. Plus tard – Rotzko l’espérait-, le jeune comte consentirait à reprendre à travers l’Europe ce voyage qui avait été interrompu par les tristes événements de Naples »11.
Cependant, le regard porté sur l’enjeu de la création, c’est-à-dire la Stilla, tarde à devenir lucide, et la catastrophe de l’explosion du burg, si elle figure quelque libération cathartique pour l’écrivain, est aussi reliée à la difficulté pour Franz de retrouver la raison, comme si la reconquête de l’âme, identifiée à l’ « ingestion » par Franz de la voix de la Stilla, n’impliquait pas forcément celle de la puissance créatrice. La fin du roman laisse planer à ce sujet une certaine ambiguïté, puisque la mort du double négatif n’entraîne pas le recouvrement d’une vitalité considérée comme affaiblie. Comme la démence empêche toute communication, le regard de Franz semble, en effet, condamné à une vision intérieure ne parvenant plus à se relier au réel par le recours à la création en un nouvel avatar de la problématique exposée par Balzac dans Gambara. Une relative concession à l’optimisme est cependant ménagée par l’écrivain lorsqu’il écrit in extremis : « De fait, quelques mois plus tard, le jeune comte avait recouvré la raison, et c’est par lui qu’on a connu les détails de cette dernière nuit au château des Carpathes »12. La pertinence de cette concession, rendue nécessaire avant tout par la destination première du roman à un lectorat de jeunes gens, est toutefois envisageable si l’on conçoit que l’achèvement de sa rédaction, emblématisée par cette phrase, est une revanche de l’écrivain sur ses doutes, par leur objectivation romanesque, en une sorte d’exorcisme ou de mise en perspective dont le caractère libérateur est assimilable au retour de Franz à la raison. Le spectacle de la création vernienne peut reprendre : il ne suffit pas pour Jules Verne d’« entendre » intérieurement la magie inaccomplie de son propre verbe, comme Franz laisse échapper, lorsqu’il est retrouvé dans les décombres du château, les paroles du chant de la Stilla. Sa parole d’écrivain doit engendrer une prolifération d’images fécondes, comme doit se redéployer le chant d’Orphée après la mort d’Eurydice. Or, des racontars repartent à l’assaut des ruines du burg, source de représentations fantasmatiques, ainsi qu’en témoigne l’attitude de Miriota : « Mais, de ce que ces divers phénomènes ont été mis au jour d’une façon naturelle, il ne faudrait pas s’imaginer que la jeune femme ne croit plus aux fantastiques apparitions du burg »13. Il faut voir là le refus du désenchantement littéraire, assorti de l’assurance de la pérennité d’une œuvre puisque « longtemps encore, la jeune génération du village de Werst croira que les esprits de l’autre monde hantent les ruines du château des Carpathes »14. Emerge ici le souhait de l’auteur que son jeune public conserve de l’attirance pour un mystère irréductible à la pédagogie scientiste. Il y aura toujours, en somme, quelque chose à voir sur les ruines fumantes du château, spectacle grossier émanant des forces les plus brutes de l’imaginaire, mais guère plus élémentaire que les machineries de cet opéra auquel ressemble tant la création vernienne, puisque tous deux atteignent au sublime. C’est à ce titre que, pour inscrire dans le corps de la fiction les marques d’une interrogation sur son esthétique, Jules Verne a recours à une mise en scène du regard agencée par la référence à l’art lyrique, modèle obligé, pour la représentation romanesque, de la création portée à son plus haut niveau d’excellence.
La crise de l’auteur du Château des Carpathes en ce domaine fait de cet ouvrage un texte réflexif qui n’est pas sans rappeler le regard porté par Zola sur sa propre création au terme de l’édification du cycle des Rougon-Macquart, avec Le Docteur Pascal, ledit roman étant probablement, selon Jean-Pierre Bertrand, « l’un des plus métatextuels qui soient »15. On rappellera d’ailleurs au passage que les deux œuvres sont étroitement contemporaines, puisque Le Docteur Pascal fut publié un an après le roman de Verne, c’est-à-dire en 1893. En outre, certains aspects du Château des Carpathes relient le roman à cet ensemble de productions romanesques de la fin du XIXe siècle qualifiées de « romans célibataires », avec lesquels il partage non seulement la tendance à faire du héros une figure du romancier, mais aussi certains traits thématiques, tels que l’image de la tour où se retire un solitaire confronté à son impuissance créatrice, et l’on reconnaît là le personnage de Gortz, ou celle de l’être féminin artificiel, « objet en creux qui attise le désir à la mesure de son irréalité »16, de façon assez semblable à la Stilla, figuration d’un enjeu romanesque qui se dérobe.
Ainsi, l’inquiétude vernienne manifestée par Le Château des Carpathes épouse les formes esthétiques de la déconstruction opérée par « le Grand texte de la décadence »17, mais pour mieux s’en détourner. D’une part, Jules Verne exprime un pessimisme propre à l’esprit décadent quand il écrit dès le début du roman que « nous sommes d’un temps où tout arrive, – on a presque le droit de dire où tout est arrivé »18, et d’autre part, il prend état d’un épuisement de la représentation romanesque centrée sur le modèle naturaliste, ou didactique, dans son cas précis. Il revient au baron de Gortz d’incarner la mutation d’un regard jusque là conforme aux canons en vigueur en une fixité transformant son objet de façon dangereuse, de la même manière, qu’« à la vision globale de la réalité sociale et économique […] le roman de la décadence oppose une perspective délibérément ‘rétrécie’ : le général y devient le particulier, l’excessivement particulier »19. Ainsi en va-t-il de la jouissance solitaire du personnage réduisant le champ de sa perception esthétique à un système dont le caractère répétitif marque le caractère anticommunicationnel. Sans doute peut-on reconnaître en ce personnage la meilleure illustration de la théorie de Sylvie Thorel-Cailleteau20 selon laquelle les romanciers de la fin du siècle poussent dans leurs ultimes retranchements les principes du réalisme jusqu’à la dissolution de celui-ci. Cependant, Jules Verne se refuse à suivre la tentation du solipsisme : question de contraintes éditoriales, d’éloignement à la fois matériel et spirituel des cercles littéraires nouveaux et surtout conscience intime de la force de sa veine créatrice, liée au déploiement spectaculaire d’une mythologie nourrissant l’imaginaire de ses lecteurs. La quête de Franz ne représente pas une orientation vers quelque tendance nouvelle, mais bien plutôt une volonté de réaffermissement de son pouvoir d’écriture. Dans Le Château des Carpathes, des reliquats objectifs de la voix de la Stilla demeurent, comme promesse de la résurgence d’un univers spectaculaire, jusque là éloigné dans l’analepse d’un passé mélancolique, que la volonté de l’auteur ne semblait plus pouvoir faire renaître. La parole, autrement dit la voix si singulière de l’écrivain, est reconquise, comme l’est le chant de la cantatrice, il ne reste qu’à remettre en œuvre les forces de l’imaginaire étroitement associées pour Jules Verne au regard, dans la logique même de ce XIXe siècle qui voit dans le monde « un inépuisable réservoir d’images et de tableaux »21, comme l’a montré Philippe Hamon. On a bien là la confirmation que l’opéra, univers pétri de forces livrées à l’imagination et offert à l’enchantement scopique, constitue le double métaphorique de la création vernienne, véritable concurrence faite à la création telle qu’elle s’offre aux regards des hommes. La lecture de chaque roman est la représentation d’un spectacle contenu dans ces cartonnages dont les dorures renvoient si bien à l’imaginaire de ce théâtre si cher à Jules Verne. Pareille référence à l’enchantement du monde de la scène dans Le Château des Carpathes montre assez où la toute-puissance du verbe vernien trouve sa source.
Notes
1. Franz Liszt, Lettres d’un bachelier ès musique, Paris-Genève, Slatkine-Fleuron, 1996, p. 38.
2. Patrick Avrane, « La voix du château », in Revue des Lettres Modernes, Jules Verne 7, « Contribution à l’étude du regard chez Jules Verne », Minard, 1994, p. 93.
3. Jules Verne, Le Château des Carpathes, Paris, Le Livre de Poche, 1988, p. 139.
4. François Raymond, Introduction à Revue des Lettres Modernes, Jules Verne 4, « Texte, image, spectacle », Paris, Minard, 1983, p. 7.
5. Dans son article « Hublots, miroirs, projecteurs, spectacle de la mort » (in Revue des Lettres Modernes, Jules Verne 4, « Texte, image, spectacle », cf. supra) Jean-Pierre Picot a fort justement considéré le hublot comme le prolongement de l’oeil et rapproché le salon du Nautilus d’une baignoire de théâtre.
6. Jean Delabroy, Introduction à Vingt Mille Lieues sous les Mers, Paris, Presses Pocket, 1991, p. 12.
7. Jacques Noiray, Le Romancier et la Machine, Paris, José Corti, 1982, t. II, p. 176.
8. Simone Vierne, Jules Verne, Paris, Balland, 1986, p. 354.
9. Cité par Jean Delabroy, Introduction à Vingt Mille Lieues sous les Mers, op. cit., p. 12.
10. Jules Verne, op. cit., p. 135.
11. Ibidem, p. 154.
12. Ibidem, p. 240.
13. Ibidem, p. 240.
14. Ibidem, p. 241.
15. Jean-Pierre Bertrand et al., Le Roman célibataire, Paris, José Corti, 1996, p. 207.
16. Ibidem, p. 42. En outre, on remarquera au passage que le raffinement de Gortz en matière de jouissance esthétique le rapproche singulièrement du personnage de Des Esseintes.
17. Notion précisée dans le premier chapitre de l’ouvrage de Jean-Pierre Bertrand (cf. supra).
18. Jules Verne, op. cit., p. 2.
19. Jean-Pierre Bertrand et al., op. cit., p. 43.
20. On se reportera à son ouvrage La Tentation du livre sur rien. Naturalisme et Décadence (Mont-de-Marsan, Editions Interuniversitaires, 1994). Sur la question des rapports de Jules Verne avec la « décadence » fin-de-siècle, on consultera aussi l’article de Jérôme Solal, « Verne fin-de-siècle », in Jules Verne cent ans après. Actes du Colloque de Cerisy, Rennes, Terre de Brume, 2005.
21. Philippe Hamon, Imageries. Littérature et Image au XIXème siècle, Paris, José Corti, 2001, p. 7.